L’Envers de la guerre/II/28

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 292-296).


NOVEMBRE 1918


— Le 1er. On me fait traverser les Champs-Élysées, la Concorde, où la foule s’amasse autour des canons allemands. « La Foire de la mort », me dit Mme X… Il y a toujours un soldat qui explique la manœuvre. Beaucoup d’enfants qui font jouer manettes et leviers. Dans ces badauds, y en a-t-il qui pensent : « C’est peut-être ce canon-là qui a tué mon fils ? » Non.

— Le 1er. On me dit à 7 heures du soir que l’Autriche accepte les conditions de l’armistice, qui comportent, en particulier, le libre passage des Alliés sur son territoire. Il y a chez les gens une stupeur heureuse. Une phrase revient souvent : « Qui aurait cru cela il y a quatre mois ? » Mais on n’ose pas trop se réjouir, à cause de cette honte qu’on a mise depuis quatre ans sur le désir de la paix.

On continue, même dans les milieux informés, à ne rien savoir. La dictature de l’ignorance.

— Grand effort de presse pour donner à ce déboulonnement un sens uniquement militaire. Le stratège de l’Œuvre déploie une ingénieuse subtilité pour démontrer que la Turquie a été vaincue par les armes. Il en est de même, dit-il, de la Bulgarie. On prépare l’Histoire. Tant pis pour la vérité. Et aussi pour les générations futures. Car cette apothéose du massacre amorce les armements futurs. Crier que tous ces peuples qui demandent grâce crevaient de misère et de faim, ce serait enlever à la guerre sa rouge auréole. Et pourtant…

— Les conditions de l’armistice proposées aux Autrichiens par l’Italie, d’accord avec l’Entente, sont acceptées. Une certaine joie, surtout chez les soldats italiens transplantés en France, qui s’en vont en criant : « La paix est signée ! »

— En ce qui concerne l’Allemagne, voici un dialogue entendu dans la rue, qui donne les deux notes de l’opinion. Une bourgeoise : « Enfin, cela va être bientôt fini. » Un bourgeois : « Oh ! Il faut pousser encore, aller chez eux. » Elle : « Oui, ce sera très beau. Mais ce seront encore de nouvelles pertes. » Lui : « En tout cas, il faut qu’ils payent. » Elle : « Oh ! oui, il faut qu’ils payent. » Là-dessus, ils tombent d’accord. C’est le mot d’ordre. Il est unanime.

— Le 6. Publication des conditions de l’armistice avec l’Autriche. Les gens disent avec un large sourire : « C’est dur. » Clemenceau délire de joie dans un discours à la Chambre, tout en observant à deux reprises que « la paix n’est pas si proche que certains le croient ». Mayéras et Renaudel demandent des précisions sur la clause de l’armistice qui prévoit l’occupation par les Alliés « pour maintenir l’ordre ». Ils cherchent aussi à savoir si l’Entente accepte les quatorze conditions de Wilson, acceptées par l’ennemi. Les indiscrets !

— Le 6. J’entre dans deux magasins de Joigny (nous devons quitter cette ville demain, emmenant en auto notre fils à Serbonnes). Et c’est encore les deux notes. Ici, la patronne oublie qu’elle tient la caisse. Elle est environnée de cartes, de journaux. Elle mesure l’avance. Elle la mesure comme elle compterait sa recette, avec une rapacité voluptueuse. La paix avec l’Autriche, elle s’en fout éperdument. L’avance, l’avance, il n’y a que ça. Elle en bave sur la carte du front. Et les trois quarts de la France sentent comme cette femme-là.

L’autre femme espère timidement la paix. Elle soupire : « On n’ose pas y croire. » Phrase qu’on murmure, sentiment qu’on devine, qu’on ose à peine exprimer…

— Le 7. Les délégués allemands ont quitté Spa et se dirigent vers Foch qui leur fera connaître les conditions de l’armistice… Instant tragique. La note qui consent à nous annoncer ce gros événement nous apprend incidemment que l’Entente accepte les quatorze conditions de Wilson. Nom de Dieu, il était temps !

— Une autre manchette de l’Œuvre : « Maintenant que nous avons fait la république en Allemagne, si nous la faisions en France ? »

— Le 8. Les journaux publient les radios envoyés par le commandement allemand pour assurer l’arrivée des délégués allemands. Le feu a cessé sur le front allemand le 7 à 3 heures après-midi. Les délégués proposent, par humanité, une suspension d’armes provisoire. On ne nous dit pas la suite donnée par nos dirigeants à cette demande. Les plénipotentiaires doivent arriver vers 10 heures du soir le 7. La presse, qui n’abdiquera décidément pas sa tactique de haine et de dénigrement systématiques, même à ces heures solennelles, remarque que les délégués allemands sont nombreux, qu’il y a un ministre (Erzberger), qu’ils cherchent à donner à l’entrevue un caractère étendu qu’elle ne doit pas avoir, etc.

— En ces moments suprêmes, la réoccupation de Rethel et Vervins, l’arrivée en vue de Sedan (thème inévitable de rapprochement avec 1870) restent pour beaucoup l’événement principal. « Triomphale poursuite », impriment les feuilles.

— Le 8. On annonce la mutinerie navale allemande, la flotte de guerre aux mains des marins, la fuite en auto du frère du Kaiser, Henri de Prusse.

— Le 9. On publie l’entrevue des Allemands et de Foch, leur arrivée à 10 heures soir le 7, la lecture des conditions de l’armistice le 8, de 10 heures à 11 heures du matin, le refus de l’armistice immédiat demandé pour la seconde fois au nom de l’humanité, les 72 heures accordées pour la réponse, l’envoi d’un courrier à Spa. Tout cela raide, sec, dans le goût militaire. Il y a là je ne sais quelle volupté de rigueur.

— Le 9, au soir, le samedi, à Paris, on crut l’armistice signé. Il y eut un mouvement de joie dont toutes les lettres portent la trace. « On a pris son désir pour la réalité », dit-on une fois l’erreur reconnue. Car on commence à oser aspirer à la paix.

Les journaux publient la proclamation de la République en Bavière, l’ultimatum des socialistes enjoignant au Kaiser d’abdiquer vendredi avant midi.

L’angoisse de conditions inacceptables étreint tous ceux qui souhaitent la paix.

— En résumé, la misère extrême d’un pays bloqué (surtout depuis que Wilson rationna les pays neutres) explique la révolution d’un peuple qu’on nous représentait comme caporalisé. La France a été soutenue par un bien-être relatif.

— Les soldats auront le droit d’emporter leur casque. Et on dit qu’on n’a pas tout fait pour eux !

— Le 10. Les journaux annoncent l’abdication du Kaiser, la renonciation du Kronprinz au trône, La Régence et la nomination du socialiste Ebert comme chancelier. La loi de compensation joue surtout pour le Kronprinz. Sa part fut grande dans la guerre. Son abaissement est profond. Cela est juste. Mais tant d’autres ?…

— Jusqu’au dernier moment, notre presse, sans élégance, garde son parti pris d’insulte, même en ces heures où la correction serait de règle élémentaire. Un article assure que les Allemands n’ont obéi qu’à la peur, en répudiant le Kaiser, qu’ils n’ont fait « que peindre en rouge la maison Hohenzollern ». Ainsi, ce grand mouvement de démocratisation que l’on appelait, qui devait être une des consolations de la guerre pour ceux qui ont souffert, est ravalé à la plus basse manœuvre.

— Le 11, à 7 heures du matin, au village, le commandement est avisé par radio que l’armistice est signé depuis 5 heures du matin…

Les cloches sonnent. L’air en est plein. Les soldats sautent sur place. Ils pavoisent. Ils enguirlandent. Leur joie fait plaisir à voir. Leur cas est tragique. La classe 19… Ils allaient partir en renfort. Dans six mois, tous auraient été tués. À midi, nous apprenons la fuite du Kaiser en Hollande.

À trois heures, on me téléphone de Paris les conditions de l’armistice… La seule chance que cette guerre sans exemple n’engendre pas d’autre guerre, c’est l’action du socialisme international pendant les pourparlers de paix. Puisse-t-elle jouer ! Enfin, pour l’instant, il faut goûter la délivrance et dire comme les soldats : « La guerre est finie. »