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L’Homme qui rit/éd. 1869/II/1

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (Tome IIp. 5-186).
Deuxième partie


DEUXIÈME PARTIE

PAR ORDRE DU ROI


LIVRE PREMIER

ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASSÉ ;
LES HOMMES REFLÈTENT L’HOMME


I

LORD CLANCHARLIE


I


Il y avait dans ces temps-là un vieux souvenir.

Ce souvenir était lord Linnæus Clancharlie.

Le baron Linnæus Clancharlie, contemporain de Cromwell, était un des pairs d’Angleterre, peu nombreux, hâtons-nous de le dire, qui avaient accepté la république. Cette acceptation pouvait avoir sa raison d’être, et s’explique à la rigueur, puisque la république avait momentanément triomphé. Il était tout simple que lord Clancharlie demeurât du parti de la république, tant que la république avait eu le dessus. Mais, après la clôture de la révolution et la chute du gouvernement parlementaire, lord Clancharlie avait persisté. Il était aisé au noble patricien de rentrer dans la chambre haute reconstituée, les repentirs étant toujours bien reçus des restaurations, et Charles II étant bon prince à ceux qui revenaient à lui ; mais lord Clancharlie n’avait pas compris ce qu’on doit aux événements. Pendant que la nation couvrait d’acclamations le roi, reprenant possession de l’Angleterre, pendant que l’unanimité prononçait son verdict, pendant que s’accomplissait la salutation du peuple à la monarchie, pendant que la dynastie se relevait au milieu d’une palinodie glorieuse et triomphale, à l’instant où le passé devenait l’avenir et où l’avenir devenait le passé, ce lord était resté réfractaire. Il avait détourné la tête de toute cette allégresse ; il s’était volontairement exilé ; pouvant être pair, il avait mieux aimé être proscrit ; et les années s’étaient écoulées ainsi ; il avait vieilli dans cette fidélité à la république morte. Aussi était-il couvert du ridicule qui s’attache naturellement à cette sorte d’enfantillage.

Il s’était retiré en Suisse. Il habitait une espèce de haute masure au bord du lac de Genève. Il s’était choisi cette demeure dans le plus âpre recoin du lac, entre Chillon où est le cachot de Bonnivard, et Vevey où est le tombeau de Ludlow. Les Alpes sévères, pleines de crépuscules, de souffles et de nuées, l’enveloppaient ; et il vivait là, perdu dans ces grandes ténèbres qui tombent des montagnes. Il était rare qu’un passant le rencontrât. Cet homme était hors de son pays, presque hors de son siècle. En ce moment, pour ceux qui étaient au courant et qui connaissaient les affaires du temps, aucune résistance aux conjonctures n’était justifiable. L’Angleterre était heureuse ; une restauration est une réconciliation d’époux ; prince et nation ont cessé de faire lit à part ; rien de plus gracieux et de plus riant ; la Grande-Bretagne rayonnait ; avoir un roi, c’est beaucoup, mais de plus on avait un charmant roi ; Charles II était aimable, homme de plaisir et de gouvernement, et grand à la suite de Louis XIV ; c’était un gentleman et un gentilhomme ; Charles II était admiré de ses sujets ; il avait fait la guerre de Hanovre, sachant certainement pourquoi, mais le sachant tout seul ; il avait vendu Dunkerque à la France, opération de haute politique ; les pairs démocrates, desquels Chamberlayne a dit : « La maudite république infecta avec son haleine puante plusieurs de la haute noblesse », avaient eu le bon sens de se rendre à l’évidence, d’être de leur époque, et de reprendre leur siège à la noble chambre ; il leur avait suffi pour cela de prêter au roi le serment d’allégeance. Quand on songeait à toutes ces réalités, ce beau règne, à cet excellent roi, à ces augustes princes rendus par la miséricorde divine à l’amour des peuples ; quand on se disait que des personnages considérables, tels que Monk, et plus tard Jeffreys, s’étaient ralliés au trône, qu’ils avaient été justement récompensés de leur loyauté et de leur zèle par les plus magnifiques charges et par les fonctions les plus lucratives, que lord Clancharlie ne pouvait l’ignorer, qu’il n’eût tenu qu’à lui d’être glorieusement assis à côté d’eux dans les honneurs, que l’Angleterre était remontée, grâce à son roi, au sommet de la prospérité, que Londres n’était que fêtes et carrousels, que tout le monde était opulent et enthousiasmé, que la cour était galante, gaie et superbe ; si, par hasard, loin de ces splendeurs, dans on ne sait quel demi-jour lugubre ressemblant à la tombée de la nuit, on apercevait ce vieillard vêtu des mêmes habits que le peuple, pâle, distrait, courbé, probablement du côté de la tombe, debout au bord du lac, à peine attentif à la tempête et à l’hiver, marchant comme au hasard, l’œil fixe, ses cheveux blancs secoués par le vent de l’ombre, silencieux, solitaire, pensif, il était difficile de ne pas sourire.

Sorte de silhouette d’un fou.

En songeant à lord Clancharlie, à ce qu’il aurait pu être et à ce qu’il était, sourire était de l’indulgence. Quelques-uns riaient tout haut. D’autres s’indignaient.

On comprend que les hommes sérieux fussent choqués par une telle insolence d’isolement.

Circonstance atténuante : lord Clancharlie n’avait jamais eu d’esprit. Tout le monde en tombait d’accord.


II

Il est désagréable de voir les gens pratiquer l’obstination. On n’aime pas ces façons de Régulus, et dans l’opinion publique quelque ironie en résulte.

Ces opiniâtretés ressemblent à des reproches, et l’on a raison d’en rire.

Et puis, en somme, ces entêtements, ces escarpements, sont-ce des vertus ? N’y a-t-il pas dans ces affiches excessives d’abnégation et d’honneur beaucoup d’ostentation ? C’est plutôt parade qu’autre chose. Pourquoi ces exagérations de solitude et d’exil ? Ne rien outrer est la maxime du sage. Faites de l’opposition, soit ; blâmez si vous voulez, mais décemment, et tout en criant vive le roi ! La vraie vertu, c’est d’être raisonnable. Ce qui tombe a dû tomber, ce qui réussit a dû réussir. La providence a ses motifs ; elle couronne qui le mérite. Avez-vous la prétention de vous y connaître mieux qu’elle ? Quand les circonstances ont prononcé, quand un régime a remplacé l’autre, quand la défalcation du vrai et du faux s’est faite par le succès, ici la catastrophe, là le triomphe, aucun doute n’est plus possible, l’honnête homme se rallie à ce qui a prévalu, et, quoique cela soit utile à sa fortune et à sa famille, sans se laisser influencer par cette considération, et ne songeant qu’à la chose publique, il prête main-forte au vainqueur.

Que deviendrait l’état si personne ne consentait à servir ? Tout s’arrêterait donc ? Garder sa place est d’un bon citoyen. Sachez sacrifier vos préférences secrètes. Les emplois veulent être tenus. Il faut bien que quelqu’un se dévoue. Être fidèle aux fonctions publiques est une fidélité. La retraite des fonctionnaires serait la paralysie de l’état. Vous vous bannissez, c’est pitoyable. Est-ce un exemple ? quelle vanité ! Est-ce un défi ? quelle audace ! Quel personnage vous croyez-vous donc ? Apprenez que nous vous valons. Nous ne désertons pas, nous. Si nous voulions, nous aussi, nous serions intraitables et indomptables, et nous ferions de pires choses que vous. Mais nous aimons mieux être des gens intelligents. Parce que je suis Trimalcion, vous ne me croyez pas capable d’être Caton ! Allons donc !


III

Jamais situation ne fut plus nette et plus décisive que celle de 1660. Jamais la conduite à tenir n’avait été plus clairement indiquée à un bon esprit.

L’Angleterre était hors de Cromwell. Sous la république beaucoup de faits irréguliers s’étaient produits. On avait crée la suprématie britannique ; on avait, avec l’aide de la guerre de Trente ans, dominé l’Allemagne, avec l’aide de la Fronde, abaissé la France, avec l’aide du duc de Bragance, amoindri l’Espagne. Cromwell avait domestiqué Mazarin ; dans les traités, le protecteur d’Angleterre signait au-dessus du roi de France ; on avait mis les Provinces-Unies à l’amende de huit millions, molesté Alger et Tunis, conquis la Jamaïque, humilié Lisbonne, suscité dans Barcelone la rivalité française, et dans Naples Masaniello ; on avait amarré le Portugal à l’Angleterre ; on avait fait, de Gibraltar à Candie, un balayage des barbaresques ; on avait fondé la domination maritime sous ces deux formes, la victoire et le commerce ; le 10 août 1653, l’homme des trente-trois batailles gagnées, le vieil amiral qui se qualifiait Grand-père des matelots, ce Martin Happertz Tromp, qui avait battu la flotte espagnole, avait été détruit par la flotte anglaise ; on avait retiré l’Atlantique à la marine espagnole, le Pacifique à la marine hollandaise, la Méditerranée à la marine vénitienne, et, par l’acte de navigation, on avait pris possession du littoral universel ; par l’océan on tenait le monde ; le pavillon hollandais saluait humblement en mer le pavillon britannique ; la France, dans la personne de l’ambassadeur Mancini, faisait des génuflexions à Olivier Cromwell ; ce Cromwell jouait de Calais et de Dunkerque comme de deux volants sur une raquette ; on avait fait trembler le continent, dicté la paix, décrété la guerre, mis sur tous les faîtes le drapeau anglais ; le seul régiment des côtes-de-fer du protecteur pesait dans la terreur de l’Europe autant qu’une armée ; Cromwell disait : Je veux qu’on respecte la république anglaise comme on a respecté la république romaine ; il n’y avait plus rien de sacré ; la parole était libre, la presse était libre ; on disait en pleine rue ce qu’on voulait ; on imprimait sans contrôle ni censure ce qu’on voulait ; l’équilibre des trônes avait été rompu ; tout l’ordre monarchique européen, dont les Stuarts faisaient partie, avait été bouleversé… Enfin, on était sorti de cet odieux régime, et l’Angleterre avait son pardon.

Charles II, indulgent, avait donné la Déclaration de Bréda. Il avait octroyé à l’Angleterre l’oubli de cette époque où le fils d’un brasseur de Huntingdon mettait le pied sur la tête de Louis XIV. L’Angleterre faisait son mea culpa, et respirait. L’épanouissement des cœurs, nous venons de le dire, était complet ; les gibets des régicides s’ajoutant à la joie universelle. Une restauration est un sourire ; mais un peu de potence ne messied pas, et il faut satisfaire la conscience publique. L’esprit d’indiscipline s’était dissipé, la loyauté se reconstituait. Être de bons sujets était désormais l’ambition unique. On était revenu des folies de la politique ; on bafouait la révolution, on raillait la république, et ces temps singuliers où l’on avait toujours de grands mots à la bouche, Droit, Liberté, Progrès ; on riait de ces emphases. Le retour au bon sens était admirable ; l’Angleterre avait rêvé. Quel bonheur d’être hors de ces égarements ! Y a-t-il rien de plus insensé ? Où en serait-on si le premier venu avait des droits ? Se figure-t-on tout le monde gouvernant ? S’imagine-t-on la cité menée par les citoyens ? Les citoyens sont un attelage, et l’attelage n’est pas le cocher. Mettre aux voix, c’est jeter aux vents. Voulez-vous faire flotter les états comme les nuées ? Le désordre ne construit pas l’ordre. Si le chaos est l’architecte, l’édifice sera Babel. Et puis quelle tyrannie que cette prétendue liberté ! Je veux m’amuser, moi, et non gouverner. Voter m’ennuie ; je veux danser. Quelle providence qu’un prince qui se charge de tout ! Certes ce roi est généreux de se donner pour nous cette peine ! Et puis, il est élevé là dedans, il sait ce que c’est. C’est son affaire. La paix, la guerre, la législation, les finances, est-ce que cela regarde les peuples ? Sans doute il faut que le peuple paie, sans doute il faut que le peuple serve, mais cela doit lui suffire. Une part lui est faite dans la politique ; c’est de lui que sortent les deux forces de l’état, l’armée et le budget. Être contribuable, et être soldat, est-ce que ce n’est pas assez ? Qu’a-t-il besoin d’autre chose ? il est le bras militaire, il est le bras financier. Rôle magnifique. On règne pour lui. Il faut bien qu’il rétribue ce service. Impôt et liste civile sont des salaires acquittés par les peuples et gagnés par les princes. Le peuple donne son sang et son argent, moyennant quoi on le mène. Vouloir se conduire lui-même, quelle idée bizarre ! un guide lui est nécessaire. Étant ignorant, le peuple est aveugle. Est-ce que l’aveugle n’a pas un chien ? Seulement, pour le peuple, c’est un lion, le roi, qui consent à être le chien. Que de bonté ! Mais pourquoi le peuple est-il ignorant ? Parce qu’il faut qu’il le soit. L’ignorance est gardienne de la vertu. Où il n’y a pas de perspectives, il n’y a pas d’ambitions ; l’ignorant est dans une nuit utile, qui, supprimant le regard, supprime les convoitises. De là l’innocence. Qui lit pense, qui pense raisonne. Ne pas raisonner, c’est le devoir ; c’est aussi le bonheur. Ces vérités sont incontestables. La société est assise dessus.

Ainsi s’étaient rétablies les saines doctrines sociales en Angleterre. Ainsi la nation s’était réhabilitée. En même temps on revenait à la belle littérature. On dédaignait Shakespeare et l’on admirait Dryden : Dryden est le plus grand poète de l’Angleterre et du siècle, disait Atterbury le traducteur d’Achitophel. C’était l’époque où M. Huet, évêque d’Avranches, écrivait à Saumaise qui avait fait à l’auteur du Paradis perdu l’honneur de le réfuter et de l’injurier : — Comment pouvez-vous vous occuper de si peu de chose que ce Milton ? Tout renaissait, tout reprenait sa place. Dryden en haut, Shakespeare en bas, Charles II sur le trône, Cromwell au gibet. L’Angleterre se relevait des hontes et des extravagances du passé. C’est un grand bonheur pour les nations d’être ramenées par la monarchie au bon ordre dans l’état et au bon goût dans les lettres.

Que de tels bienfaits pussent être méconnus, cela est difficile à croire. Tourner le dos à Charles II, récompenser par de l’ingratitude la magnanimité qu’il avait eue de remonter sur le trône, n’était-ce pas abominable ? Lord Linnæus Clancharlie avait fait aux honnêtes gens ce chagrin. Bouder le bonheur de sa patrie, quelle aberration !

On sait qu’en 1650 le parlement avait décrété cette rédaction : — Je promets de demeurer fidèle à la république, sans roi, sans souverain, sans seigneur. — Sous prétexte qu’il avait prêté ce serment monstrueux, lord Clancharlie vivait hors du royaume, et, en présence de la félicité générale, se croyait le droit d’être triste. Il avait la sombre estime de ce qui n’était plus ; attache bizarre à des choses évanouies.

L’excuser était impossible ; les plus bienveillants l’abandonnaient. Ses amis lui avaient fait longtemps l’honneur de croire qu’il n’était entré dans les rangs républicains que pour voir de plus près les défauts de la cuirasse de la république, et pour la frapper plus sûrement, le jour venu, au profit de la cause sacrée du roi. Ces attentes de l’heure utile pour tuer l’ennemi par derrière font partie de la loyauté. On avait espéré cela de lord Chancharlie, tant on avait de pente à le juger favorablement. Mais, en présence de son étrange persistance républicaine, il avait bien fallu renoncer à cette bonne opinion. Évidemment lord Clancharlie était convaincu, c’est-à-dire idiot.

L’explication des indulgents flottait entre obstination puérile et opiniâtreté sénile.

Les sévères, les justes, allaient plus loin. Ils flétrissaient ce relaps. L’imbécillité a des droits, mais elle a des limites. On peut être une brute, on ne doit pas être un rebelle. Et puis, qu’était-ce après tout que lord Clancharlie ? un transfuge. Il avait quitté son camp, l’aristocratie, pour aller au camp opposé, le peuple. Ce fidèle était un traître. Il est vrai qu’il était « traître » au plus fort et fidèle au plus faible ; il est vrai que le camp répudié par lui était le camp vainqueur, et que le camp adopté par lui était le camp vaincu ; il est vrai qu’à cette « trahison » il perdait tout, son privilège politique et son foyer domestique, sa pairie et sa patrie ; il ne gagnait que le ridicule ; il n’avait de bénéfice que l’exil. Mais qu’est-ce que cela prouve ? qu’il était un niais. Accordé.

Traître et dupe en même temps, cela se voit.

Qu’on soit niais tant qu’on voudra, à la condition de ne pas donner le mauvais exemple. On ne demande aux niais que d’être honnêtes, moyennant quoi ils peuvent prétendre à être les bases des monarchies. La brièveté d’esprit de ce Clancharlie était inimaginable. Il était resté dans l’éblouissement de la fantasmagorie révolutionnaire. Il s’était laissé mettre dedans par la république, et dehors. Il faisait affront à son pays. Pure félonie que son attitude ! Être absent, c’est être injurieux. Il semblait se tenir à l’écart du bonheur public comme d’une peste. Dans son bannissement volontaire, il y avait on ne sait quel refuge contre la satisfaction nationale. Il traitait la royauté comme une contagion. Sur la vaste allégresse monarchique, dénoncée par lui comme lazaret, il était le drapeau noir. Quoi ! au-dessus de l’ordre reconstitué, de la nation relevée, de la religion restaurée, faire cette figure sinistre ! sur cette sérénité jeter cette ombre ! prendre en mauvaise part l’Angleterre contente ! être le point obscur dans ce grand ciel bleu ! ressembler à une menace ! protester contre le vœu de la nation ! refuser son oui au consentement universel ! Ce serait odieux si ce n’était pas bouffon. Ce Clancharlie ne s’était pas rendu compte qu’on peut s’égarer avec Cromwell, mais qu’il faut revenir avec Monk. Voyez Monk. Il commande l’armée de la république ; Charles II en exil, instruit de sa probité, lui écrit ; Monk, qui concilie la vertu avec les démarches rusées, dissimule d’abord, puis tout à coup, à la tête des troupes, casse le parlement factieux, et rétablit le roi, et Monk est créé duc d’Albemarle, a l’honneur d’avoir sauvé la société, devient très riche, illustre à jamais son époque, et est fait chevalier de la Jarretière avec la perspective d’un enterrement à Westminster. Telle est la gloire d’un anglais fidèle. Lord Clancharlie n’avait pu s’élever jusqu’à l’intelligence du devoir ainsi pratiqué. Il avait l’infatuation et l’immobilité de l’exil. Il se satisfaisait avec des phrases creuses. Cet homme était ankylosé par l’orgueil. Les mots conscience, dignité, etc., sont des mots après tout. Il faut voir le fond.

Ce fond, Clancharlie ne l’avait pas vu. C’était une conscience myope, voulant, avant de faire une action, la regarder d’assez près pour en sentir l’odeur. De là des dégoûts absurdes. On n’est pas homme d’état avec ces délicatesses. L’excès de conscience dégénère en infirmité. Le scrupule est manchot devant le sceptre à saisir et eunuque devant la fortune à épouser. Méfiez-vous des scrupules. Ils mènent loin. La fidélité déraisonnable se descend comme un escalier de cave. Une marche, puis une marche, puis une marche encore, et l’on se trouve dans le noir. Les habiles remontent, les naïfs restent. Il ne faut pas laisser légèrement sa conscience s’engager dans le farouche. De transition en transition on arrive aux nuances foncées de la pudeur politique. Alors on est perdu. C’était l’aventure de lord Clancharlie.

Les principes finissent par être un gouffre.

Il se promenait, les mains derrière le dos, le long du lac de Genève ; la belle avance !

On parlait quelquefois à Londres de cet absent. C’était, devant l’opinion publique, à peu près un accusé. On plaidait le pour et le contre. La cause entendue, le bénéfice de la stupidité lui était acquis.

Beaucoup d’anciens zélés de l’ex-république avaient fait adhésion aux Stuarts. Ce dont on doit les louer. Naturellement ils le calomniaient un peu. Les entêtés sont importuns aux complaisants. Des gens d’esprit, bien vus et bien situés en cour, et ennuyés de son attitude désagréable, disaient volontiers : — S’il ne s’est pas rallié, c’est qu’on ne l’a pas payé assez cher, etc. — Il voulait la place de chancelier que le roi a donnée à lord Hyde, etc. — Un de ses « anciens amis » allait même jusqu’à chuchoter : — Il me l’a dit à moi-même. Quelquefois, tout solitaire qu’était Linnæus Clancharlie, par des proscrits qu’il rencontrait, par de vieux régicides tels que Andrew Broughton, lequel habitait Lausanne, il lui revenait quelque chose de ces propos. Clancharlie se bornait à un imperceptible haussement d’épaules, signe de profond abrutissement.

Une fois il compléta ce haussement d’épaules par ces quelques mots murmurés à demi-voix : Je plains ceux qui croient cela.


IV

Charles II, bon homme, le dédaigna. Le bonheur de l’Angleterre sous Charles II était plus que du bonheur, c’était de l’enchantement. Une restauration, c’est un ancien tableau poussé au noir qu’on revernit ; tout le passé reparaît. Les bonnes vieilles mœurs faisaient leur rentrée, les jolies femmes régnaient et gouvernaient. Evelyn en a pris note ; on lit dans son journal : « Luxure, profanation, mépris de Dieu. J’ai vu un dimanche soir le roi avec ses filles de joie, la Portsmouth, la Cleveland, la Mazarin, et deux ou trois autres ; toutes à peu près nues dans la galerie du jeu. » On sent percer quelque humeur dans cette peinture ; mais Evelyn était un puritain grognon, entaché de rêverie républicaine. Il n’appréciait pas le profitable exemple que donnent les rois par ces grandes gaietés babyloniennes qui, en définitive, alimentent le luxe. Il ne comprenait pas l’utilité des vices. Règle : N’extirpez point les vices, si vous voulez avoir des femmes charmantes. Autrement vous ressembleriez aux imbéciles qui détruisent les chenilles tout en raffolant des papillons.

Charles II, nous venons de le dire, s’aperçut à peine qu’il existait un réfractaire appelé Clancharlie, mais Jacques II fut plus attentif. Charles II gouvernait mollement, c’était sa manière ; disons qu’il n’en gouvernait pas plus mal. Un marin quelquefois fait à un cordage destiné à maîtriser le vent un nœud lâche qu’il laisse serrer par le vent. Telle est la bêtise de l’ouragan, et du peuple.

Ce nœud large, devenu très vite nœud étroit, ce fut le gouvernement de Charles II.

Sous Jacques II, l’étranglement commença. Étranglement nécessaire de ce qui restait de la révolution. Jacques II eut l’ambition louable d’être un roi efficace. Le règne de Charles II n’était à ses yeux qu’une ébauche de restauration ; Jacques II voulut un retour à l’ordre plus complet encore. Il avait, en 1660, déploré qu’on se fût borné à une pendaison de dix régicides. Il fut un plus réel reconstructeur de l’autorité. Il donna vigueur aux principes sérieux ; il fit régner cette justice qui est la véritable, qui se met au-dessus des déclamations sentimentales, et qui se préoccupe avant tout des intérêts de la société. À ces sévérités protectrices, on reconnaît le père de l’état. Il confia la main de justice à Jeffreys, et l’épée à Kirke. Kirke multipliait les exemples. Ce colonel utile fit un jour pendre et dépendre trois fois de suite le même homme, un républicain, lui demandant à chaque fois : — Abjures-tu la république ? Le scélérat ayant toujours dit non, fut achevé. — Je l’ai pendu quatre fois, dit Kirke satisfait. Les supplices recommencés sont un grand signe de force dans le pouvoir. Lady Lyle, qui pourtant avait envoyé son fils en guerre contre Monmouth, mais qui avait caché chez elle deux rebelles, fut mise à mort. Un autre rebelle, ayant eu l’honnêteté de déclarer qu’une femme anabaptiste lui avait donné asile, eut sa grâce, et la femme fut brûlée vive. Kirke, un autre jour, fit comprendre une ville qu’il la savait républicaine en pendant dix-neuf bourgeois. Représailles bien légitimes, certes, quand on songe que sous Cromwell on coupait le nez et les oreilles aux saints de pierre dans les églises. Jacques II, qui avait su choisir Jeffreys et Kirke, était un prince imbu de vraie religion, il se mortifiait par la laideur de ses maîtresses, il écoutait le père la Colombière, ce prédicateur qui était presque aussi onctueux que le père Cheminais, mais avec plus de feu, et qui eut la gloire d’être dans la première moitié de sa vie le conseiller de Jacques II, et dans la seconde l’inspirateur de Marie Alacoque. C’est grâce à cette forte nourriture religieuse que plus tard Jacques II put supporter dignement l’exil et donner dans sa retraite de Saint-Germain le spectacle d’un roi supérieur l’adversité, touchant avec calme les écrouelles, et conversant avec des jésuites.

On comprend qu’un tel roi dût, dans une certaine mesure, se préoccuper d’un rebelle comme lord Linnæus Clancharlie. Les pairies héréditairement transmissibles contenant une certaine quantité d’avenir, il était évident que, s’il y avait quelque précaution à prendre du côté de ce lord, Jacques II n’hésiterait pas.


II

LORD DAVID DIRRY-MOIR


I


Lord Linnæus Clancharlie n’avait pas toujours été vieux et proscrit. Il avait eu sa phase de jeunesse et de passion. On sait, par Harrison et Pride, que Cromwell jeune avait aimé les femmes et le plaisir, ce qui, parfois (autre aspect de la question femme), annonce un séditieux. Défiez-vous de la ceinture mal attachée. Male præcinctum juvenem cavete.

Lord Clancharlie avait eu, comme Cromwell, ses incorrections et ses irrégularités. On lui connaissait un enfant naturel, un fils. Ce fils, venu au monde à l’instant où la république finissait, était né en Angleterre pendant que son père partait pour l’exil. C’est pourquoi il n’avait jamais vu ce père qu’il avait. Ce bâtard de lord Clancharlie avait grandi page à la cour de Charles II. On l’appelait lord David Dirry-Moir ; il était lord de courtoisie, sa mère étant femme de qualité. Cette mère, pendant que lord Clancharlie devenait hibou en Suisse, prit le parti, étant belle, de bouder moins, et se fit pardonner ce premier amant sauvage par un deuxième, celui-là incontestablement apprivoisé, et même royaliste, car c’était le roi. Elle fut un peu la maîtresse de Charles II, assez pour que sa majesté, charmée d’avoir repris cette jolie femme à la république, donnât au petit lord David, fils de sa conquête, une commission de garde de la branche. Ce qui fit ce bâtard officier, avec bouche en cour, et par contre-coup stuartiste ardent. Lord David fut quelque temps, comme garde de la branche, un des cent soixante-dix portant la grosse épée ; puis il entra dans la bande des pensionnaires, et fut un des quarante qui portent la pertuisane dorée. Il eut en outre, étant de cette troupe noble instituée par Henri VIII pour garder son corps, le privilège de poser les plats sur la table du roi. Ce fut ainsi que, tandis que son père blanchissait en exil, lord David prospéra sous Charles II.

Après quoi il prospéra sous Jacques II.

Le roi est mort, vive le roi, c’est le non deficit alter, aureus.

Ce fut à cet avénement du duc d’York qu’il obtint la permission de s’appeler lord David Dirry-Moir, d’une seigneurie que sa mère, qui venait de mourir, lui avait léguée dans cette grande forêt d’Écosse où l’on trouve l’oiseau Krag, lequel creuse son nid avec son bec dans le tronc des chênes.


II

Jacques II était un roi, et avait la prétention d’être un général. Il aimait à s’entourer de jeunes officiers. Il se montrait volontiers en public à cheval avec un casque et une cuirasse, et une vaste perruque débordante sortant de dessous le casque par-dessus la cuirasse ; espèce de statue équestre de la guerre imbécile. Il prit en amitié la bonne grâce du jeune lord David. Il sut gré à ce royaliste d’être fils d’un républicain ; un père renié ne nuit point à une fortune de cour qui commence. Le roi fit lord David gentilhomme de la chambre du lit, à mille livres de gages.

C’était un bel avancement. Un gentilhomme du lit couche toutes les nuits près du roi sur un lit qu’on dresse. On est douze gentilshommes, et l’on se relaie.

Lord David, dans ce poste, fut le chef de l’avenier du roi, celui qui donne l’avoine aux chevaux et qui a deux cent soixante livres de gages. Il eut sous lui les cinq cochers du roi, les cinq postillons du roi, les cinq palefreniers du roi, les douze valets de pied du roi, et les quatre porteurs de chaise du roi. Il eut le gouvernement des six chevaux de course que le roi entretient à Haymarket et qui coûtent six cents livres par an à sa majesté. Il fit la pluie et le beau temps dans la garde-robe du roi, laquelle fournit les habits de cérémonie aux chevaliers de la Jarretière. Il fut salué jusqu’à terre par l’huissier de la verge noire, qui est au roi. Cet huissier, sous Jacques II, était le chevalier Duppa. Lord David eut les respects de M. Baker, qui était clerc de la couronne, et de M. Brown, qui était clerc du parlement. La cour d’Angleterre, magnifique, est un patron d’hospitalité. Lord David présida, comme l’un des douze, aux tables et réceptions. Il eut la gloire d’être debout derrière le roi les jours d’offrande, quand le roi donne à l’église le besant d’or, byzantium, les jours de collier, quand le roi porte le collier de son ordre, et les jours de communion, quand personne ne communie, hors le roi et les princes. Ce fut lui qui, le jeudi saint, introduisit près de sa majesté les douze pauvres auxquels le roi donne autant de sous d’argent qu’il a d’années de vie et autant de shellings qu’il a d’années de règne. Il eut la fonction, quand le roi était malade, d’appeler, pour assister sa majesté, les deux grooms de l’aumônerie qui sont prêtres, et d’empêcher les médecins d’approcher sans permission du conseil d’État. De plus, il fut lieutenant-colonel du régiment écossais de la garde royale, lequel bat la marche d’Écosse.

En cette qualité il fit plusieurs campagnes, et très glorieusement, car il était vaillant homme de guerre. C’était un seigneur brave, bien fait, beau, généreux, fort grand de mine et de manières. Sa personne ressemblait à sa qualité. Il était de haute taille comme de haute naissance.

Il fut presque un moment en passe d’être nommé groom of the stole, ce qui lui eût donné le privilège de passer la chemise au roi ; mais il faut pour cela être prince ou pair.

Créer un pair, c’est beaucoup. C’est créer une pairie, cela fait des jaloux. C’est une faveur ; une faveur fait au roi un ami et cent ennemis, sans compter que l’ami devient ingrat. Jacques II, par politique, créait difficilement des pairies, mais les transférait volontiers. Une pairie transférée ne produit pas d’émoi. C’est simplement un nom qui continue. La lordship en est peu troublée.

La bonne volonté royale ne répugnait point à introduire lord David Dirry-Moir dans la chambre haute, pourvu que ce fût par la porte d’une pairie substituée. Sa majesté ne demandait pas mieux que d’avoir une occasion de faire David Dirry-Moir, de lord de courtoisie, lord de droit.


III

Cette occasion se présenta.

Un jour on apprit qu’il était arrivé au vieil absent, lord Linnæus Clancharlie, diverses choses dont la principale était qu’il était trépassé. La mort a cela de bon pour les gens, qu’elle fait un peu parler d’eux. On raconta ce qu’on savait, ou ce qu’on croyait savoir, des dernières années de lord Linnæus. Conjectures et légendes probablement. À en croire ces récits, sans doute très hasardés, vers la fin de sa vie, lord Clancharlie aurait eu une recrudescence républicaine telle, qu’il en était venu, affirmait-on, jusqu’à épouser, étrange entêtement de l’exil, la fille d’un régicide, Ann Bradshaw, — on précisait le nom, — laquelle était morte aussi, mais, disait-on, en mettant au monde un enfant, un garçon, qui, si tous ces détails étaient exacts, se trouverait être le fils légitime et l’héritier légal de lord Clancharlie. Ces dires, fort vagues, ressemblaient plutôt à des bruits qu’à des faits. Ce qui se passait en Suisse était pour l’Angleterre d’alors aussi lointain que ce qui se passe en Chine pour l’Angleterre d’aujourd’hui. Lord Clancharlie aurait eu cinquante-neuf ans au moment de son mariage, et soixante à la naissance de son fils, et serait mort fort peu de temps après, laissant derrière lui cet enfant, orphelin de père et de mère. Possibilités, sans doute, mais invraisemblances. On ajoutait que cet enfant était « beau comme le jour », ce qui se lit dans tous les contes de fées. Le roi Jacques mit fin à ces rumeurs, évidemment sans fondement aucun, en déclarant un beau matin lord David Dirry-Moir unique et définitif héritier, à défaut d’enfant légitime, et par le bon plaisir royal, de lord Linnæus Clancharlie, son père naturel, l’absence de toute autre filiation et descendance étant constatée, de quoi les patentes furent enregistrées en chambre des lords. Par ces patentes, le roi substituait lord David Dirry-Moir aux titres, droits et prérogatives dudit défunt lord Linnæus Clancharlie, à la seule condition que lord David épouserait, quand elle serait nubile, une fille, en ce moment-là tout enfant et âgée de quelques mois seulement, que le roi avait au berceau faite duchesse, on ne savait trop pourquoi. Lisez, si vous voulez, on savait trop pourquoi. On appelait cette petite la duchesse Josiane.

La mode anglaise était alors aux noms espagnols. Un des bâtards de Charles II s’appelait Carlos, comte de Plymouth. Il est probable que Josiane était la contraction de Josefa-y-Ana. Cependant peut-être y avait-il Josiane comme il y avait Josias. Un des gentilshommes de Henri III se nommait Josias du Passage.

C’est à cette petite duchesse que le roi donnait la pairie de Clancharlie. Elle était pairesse en attendant qu’il y eût un pair. Le pair serait son mari. Cette pairie reposait sur une double châtellenie, la baronnie de Clancharlie et la baronnie de Hunkerville ; en outre les lords Clancharlie étaient, en récompense d’un ancien fait d’armes et par permission royale, marquis de Corleone en Sicile. Les pairs d’Angleterre ne peuvent porter de titres étrangers ; il y a pourtant des exceptions ; ainsi Henry Arundel, baron Arundel de Wardour, était, ainsi que lord Clifford, comte du Saint-Empire, dont lord Cowper est prince ; le duc de Hamilton est en France duc de Chatellerault ; Basil Feilding, comte de Denbigh, est en Allemagne comte de Hapsbourg, de Lauffenbourg et de Rheinfelden. Le duc de Malborough était prince de Mindelheim en Souabe, de même que le duc de Wellington était prince de Waterloo en Belgique. Le même lord Wellington était duc espagnol de Ciudad-Rodrigo, et comte portugais de Vimeira.

Il y avait en Angleterre, et il y a encore, des terres nobles et des terres roturières. Les terres des lords Clancharlie étaient toutes nobles. Ces terres, châteaux, bourgs, bailliages, fiefs, rentes, alleux et domaines adhérents à la pairie Clancharlie-Hunkerville appartenaient provisoirement à lady Josiane, et le roi déclarait qu’une fois Josiane épousée, lord David Dirry-Moir serait baron Clancharlie.

Outre l’héritage Clancharlie, lady Josiane avait sa fortune personnelle. Elle possédait de grands biens, dont plusieurs venaient des dons de Madame sans queue au duc d’York. Madame sans queue, cela veut dire Madame tout court. On appelait ainsi Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, la première femme de France après la reine.


IV

Après avoir prospéré sous Charles et Jacques, lord David prospéra sous Guillaume. Son jacobisme n’alla point jusqu’à suivre Jacques II en exil. Tout en continuant d’aimer son roi légitime, il eut le bon sens de servir l’usurpateur. Il était, du reste, quoique avec quelque indiscipline, excellent officier ; il passa de l’armée de terre dans l’armée de mer, et se distingua dans l’escadre blanche. Il y devint ce qu’on appelait alors « capitaine de frégate légère ». Cela finit par faire un très galant homme, poussant fort loin l’élégance des vices, un peu poète comme tout le monde, bon serviteur de l’état, bon domestique du prince, assidu aux fêtes, aux galas, aux petits levers, aux cérémonies, aux batailles, servile comme il faut, très hautain, ayant la vue basse ou perçante selon l’objet à regarder, probe volontiers, obséquieux et arrogant à propos, d’un premier mouvement franc et sincère, quitte à se remasquer ensuite, très observateur de la bonne et mauvaise humeur royale, insouciant devant une pointe d’épée, toujours prêt à risquer sa vie sur un signe de sa majesté avec héroïsme et platitude, capable de toutes les incartades et d’aucune impolitesse, homme de courtoisie et d’étiquette, fier d’être à genoux dans les grandes occasions monarchiques, d’une vaillance gaie, courtisan en dessus, paladin en dessous, tout jeune à quarante-cinq ans.

Lord David chantait des chansons françaises, gaîté élégante qui avait plu à Charles II.

Il aimait l’éloquence et le beau langage. Il admirait fort ces boniments célèbres qu’on appelle les Oraisons funèbres de Bossuet.

Du côté de sa mère, il avait à peu près de quoi vivre, environ dix mille livres sterling de revenu, c’est-à-dire deux cent cinquante mille francs de rente. Il s’en tirait en faisant des dettes. En magnificence, extravagance et nouveauté, il était incomparable. Dès qu’on le copiait, il changeait sa mode. À cheval, il portait des bottes aisées de vache retournée, avec éperons. Il avait des chapeaux que personne n’avait, des dentelles inouïes, et des rabats à lui tout seul.


III

LA DUCHESSE JOSIANE


I


Vers 1705, bien que lady Josiane eût vingt-trois ans et lord David quarante-quatre, le mariage n’avait pas encore eu lieu, et cela par les meilleures raisons du monde. Se haïssaient-ils ? loin de là. Mais ce qui ne peut vous échapper n’inspire aucune hâte. Josiane voulait rester libre ; David voulait rester jeune. N’avoir de lien que le plus tard possible, cela lui semblait un prolongement du bel âge. Les jeunes hommes retardataires abondaient dans ces époques galantes ; on grisonnait dameret ; la perruque était complice, plus tard la poudre fut auxiliaire. À cinquante-cinq ans, lord Charles Gerrard, baron Gerrard des Gerrards de Bromley, remplissait Londres de ses bonnes fortunes. La jolie et jeune duchesse de Buckingham, comtesse de Coventry, faisait des folies d’amour pour les soixante-sept ans du beau Thomas Bellasyse, vicomte Falcomberg. On citait les vers fameux de Corneille septuagénaire à une femme de vingt ans : Marquise, si mon visage. Les femmes aussi avaient des succès d’automne, témoin Ninon et Marion. Tels étaient les modèles.

Josiane et David étaient en coquetterie avec une nuance particulière. Ils ne s’aimaient pas, ils se plaisaient. Se côtoyer leur suffisait. Pourquoi se dépêcher d’en finir ? Les romans d’alors poussaient les amoureux et les fiancés à ce genre de stage qui était du plus bel air. Josiane, en outre, se sachant bâtarde, se sentait princesse, et le prenait de haut avec les arrangements Elle avait du goût pour lord David. Lord David était beau, mais c’était par-dessus le marché. Elle le trouvait élégant.

Être élégant, c’est tout. Caliban élégant et magnifique distance Ariel pauvre. Lord David était beau, tant mieux ; l’écueil d’être beau, c’est d’être fade ; il ne l’était pas. Il pariait, boxait, s’endettait. Josiane faisait grand cas de ses chevaux, de ses chiens, de ses pertes au jeu, de ses maîtresses. Lord David de son côté subissait la fascination de la duchesse Josiane, fille sans tache et sans scrupule, altière, inaccessible et hardie. Il lui adressait des sonnets que Josiane lisait quelquefois. Dans ces sonnets, il affirmait que posséder Josiane, ce serait monter jusqu’aux astres, ce qui ne l’empêchait pas de toujours remettre cette ascension à l’an prochain. Il faisait antichambre à la porte du cœur de Josiane, et cela leur convenait à tous les deux. À la cour on admirait le suprême bon goût de cet ajournement. Lady Josiane disait : « C’est ennuyeux que je sois forcée d’épouser lord David, moi qui ne demanderais pas mieux que d’être amoureuse de lui ! »

Josiane, c’était la chair. Rien de plus magnifique. Elle était très grande, trop grande. Ses cheveux étaient de cette nuance qu’on pourrait nommer le blond pourpre. Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d’audace et d’esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. D’amant, point ; de chasteté, pas davantage. Elle se murait dans l’orgueil. Les hommes, fi donc ! un dieu tout au plus était digne d’elle ; ou un monstre. Si la vertu consiste dans l’escarpement, Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence. Elle n’avait pas d’aventures, par dédain ; mais on ne l’eût point fâchée de lui en supposer, pourvu qu’elles fussent étranges et proportionnées à une personne faite comme elle. Elle tenait peu à sa réputation et beaucoup à sa gloire. Sembler facile et être impossible, voilà le chef-d’œuvre. Josiane se sentait majesté et matière. C’était une beauté encombrante. Elle empiétait plus qu’elle ne charmait. Elle marchait sur les cœurs. Elle était terrestre. On l’eût aussi étonnée de lui montrer une âme dans sa poitrine que de lui faire voir des ailes sur son dos. Elle dissertait sur Locke. Elle avait de la politesse. On la soupçonnait de savoir l’arabe.

Être la chair et être la femme, c’est deux. Où la femme est vulnérable, au côté pitié, par exemple, qui devient si aisément amour, Josiane ne l’était pas. Non qu’elle fût insensible. L’antique comparaison de la chair avec le marbre est absolument fausse. La beauté de la chair, c’est de n’être point marbre ; c’est de palpiter, c’est de trembler, c’est de rougir, c’est de saigner ; c’est d’avoir la fermeté sans avoir la dureté ; c’est d’être blanche sans être froide ; c’est d’avoir ses tressaillements et ses infirmités ; c’est d’être la vie, et le marbre est la mort. La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit de nudité ; elle se couvre d’éblouissement comme d’un voile ; qui eût vu Josiane nue n’aurait aperçu ce modelé qu’à travers une dilatation lumineuse. Elle se fût montrée volontiers à un satyre, ou à un eunuque. Elle avait l’aplomb mythologique. Faire de sa nudité un supplice, éluder un Tantale, l’eût amusée. Le roi l’avait faite duchesse, et Jupiter néréide. Double irradiation dont se composait la clarté étrange de cette créature. À l’admirer on se sentait devenir païen et laquais. Son origine, c’était la bâtardise et l’océan. Elle semblait sortir d’une écume. À vau-l’eau avait été le premier jet de sa destinée, mais dans le grand milieu royal. Elle avait en elle de la vague, du hasard, de la seigneurie, et de la tempête. Elle était lettrée et savante. Jamais une passion ne l’avait approchée, et elle les avait sondées toutes. Elle avait le dégoût des réalisations, et le goût aussi. Si elle se fût poignardée, ce n’eût été, comme Lucrèce, qu’après. Toutes les corruptions, à l’état visionnaire, étaient dans cette vierge. C’était une Astarté possible dans une Diane réelle. Elle était, par insolence de haute naissance, provocante et inabordable. Pourtant elle pouvait trouver divertissant de s’arranger elle-même une chute. Elle habitait une gloire dans un nimbe avec la velléité d’en descendre, et peut-être avec la curiosité d’en tomber. Elle était un peu lourde pour son nuage. Faillir plaît. Le sans-gêne princier donne un privilège d’essai, et une personne ducale s’amuse où une bourgeoise se perdrait. Josiane était en tout, par la naissance, par la beauté, par l’ironie, par la lumière, à peu près reine. Elle avait eu un moment d’enthousiasme pour Louis de Boufflers qui cassait un fer à cheval entre ses doigts. Elle regrettait qu’Hercule fût mort. Elle vivait dans on ne sait quelle attente d’un idéal lascif et suprême.

Au moral, Josiane faisait penser au vers de l’épître aux Pisons : Desinit in piscem.

Un beau torse de femme en hydre se termine.

C’était une noble poitrine, un sein splendide harmonieusement soulevé par un cœur royal, un vivant et clair regard, une figure pure et hautaine, et, qui sait ? ayant sous l’eau, dans la transparence entrevue et trouble, un prolongement ondoyant, surnaturel, peut-être draconien et difforme. Vertu superbe achevée en vices dans la profondeur des rêves.


II

Avec cela, précieuse.

C’était la mode.

Qu’on se rappelle Élisabeth.

Élisabeth est un type qui, en Angleterre, a dominé trois siècles, le seizième, le dix-septième et le dix-huitième. Élisabeth est plus qu’une anglaise, c’est une anglicane. De là le respect profond de l’église épiscopale pour cette reine ; respect ressenti par l’église catholique, qui la mélangeait d’un peu d’excommunication. Dans la bouche de Sixte-Quint anathématisant Élisabeth, la malédiction tourne au madrigal. Un gran cervello di principessa, dit-il. Marie Stuart, moins occupée de la question église et plus occupée de la question femme, était peu respectueuse pour sa sœur Élisabeth et lui écrivait de reine à reine et de coquette à prude : « Votre esloignement du mariage provient de ce que vous ne voulez perdre liberté de vous faire faire l’amour. » Marie Stuart jouait de l’éventail et Élisabeth de la hache. Partie inégale. Du reste toutes deux rivalisaient en littérature. Marie Stuart faisait des vers français ; Élisabeth traduisait Horace. Élisabeth, laide, se décrétait belle, aimait les quatrains et les acrostiches, se faisait présenter les clefs des villes par des cupidons, pinçait la lèvre à l’italienne et roulait la prunelle à l’espagnole, avait dans sa garde-robe trois mille habits et toilettes, dont plusieurs costumes de Minerve et d’Amphitrite, estimait les irlandais pour la largeur de leurs épaules, couvrait son vertugadin de paillons et de passequilles, adorait les roses, jurait, sacrait, trépignait, cognait du poing ses filles d’honneur, envoyait au diable Dudley, battait le chancelier Burleigh, qui pleurait, la vieille bête, crachait sur Mathew, colletait Hatton, souffletait Essex, montrait sa cuisse Bassompierre, était vierge.

Ce qu’elle avait fait pour Bassompierre, la reine de Saba l’avait fait pour Salomon[1]. Donc, c’était correct, l’écriture sainte ayant créé le précédent. Ce qui est biblique peut être anglican. Le précédent biblique va même jusqu’à faire un enfant qui s’appelle Ebnehaquem ou Melilechet, c’est-à-dire le Fils du Sage.

Pourquoi pas ces mœurs ? Cynisme vaut bien hypocrisie.

Aujourd’hui l’Angleterre, qui a un Loyola appelé Wesley, baisse un peu les yeux devant ce passé. Elle en est contrariée, mais fière.

Dans ces mœurs-là, le goût du difforme existait, particulièrement chez les femmes, et singulièrement chez les belles. À quoi bon être belle, si l’on n’a pas un magot ? Que sert d’être reine, si l’on n’est pas tutoyée par un poussah ? Marie Stuart avait eu des « bontés » pour un cron, Rizzio. Marie-Thérèse d’Espagne avait été « un peu familière » avec un nègre. D’où l’abbesse noire. Dans les alcôves du grand siècle la bosse était bien portée ; témoin le maréchal de Luxembourg.

Et avant Luxembourg, Condé, « ce petit homme tant joli ».

Les belles elles-mêmes pouvaient, sans inconvénient, être contrefaites. C’était accepté. Anne de Boleyn avait un sein plus gros que l’autre, six doigts à une main, et une surdent. La Vallière était bancale. Cela n’empêcha pas Henri VIII d’être insensé et Louis XIV d’être éperdu.

Au moral, mêmes déviations. Presque pas de femme dans les hauts rangs qui ne fût un cas tératologique. Agnès contenait Mélusine. On était femme le jour et goule la nuit. On allait en grève baiser sur le pieu de fer des têtes fraîches coupées. Marguerite de Valois, une aïeule des précieuses, avait porté à sa ceinture sous cadenas, dans des boîtes de fer-blanc cousues à son corps de jupe, tous les cœurs de ses amants morts. Henri IV s’était caché sous ce vertugadin-là.

Au dix-huitième siècle la duchesse de Berry, fille du régent, résuma toutes ces créatures dans un type obscène et royal.

En outre les belles dames savaient le latin. C’était, depuis le seizième siècle, une grâce féminine. Jane Grey avait poussé l’élégance jusqu’à savoir l’hébreu.

La duchesse Josiane latinisait. De plus, autre belle manière, elle était catholique. En secret, disons-le, et plutôt comme son oncle Charles II que comme son père Jacques II. Jacques, à son catholicisme, avait perdu sa royauté, et Josiane ne voulait point risquer sa pairie. C’est pourquoi, catholique dans l’intimité et entre raffinés et raffinées, elle était protestante extérieure. Pour la canaille.

Cette façon d’entendre la religion est agréable ; on jouit de tous les biens attachés à l’église officielle épiscopale, et plus tard on meurt, comme Grotius, en odeur de catholicisme, et l’on a la gloire que le père Petau dise une messe pour vous.

Quoique grasse et bien portante, Josiane était, insistons-y, une précieuse parfaite.

Par moments, sa façon dormante et voluptueuse de traîner la fin des phrases imitait les allongements de pattes d’une tigresse marchant dans les jongles.

L’utilité d’être précieuse, c’est que cela déclasse le genre humain. On ne lui fait plus l’honneur d’en être.

Avant tout, mettre l’espèce humaine à distance, voilà ce qui importe.

Quand on n’a pas l’olympe, on prend l’hôtel de Rambouillet.

Junon se résout en Araminte. Une prétention de divinité non admise crée la mijaurée. À défaut de coups de tonnerre, on a l’impertinence. Le temple se ratatine en boudoir. Ne pouvant être déesse, on est idole.

Il y a en outre dans le précieux une certaine pédanterie qui plaît aux femmes.

La coquette et le pédant sont deux voisins. Leur adhérence est visible dans le fat.

Le subtil dérive du sensuel. La gourmandise affecte la délicatesse. Une grimace dégoûtée sied à la convoitise.

Et puis le côté faible de la femme se sent gardé par toute cette casuistique de la galanterie qui tient lieu de scrupules aux précieuses. C’est une circonvallation avec fossé. Toute précieuse a un air de répugnance. Cela protège.

On consentira, mais on méprise. En attendant.

Josiane avait un for intérieur inquiétant. Elle se sentait une telle pente à l’impudeur qu’elle était bégueule. Les reculs de fierté en sens inverse de nos vices nous mènent aux vices contraires. L’excès d’effort pour être chaste la faisait prude. Être trop sur la défensive, cela indique un secret désir d’attaque. Qui est farouche n’est pas sévère.

Elle s’enfermait dans l’exception arrogante de son rang et de sa naissance, tout en préméditant peut-être, nous l’avons dit, quelque brusque sortie.

On était à l’aurore du dix-huitième siècle. L’Angleterre ébauchait ce qui a été en France la régence. Walpole et Dubois se tiennent. Marlborough se battait contre son ex-roi Jacques II auquel il avait, disait-on, vendu sa sœur Churchill. On voyait briller Bolingbroke et poindre Richelieu. La galanterie trouvait commode une certaine mêlée des rangs ; le plain-pied se faisait par les vices. Il devait se faire plus tard par les idées. L’encanaillement, prélude aristocratique, commençait ce que la révolution devait achever. On n’était pas très loin de Jélyotte publiquement assis en plein jour sur le lit de la marquise d’Épinay. Il est vrai, car les mœurs se font écho, que le seizième siècle avait vu le bonnet de nuit de Smeton sur l’oreiller d’Anne de Boleyn.

Si femme signifie faute, comme je ne sais plus quel concile l’a affirmé, jamais la femme n’a plus été femme qu’en ces temps-là. Jamais, couvrant sa fragilité de son charme, et sa faiblesse de sa toute-puissance, elle ne s’est plus impérieusement fait absoudre. Faire du fruit défendu le fruit permis, c’est la chute d’Éve ; mais faire du fruit permis le fruit défendu, c’est son triomphe. Elle finit par là. Au dix-huitième siècle, la femme tire le verrou sur le mari. Elle s’enferme dans l’Éden avec Satan. Adam est dehors.


III

Tous les instincts de Josiane inclinaient plutôt à se donner galamment qu’à se donner légalement. Se donner par galanterie implique de la littérature, rappelle Ménalque et Amaryllis, et est presque une action docte.

Mademoiselle de Scudéry, l’attrait de la laideur mis à part, n’avait pas eu d’autre motif pour céder à Pélisson.

La fille souveraine et la femme sujette, telles sont les vieilles coutumes anglaises. Josiane différait le plus qu’elle pouvait l’heure de cette sujétion. Qu’il fallût en venir au mariage avec lord David, puisque le bon plaisir royal l’exigeait, c’était une nécessité sans doute, mais quel dommage ! Josiane agréait et éconduisait lord David. Il y avait entre eux accord tacite pour ne point conclure et pour ne point rompre. Ils s’éludaient. Cette façon de s’aimer, avec un pas en avant et deux pas en arrière, est exprimée par les danses du temps, le menuet et la gavotte. Être des gens mariés, cela ne va pas à l’air du visage, cela fane les rubans qu’on porte, cela vieillit. L’épousaille, solution désolante de clarté. La livraison d’une femme par un notaire, quelle platitude ! La brutalité du mariage crée des situations définitives, supprime la volonté, tue le choix, a une syntaxe comme la grammaire, remplace l’inspiration par l’orthographe, fait de l’amour une dictée, met en déroute le mystérieux de la vie, inflige la transparence aux fonctions périodiques et fatales, ôte du nuage l’aspect en chemise de la femme, donne des droits diminuants pour qui les exerce comme pour qui les subit, dérange par un penchement de balance tout d’un côté le charmant équilibre du sexe robuste et du sexe puissant, de la force et de la beauté, et fait ici un maître et là une servante, tandis que, hors du mariage, il y a un esclave et une reine. Prosaïser le lit jusqu’à le rendre décent, conçoit-on rien de plus grossier ? Qu’il n’y ait plus de mal du tout s’aimer, est-ce assez bête !

Lord David mûrissait. Quarante ans, c’est une heure qui sonne. Il ne s’en apercevait pas. Et de fait il avait toujours l’air de ses trente ans. Il trouvait plus amusant de désirer Josiane que de la posséder. Il en possédait d’autres ; il avait des femmes. Josiane, de son côté, avait des songes.

Les songes étaient pires.

La duchesse Josiane avait cette particularité, moins rare du reste qu’on ne croit, qu’un de ses yeux était bleu et l’autre noir. Ses prunelles étaient faites d’amour et de haine, de bonheur et de malheur. Le jour et la nuit étaient mêlés dans son regard.

Son ambition était ceci : se montrer capable de l’impossible.

Un jour elle avait dit à Swift :

— Vous vous figurez, vous autres, que votre mépris existe.

Vous autres, c’était le genre humain.

Elle était papiste à fleur de peau. Son catholicisme ne dépassait point la quantité nécessaire pour l’élégance. Ce serait du puséysme aujourd’hui. Elle portait de grosses robes de velours, ou de satin, ou de moire, quelques-unes amples de quinze et seize aunes, et des entoilages d’or et d’argent, et autour de sa ceinture force nœuds de perles alternés avec des nœuds de pierreries. Elle abusait des galons. Elle mettait parfois une veste de drap passementé comme un bachelier. Elle allait à cheval sur une selle d’homme, en dépit de l’invention des selles de femme introduite en Angleterre au quatorzième siècle par Anne, femme de Richard II. Elle se lavait le visage, les bras, les épaules et la gorge avec du sucre candi délayé dans du blanc d’œuf à la mode castillane. Elle avait, après qu’on avait spirituellement parlé auprès d’elle, un rire de réflexion d’une grâce singulière.

Du reste, aucune méchanceté. Elle était plutôt bonne.


IV

MAGISTER ELEGANTIARUM


Josiane s’ennuyait, cela va sans dire.

Lord David Dirry-Moir avait une situation magistrale dans la vie joyeuse de Londres. Nobility et gentry le vénéraient.

Enregistrons une gloire de lord David : il osait porter ses cheveux. La réaction contre la perruque commençait. De même qu’en 1824 Eugène Devéria osa le premier laisser pousser sa barbe, en 1702 Price Devereux osa le premier hasarder en public, sous la dissimulation d’une frisure savante, sa chevelure naturelle. Risquer sa chevelure, c’était presque risquer sa tête. L’indignation fut universelle ; pourtant Price Devereux était vicomte Hereford, et pair d’Angleterre. Il fut insulté, et le fait est que la chose en valait la peine. Au plus fort de la huée, lord David parut tout à coup, lui aussi, avec ses cheveux et sans perruque. Ces choses-là annoncent la fin des sociétés. Lord David fut honni plus encore que le vicomte Hereford. Il tint bon. Price Devereux avait été le premier, David Dirry-Moir fut le second. Il est quelquefois plus difficile d’être le second que le premier. Il faut moins de génie, mais plus de courage. Le premier, enivré par l’innovation, a pu ignorer le danger ; le second voit l’abîme, et s’y précipite. Cet abîme, ne plus porter perruque, David Dirry-Moir s’y jeta. Plus tard on les imita, on eut, après ces deux révolutionnaires, l’audace de se coiffer de ses cheveux, et la poudre vint, comme circonstance atténuante.

Pour fixer en passant cet important point d’histoire, disons que la vraie priorité dans la guerre à la perruque appartiendrait à une reine, Christine de Suède, laquelle mettait des habits d’homme, et s’était montrée dès 1680 avec ses cheveux châtains naturels, poudrés et hérissés sans coiffure en tête naissante. Elle avait en outre « quelques poils de barbe », dit Misson.

Le pape, de son côté, par sa bulle de mars 1691, avait un peu déconsidéré la perruque en l’ôtant de la tête des évêques et des prêtres, et en ordonnant aux gens d’église de laisser pousser leurs cheveux.

Lord David donc ne portait pas perruque et mettait des bottes de peau de vache.

Ces grandes choses le désignaient à l’admiration publique. Pas un club dont il ne fût le leader, pas une boxe où on ne le souhaitât pour referee. Le referee, c’est l’arbitre.

Il avait rédigé les chartes de plusieurs cercles de la high life ; il avait fait des fondations d’élégance dont une, Lady Guinea, existait encore à Pall Mall en 1772. Lady Guinea était un cercle où foisonnait toute la jeune lordship. On y jouait. Le moindre enjeu était un rouleau de cinquante guinées, et il n’y avait jamais moins de vingt mille guinées sur la table. Près de chaque joueur se dressait un guéridon pour poser la tasse de thé et la sébile de bois doré où l’on met les rouleaux de guinées. Les joueurs avaient, comme les valets quand ils fourbissent les couteaux, des manches de cuir, lesquelles protégeaient leurs dentelles, des plastrons de cuir qui garantissaient leurs fraises, et sur la tête, pour abriter leurs yeux, à cause de la grande lumière des lampes, et maintenir en ordre leur frisure, de larges chapeaux de paille couverts de fleurs. Ils étaient masqués, pour qu’on ne vît pas leur émotion, surtout au jeu de quinze. Tous avaient sur le dos leurs habits à l’envers, afin d’attirer la chance.

Lord David était du Beefsteak Club, du Surly Club, et du Split-farthing Club, du Club des Bourrus et du Club des Gratte-Sous, du Nœud Scellé, Sealed Knot, club des royalistes, et du Martinus Scribblerus, fondé par Swift, en remplacement de la Rota, fondée par Milton.

Quoique beau, il était du Club des Laids. Ce club était dédié à la difformité. On y prenait l’engagement de se battre, non pour une belle femme, mais pour un homme laid. La salle du club avait pour ornement des portraits hideux : Thersite, Triboulet, Duns, Hudibras, Scarron ; sur la cheminée était Ésope entre deux borgnes, Coclès et Camoëns ; Coclès étant borgne de l’œil gauche et Camoëns de l’œil droit, chacun était sculpté de son côté borgne ; et ces deux profils sans yeux se faisaient vis-à-vis. Le jour où la belle madame Visart eut la petite vérole, le Club des Laids lui porta un toast. Ce club florissait encore au commencement du dix-neuvième siècle ; il avait envoyé un diplôme de membre honoraire à Mirabeau.

Depuis la restauration de Charles II, les clubs révolutionnaires étaient abolis. On avait démoli, dans la petite rue avoisinant Moorfields, la taverne où se tenait le Calf’s Head Club, club de la Tête de Veau, ainsi nommé parce que le 30 janvier 1649, jour où coula sur l’échafaud le sang de Charles Ier, on y avait bu dans un crâne de veau du vin rouge à la santé de Cromwell.

Aux clubs républicains avaient succédé les clubs monarchiques.

On s’y amusait décemment.

Il y avait le She romps Club. On prenait dans la rue une femme, une passante, une bourgeoise, aussi peu vieille et aussi peu laide que possible ; on la poussait dans le club, de force, et on la faisait marcher sur les mains, les pieds en l’air, le visage voilé par ses jupes retombantes. Si elle y mettait de la mauvaise grâce, on cinglait un peu de la cravache ce qui n’était plus voilé. C’était sa faute. Les écuyers de ce genre de manège s’appelaient « les sauteurs ».

Il y avait le Club des Éclairs de chaleur, métaphoriquement Merry-danses. On y faisait danser par des nègres et des blanches les danses des picantes et des timtirimbas du Pérou, notamment la Mozamala, « mauvaise fille », danse qui a pour triomphe la danseuse s’asseyant sur un tas de son auquel en se relevant elle laisse une empreinte callipyge. On s’y donnait pour spectacle un vers de Lucrèce,

Tunc Venus in sylvis jungebat corpora amantum.

Il y avait le Hellfire Club, « Club des Flammes », où l’on jouait être impie. C’était la joute des sacrilèges. L’enfer y était l’enchère du plus gros blasphème.

Il y avait le Club des Coups de Tête, ainsi nommé parce qu’on y donnait des coups de tête aux gens. On avisait quelque portefaix à large poitrail et à l’air imbécile. On lui offrait, et au besoin on le contraignait d’accepter, un pot de porter pour se laisser donner quatre coups de tête dans la poitrine. Et là-dessus on pariait. Une fois, un homme, une grosse brute de gallois nommé Gogangerdd, expira au troisième coup de tête. Ceci parut grave. Il y eut enquête, et le jury d’indictement rendit ce verdict : « Mort d’un gonflement de cœur causé par excès de boisson ». Gogangerdd avait en effet bu le pot de porter.

Il y avait le Fun Club. Fun est, comme cant, comme humour, un mot spécial intraduisible. Le fun est à la farce ce que le piment est au sel. Pénétrer dans une maison, y briser une glace de prix, y balafrer les portraits de famille, empoisonner le chien, mettre un chat dans la volière, cela s’appelle « tailler une pièce de fun. » Donner une fausse mauvaise nouvelle qui fait prendre aux personnes le deuil à tort, c’est du fun. C’est le fun qui a fait un trou carré dans un Holbein à Hampton-Court. Le fun serait fier si c’était lui qui avait cassé les bras à la Vénus de Milo. Sous Jacques II, un jeune lord millionnaire qui avait mis le feu la nuit à une chaumière fit rire Londres aux éclats et fut proclamé Roi du fun. Les pauvres diables de la chaumière s’étaient sauvés en chemise. Les membres du Fun Club, tous de la plus haute aristocratie, couraient Londres à l’heure où les bourgeois dorment, arrachaient les gonds des volets, coupaient les tuyaux des pompes, défonçaient les citernes, décrochaient les enseignes, saccageaient les cultures, éteignaient les réverbères, sciaient les poutres d’étai des maisons, cassaient les carreaux des fenêtres, surtout dans les quartiers indigents. C’étaient les riches qui faisaient cela aux misérables. C’est pourquoi nulle plainte possible. D’ailleurs c’était de la comédie. Ces mœurs n’ont pas tout à fait disparu. Sur divers points de l’Angleterre ou des possessions anglaises, Guernesey par exemple, de temps en temps on vous dévaste un peu votre maison la nuit, on vous brise une clôture, on vous arrache le marteau de votre porte, etc. Si c’étaient des pauvres, on les enverrait au bagne ; mais ce sont d’aimables jeunes gens.

Le plus distingué des clubs était présidé par un empereur qui portait un croissant sur le front et qui s’appelait « le grand Mohock ». Le mohock dépassait le fun. Faire le mal pour le mal, tel était le programme. Le Mohock Club avait ce but grandiose, nuire. Pour remplir cette fonction, tous les moyens étaient bons. En devenant mohock, on prêtait serment d’être nuisible. Nuire à tout prix, n’importe quand, à n’importe qui, et n’importe comment, était le devoir. Tout membre du Mohock Club devait avoir un talent. L’un était « maître de danse », c’est-à-dire faisait gambader les manants en leur lardant les mollets de son épée. D’autres savaient « faire suer », c’est-à-dire improviser autour d’un bélître quelconque une ronde de six ou huit gentilshommes la rapière à la main ; étant entouré de toutes parts, il était impossible que le bélître ne tournât pas le dos à quelqu’un ; le gentilhomme à qui l’homme montrait le dos l’en châtiait par un coup de pointe qui le faisait pirouetter ; un nouveau coup de pointe aux reins avertissait le quidam que quelqu’un de noble était derrière lui, et ainsi de suite, chacun piquant à son tour ; quand l’homme, enfermé dans ce cercle d’épées, et tout ensanglanté, avait assez tourné et dansé, on le faisait bâtonner par des laquais pour changer le cours de ses idées. D’autres « tapaient le lion », c’est-à-dire arrêtaient en riant un passant, lui écrasaient le nez d’un coup de poing, et lui enfonçaient leurs deux pouces dans les deux yeux. Si les yeux étaient crevés, on les lui payait.

C’étaient là, au commencement du dix-huitième siècle, les passe-temps des opulents oisifs de Londres. Les oisifs de Paris en avaient d’autres. M. de Charolais lâchait son coup de fusil à un bourgeois sur le seuil de sa porte. De tout temps la jeunesse s’est amusée.

Lord David Dirry-Moir apportait dans ces diverses institutions de plaisir son esprit magnifique et libéral. Tout comme un autre, il brûlait gaîment une cabane de chaume et de bois, et roussissait un peu ceux qui étaient dedans, mais il leur rebâtissait leur maison en pierre. Il lui arriva de faire danser sur les mains deux femmes dans le She romps Club. L’une était fille, il la dota ; l’autre était mariée, il fit nommer son mari chapelain.

Les combats de coq lui durent de louables perfectionnements. C’était merveille de voir lord David habiller un coq pour le combat. Les coqs se prennent aux plumes comme les hommes aux cheveux. Aussi lord David faisait-il son coq le plus chauve possible. Il lui coupait avec des ciseaux toutes les plumes de la queue et, de la tête aux épaules, toutes les plumes du cou. — Autant de moins pour le bec de l’ennemi, disait-il. Puis il étendait les ailes de son coq, et taillait en pointe chaque plume l’une après l’autre, et cela faisait les ailes garnies de dards. — Voilà pour les yeux de l’ennemi, disait-il. Ensuite, il lui grattait les pattes avec un canif, lui aiguisait les ongles, lui emboîtait dans le maître ergot un éperon d’acier aigu et tranchant, lui crachait sur la tête, lui crachait sur le cou, l’oignait de salive comme on frottait d’huile les athlètes, et le lâchait, terrible, en s’écriant : — Voilà comment d’un coq on fait un aigle, et comment la bête de basse-cour devient une bête de la montagne !

Lord David assistait aux boxes, et il en était la règle vivante. Dans les grandes performances, c’était lui qui faisait planter les pieux et tendre les cordes, et qui fixait le nombre de toises qu’aurait le carré de combat. S’il était second, il suivait pied à pied son boxeur, une bouteille dans une main, une éponge dans l’autre, lui criait : Strike fair[2], lui suggérait les ruses, le conseillait combattant, l’essuyait sanglant, le ramassait renversé, le prenait sur ses genoux, lui mettait le goulot entre les dents, et de sa propre bouche pleine d’eau lui soufflait une pluie fine dans les yeux et dans les oreilles, ce qui ranime le mourant. S’il était arbitre, il présidait à la loyauté des coups, interdisait à qui que ce fût, hors les seconds, d’assister les combattants, déclarait vaincu le champion qui ne se plaçait pas bien en face de l’adversaire, veillait à ce que le temps des ronds ne dépassât pas une demi-minute, faisait obstacle au butting, donnait tort à qui cognait avec la tête, empêchait de frapper l’homme tombé à terre. Toute cette science ne le faisait point pédant et n’ôtait rien à son aisance dans le monde.

Ce n’est pas quand il était referee d’une boxe que les partenaires hâlés, bourgeonnés et velus de celui-ci ou de celui-là, se fussent permis, pour venir en aide à leurs boxeurs faiblissants et pour culbuter la balance des paris, d’enjamber la palissade, d’entrer dans l’enceinte, de casser les cordes, d’arracher les pieux, et d’intervenir violemment dans le combat. Lord David était du petit nombre des arbitres qu’on n’ose rosser.

Personne n’entraînait comme lui. Le boxeur dont il consentait être le « trainer » était sûr de vaincre. Lord David choisissait un Hercule, massif comme une roche, haut comme une tour, et en faisait son enfant. Faire passer de l’état défensif à l’état offensif cet écueil humain, tel était le problème. Il y excellait. Une fois le cyclope adopté, il ne le quittait plus. Il devenait nourrice. Il lui mesurait le vin, il lui pesait la viande, il lui comptait le sommeil. Ce fut lui qui inventa cet admirable régime d’athlète, renouvelé depuis par Moreley : le matin un œuf cru et un verre de sherry, à midi gigot saignant et thé, à quatre heures pain grillé et thé, le soir pale ale et pain grillé. Après quoi il déshabillait l’homme, le massait et le couchait. Dans la rue il ne le perdait pas de vue, écartant de lui tous les dangers, les chevaux échappés, les roues de voitures, les soldats ivres, les jolies filles. Il veillait sur sa vertu. Cette sollicitude maternelle apportait sans cesse quelque nouveau perfectionnement à l’éducation du pupille. Il lui enseignait le coup de poing qui casse les dents et le coup de pouce qui fait jaillir l’œil. Rien de plus touchant.

Il se préparait de la sorte à la vie politique, à laquelle il devait plus tard être appelé. Ce n’est pas une petite affaire que de devenir un gentilhomme accompli.

Lord David Dirry-Moir aimait passionnément les exhibitions de carrefours, les tréteaux à parade, les circus à bêtes curieuses, les baraques de saltimbanques, les clowns, les tartailles, les pasquins, les farces en plein vent et les prodiges de la foire. Le vrai seigneur est celui qui goûte de l’homme du peuple ; c’est pourquoi lord David hantait les tavernes et les cours des miracles de Londres et des Cinq-Ports. Afin de pouvoir au besoin, sans compromettre son rang dans l’escadre blanche, se colleter avec un gabier ou un calfat, il mettait, quand il allait dans ces bas-fonds, une jaquette de matelot. Pour ces transformations, ne pas porter perruque lui était commode, car, même sous Louis XIV, le peuple a gardé ses cheveux, comme le lion sa crinière. De cette façon, il était libre. Les petites gens, que lord David rencontrait dans ces cohues et auxquelles il se mêlait, le tenaient en haute estime, et ne savaient pas qu’il fût lord. On l’appelait Tom-Jim-Jack. Sous ce nom il était populaire, et fort illustre dans cette crapule. Il s’encanaillait en maître. Dans l’occasion, il faisait le coup de poing. Ce côté de sa vie élégante était connu et fort apprécié de Lady Josiane.


V

LA REINE ANNE


I


Au-dessus de ce couple, il y avait Anne, reine d’Angleterre.

La première femme venue, c’était la reine Anne. Elle était gaie, bienveillante, auguste, à peu près. Aucune de ses qualités n’atteignait à la vertu, aucune de ses imperfections n’atteignait au mal. Son embonpoint était bouffi, sa malice était épaisse, sa bonté était bête. Elle était tenace et molle. Épouse, elle était infidèle et fidèle, ayant des favoris auxquels elle livrait son cœur, et un consort auquel elle gardait son lit. Chrétienne, elle était hérétique et bigote. Elle avait une beauté, le cou robuste d’une Niobé. Le reste de sa personne était mal réussi. Elle était gauchement coquette, et honnêtement. Sa peau était blanche et fine, elle la montrait beaucoup. C’est d’elle que venait la mode du collier de grosses perles serré au cou. Elle avait le front étroit, les lèvres sensuelles, les joues charnues, l’œil gros, la vue basse. Sa myopie s’étendait à son esprit. À part çà et là un éclat de jovialité, presque aussi pesante que sa colère, elle vivait dans une sorte de gronderie taciturne et de silence grognon. Il lui échappait des mots qu’il fallait deviner. C’était un mélange de la bonne femme et de la méchante diablesse. Elle aimait l’inattendu, ce qui est profondément féminin. Anne était un échantillon à peine dégrossi de l’Ève universelle. À cette ébauche était échu ce hasard, le trône. Elle buvait. Son mari était un danois, de race.

Tory, elle gouvernait par les whighs. En femme, en folle. Elle avait des rages. Elle était casseuse. Pas de personne plus maladroite pour manier les choses de l’état. Elle laissait tomber à terre les événements. Toute sa politique était fêlée. Elle excellait à faire de grosses catastrophes avec de petites causes. Quand une fantaisie d’autorité lui prenait, elle appelait cela : donner le coup de poker.

Elle disait avec un air de profonde rêverie des paroles telles que celles-ci : « Aucun pair ne peut être couvert devant le roi, excepté Courcy, baron Kinsale, pair d’Irlande. » Elle disait : « Ce serait une injustice que mon mari ne fût pas lord-amiral, puisque mon père l’a été. » — Et elle faisait George de Danemark haut-amiral d’Angleterre, « and of all Her Majesty’s Plantations ». Elle était perpétuellement en transpiration de mauvaise humeur ; elle n’exprimait pas sa pensée, elle l’exsudait. Il y avait du sphinx dans cette oie.

Elle ne haïssait point le fun, la farce taquine et hostile. Si elle eût pu faire Apollon bossu, c’eût été sa joie. Mais elle l’eût laissé dieu. Bonne, elle avait pour idéal de ne désespérer personne, et d’ennuyer tout le monde. Elle avait souvent le mot cru, et, un peu plus, elle eût juré, comme Élisabeth. De temps en temps, elle prenait dans une poche d’homme qu’elle avait à sa jupe une petite boîte ronde d’argent repoussé, sur laquelle était son portrait de profil, entre les deux lettres Q. A.[3], ouvrait cette boîte, et en tirait avec le bout de son doigt un peu de pommade dont elle se rougissait les lèvres. Alors, ayant arrangé sa bouche, elle riait. Elle était très friande des pains d’épice plats de Zélande. Elle était fière d’être grasse.

Puritaine plutôt qu’autre chose, elle eût pourtant volontiers donné dans les spectacles. Elle eut une velléité d’académie de musique, copiée sur celle de France. En 1700, un français nommé Forteroche voulut construire à Paris un « Cirque Royal » coûtant quatre cent mille livres, à quoi d’Argenson s’opposa ; ce Forteroche passa en Angleterre, et proposa à la reine Anne, qui en fut un moment séduite, l’idée de bâtir à Londres un théâtre à machines, plus beau que celui du roi de France, et ayant un quatrième dessous. Comme Louis XIV, elle aimait que son carrosse galopât. Ses attelages et ses relais faisaient quelquefois en moins de cinq quarts d’heure le trajet de Windsor à Londres.


II

Du temps d’Anne, pas de réunion sans l’autorisation de deux juges de paix. Douze personnes assemblées, fût-ce pour manger des huîtres et boire du porter, étaient en félonie.

Sous ce règne, pourtant relativement débonnaire, la presse pour la flotte se fit avec une extrême violence ; sombre preuve que l’anglais est plutôt sujet que citoyen. Depuis des siècles le roi d’Angleterre avait là un procédé de tyran qui démentait toutes les vieilles chartes de franchise, et dont la France en particulier triomphait et s’indignait. Ce qui diminue un peu ce triomphe, c’est que, en regard de la presse des matelots en Angleterre, il y avait en France la presse des soldats. Dans toutes les grandes villes de France, tout homme valide allant par les rues à ses affaires était exposé à être poussé par les racoleurs dans une maison appelée four. Là on l’enfermait pêle-mêle avec d’autres, on triait ceux qui étaient propres au service, et les recruteurs vendaient ces passants aux officiers. En 1695, il y avait à Paris trente fours.

Les lois contre l’Irlande, émanées de la reine Anne, furent atroces.

Anne était née en 1664, deux ans avant l’incendie de Londres, sur quoi les astrologues — (il y en avait encore, témoin Louis XIV, qui naquit assisté d’un astrologue et emmailloté dans un horoscope) — avaient prédit qu’étant « la sœur aînée du feu », elle serait reine. Elle le fut, grâce à l’astrologie, et à la révolution de 1688. Elle était humiliée de n’avoir pour parrain que Gilbert, archevêque de Cantorbéry. Être filleule du pape n’était plus possible en Angleterre. Un simple primat est un parrain médiocre. Anne dut s’en contenter. C’était sa faute. Pourquoi était-elle protestante ?

Le Danemark avait payé sa virginité, virginitas empta, comme disent les vieilles chartes, d’un douaire de six mille deux cent cinquante livres sterling de rente, pris sur le bailliage de Wardinbourg et sur l’île de Fehmarn.

Anne suivait, par conviction et par routine, les traditions de Guillaume. Les anglais, sous cette royauté née d’une révolution, avaient tout ce qui peut tenir de liberté entre la Tour de Londres où l’on mettait l’orateur et le pilori où l’on mettait l’écrivain. Anne parlait un peu danois, pour ses aparté avec son mari, et un peu français, pour ses aparté avec Bolingbroke. Pur baragouin ; mais c’était, à la cour surtout, la grande mode anglaise de parler français. Il n’y avait de bon mot qu’en français. Anne se préoccupait des monnaies, surtout des monnaies de cuivre, qui sont les basses et les populaires ; elle voulait y faire grande figure. Six farthings furent frappés sous son règne. Au revers des trois premiers, elle fit mettre simplement un trône ; au revers du quatrième, elle voulut un char de triomphe, et au revers du sixième une déesse tenant d’une main l’épée et de l’autre l’olivier avec l’exergue Bello et Pace. Fille de Jacques II, qui était ingénu et féroce, elle était brutale.

Et en même temps au fond elle était douce. Contradiction qui n’est qu’apparente. Une colère la métamorphosait. Chauffez le sucre, il bouillonnera.

Anne était populaire. L’Angleterre aime les femmes régnantes. Pourquoi ? la France les exclut. C’est déjà une raison. Peut-être même n’y en a-t-il point d’autres. Pour les historiens anglais, Élisabeth, c’est la grandeur, Anne, c’est la bonté. Comme on voudra. Soit. Mais rien de délicat dans ces règnes féminins. Les lignes sont lourdes. C’est de la grosse grandeur et de la grosse bonté. Quant à leur vertu immaculée, l’Angleterre y tient, nous ne nous y opposons point. Élisabeth est une vierge tempérée par Essex, et Anne est une épouse compliquée de Bolingbroke.


III

Une habitude idiote qu’ont les peuples, c’est d’attribuer au roi ce qu’ils font. Ils se battent. À qui la gloire ? au roi. Ils paient. Qui est magnifique ? le roi. Et le peuple l’aime d’être si riche. Le roi reçoit des pauvres un écu et rend aux pauvres un liard. Qu’il est généreux ! Le colosse piédestal contemple le pygmée fardeau. Que Myrmidon est grand ! il est sur mon dos. Un nain a un excellent moyen d’être plus haut qu’un géant, c’est de se jucher sur ses épaules. Mais que le géant laisse faire, c’est là le singulier ; et qu’il admire la grandeur du nain, c’est là le bête. Naïveté humaine.

La statue équestre, réservée aux rois seuls, figure très bien la royauté ; le cheval, c’est le peuple. Seulement ce cheval se transfigure lentement. Au commencement c’est un âne, à la fin c’est un lion. Alors il jette par terre son cavalier, et l’on a 1642 en Angleterre et 1789 en France, et quelquefois il le dévore, et l’on a en Angleterre 1649 et en France 1793.

Que le lion puisse redevenir baudet, cela étonne, mais cela est. Cela se voyait en Angleterre. On avait repris le bât de l’idolâtrie royaliste. La Queen Ann, nous venons de le dire, était populaire. Que faisait-elle pour cela ? rien. Rien, c’est là tout ce qu’on demande au roi d’Angleterre. Il reçoit pour ce rien-là une trentaine de millions par an. En 1705, l’Angleterre, qui n’avait que treize vaisseaux de guerre sous Élisabeth et trente-six sous Jacques Ier, en comptait cent cinquante. Les anglais avaient trois armées, cinq mille hommes en Catalogne, dix mille en Portugal, cinquante mille en Flandre, et en outre ils payaient quarante millions par an à l’Europe monarchique et diplomatique, sorte de fille publique que le peuple anglais a toujours entretenue. Le parlement ayant volé un emprunt patriotique de trente-quatre millions de rentes viagères, il y avait eu presse à l’échiquier pour y souscrire. L’Angleterre envoyait une escadre aux Indes orientales, et une escadre sur les côtes d’Espagne avec l’amiral Leake, sans compter un en-cas de quatre cents voiles sous l’amiral Showell. L’Angleterre venait de s’amalgamer l’Écosse. On était entre Hochstet et Ramillies, et l’une de ces victoires faisait entrevoir l’autre. L’Angleterre, dans ce coup de filet de Hochstet, avait fait prisonniers vingt-sept bataillons et quatre régiments de dragons, et ôté cent lieues de pays à la France, reculant éperdue du Danube au Rhin. L’Angleterre étendait la main vers la Sardaigne et les Baléares. Elle ramenait triomphalement dans ses ports dix vaisseaux de ligne espagnols et force galions chargés d’or. La baie et le détroit d’Hudson étaient déjà à demi lâchés par Louis XIV ; on sentait qu’il allait lâcher aussi l’Acadie, Saint-Christophe et Terre-Neuve, et qu’il serait trop heureux si l’Angleterre tolérait au cap Breton le roi de France, pêchant la morue. L’Angleterre allait lui imposer cette honte de démolir lui-même les fortifications de Dunkerque. En attendant elle avait pris Gibraltar et elle prenait Barcelone. Que de grandes choses accomplies ! Comment ne pas admirer la reine Anne qui se donnait la peine de vivre pendant ce temps-là ?

À un certain point de vue, le règne d’Anne semble une réverbération du règne de Louis XIV. Anne, un moment parallèle ce roi dans cette rencontre qu’on appelle l’histoire, a avec lui une vague ressemblance de reflet. Comme lui elle joue au grand règne ; elle a ses monuments, ses arts, ses victoires, ses capitaines, ses gens de lettres, sa cassette pensionnant les renommées, sa galerie de chefs-d’œuvre latérale à sa majesté. Sa cour, à elle aussi, fait cortège et a un aspect triomphal, un ordre et une marche. C’est une réduction en petit de tous les grands hommes de Versailles, déjà pas très grands. Le trompe-l’œil y est ; qu’on y ajoute le God save the queen, qui eût pu dès lors être pris à Lulli, et l’ensemble fait illusion. Pas un personnage ne manque. Christophe Wren est un Mansard fort passable ; Somers vaut Lamoignon. Anne a un Racine qui est Dryden, un Boileau qui est Pope, un Colbert qui est Godolphin, un Louvois qui est Pembroke, et un Turenne qui est Marlborough. Grandissez les perruques pourtant, et diminuez les fronts. Le tout est solennel et pompeux, et Windsor, à cet instant-là, aurait presque un faux air de Marly. Pourtant tout est féminin, et le père Tellier d’Anne s’appelle Sarah Jennings. Du reste, un commencement d’ironie, qui cinquante ans plus tard sera la philosophie, s’ébauche dans la littérature, et le Tartuffe protestant est démasqué par Swift, de même que le Tartuffe catholique a été dénoncé par Molière. Bien qu’à cette époque l’Angleterre querelle et batte la France, elle l’imite et elle s’en éclaire ; et ce qui est sur la façade de l’Angleterre, c’est de la lumière française. C’est dommage que le règne d’Anne n’ait duré que douze ans, sans quoi les anglais ne se feraient pas beaucoup prier pour dire le siècle d’Anne, comme nous disons le siècle de Louis XIV. Anne apparaît en 1702, quand Louis XIV décline. C’est une des curiosités de l’histoire que le lever de cet astre pâle coïncide avec le coucher de l’astre de pourpre, et qu’à l’instant où la France avait le roi Soleil, l’Angleterre ait eu la reine Lune.

Détail qu’il faut noter. Louis XIV, bien qu’on fût en guerre avec lui, était fort admiré en Angleterre. C’est le roi qu’il faut à la France, disaient les anglais. L’amour des anglais pour leur liberté se complique d’une certaine acceptation de la servitude d’autrui. Cette bienveillance pour les chaînes qui attachent le voisin va quelquefois jusqu’à l’enthousiasme pour le despote d’à côté.

En somme, Anne a rendu son peuple « hureux », comme le dit à trois reprises et avec une gracieuse insistance, pages 6 et 9 de sa dédicace, et page 3 de sa préface, le traducteur français du livre de Beeverell.


IV

La reine Anne en voulait un peu à la duchesse Josiane, pour deux raisons.

Premièrement, parce qu’elle trouvait la duchesse Josiane jolie.

Deuxièmement, parce qu’elle trouvait joli le fiancé de la duchesse Josiane.

Deux raisons pour être jalouse suffisent à une femme ; une seule suffit à une reine.

Ajoutons ceci. Elle lui en voulait d’être sa sœur.

Anne n’aimait pas que les femmes fussent jolies. Elle trouvait cela contraire aux mœurs.

Quant à elle, elle était laide.

Non par choix pourtant.

Une partie de sa religion venait de cette laideur.

Josiane, belle et philosophe, importunait la reine.

Pour une reine laide une jolie duchesse n’est pas une sœur agréable.

Il y avait un autre grief, la naissance improper de Josiane.

Anne était fille d’Anne Hyde, simple lady, légitimement, mais fâcheusement épousée par Jacques II, lorsqu’il était duc d’York. Anne, ayant de ce sang inférieur dans les veines, ne se sentait qu’à demi royale, et Josiane, venue au monde tout à fait irrégulièrement, soulignait l’incorrection, moindre, mais réelle, de la naissance de la reine. La fille de la mésalliance voyait sans plaisir, pas très loin d’elle, la fille de la bâtardise. Il y avait là une ressemblance désobligeante. Josiane avait le droit de dire à Anne : ma mère vaut bien la vôtre. À la cour on ne le disait pas, mais évidemment on le pensait. C’était ennuyeux pour la majesté royale. Pourquoi cette Josiane ? Quelle idée avait-elle eue de naître ? À quoi bon une Josiane ? De certaines parentés sont diminuantes.

Pourtant Anne faisait bon visage à Josiane.

Peut-être l’eût-elle aimée, si elle n’eût été sa sœur.


VI

BARKILPHEDRO


Il est utile de connaître les actions des personnes, et quelque surveillance est sage.

Josiane faisait un peu espionner lord David par un homme à elle, en qui elle avait confiance, et qui se nommait Barkilphedro.

Lord David faisait discrètement observer Josiane par un homme lui, dont il était sûr, et qui se nommait Barkilphedro.

La reine Anne, de son côté, se faisait secrètement tenir au courant des faits et gestes de la duchesse Josiane, sa sœur bâtarde, et de lord David, son futur beau-frère de la main gauche, par un homme à elle, sur qui elle comptait pleinement, et qui se nommait Barkilphedro.

Ce Barkilphedro avait sous la main ce clavier : Josiane, lord David, la reine. Un homme entre deux femmes. Que de modulations possibles ! Quel amalgame d’âmes !

Barkilphedro n’avait pas toujours eu cette situation magnifique de parler bas à trois oreilles.

C’était un ancien domestique du duc d’York. Il avait tâché d’être homme d’église, mais avait échoué. Le duc d’York, prince anglais et romain, composé de papisme royal et d’anglicanisme légal, avait sa maison catholique et sa maison protestante, et eût pu pousser Barkilphedro dans l’une ou l’autre hiérarchie, mais il ne le jugea point assez catholique pour le faire aumônier et assez protestant pour le faire chapelain. De sorte que Barkilphedro se trouva entre deux religions l’âme par terre.

Ce n’est point une posture mauvaise pour de certaines âmes reptiles.

De certains chemins ne sont faisables qu’à plat ventre. Une domesticité obscure, mais nourrissante, fut longtemps toute l’existence de Barkilphedro. La domesticité, c’est quelque chose, mais il voulait de plus la puissance. Il allait peut-être y arriver quand Jacques II tomba. Tout était à recommencer. Rien à faire sous Guillaume III, maussade, et ayant dans sa façon de régner une pruderie qu’il croyait de la probité. Barkilphedro, son protecteur Jacques détrôné, ne fut pas tout de suite en guenilles. Un je ne sais quoi qui survit aux princes déchus alimente et soutient quelque temps leurs parasites. Le reste de sève épuisable fait vivre deux ou trois jours au bout des branches les feuilles de l’arbre déraciné ; puis tout à coup la feuille jaunit et sèche, et le courtisan aussi.

Grâce à cet embaumement qu’on nomme légitimité, le prince, lui, quoique tombé et jeté au loin, persiste et se conserve ; il n’en est pas de même du courtisan, bien plus mort que le roi. Le roi là-bas est momie, le courtisan ici est fantôme. Être l’ombre d’une ombre, c’est là une maigreur extrême. Donc Barkilphedro devint famélique. Alors il prit la qualité d’homme de lettres.

Mais on le repoussait même des cuisines. Quelquefois il ne savait où coucher. « Qui me tirera de la belle étoile ? » disait-il. Et il luttait. Tout ce que la patience dans la détresse a d’intéressant, il l’avait. Il avait de plus le talent du termite, savoir faire une trouée de bas en haut. En s’aidant du nom de Jacques II, des souvenirs, de la fidélité, de l’attendrissement, etc., il perça jusqu’à la duchesse Josiane.

Josiane prit en gré cet homme qui avait de la misère et de l’esprit, deux choses qui émeuvent. Elle le présenta à lord Dirry-Moir, lui donna gîte dans ses communs, le tint pour de sa maison, fut bonne pour lui, et quelquefois même lui parla. Barkilphedro n’eut plus ni faim, ni froid. Josiane le tutoyait. C’était la mode des grandes dames de tutoyer les gens de lettres, qui se laissaient faire. La marquise de Mailly recevait, couchée, Roy qu’elle n’avait jamais vu, et lui disait : C’est toi qui as fait l’Année galante ? Bonjour. Plus tard, les gens de lettres rendirent le tutoiement. Un jour vint où Fabre d’Églantine dit à la duchesse de Rohan :

N’es-tu pas la Chabot ?

Pour Barkilphedro, être tutoyé, c’était un succès. Il en fut ravi. Il avait ambitionné cette familiarité de haut en bas.

— Lady Josiane me tutoie ! se disait-il. Et il se frottait les mains.

Il profita de ce tutoiement pour gagner du terrain. Il devint une sorte de familier des petits appartements de Josiane, point gênant, inaperçu ; la duchesse eût presque changé de chemise devant lui. Tout cela pourtant était précaire, Barkilphedro visait à une situation. Une duchesse, c’est à moitié chemin. Une galerie souterraine qui n’arrivait pas jusqu’à la reine, c’était de l’ouvrage manqué.

Un jour Barkilphedro dit à Josiane :

— Votre grâce voudrait-elle faire mon bonheur ?

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Josiane.

— Un emploi.

— Un emploi ! à toi !

— Oui, madame.

— Quelle idée as-tu de demander un emploi ? tu n’es bon à rien.

— C’est pour cela.

Josiane se mit à rire.

— Dans les fonctions auxquelles tu n’es pas propre, laquelle désires-tu ?

— Celle de déboucheur de bouteilles de l’océan.

Le rire de Josiane redoubla.

— Qu’est-ce que cela ? Tu te moques.

— Non, madame.

— Je vais m’amuser à te répondre sérieusement, dit la duchesse. Qu’est-ce que tu veux être ? Répète.

— Déboucheur de bouteilles de l’océan.

— Tout est possible à la cour. Est-ce qu’il y a un emploi comme cela ?

— Oui, madame.

— Apprends-moi des choses nouvelles. Continue.

— C’est un emploi qui est.

— Jure-le moi sur l’âme que tu n’as pas.

— Je le jure.

— Je ne te crois point.

— Merci, madame.

— Donc tu voudrais ?… Recommence.

— Décacheter les bouteilles de la mer.

— Voilà une fonction qui ne doit pas donner grande fatigue. C’est comme peigner le cheval de bronze.

— À peu près.

— Ne rien faire. C’est en effet la place qu’il te faut. Tu es bon à cela.

— Vous voyez que je suis propre à quelque chose.

— Ah çà ! tu bouffonnes. La place existe-t-elle ?

Barkilphedro prit l’attitude de la gravité déférente.

— Madame, vous avez un père auguste, Jacques II, roi, et un beau-frère illustre, Georges de Danemark, duc de Cumberland. Votre père a été et votre beau-frère est lord-amiral d’Angleterre.

— Sont-ce là les nouveautés que tu viens m’apprendre ? Je sais cela aussi bien que toi.

— Mais voici ce que votre grâce ne sait pas. Il y a dans la mer trois sortes de choses : celles qui sont au fond de l’eau, Lagon ; celles qui flottent sur l’eau, Flotson ; et celles que l’eau rejette sur la terre, Jetson.

— Après ?

— Ces trois choses-là, Lagon, Flotson, Jetson, appartiennent au lord haut-amiral.

— Après ?

— Votre grâce comprend ?

— Non.

— Tout ce qui est dans la mer, ce qui s’engloutit, ce qui surnage et ce qui s’échoue, tout appartient à l’amiral d’Angleterre ?

— Tout. Soit. Ensuite ?

— Excepté l’esturgeon, qui appartient au roi.

— J’aurais cru, dit Josiane, que tout cela appartenait à Neptune.

— Neptune est un imbécile. Il a tout lâché. Il a laissé tout prendre aux anglais.

— Conclus.

— Les prises de mer ; c’est le nom qu’on donne à ces trouvailles-là.

— Soit.

— C’est inépuisable. Il y a toujours quelque chose qui flotte, quelque chose qui aborde. C’est la contribution de la mer. La mer paie impôt à l’Angleterre.

— Je veux bien. Mais conclus.

— Votre grâce comprend que de cette façon l’océan crée un bureau.

— Où ça ?

— À l’amirauté.

— Quel bureau ?

— Le bureau des prises de mer.

— Eh bien ?

— Le bureau se subdivise en trois offices, Lagon, Flotson, Jetson ; et pour chaque office il y a un officier.

— Et puis ?

— Un navire en pleine mer veut donner un avis quelconque à la terre, qu’il navigue en telle latitude, qu’il rencontre un monstre marin, qu’il est en vue d’une côte, qu’il est en détresse, qu’il va sombrer, qu’il est perdu, et cætera, le patron prend une bouteille, met dedans un morceau de papier où il a écrit la chose, cachette le goulot, et jette la bouteille à la mer. Si la bouteille va au fond, cela regarde l’officier Lagon ; si elle flotte, cela regarde l’officier Flotson ; si elle est portée à terre par les vagues, cela regarde l’officier Jetson.

— Et tu voudrais être l’officier Jetson ?

— Précisément.

— Et c’est ce que tu appelles être déboucheur de bouteilles de l’océan ?

— Puisque la place existe.

— Pourquoi désires-tu cette dernière place plutôt que les deux autres ?

— Parce qu’elle est vacante en ce moment.

— En quoi consiste l’emploi ?

— Madame, en 1598, une bouteille goudronnée trouvée par un pêcheur de congre dans les sables d’échouage d’Epidium Promontorium fut portée à la reine Elisabeth, et un parchemin qu’on tira de cette bouteille fit savoir à l’Angleterre que la Hollande avait pris sans rien dire un pays inconnu, la nouvelle Zemble, Nova Zemla, que cette prise avait eu lieu en juin 1596, que dans ce pays-là on était mangé par les ours, et que la manière d’y passer l’hiver était indiquée sur un papier enfermé dans un étui de mousquet suspendu dans la cheminée de la maison de bois bâtie dans l’île et laissée par les hollandais qui étaient tous morts, et que cette cheminée était faite d’un tonneau défoncé, emboîté dans le toit.

— Je comprends peu ton amphigouri.

— Soit. Élisabeth comprit. Un pays de plus pour la Hollande, c’était un pays de moins pour l’Angleterre. La bouteille qui avait donné l’avis fut tenue pour chose importante. Et à partir de ce jour, ordre fut intimé à quiconque trouverait une bouteille cachetée au bord de la mer de la porter à l’amiral d’Angleterre, sous peine de potence. L’amiral commet pour ouvrir ces bouteilles-là un officier, lequel informe du contenu sa majesté, s’il y a lieu.

— Arrive-t-il souvent de ces bouteilles à l’amirauté ?

— Rarement. Mais c’est égal. La place existe. Il y a pour la fonction chambre et logis à l’amirauté.

— Et cette manière de ne rien faire, combien la paie-t-on ?

— Cent guinées par an.

— Tu me déranges pour cela ?

— C’est de quoi vivre.

— Gueusement.

— Comme il sied à ceux de ma sorte.

— Cent guinées, c’est une fumée.

— Ce qui vous fait vivre une minute nous fait vivre un an, nous autres. C’est l’avantage qu’ont les pauvres.

— Tu auras la place.

Huit jours après, grâce à la bonne volonté de Josiane, grâce au crédit de lord David Dirry-Moir, Barkilphedro, sauvé désormais, tiré du provisoire, posant maintenant le pied sur un terrain solide, logé, défrayé, renté de cent guinées, était installé à l’amirauté.


VII

BARKILPHEDRO PERCE


Il y a d’abord une chose pressée ; c’est d’être ingrat.

Barkilphedro n’y manqua point.

Ayant reçu tant de bienfaits de Josiane, naturellement il n’eut qu’une pensée, s’en venger.

Ajoutons que Josiane était belle, grande, jeune, riche, puissante, illustre, et que Barkilphedro était laid, petit, vieux, pauvre, protégé, obscur. Il fallait bien aussi qu’il se vengeât de cela.

Quand on n’est fait que de nuit, comment pardonner tant de rayons ?

Barkilphedro était un irlandais qui avait renié l’Irlande ; mauvaise espèce.

Barkilphedro n’avait qu’une chose en sa faveur ; c’est qu’il avait un très gros ventre.

Un gros ventre passe pour signe de bonté. Mais ce ventre s’ajoutait à l’hypocrisie de Barkilphedro. Car cet homme était très méchant.

Quel âge avait Barkilphedro ? aucun. L’âge nécessaire à son projet du moment. Il était vieux par les rides et les cheveux gris, et jeune par l’agilité d’esprit. Il était leste et lourd ; sorte d’hippopotame singe. Royaliste, certes ; républicain, qui sait ? catholique, peut-être ; protestant, sans doute. Pour Stuart, probablement ; pour Brunswick, évidemment. Être Pour n’est une force qu’à la condition d’être en même temps Contre. Barkilphedro pratiquait cette sagesse.

La place de « déboucheur de bouteilles de l’océan » n’était pas aussi risible qu’avait semblé le dire Barkilphedro. Les réclamations, qu’aujourd’hui on qualifierait déclamations, de Garcie-Ferrandez dans son Routier de la mer contre la spoliation des échouages, dite droit de bris, et contre le pillage des épaves par les gens des côtes, avaient fait sensation en Angleterre et avaient amené pour les naufragés ce progrès que leurs biens, effets et propriétés, au lieu d’être volés par les paysans, étaient confisqués par le lord-amiral.

Tous les débris de mer jetés à la rive anglaise, marchandises, carcasses de navires, ballots, caisses, etc., appartenaient au lord-amiral ; mais, et ici se révélait l’importance de la place sollicitée par Barkilphedro, les récipients flottants contenant des messages et des informations éveillaient particulièrement l’attention de l’amirauté. Les naufrages sont une des graves préoccupations de l’Angleterre. La navigation étant sa vie, le naufrage est son souci. L’Angleterre a la perpétuelle inquiétude de la mer. La petite fiole de verre que jette aux vagues un navire en perdition contient un renseignement suprême, précieux à tous les points de vue. Renseignement sur le bâtiment, renseignement sur l’équipage, renseignement sur le lieu, l’époque et le mode du naufrage, renseignement sur les vents qui ont brisé le vaisseau, renseignement sur les courants qui ont porté la fiole flottante à la côte. La fonction que Barkilphedro occupait a été supprimée il y a plus d’un siècle, mais elle avait une véritable utilité. Le dernier titulaire fut William Hussey, de Doddington en Lincoln. L’homme qui tenait cet office était une sorte de rapporteur des choses de la mer. Tous les vases fermés et cachetés, bouteilles, fioles, jarres, etc., jetés au littoral anglais par le flux, lui étaient remis ; il avait seul droit de les ouvrir ; il était le premier dans le secret de leur contenu ; il les classait et les étiquetait dans son greffe ; l’expression loger un panier au greffe, encore usitée dans les îles de la Manche, vient de là. À la vérité, une précaution avait été prise. Aucun de ces récipients ne pouvait être décacheté et débouché qu’en présence de deux jurés de l’amirauté assermentés au secret, lesquels signaient, conjointement avec le titulaire de l’office Jetson, le procès-verbal d’ouverture. Mais ces jurés étant tenus au silence, il en résultait, pour Barkilphedro, une certaine latitude discrétionnaire ; il dépendait de lui, jusqu’à un certain point, de supprimer un fait, ou de le mettre en lumière.

Ces fragiles épaves étaient loin d’être, comme Barkilphedro l’avait dit à Josiane, rares et insignifiantes. Tantôt elles atteignaient la terre assez vite ; tantôt après des années. Cela dépendait des vents et des courants. Cette mode des bouteilles jetées à vau-l’eau a un peu passé comme celle des ex-voto ; mais, dans ces temps religieux, ceux qui allaient mourir envoyaient volontiers de cette façon leur dernière pensée à Dieu et aux hommes, et parfois ces missives de la mer abondaient à l’amirauté. Un parchemin conservé au château d’Audlyene (vieille orthographe), et annoté par le comte de Suffolk, grand trésorier d’Angleterre sous Jacques Ier, constate qu’en la seule année 1615 cinquante-deux gourdes, ampoules, et fibules goudronnées, contenant des mentions de bâtiments en perdition, furent apportées et enregistrées au greffe du lord-amiral.

Les emplois de cour sont la goutte d’huile, ils vont toujours s’élargissant. C’est ainsi que le portier est devenu le chancelier et que le palefrenier est devenu le connétable. L’officier spécial chargé de la fonction souhaitée et obtenue par Barkelphedro était habituellement un homme de confiance. Élisabeth l’avait voulu ainsi. À la cour, qui dit confiance dit intrigue, et qui dit intrigue dit croissance. Ce fonctionnaire avait fini par être un peu un personnage. Il était clerc, et prenait rang immédiatement après les deux grooms de l’aumônerie. Il avait ses entrées au palais, pourtant, disons-le, ce qu’on appelait « l’entrée humble » humilis introïtus, et jusque dans la chambre de lit. Car l’usage était qu’il informât la personne royale, quand l’occasion en valait la peine, de ses trouvailles, souvent très curieuses, testaments de désespérés, adieux jetés à la patrie, révélations de barateries et de crimes de mer, legs à la couronne, etc., qu’il maintînt son greffe en communication avec la cour, et qu’il rendît de temps en temps compte à sa majesté de ce décachetage de bouteilles sinistres. C’était le cabinet noir de l’océan.

Élisabeth, qui parlait volontiers latin, demandait à Tamfeld de Coley en Berkshire, l’officier Jetson de son temps, lorsqu’il lui apportait quelqu’une de ces paperasses sorties de la mer : Quid mihi scribit Neptunus ? Qu’est-ce que Neptune m’écrit ?

La percée était faite. Le termite avait réussi. Barkilphedro approchait la reine.

C’était tout ce qu’il voulait.

Pour faire sa fortune ?

Non.

Pour défaire celle des autres.

Bonheur plus grand.

Nuire, c’est jouir.

Avoir en soi un désir de nuire, vague mais implacable, et ne le jamais perdre de vue, ceci n’est pas donné à tout le monde. Barkilphedro avait cette fixité.

L’adhérence de gueule qu’a le boule-dogue, sa pensée l’avait.

Se sentir inexorable lui donnait un fond de satisfaction sombre. Pourvu qu’il eût une proie sous la dent, ou dans l’âme une certitude de mal faire, rien ne lui manquait.

Il grelottait content, dans l’espoir du froid d’autrui.

Être méchant, c’est une opulence. Tel homme qu’on croit pauvre, et qui l’est en effet, a toute sa richesse en malice, et la préfère ainsi. Tout est dans le contentement qu’on a. Faire un mauvais tour, qui est la même chose qu’un bon tour, c’est plus que de l’argent. Mauvais pour qui l’endure, bon pour qui le fait. Katesby, le collaborateur de Guy Fawkes dans le complot papiste des poudres, disait : Voir sauter le parlement les quatre fers en l’air, je ne donnerais pas cela pour un million sterling.

Qu’était-ce que Barkilphedro ? Ce qu’il y a de plus petit et ce qu’il y a de plus terrible. Un envieux.

L’envie est une chose dont on a toujours le placement à la cour.

La cour abonde en impertinents, en désœuvrés, en riches fainéants affamés de commérages, en chercheurs d’aiguilles dans les bottes de foin, en faiseurs de misères, en moqueurs moqués, en niais spirituels, qui ont besoin de la conversation d’un envieux.

Quelle chose rafraîchissante que le mal qu’on vous dit des autres !

L’envie est une bonne étoffe à faire un espion.

Il y a une profonde analogie entre cette passion naturelle, l’envie, et cette fonction sociale, l’espionnage. L’espion chasse pour le compte d’autrui, comme le chien ; l’envieux chasse pour son propre compte, comme le chat.

Un moi féroce, c’est là tout l’envieux.

Autres qualités, Barkilphedro était discret, secret, concret. Il gardait tout, et se creusait de sa haine. Une énorme bassesse implique une énorme vanité. Il était aimé de ceux qu’il amusait, et haï des autres ; mais il se sentait dédaigné par ceux qui le haïssaient, et méprisé par ceux qui l’aimaient. Il se contenait. Tous ses froissements bouillonnaient sans bruit dans sa résignation hostile. Il était indigné, comme si les coquins avaient ce droit-là. Il était silencieusement en proie aux furies. Tout avaler, c’était son talent. Il avait de sourds courroux intérieurs, des frénésies de rage souterraine, des flammes couvées et noires, dont on ne s’apercevait pas ; c’était un colérique fumivore. La surface souriait. Il était obligeant, empressé, facile, aimable, complaisant. N’importe qui, et n’importe où, il saluait. Pour un souffle de vent, il s’inclinait jusqu’à terre. Avoir un roseau dans la colonne vertébrale, quelle source de fortune !

Ces êtres cachés et vénéneux ne sont pas si rares qu’on le croit. Nous vivons entourés de glissements sinistres. Pourquoi les malfaisants ? Question poignante. Le rêveur se la pose sans cesse, et le penseur ne la résout jamais. De là l’œil triste des philosophes toujours fixé sur cette montagne de ténèbres qui est la destinée, et du haut de laquelle le colossal spectre du mal laisse tomber des poignées de serpents sur la terre.

Barkilphedro avait le corps obèse et le visage maigre. Torse gras et face osseuse. Il avait les ongles cannelés et courts, les doigts noueux, les pouces plats, les cheveux gros, beaucoup de distance d’une tempe à l’autre, et un front de meurtrier, large et bas. L’œil bridé cachait la petitesse de son regard sous une broussaille de sourcils. Le nez long, pointu, bossu et mou, s’appliquait presque sur la bouche. Barkilphedro, convenablement vêtu en empereur, eût un peu ressemblé à Domitien. Sa face d’un jaune rance était comme modelée dans une pâte visqueuse ; ses joues immobiles semblaient de mastic ; il avait toutes sortes de vilaines rides réfractaires, l’angle de la mâchoire massif, le menton lourd, l’oreille canaille. Au repos, de profil, sa lèvre supérieure relevée en angle aigu laissait voir deux dents. Ces dents avaient l’air de vous regarder. Les dents regardent, de même que l’œil mord.

Patience, tempérance, continence, réserve, retenue, aménité, déférence, douceur, politesse, sobriété, chasteté, complétaient et achevaient Barkilphedro. Il calomniait ces vertus en les ayant.

En peu de temps Barkilphedro prit pied à la cour.


VIII

INFERI


On peut, à la cour, prendre pied de deux façons : dans les nuées, on est auguste ; dans la boue, on est puissant.

Dans le premier cas, on est de l’olympe. Dans le second cas, on est de la garde-robe.

Qui est de l’olympe n’a que la foudre ; qui est de la garde-robe a la police.

La garde-robe contient tous les instruments de règne, et parfois, car elle est traître, le châtiment. Héliogabale y vient mourir. Alors elle s’appelle les latrines.

D’habitude elle est moins tragique. C’est là qu’Albéroni admire Vendôme. La garde-robe est volontiers le lieu d’audience des personnes royales. Elle fait fonction de trône. Louis XIV y reçoit la duchesse de Bourgogne ; Philippe V y est coude à coude avec la reine. Le prêtre y pénètre. La garde-robe est parfois une succursale du confessionnal.

C’est pourquoi il y a à la cour les fortunes du dessous. Ce ne sont pas les moindres.

Si vous voulez, sous Louis XI, être grand, soyez Pierre de Rohan, maréchal de France ; si vous voulez être influent, soyez Olivier le Daim, barbier. Si vous voulez, sous Marie de Médicis, être glorieux, soyez Sillery, chancelier ; si vous voulez être considérable, soyez la Hannon, femme de chambre. Si vous voulez, sous Louis XV, être illustre, soyez Choiseul, ministre ; si vous voulez être redoutable, soyez Lebel, valet. Étant donné Louis XIV, Bontemps qui lui fait son lit est plus puissant que Louvois qui lui fait ses armées et que Turenne qui lui fait ses victoires. De Richelieu ôtez le père Joseph, voilà Richelieu presque vide. Il a de moins le mystère. L’éminence rouge est superbe, l’éminence grise est terrible. Être un ver, quelle force ! Tous les Narvaez amalgamés avec tous les O’Donnell font moins de besogne qu’une sœur Patrocinio.

Par exemple, la condition de cette puissance, c’est la petitesse. Si vous voulez rester fort, restez chétif. Soyez le néant. Le serpent au repos, couché en rond, figure à la fois l’infini et zéro.

Une de ces fortunes vipérines était échue à Barkilphedro.

Il s’était glissé où il voulait.

Les bêtes plates entrent partout. Louis XIV avait des punaises dans son lit et des jésuites dans sa politique.

D’incompatibilité, point.

En ce monde tout est pendule. Graviter, c’est osciller. Un pôle vaut l’autre. François Ier veut Triboulet ; Louis XV veut Lebel. Il existe une affinité profonde entre cette extrême hauteur et cet extrême abaissement.

C’est l’abaissement qui dirige. Rien de plus aisé à comprendre. Qui est dessous tient les fils.

Pas de position plus commode.

On est l’œil, et on a l’oreille.

On est l’œil du gouvernement.

On a l’oreille du roi.

Avoir l’oreille du roi, c’est tirer et pousser à sa fantaisie le verrou de la conscience royale, et fourrer dans cette conscience ce qu’on veut. L’esprit du roi, c’est votre armoire. Si vous êtes chiffonnier, c’est votre hotte. L’oreille des rois n’est pas aux rois ; c’est ce qui fait qu’en somme ces pauvres diables sont peu responsables. Qui ne possède pas sa pensée, ne possède pas son action. Un roi, cela obéit.

À quoi ?

À une mauvaise âme quelconque qui du dehors lui bourdonne dans l’oreille. Mouche sombre de l’abîme.

Ce bourdonnement commande. Un règne est une dictée.

La voix haute, c’est le souverain ; la voix basse, c’est la souveraineté.

Ceux qui dans un règne savent distinguer cette voix basse et entendre ce qu’elle souffle à la voix haute, sont les vrais historiens.


IX

HAÏR EST AUSSI FORT QU’AIMER


La reine Anne avait autour d’elle plusieurs de ces voix basses. Barkilphedro en était une.

Outre la reine, il travaillait, influençait et pratiquait sourdement lady Josiane et lord David. Nous l’avons dit, il parlait bas à trois oreilles. Une oreille de plus que Dangeau. Dangeau ne parlait bas qu’à deux, du temps où, passant sa tête entre Louis XIV épris d’Henriette sa belle-sœur, et Henriette éprise de Louis XIV son beau-frère, secrétaire de Louis à l’insu d’Henriette et d’Henriette à l’insu de Louis, situé au beau milieu de l’amour des deux marionnettes, il faisait les demandes et les réponses.

Barkilphedro était si riant, si acceptant, si incapable de prendre la défense de qui que ce soit, si peu dévoué au fond, si laid, si méchant, qu’il était tout simple qu’une personne royale en vînt à ne pouvoir se passer de lui. Quand Anne eut goûté de Barkilphedro, elle ne voulut pas d’autre flatteur. Il la flattait comme on flattait Louis le Grand, par la piqûre à autrui. — Le roi étant ignorant, dit madame de Montchevreuil, on est obligé de bafouer les savants.

Empoisonner de temps en temps la piqûre, c’est le comble de l’art. Néron aime à voir travailler Locuste.

Les palais royaux sont très pénétrables ; ces madrépores ont une voirie intérieure vite devinée, pratiquée, fouillée, et au besoin évidée, par ce rongeur qu’on nomme le courtisan. Un prétexte pour entrer suffit. Barkilphedro ayant ce prétexte, sa charge, fut en très peu de temps chez la reine ce qu’il était chez la duchesse Josiane, l’animal domestique indispensable. Un mot qu’il hasarda un jour le mit tout de suite au fait de la reine ; il sut à quoi s’en tenir sur la bonté de sa majesté. La reine aimait beaucoup son lord stewart, William Cavendish, duc de Devonshire, qui était très imbécile. Ce lord, qui avait tous les grades d’Oxford et ne savait pas l’orthographe, fit un beau matin la bêtise de mourir. Mourir, c’est fort imprudent à la cour, car personne ne se gêne plus pour parler de vous. La reine, Barkilphedro présent, se lamenta, et finit par s’écrier en soupirant : C’est dommage que tant de vertus fussent portées et servies par une si pauvre intelligence !

— Dieu veuille avoir son âne ! murmura Barkilpbedro, à demi-voix et en français.

La reine sourit. Barkilphedro enregistra ce sourire.

Il en conclut : Mordre plaît.

Congé était donné à sa malice.

À partir de ce jour, il fourra sa curiosité partout, sa malignité aussi. On le laissait faire, tant on le craignait. Qui fait rire le roi fait trembler le reste.

C’était un puissant drôle.

Il faisait chaque jour des pas en avant, sous terre. On avait besoin de Barkilphedro. Plusieurs grands l’honoraient de leur confiance au point de le charger dans l’occasion d’une commission honteuse.

La cour est un engrenage. Barkilphedro y devint moteur. Avez-vous remarqué dans certains mécanismes la petitesse de la roue motrice ?

Josiane, en particulier, qui utilisait, nous l’avons indiqué, le talent d’espion de Barkilphedro, avait en lui une telle confiance, qu’elle n’avait pas hésité à lui remettre une des clefs secrètes de son appartement, au moyen de laquelle il pouvait entrer chez elle à toute heure. Cette excessive livraison de sa vie intime était une mode au dix-septième siècle. Cela s’appelait : donner la clef. Josiane avait donné deux de ces clefs de confiance ; lord David avait l’une, Barkilphedro avait l’autre.

Du reste, pénétrer d’emblée jusqu’aux chambres à coucher était dans les vieilles mœurs une chose nullement surprenante. De là des incidents. La Ferté, tirant brusquement les rideaux du lit de mademoiselle Lafont, y trouvait Sainson, mousquetaire noir, etc., etc.

Barkilphedro excellait à faire de ces découvertes sournoises qui subordonnent et soumettent les grands aux petits. Sa marche dans l’ombre était tortueuse, douce et savante. Comme tout espion parfait, il était composé d’une inclémence de bourreau et d’une patience de micrographe. Il était courtisan né. Tout courtisan est un noctambule. Le courtisan rôde dans cette nuit qu’on appelle la toute-puissance. Il a une lanterne sourde à la main. Il éclaire le point qu’il veut, et reste ténébreux. Ce qu’il cherche avec cette lanterne, ce n’est pas un homme ; c’est une bête. Ce qu’il trouve, c’est le roi.

Les rois n’aiment pas qu’on prétende être grand autour d’eux. L’ironie à qui n’est pas eux les charme. Le talent de Barkilphedro consistait en un rapetissement perpétuel des lords et des princes, au profit de la majesté royale, grandie d’autant.

La clef intime qu’avait Barkilphedro était faite, ayant deux jeux, un à chaque extrémité, de façon à pouvoir ouvrir les petits appartements dans les deux résidences favorites de Josiane, Hunkerville-house à Londres, Corleone-lodge à Windsor. Ces deux hôtels faisaient partie de l’héritage Clancharlie. Hunkerville-house confinait à Oldgate. Oldgate à Londres était une porte par où l’on venait de Harwick, et où l’on voyait une statue de Charles II ayant sur sa tête un ange peint, et sous ses pieds un lion et une licorne sculptés. De Hunkerville-house, par le vent d’est, on entendait le carillon de Sainte-Marylebone. Corleone-lodge était un palais florentin en brique et en pierre avec colonnade de marbre, bâti sur pilotis à Windsor, au bout du pont de bois, et ayant une des plus superbes cours d’honneur de l’Angleterre.

Dans ce dernier palais, contigu au château de Windsor, Josiane était à portée de la reine. Josiane s’y plaisait néanmoins.

Presque rien au dehors, toute en racines, telle était l’influence de Barkilphedro sur la reine. Rien de plus difficile à arracher que ces mauvaises herbes de cour ; elles s’enfoncent très avant et n’offrent aucune prise extérieure. Sarcler Roquelaure, Triboulet ou Brummel, est presque impossible.

De jour en jour, et de plus en plus, la reine Anne prenait en gré Barkilphedro.

Sarah Jennings est célèbre ; Barkilphedro est inconnu ; sa faveur resta obscure. Ce nom, Barkilphedro, n’est pas arrivé jusqu’à l’histoire. Toutes les taupes ne sont pas prises par le taupier.

Barkilphedro, ancien candidat clergyman, avait un peu étudié tout ; tout effleuré donne pour résultat rien. On peut être victime de l’omnis res scibilis. Avoir sous le crâne le tonneau des Danaïdes, c’est le malheur de toute une race de savants qu’on peut appeler les stériles. Ce que Barkilphedro avait mis dans son cerveau l’avait laissé vide.

L’esprit, comme la nature, a horreur du vide. Dans le vide, la nature met l’amour ; l’esprit, souvent, y met la haine. La haine occupe.

La haine pour la haine existe. L’art pour l’art est dans la nature, plus qu’on ne croit.

On hait. Il faut bien faire quelque chose.

La haine gratuite, mot formidable. Cela veut dire la haine qui est à elle-même son propre paiement.

L’ours vit de se lécher la griffe.

Indéfiniment, non. Cette griffe, il faut la ravitailler. Il faut mettre quelque chose dessous.

Haïr indistinctement est doux et suffit quelque temps ; mais il faut finir par avoir un objet. Une animosité diffuse sur la création épuise, comme toute jouissance solitaire. La haine sans objet ressemble au tir sans cible. Ce qui intéresse le jeu, c’est un cœur à percer.

On ne peut pas haïr uniquement pour l’honneur. Il faut un assaisonnement, un homme, une femme, quelqu’un à détruire.

Ce service d’intéresser le jeu, d’offrir un but, de passionner la haine en la fixant, d’amuser le chasseur par la vue de la proie vivante, de faire espérer au guetteur le bouillonnement tiède et fumant du sang qui va couler, d’épanouir l’oiseleur par la crédulité inutilement ailée de l’alouette, d’être une bête couvée à son insu pour le meurtre par un esprit, ce service exquis et horrible dont n’a pas conscience celui qui le rend, Josiane le rendit à Barkilphedro.

La pensée est un projectile. Barkilphedro, dès le premier jour, s’était mis à viser Josiane avec les mauvaises intentions qu’il avait dans l’esprit. Une intention et une escopette, cela se ressemble. Barkilphedro se tenait en arrêt, dirigeant contre la duchesse toute sa méchanceté secrète. Cela vous étonne ? Que vous a fait l’oiseau à qui vous tirez un coup de fusil ? C’est pour le manger, dites-vous. Barkilphedro aussi.

Josiane ne pouvait guère être frappée au cœur, l’endroit où est une énigme est difficilement vulnérable ; mais elle pouvait être atteinte à la tête, c’est-à-dire à l’orgueil.

C’est par là qu’elle se croyait forte et qu’elle était faible.

Barkilphedro s’en était rendu compte.

Si Josiane avait pu voir clair dans la nuit de Barkilphedro, si elle avait pu distinguer ce qui était embusqué derrière ce sourire, cette fière personne, si haut située, eût probablement tremblé. Heureusement pour la tranquillité de ses sommeils, elle ignorait absolument ce qu’il y avait dans cet homme.

L’inattendu fuse on ne sait d’où. Les profonds dessous de la vie sont redoutables. Il n’y a point de haine petite. La haine est toujours énorme. Elle conserve sa stature dans le plus petit être, et reste monstre. Une haine est toute la haine. Un éléphant que hait une fourmi est en danger.

Même avant d’avoir frappé, Barkilphedro sentait avec joie un commencement de saveur de l’action mauvaise qu’il voulait commettre. Il ne savait encore ce qu’il ferait contre Josiane. Mais il était décidé à faire quelque chose. C’était déjà beaucoup qu’un tel parti pris.

Anéantir Josiane, c’eût été trop de succès. Il ne l’espérait point. Mais l’humilier, l’amoindrir, la désoler, rougir de larmes de rage ces yeux superbes, voilà une réussite. Il y comptait. Tenace, appliqué, fidèle au tourment d’autrui, inarrachable, la nature ne l’avait pas fait ainsi pour rien. Il entendait bien trouver le défaut de l’armure d’or de Josiane, et faire ruisseler le sang de cette olympienne. Quel bénéfice, insistons-y, y avait-il là pour lui ? Un bénéfice énorme. Faire du mal à qui nous a fait du bien.

Qu’est-ce qu’un envieux ? C’est un ingrat. Il déteste la lumière qui l’éclaire et le réchauffe. Zoïle hait ce bienfait, Homère.

Faire subir à Josiane ce qu’on appellerait aujourd’hui une vivisection, l’avoir, toute convulsive, sur sa table d’anatomie, la disséquer, vivante, à loisir dans une chirurgie quelconque, la déchiqueter en amateur pendant qu’elle hurlerait, ce rêve charmait Barkilphedro.

Pour arriver à ce résultat, il eût fallu souffrir un peu, qu’il l’eût trouvé bon. On peut se pincer à sa tenaille. Le couteau en se reployant vous coupe les doigts ; qu’importe ! Être un peu pris dans la torture de Josiane lui eût été égal. Le bourreau, manieur de fer rouge, a sa part de brûlure, et n’y prend pas garde. Parce que l’autre souffre davantage, on ne sent rien. Voir le supplicié se tordre vous ôte votre douleur.

Fais ce qui nuit, advienne que pourra.

La construction du mal d’autrui se complique d’une acceptation de responsabilité obscure. On se risque soi-même dans le danger qu’on fait courir à un autre, tant les enchaînements de tout peuvent amener d’écroulements inattendus. Ceci n’arrête point le vrai méchant. Il ressent en joie ce que le patient éprouve en angoisse. Il a le chatouillement de ce déchirement ; l’homme mauvais ne s’épanouit qu’affreusement. Le supplice se réverbère sur lui en bien-être. Le duc d’Albe se chauffait les mains aux bûchers. Foyer, douleur ; reflet, plaisir. Que de telles transpositions soient possibles, cela fait frissonner. Notre côté ténèbres est insondable. Supplice exquis, l’expression est dans Bodin[4], ayant peut-être ce triple sens terrible : recherche du tourment, souffrance du tourmenté, volupté du tourmenteur. Ambition, appétit, tous ces mots signifient quelqu’un sacrifié à quelqu’un satisfait. Chose triste, que l’espérance puisse être perverse. En vouloir à une créature, c’est lui vouloir du mal. Pourquoi pas du bien ? Serait-ce que le principal versant de notre volonté serait du côté du mal ? Un des plus rudes labeurs du juste, c’est de s’extraire continuellement de l’âme une malveillance difficilement épuisable. Presque toutes nos convoitises, examinées, contiennent de l’inavouable. Pour le méchant complet, et cette perfection hideuse existe, Tant pis pour les autres signifie Tant mieux pour moi. Ombre de l’homme. Cavernes.

Josiane avait cette plénitude de sécurité que donne l’orgueil ignorant, fait du mépris de tout. La faculté féminine de dédaigner est extraordinaire. Un dédain inconscient, involontaire et confiant, c’était là Josiane. Barkilphedro était pour elle à peu près une chose. On l’eût bien étonnée, si on lui eût dit que Barkilphedro, cela existait.

Elle allait, venait et riait, devant cet homme qui la contemplait obliquement.

Lui, pensif, il épiait une occasion.

À mesure qu’il attendait, sa détermination de jeter dans la vie de cette femme un désespoir quelconque, augmentait.

Affût inexorable.

D’ailleurs il se donnait à lui-même d’excellentes raisons. Il ne faut pas croire que les coquins ne s’estiment pas. Ils se rendent des comptes dans des monologues altiers, et ils le prennent de très haut. Comment ! cette Josiane lui avait fait l’aumône ! Elle avait émietté sur lui, comme sur un mendiant, quelques liards de sa colossale richesse ! Elle l’avait rivé et cloué à une fonction inepte ! Si, lui Barkilphedro, presque homme d’église, capacité variée et profonde, personnage docte, ayant l’étoffe d’un révérend, il avait pour emploi d’enregistrer des tessons bons à racler les pustules de Job, s’il passait sa vie dans un galetas de greffe à déboucher gravement de stupides bouteilles incrustées de toutes les saletés de la mer, et déchiffrer des parchemins moisis, des pourritures de grimoires, des ordures de testaments, on ne sait quelles balivernes illisibles, c’était la faute de cette Josiane ! Comment ! cette créature le tutoyait !

Et il ne se vengerait pas !

Et il ne punirait pas cette espèce !

Ah çà mais ! il n’y aurait donc plus de justice ici-bas !


X

FLAMBOIEMENTS QU’ON VERRAIT SI L’HOMME ÉTAIT TRANSPARENT


Quoi ! cette femme, cette extravagante, cette songeuse lubrique, vierge jusqu’à l’occasion, ce morceau de chair n’ayant pas encore fait sa livraison, cette effronterie à couronne princière, cette Diane par orgueil, pas encore prise par le premier venu, soit, peut-être, on le dit, j’y consens, faute d’un hasard, cette bâtarde d’une canaille de roi qui n’avait pas eu l’esprit de rester en place, cette duchesse de raccroc, qui, grande dame, jouait à la déesse, et qui, pauvre, eût été fille publique, cette lady à peu près, cette voleuse des biens d’un proscrit, cette hautaine gueuse, parce qu’un jour, lui Barkilphedro, n’avait pas de quoi dîner, et qu’il était sans asile, avait eu l’impudence de l’asseoir chez elle à un bout de table, et de le nicher dans un trou quelconque de son insupportable palais, où ça ? n’importe où, peut-être au grenier, peut-être à la cave, qu’est-ce que cela fait ? un peu mieux que les valets, un peu plus mal que les chevaux ! Elle avait abusé de sa détresse, à lui, Barkilphedro, pour se dépêcher de lui rendre traîtreusement service, ce que font les riches afin d’humilier les pauvres, et de se les attacher comme des bassets qu’on mène en laisse ! Qu’est-ce que ce service lui coûtait d’ailleurs ? Un service vaut ce qu’il coûte. Elle avait des chambres de trop dans sa maison. Venir en aide à Barkilphedro ! le bel effort qu’elle avait fait là ! avait-elle mangé une cuillerée de soupe à la tortue de moins ? s’était-elle privée de quelque chose dans le débordement haïssable de son superflu ? Non. Elle avait ajouté à ce superflu une vanité, un objet de luxe, une bonne action en bague au doigt, un homme d’esprit secouru, un clergyman patronné ! Elle pouvait prendre des airs, dire : je prodigue les bienfaits, je donne la becquée à des gens de lettres, faire sa protectrice ! Est-il heureux de m’avoir trouvée, ce misérable ! Quelle amie des arts je suis ! Le tout pour avoir dressé un lit de sangle dans un méchant bouge sous les combles ! Quant à la place à l’amirauté, Barkilphedro la tenait de Josiane, parbleu ! jolie fonction ! Josiane avait fait Barkilphedro ce qu’il était. Elle l’avait créé, soit. Oui, créé rien. Moins que rien. Car il se sentait, dans cette charge ridicule, ployé, ankylosé et contrefait. Que devait-il à Josiane ? La reconnaissance du bossu pour sa mère qui l’a fait difforme. Voilà ces privilégiés, ces gens comblés, ces parvenus, ces préférés de la hideuse marâtre fortune ! Et l’homme à talents, et Barkilphedro, était forcé de se ranger dans les escaliers, de saluer des laquais, de grimper le soir un tas d’étages, et d’être courtois, empressé, gracieux, déférent, agréable, et d’avoir toujours sur le museau une grimace respectueuse ! S’il n’y a pas de quoi grincer de rage ! Et pendant ce temps-là elle se mettait des perles au cou, et elle prenait des poses d’amoureuse avec son imbécile de lord David Dirry-Moir, la drôlesse !

Ne vous laissez jamais rendre service. On en abusera. Ne vous laissez pas prendre en délit d’inanition, On vous soulagerait. Parce qu’il était sans pain, cette femme avait trouvé le prétexte suffisant pour lui donner à manger ! Désormais il était son domestique ! Une défaillance d’estomac, et vous voilà à la chaîne pour la vie ! Être obligé, c’est être exploité. Les heureux, les puissants, profitent du moment où vous tendez la main pour vous mettre un sou dedans, et de la minute où vous êtes lâche pour vous faire esclave, et esclave de la pire espèce, esclave d’une charité, esclave forcé d’aimer ! quelle infamie ! quelle indélicatesse, quelle surprise à notre fierté ! Et c’est fini, vous voilà condamné, à perpétuité, à trouver bon cet homme, trouver belle cette femme, à rester au second plan du subalterne, à approuver, à applaudir, à admirer, à encenser, à vous prosterner, à mettre à vos rotules le calus de l’agenouillement, à sucrer vos paroles, quand vous êtes rongé de colère, quand vous mâchez des cris de fureur, et quand vous avez en vous plus de soulèvement sauvage et plus d’écume amère que l’Océan !

C’est ainsi que les riches font prisonnier le pauvre.

Cette glu de la bonne action commise sur vous vous barbouille et vous embourbe pour toujours.

Une aumône est irrémédiable. Reconnaissance, c’est paralysie. Le bienfait a une adhérence visqueuse et répugnante qui vous ôte vos libres mouvements. Les odieux êtres opulents et gavés dont la pitié a sévi sur vous le savent. C’est dit. Vous êtes leur chose. Ils vous ont acheté. Combien ? un os, qu’ils ont retiré à leur chien pour vous l’offrir. Ils vous ont lancé cet os à la tête. Vous avez été lapidé autant que secouru. C’est égal. Avez-vous rongé l’os, oui ou non ? Vous avez eu aussi votre part de la niche. Donc remerciez. Remerciez à jamais. Adorez vos maîtres. Génuflexion indéfinie. Le bienfait implique un sous-entendu d’infériorité acceptée par vous. Ils exigent que vous vous sentiez pauvre diable et que vous les sentiez dieux. Votre diminution les augmente. Votre courbure les redresse. Il y a dans leur son de voix une douce pointe impertinente. Leurs événements de famille, mariages, baptêmes, la femelle pleine, les petits qu’on met bas, cela vous regarde. Il leur naît un louveteau, bien, vous composerez un sonnet. Vous êtes poète pour être plat. Si ce n’est pas à faire crouler les astres ! Un peu plus, ils vous feraient user leurs vieux souliers !

— Qu’est-ce que vous avez donc là chez vous, ma chère ? qu’il est laid ! qu’est-ce que c’est que cet homme ? — Je ne sais pas, c’est un grimaud que je nourris. — Ainsi dialoguent ces dindes. Sans même baisser la voix. Vous entendez, et vous restez mécaniquement aimable. Du reste, si vous êtes malade, vos maîtres vous envoient le médecin. Pas le leur. Dans l’occasion, ils s’informent. N’étant pas de la même espèce que vous, et l’inaccessible étant de leur côté, ils sont affables. Leur escarpement les fait abordables. Ils savent que le plain-pied est impossible. À force de dédain, ils sont polis. À table, ils vous font un petit signe de tête. Quelquefois ils savent l’orthographe de votre nom. Ils ne vous font pas sentir qu’ils sont vos protecteurs autrement qu’en marchant naïvement sur tout ce que vous avez de susceptible et de délicat. Ils vous traitent avec bonté !

Est-ce assez abominable ?

Certes, il était urgent de châtier la Josiane. Il fallait lui apprendre à qui elle avait eu affaire ! Ah ! messieurs les riches, parce que vous ne pouvez pas tout consommer, parce que l’opulence aboutirait à l’indigestion, vu la petitesse de vos estomacs égaux aux nôtres, après tout, parce qu’il vaut mieux distribuer les restes que les perdre, vous érigez cette pâtée jetée aux pauvres en magnificence ! Ah ! vous nous donnez du pain, vous nous donnez un asile, vous nous donnez des vêtements, vous nous donnez un emploi, et vous poussez l’audace, la folie, la cruauté, l’ineptie et l’absurdité jusqu’à croire que nous sommes vos obligés ! ce pain, c’est un pain de servitude, cet asile, c’est une chambre de valet, ces vêtements, c’est une livrée, cet emploi, c’est une dérision, payée, soit, mais abrutissante ! Ah ! vous vous croyez le droit de nous flétrir avec du logement et de la nourriture, vous vous imaginez que nous vous sommes redevables, et vous comptez sur de la reconnaissance ! Eh bien ! nous vous mangerons le ventre ! Eh bien ! nous vous détripaillerons, belle madame, et nous vous dévorerons toute en vie, et nous vous couperons les attaches du cœur avec nos dents !

Cette Josiane ! n’était-ce pas monstrueux ? quel mérite avait-elle ? Elle avait fait ce chef-d’œuvre de venir au monde en témoignage de la bêtise de son père et de la honte de sa mère, elle nous faisait la grâce d’exister, et cette complaisance qu’elle avait d’être un scandale public, on la lui payait des millions, elle avait des terres et des châteaux, des garennes, des chasses, des lacs, des forêts, est-ce que je sais, moi ? et avec cela elle faisait sa sotte ! et on lui adressait des vers ! et lui, Barkilphedro, qui avait étudié et travaillé, qui s’était donné de la peine, qui s’était fourré de gros livres dans les yeux et dans la cervelle, qui avait pourri dans les bouquins et dans la science, qui avait énormément d’esprit, qui commanderait très bien des armées, qui écrirait des tragédies comme Otway et Dryden, s’il voulait, lui qui était fait pour être empereur, il avait été réduit à permettre à cette rien du tout de l’empêcher de crever de faim ! L’usurpation de ces riches, exécrables élus du hasard, peut-elle aller plus loin ! Faire semblant d’être généreux avec nous, et nous protéger, et nous sourire à nous qui boirions leur sang et qui nous lècherions les lèvres ensuite ! Que la basse femme de cour ait l’odieuse puissance d’être bienfaitrice, et que l’homme supérieur puisse être condamné à ramasser de telles bribes tombant d’une telle main, quelle plus épouvantable iniquité ! Et quelle société que celle qui a à ce point pour base la disproportion et l’injustice ! Ne serait-ce pas le cas de tout prendre par les quatre coins, et d’envoyer pêle-mêle au plafond la nappe et le festin et l’orgie, et l’ivresse et l’ivrognerie, et les convives, et ceux qui sont deux coudes sur la table, et ceux qui sont à quatre pattes dessous, et les insolents qui donnent et les idiots qui acceptent, et de recracher tout au nez de Dieu, et de jeter au ciel toute la terre ! En attendant, enfonçons nos griffes dans Josiane.

Ainsi songeait Barkilphedro. C’étaient là les rugissements qu’il avait dans l’âme. C’est l’habitude de l’envieux de s’absoudre en amalgamant à son grief personnel le mal public. Toutes les formes farouches des passions haineuses allaient et venaient dans cette intelligence féroce. À l’angle des vieilles mappemondes du quinzième siècle, on trouve un large espace vague sans forme et sans nom où sont écrits ces trois mots : Hic sunt leones. Ce coin sombre est aussi dans l’homme. Les passions rôdent et grondent quelque part en nous, et l’on peut dire aussi d’un côté obscur de notre âme : Il y a ici des lions.

Cet échafaudage de raisonnements fauves était-il absolument absurde ? cela manquait-il d’un certain jugement ? Il faut bien le dire, non.

Il est effrayant de penser que cette chose qu’on a en soi, le jugement, n’est pas la justice. Le jugement, c’est le relatif. La justice, c’est l’absolu. Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste.

Les méchants malmènent la conscience avec autorité. Il y a une gymnastique du faux. Un sophiste est un faussaire, et dans l’occasion ce faussaire brutalise le bon sens. Une certaine logique très souple, très implacable et très agile est au service du mal et excelle à meurtrir la vérité dans les ténèbres. Coups de poing sinistres de Satan à Dieu.

Tel sophiste, admiré des niais, n’a pas d’autre gloire que d’avoir fait des « bleus » à la conscience humaine.

L’affligeant, c’est que Barkilphedro pressentait un avortement. Il entreprenait un vaste travail, et en somme, il le craignait du moins, pour peu de ravage. Être un homme corrosif, avoir en soi une volonté d’acier, une haine de diamant, une curiosité ardente de la catastrophe, et ne rien brûler, ne rien décapiter, ne rien exterminer ! Être ce qu’il était, une force de dévastation, une animosité vorace, un rongeur du bonheur d’autrui, avoir été créé — (car il y a un créateur, le diable ou Dieu, n’importe qui !) avoir été créé de toutes pièces Barkilphedro pour ne réaliser peut-être qu’une chiquenaude ; est-ce possible ! Barkilphedro manquerait son coup ! Être un ressort à lancer des quartiers de rocher, et lâcher toute sa détente pour faire à une mijaurée une bosse au front ! une catapulte faisant le dégât d’une pichenette ! accomplir une besogne de Sisyphe pour un résultat de fourmi ! suer toute la haine pour à peu près rien ! Est-ce assez humiliant quand on est un mécanisme d’hostilité à broyer le monde ! Mettre en mouvement tous ses engrenages, faire dans l’ombre un fracas de machine de Marly, pour réussir peut-être à pincer le bout d’un petit doigt rose ! Il allait tourner et retourner des blocs pour arriver, qui sait ? à rider un peu la surface plate de la cour ! Dieu a cette manie de dépenser grandement les forces. Un remuement de montagne aboutit au déplacement d’une taupinière.

En outre, la cour étant donnée, terrain bizarre, rien n’est plus dangereux que de viser son ennemi, et de le manquer. D’abord cela vous démasque à votre ennemi, et cela l’irrite ; ensuite, et surtout, cela déplaît au maître. Les rois goûtent peu les maladroits. Pas de contusions ; pas de gourmades laides. Égorgez, tout le monde, ne faites saigner du nez à personne. Qui tue est habile, qui blesse est inepte. Les rois n’aiment pas qu’on éclope leurs domestiques. Ils vous en veulent si vous fêlez une porcelaine sur leur cheminée ou un courtisan dans leur cortège. La cour doit rester propre. Cassez, et remplacez ; c’est bien.

Ceci se concilie du reste parfaitement avec le goût des médisances qu’ont les princes. Dites du mal, n’en faites point. Ou, si vous en faites, que ce soit en grand.

Poignardez, mais n’égratignez pas. À moins que l’épingle ne soit empoisonnée. Circonstance atténuante. C’était, rappelons-le, le cas de Barkilphedro.

Tout pygmée haineux est la fiole où est enfermé le dragon de Salomon. Fiole microscopique, dragon démesuré. Condensation formidable attendant l’heure gigantesque de la dilatation. Ennui consolé par la préméditation de l’explosion. Le contenu est plus grand que le contenant. Un géant latent, quelle chose étrange ! un acarus dans lequel il y a une hydre ! Être cette affreuse boîte à surprise, avoir en soi Léviathan, c’est pour le nain une torture et une volupté.

Aussi rien n’eût fait lâcher prise à Barkilphedro. Il attendait son heure. Viendrait-elle ? Qu’importe ? il l’attendait. Quand on est très mauvais, l’amour-propre s’en mêle. Faire des trous et des sapes à une fortune de cour, plus haute que nous, la miner à ses risques et périls, tout souterrain et tout caché qu’on est, insistons-y, c’est intéressant. On se passionne à un tel jeu. On s’éprend de cela comme d’un poème épique qu’on ferait. Être très petit et s’attaquer à quelqu’un de très grand est une action d’éclat. C’est beau d’être la puce d’un lion.

L’altière bête se sent piquée et dépense son énorme colère contre l’atome. Un tigre rencontré l’ennuierait moins. Et voilà les rôles changés. Le lion humilié a dans sa chair le dard de l’insecte, et la puce peut dire : j’ai en moi du sang de lion.

Pourtant, ce n’étaient là pour l’orgueil de Barkilphedro que de demi-apaisements. Consolations. Palliatifs. Taquiner est une chose, torturer vaudrait mieux. Barkilphedro, pensée désagréable qui lui revenait sans cesse, n’aurait vraisemblablement pas d’autre succès que d’entamer chétivement l’épiderme de Josiane. Que pouvait-il espérer de plus, lui si infime contre elle si radieuse ? Une égratignure, que c’est peu, à qui voudrait toute la pourpre de l’écorchure vive, et les rugissements de la femme plus que nue, n’ayant même plus cette chemise, la peau ! avec de telles envies, que c’est fâcheux d’être impuissant ! Hélas ! rien n’est parfait.

En somme il se résignait. Ne pouvant mieux, il ne rêvait que la moitié de son rêve. Faire une farce noire, c’est là un but après tout.

Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! Barkilphedro était ce colosse. Ordinairement l’ingratitude est de l’oubli ; chez ce privilégié du mal, elle était de la fureur. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. Fournaise murée de haine, de colère, de silence, de rancune, attendant pour combustible Josiane. Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. Quelle chose terrible ! Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage.

Peut-être en était-il un peu amoureux.


XI

BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE


Trouver l’endroit sensible de Josiane et la frapper là ; telle était, pour toutes les causes que nous venons de dire, la volonté imperturbable de Barkilphedro.

Vouloir ne suffit pas ; il faut pouvoir.

Comment s’y prendre ?

Là était la question.

Les chenapans vulgaires font soigneusement le scenario de la coquinerie qu’ils veulent commettre. Ils ne se sentent pas assez forts pour saisir l’incident au passage, pour en prendre possession de gré ou de force, et pour le contraindre à les servir. De là des combinaisons préliminaires que les méchants profonds dédaignent. Les méchants profonds ont pour tout a priori leur méchanceté ; ils se bornent à s’armer de toutes pièces, préparent plusieurs en-cas variés, et, comme Barkilphedro, épient tout bonnement l’occasion. Ils savent qu’un plan façonné d’avance court risque de mal s’emboîter dans l’événement qui se présentera. On ne se rend pas comme cela maître du possible et l’on n’en fait point ce qu’on veut. On n’a point de pourparler préalable avec la destinée. Demain ne nous obéit pas. Le hasard a une certaine indiscipline.

Aussi le guettent-ils pour lui demander sans préambule, d’autorité, et sur-le-champ, sa collaboration. Pas de plan, pas d’épure, pas de maquette, pas de soulier tout fait chaussant mal l’inattendu. Ils plongent à pic dans la noirceur. La mise à profit immédiate et rapide du fait quelconque qui peut aider, c’est là l’habileté qui distingue le méchant efficace, et qui élève le coquin à la dignité de démon. Brusquer le sort, c’est le génie.

Le vrai scélérat vous frappe comme une fronde, avec le premier caillou venu.

Les malfaiteurs capables comptent sur l’imprévu, cet auxiliaire stupéfait de tant de crimes.

Empoigner l’incident, sauter dessus ; il n’y a pas d’autre Art Poétique pour ce genre de talent.

Et, en attendant, savoir à qui l’on a affaire. Sonder le terrain.

Pour Barkilphedro, le terrain était la reine Anne.

Barkilphedro approchait la reine.

De si près que, parfois, il s’imaginait entendre les monologues de sa majesté.

Quelquefois, il assistait, point compté, aux conversations des deux sœurs. On ne lui défendait pas le glissement d’un mot. Il en profitait pour s’amoindrir. Façon d’inspirer confiance.

C’est ainsi qu’un jour, à Hampton-Court, dans le jardin, étant derrière la duchesse, qui était derrière la reine, il entendit Anne, se conformant lourdement à la mode, émettre des sentences.

— Les bêtes sont heureuses, disait la reine, elles ne risquent pas d’aller en enfer.

— Elles y sont, répondit Josiane.

Cette réponse, qui substituait brusquement la philosophie à la religion, déplut. Si par hasard c’était profond, Anne se sentait choquée.

— Ma chère, dit-elle à Josiane, nous parlons de l’enfer comme deux sottes. Demandons à Barkilphedro ce qu’il en est. Il doit savoir ces choses-là.

— Comme diable ? demanda Josiane.

— Comme bête, répondit Barkilphedro.

Et il salua.

— Madame, dit la reine à Josiane, il a plus d’esprit que nous.

Pour un homme comme Barkilphedro, approcher la reine, c’était la tenir. Il pouvait dire : Je l’ai. Maintenant il lui fallait la manière de s’en servir.

Il avait pied en cour. Être posté, c’est superbe. Aucune chance ne pouvait lui échapper. Plus d’une fois il avait fait sourire méchamment la reine. C’était avoir un permis de chasse.

Mais n’y avait-il aucun gibier réservé ? Ce permis de chasse allait-il jusqu’à casser l’aile ou la patte à quelqu’un comme la propre sœur de sa majesté ?

Premier point à éclaircir. La reine aimait-elle sa sœur ?

Un faux pas peut tout perdre. Barkilphedro observait.

Avant d’entamer la partie, le joueur regarde ses cartes. Quels atouts a-t-il ? Barkilphedro commença par examiner l’âge des deux femmes : Josiane, vingt-trois ans ; Anne, quarante et un ans. C’était bien. Il avait du jeu.

Le moment où la femme cesse de compter par printemps et commence à compter par hivers, est irritant. Sourde rancune contre le temps, qu’on a en soi. Les jeunes belles épanouies, parfums pour les autres, sont pour vous épines, et de toutes ces roses vous sentez la piqûre. Il semble que toute cette fraîcheur vous est prise, et que la beauté ne décroît en vous que parce qu’elle croît chez les autres.

Exploiter cette mauvaise humeur secrète, creuser la ride d’une femme de quarante ans qui est reine, cela était indiqué à Barkilphedro.

L’envie excelle à exciter la jalousie comme le rat à faire sortir le crocodile.

Barkilphedro attachait sur Anne son regard magistral.

Il voyait dans la reine comme on voit dans une stagnation. Le marécage a sa transparence. Dans une eau sale on voit des vices ; dans une eau trouble on voit des inepties. Anne n’était qu’une eau trouble.

Des embryons de sentiments et des larves d’idées se mouvaient dans cette cervelle épaisse.

C’était peu distinct. Cela avait à peine des contours. C’étaient des réalités pourtant, mais informes. La reine pensait ceci. La reine désirait cela. Préciser quoi était difficile. Les transformations confuses qui s’opèrent dans l’eau croupissante sont malaisées à étudier.

La reine, habituellement obscure, avait par instants des échappées bêtes et brusques. C’était là ce qu’il fallait saisir. Il fallait la prendre sur le fait.

Qu’est-ce que la reine Anne, dans son for intérieur, voulait à la duchesse Josiane ? Du bien, ou du mal ?

Problème. Barkilphedro se le posa.

Ce problème résolu, on pourrait aller plus loin.

Divers hasards servirent Barkilphedro. Et surtout sa ténacité au guet.

Anne était, du côté de son mari, un peu parente de la nouvelle reine de Prusse, femme du roi aux cent chambellans, de laquelle elle avait un portrait peint sur émail d’après le procédé de Turquet de Mayerne. Cette reine de Prusse avait, elle aussi, une sœur cadette illégitime, la baronne Drika.

Un jour, Barkilphedro présent, Anne fit à l’ambassadeur de Prusse des questions sur cette Drika.

— On la dit riche ?

— Très riche, répondit l’ambassadeur.

— Elle a des palais ?

— Plus magnifiques que ceux de la reine sa sœur.

— Qui doit-elle épouser ?

— Un très grand seigneur, le comte Gormo.

— Joli ?

— Charmant.

— Elle est jeune ?

— Toute jeune.

— Aussi belle que la reine ?

L’ambassadeur baissa la voix et répondit :

— Plus belle.

— Ce qui est insolent, murmura Barkilphedro.

La reine eut un silence, puis s’écria :

— Ces bâtardes !

Barkilphedro nota ce pluriel.

Une autre fois, à une sortie de chapelle où Barkilphedro se tenait assez près de la reine derrière les deux grooms de l’aumônerie, lord David Dirry-Moir, traversant des rangées de femmes, fit sensation par sa bonne mine. Sur son passage éclatait un brouhaha d’exclamations féminines : — Qu’il est élégant ! — Qu’il est galant ! — Qu’il a grand air ! — Qu’il est beau !

— Comme c’est désagréable ! grommela la reine.

Barkilphedro entendit.

Il était fixé.

On pouvait nuire à la duchesse sans déplaire à la reine.

Le premier problème était résolu.

Maintenant le deuxième se présentait.

Comment faire pour nuire à la duchesse ?

Quelle ressource pouvait, pour un but si ardu, lui offrir son misérable emploi ?

Aucune, évidemment.


XII

ÉCOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE


Indiquons un détail : Josiane « avait le tour ».

On le comprendra en réfléchissant qu’elle était, quoique du petit côté, sœur de la reine, c’est-à-dire personne princière.

Avoir le tour. Qu’est cela ?

Le vicomte de Saint-John — prononcez Bolingbroke — écrivait à Thomas Lennard, comte de Sussex : « Deux choses font qu’on est grand. En Angleterre avoir le tour ; en France avoir le pour. »

Le pour, en France, c’était ceci : quand le roi était en voyage, le fourrier de la cour, le soir venu, au débotté à l’étape, assignait leur logement aux personnes suivant sa majesté. Parmi ces seigneurs, quelques-uns avaient un privilège immense : « Ils ont le pour, dit le Journal historique de l’année 1694, page 6, c’est-à-dire que le fourrier qui marque les logis met Pour avant leur nom, comme : Pour M. le prince de Soubise, au lieu que, quand il marque le logis d’une personne qui n’est point prince, il ne met point de Pour, mais simplement son nom, par exemple : le duc de Gesvres, le duc de Mazarin, etc. » Ce Pour sur une porte indiquait un prince ou un favori. Favori, c’est pire que prince. Le roi accordait le pour comme le cordon bleu ou la pairie.

« Avoir le tour » en Angleterre était moins vaniteux, mais plus réel. C’était un signe de véritable approche de la personne régnante. Quiconque était, par naissance ou faveur, en posture de recevoir des communications directes de sa majesté, avait dans le mur de sa chambre de lit un tour où était ajusté un timbre. Le timbre sonnait, le tour s’ouvrait, une missive royale apparaissait sur une assiette d’or ou sur un coussin de velours, puis le tour se refermait. C’était intime et solennel. Le mystérieux dans le familier. Le tour ne servait à aucun autre usage. Sa sonnerie annonçait un message royal. On ne voyait pas qui l’apportait. C’était du reste tout simplement un page de la reine ou du roi. Leicester avait le tour sous Élisabeth, et Buckingham sous Jacques Ier. Josiane l’avait sous Anne, quoique peu favorite. Qui avait le tour était comme quelqu’un qui serait en relation directe avec la petite poste du ciel, et chez qui Dieu enverrait de temps en temps son facteur porter une lettre. Pas d’exception plus enviée. Ce privilège entraînait plus de servilité. On en était un peu plus valet. À la cour, ce qui élève abaisse. « Avoir le tour », cela se disait en français ; ce détail d’étiquette anglaise étant probablement une ancienne platitude française.

Lady Josiane, vierge pairesse comme Élisabeth avait été vierge reine, menait, tantôt à la ville, tantôt à la campagne, selon la saison, une existence quasi princière, et tenait à peu près une cour dont lord David était courtisan, avec plusieurs. N’étant pas encore mariés, lord David et lady Josiane pouvaient sans ridicule se montrer ensemble en public, ce qu’ils faisaient volontiers. Ils allaient souvent aux spectacles et aux courses dans le même carrosse et dans la même tribune. Le mariage, qui leur était permis et même imposé, les refroidissait ; mais en somme leur attrait était de se voir. Les privautés permises aux « engaged » ont une frontière aisée à franchir. Ils s’en abstenaient, ce qui est facile étant de mauvais goût.

Les plus belles boxes d’alors avaient lieu à Lambeth, paroisse où le lord archevêque de Cantorbéry a un palais, quoique l’air y soit malsain, et une riche bibliothèque ouverte à de certaines heures aux honnêtes gens. Une fois, c’était en hiver, il y eut là, dans une prairie fermée à clef, un assaut de deux hommes auquel assista Josiane, menée par David. Elle avait demandé : Est-ce que les femmes sont admises ? et David avait répondu : Sunt fæminæ magnates. Traduction libre : Pas les bourgeoises. Traduction littérale : Les grandes dames existent. Une duchesse entre partout. C’est pourquoi lady Josiane vit la boxe.

Lady Josiane fit seulement la concession de se vêtir en cavalier, chose fort usitée alors. Les femmes ne voyageaient guère autrement. Sur six personnes que contenait le coche de Windsor, il était rare qu’il n’y eût point une ou deux femmes habillées en hommes. C’était signe de gentry.

Lord David, étant en compagnie d’une femme, ne pouvait figurer dans le match, et devait rester simple assistant.

Lady Josiane ne trahissait sa qualité que par ceci, qu’elle regardait à travers une lorgnette, ce qui était acte de gentilhomme.

La « noble rencontre » était présidée par lord Germaine, arrière-grand-père ou grand-oncle de ce lord Germaine qui, vers la fin du dix-huitième siècle, fut colonel, lâcha pied dans une bataille, puis fut ministre de la guerre, et n’échappa aux biscayens de l’ennemi que pour tomber sous les sarcasmes de Sheridan, mitraille pire. Force gentilshommes pariaient ; Harry Belew de Carleton, ayant des prétentions à la pairie éteinte de Bella-Aqua, contre Henry, lord Hyde, membre du parlement pour le bourg de Dunhivid, qu’on appelle aussi Launceston ; l’honorable Peregrine Bertie, membre pour le bourg de Truro, contre sir Thomas Colepeper, membre pour Maidstone ; le laird de Lamyrbau, qui est de la marche de Lothian, contre Samuel Trefusis, du bourg de Penryn ; sir Bartholomew Gracedieu, du bourg Saint-Yves, contre le très honorable Charles Bodville, qui s’appelle lord Robartes, et qui est Custos Rotulorum du comté de Cornouailles. D’autres encore.

Les deux boxeurs étaient un irlandais de Tipperary nommé du nom de sa montagne natale Phelem-ghe-madone, et un écossais appelé Helmsgail. Cela mettait deux orgueils nationaux en présence. Irlande et Écosse allaient se cogner ; Erin allait donner des coups de poing à Gajothel. Aussi les paris dépassaient quarante mille guinées, sans compter les jeux fermes.

Les deux champions étaient nus avec une culotte très courte bouclée aux hanches, et des brodequins à semelles cloutées, lacés aux chevilles.

Helmsgail, l’écossais, était un petit d’à peine dix-neuf ans, mais il avait déjà le front recousu ; c’est pourquoi on tenait pour lui deux et un tiers. Le mois précédent il avait enfoncé une côte et crevé les deux yeux au boxeur Sixmileswater ; ce qui expliquait l’enthousiasme. Il y avait eu pour ses parieurs gain de douze mille livres sterling. Outre son front recousu, Helmsgail avait la mâchoire ébréchée. Il était leste et alerte. Il était haut comme une femme petite, ramassé, trapu, d’une stature basse et menaçante, et rien n’avait été perdu de la pâte dont il avait été fait ; pas un muscle qui n’allât au but, le pugilat. Il y avait de la concision dans son torse ferme, luisant et brun comme l’airain. Il souriait, et trois dents qu’il avait de moins s’ajoutaient à son sourire.

Son adversaire était vaste et large, c’est-à-dire faible.

C’était un homme de quarante ans. Il avait six pieds de haut, un poitrail d’hippopotame, et l’air doux. Son coup de poing fendait le pont d’un navire, mais il ne savait pas le donner. L’irlandais Phelem-ghe-madone était surtout une surface et semblait être dans les boxes plutôt pour recevoir que pour rendre. Seulement on sentait qu’il durerait longtemps. Espèce de rostbeef pas assez cuit, difficile à mordre et impossible à manger. Il était ce qu’on appelle, en argot local, de la viande crue, raw flesh. Il louchait. Il semblait résigné.

Ces deux hommes avaient passé la nuit précédente côte à côte dans le même lit, et dormi ensemble. Ils avaient bu dans le même verre chacun trois doigts de vin de Porto.

Ils avaient l’un et l’autre leur groupe de souteneurs, gens de rude mine, menaçant au besoin les arbitres. Dans le groupe pour Helmsgail, on remarquait John Gromane, fameux pour porter un bœuf sur son dos, et un nommé John Bray qui un jour avait pris sur ses épaules dix boisseaux de farine à quinze gallons par boisseau, plus le meunier, et avait marché avec cette charge plus de deux cents pas plus loin. Du côté de Phelem-ghe-madone, lord Hyde avait amené de Launceston un certain Kilter, lequel demeurait au Château-Vert, et lançait par-dessus son épaule une pierre de vingt livres plus haut que la plus haute tour du château. Ces trois hommes, Kilter, Bray et Gromane, étaient de Cornouailles, ce qui honore le comté.

D’autres souteneurs étaient des garnements brutes, au râble solide, aux jambes arquées, aux grosses pattes noueuses, à la face inepte, en haillons, et ne craignant rien, étant presque tous repris de justice.

Beaucoup s’entendaient admirablement à griser les gens de police. Chaque profession doit avoir ses talents.

Le pré choisi était plus loin que le Jardin des Ours, où l’on faisait autrefois battre les ours, les taureaux et les dogues, au delà des dernières bâtisses en construction, à côté de la masure du prieuré de Sainte-Marie Over Ry, ruiné par Henri VIII. Vent du nord et givre était le temps ; une pluie fine tombait, vite figée en verglas. On reconnaissait dans les gentlemen présents ceux qui étaient pères de famille, parce qu’ils avaient ouvert leurs parapluies.

Du côté de Phelem-ghe-madone, colonel Moncreif, arbitre, et Kilter, pour tenir le genou.

Du côté de Helmsgail, l’honorable Pughe Beaumaris, arbitre, et lord Desertum, qui est de Kilcarry, pour tenir le genou.

Les deux boxeurs furent quelques instants immobiles dans l’enceinte pendant qu’on réglait les montres. Puis ils marchèrent l’un à l’autre et se donnèrent la main.

Phelem-ghe-madone dit à Helmsgail : — J’aimerais m’en aller chez moi.

Helmsgail répondit avec honnêteté : — Il faut que la gentry se soit dérangée pour quelque chose.

Nus comme ils étaient, ils avaient froid. Phelem-ghe-madone tremblait. Ses mâchoires claquaient.

Docteur Eleanor Sharp, neveu de l’archevêque d’York, leur cria : Tapez-vous, mes drôles. Ça vous réchauffera.

Cette parole d’aménité les dégela.

Ils s’attaquèrent.

Mais ni l’un ni l’autre n’étaient en colère. On compta trois reprises molles. Révérend Docteur Gumdraith, un des quarante associés d’All Souls Colleges[5], cria : Qu’on leur entonne du gin !

Mais les deux referees et les deux parrains, juges tous quatre, maintinrent la règle. Il faisait pourtant bien froid.

On entendit le cri : first blood ! Le premier sang était réclamé. On les replaça bien en face l’un de l’autre.

Ils se regardèrent, s’approchèrent, allongèrent les bras, se touchèrent les poings, puis reculèrent. Tout à coup, Helmsgail, le petit homme, bondit.

Le vrai combat commença.

Phelem-ghe-madone fut frappé en plein front entre les deux sourcils. Tout son visage ruissela de sang. La foule cria : Helmsgail a fait couler le bordeaux[6] ! On applaudit. Phelem-ghe-madone, tournant ses bras comme un moulin ses ailes, se mit à démener ses deux poings au hasard.

L’honorable Peregrine Berti dit : — Aveuglé. Mais pas encore aveugle.

Alors Helmsgail entendit de toutes parts éclater cet encouragement : — Bung his peepers[7] !

En somme, les deux champions étaient vraiment bien choisis, et, quoique le temps fût peu favorable, on comprit que le match réussirait. Le quasi-géant Phelem-ghe-madone avait les inconvénients de ses avantages ; il se mouvait pesamment. Ses bras étaient massue, mais son corps était masse. Le petit courait, frappait, sautait, grinçait, doublait la vigueur par la vitesse, savait les ruses. D’un côté le coup de poing primitif, sauvage, inculte, à l’état d’ignorance ; de l’autre le coup de poing de la civilisation. Helmsgail combattait autant avec ses nerfs qu’avec ses muscles et avec sa méchanceté qu’avec sa force ; Phelem-ghe-madone était une espèce d’assommeur inerte, un peu assommé au préalable. C’était l’art contre la nature. C’était le féroce contre le barbare.

Il était clair que le barbare serait battu. Mais pas très vite. De là l’intérêt.

Un petit contre un grand. La chance est pour le petit. Un chat a raison d’un dogue. Les Goliath sont toujours vaincus par les David.

Une grêle d’apostrophes tombait sur les combattants : — Bravo, Helmsgail ! good ! well done, highlander ! — Now, Phelem[8] !

Et, les amis de Helmsgail lui répétaient avec bienveillance l’exhortation : — Crève-lui les quinquets !

Helmsgail fit mieux, brusquement baissé et redressé avec une ondulation de reptile, il frappa Phelem-ghe-madone au sternum. Le colosse chancela.

— Mauvais coup ! cria le vicomte Barnard,

Phelem-ghe-madone s’affaissa sur le genou de Kilter en disant : — Je commence à me réchauffer.

Lord Desertum consulta les referees, et dit : — Il y aura cinq minutes de rond[9].

Phelem-ghe-madone défaillait. Kilter lui essuya le sang des yeux et la sueur du corps avec une flanelle et lui mit un goulot dans la bouche. On était à la onzième passe. Phelem-ghe-madone, outre sa plaie au front, avait les pectoraux déformés de coups, le ventre tuméfié et le sinciput meurtri. Helmsgail n’avait rien.

Un certain tumulte éclatait parmi les gentlemen.

Lord Barnard répétait : — Mauvais coup.

— Pari nul, dit le laird de Lamyrbau.

— Je réclame mon enjeu, reprit sir Thomas Colepeper.

Et l’honorable membre pour le bourg Saint-Yves, sir Bartholomew Gracedieu, ajouta :

— Qu’on me rende mes cinq cents guinées, je m’en vais.

— Cessez le match, cria l’assistance.

Mais Phelem-ghe-madone se leva presque aussi branlant qu’un homme ivre, et dit :

— Continuons le match, à une condition. J’aurai aussi, moi, le droit de donner un mauvais coup.

On cria de toutes parts : — Accordé.

Helmsgail haussa les épaules.

Les cinq minutes passées, la reprise se fit.

Le combat, qui était une agonie pour Phelem-ghe-madone, était un jeu pour Helmsgail.

Ce que c’est que la science ! le petit homme trouva moyen de mettre le grand en chancery, c’est-à-dire que tout à coup Helmsgail prit sous son bras gauche courbé comme un croissant d’acier la grosse tête de Phelem-ghe-madone, et le tint là sous son aisselle, cou ployé et nuque basse, pendant que de son poing droit, tombant et retombant comme un marteau sur un clou, mais de bas en haut et en dessous, il lui écrasait à l’aise la face. Quand Phelem-ghe-madone, enfin lâché, releva la tête, il n’avait plus de visage.

Ce qui avait été un nez, des yeux et une bouche, n’était plus qu’une apparence d’éponge noire trempée dans le sang. Il cracha. On vit à terre quatre dents.

Puis il tomba. Kilter le reçut sur son genou.

Helmsgail était à peine touché. Il avait quelques bleus insignifiants et une égratignure à une clavicule.

Personne n’avait plus froid. On faisait seize et un quart pour Helmsgail contre Phelem-ghe-madone.

Harry de Carleton cria :

— Il n’y a plus de Phelem-ghe-madone. Je parie pour Helmsgail ma pairie de Bella-Aqua et mon titre de lord Bellew contre une vieille perruque de l’archevêque de Cantorbery.

— Donne ton mufle, dit Kilter à Phelem-ghe-madone, et, fourrant sa flanelle sanglante dans la bouteille, il le débarbouilla avec du gin. On revit la bouche, et Phelem-ghe-madone ouvrit une paupière. Les tempes semblaient fêlées.

— Encore une reprise, ami, dit Kilter. Et il ajouta : — Pour l’honneur de la basse ville.

Les gallois et les irlandais s’entendent ; pourtant Phelem-ghe-madone, ne fit aucun signe pouvant indiquer qu’il avait encore quelque chose dans l’esprit.

Phelem-ghe-madone se releva, Kilter le soutenant. C’était la vingt-cinquième reprise. À la manière dont ce cyclope, car il n’avait plus qu’un œil, se remit en posture, on comprit que c’était la fin et personne ne douta qu’il ne fût perdu. Il posa sa garde au-dessus du menton, gaucherie de moribond. Helmsgail, à peine en sueur, cria : Je parie pour moi. Mille contre un.

Helmsgail, levant le bras, frappa, et, ce fut étrange, tous deux tombèrent. On entendit un grognement gai.

C’était Phelem-ghe-madone qui était content.

Il avait profité du coup terrible qu’Helmsgail lui avait donné sur le crâne pour lui en donner un, mauvais, au nombril.

Helmsgail, gisant, râlait.

L’assistance regarda Helmsgail à terre et dit : — Remboursé.

Tout le monde battit des mains, même les perdants.

Phelem-ghe-madone avait rendu mauvais coup pour mauvais coup, et agi dans son droit.

On emporta Helmsgail sur une civière. L’opinion était qu’il n’en reviendrait point. Lord Robartes s’écria : Je gagne douze cents guinées. Phelem-ghe-madone était évidemment estropié pour la vie.

En sortant, Josiane prit le bras de lord David, ce qui est toléré entre « engaged ». Elle lui dit :

— C’est très beau. Mais…

— Mais quoi ?

— J’aurais cru que cela m’ôterait mon ennui. Eh bien, non.

Lord David s’arrêta, regarda Josiane, ferma la bouche et enfla les joues en secouant la tête, ce qui signifie : attention ! et dit à la duchesse :

— Pour l’ennui il n’y a qu’un remède.

— Lequel ?

— Gwynplaine.

La duchesse demanda :

— Qu’est-ce que c’est que Gwynplaine ?



  1. Regina Saba coram rege crura denudavit. Schicklardus In Proæmio Tarich. Jersici F. 65.
  2. Frappe ferme.
  3. Queen Ann.
  4. Livre IV, p. 196.
  5. Collège de Toutes-les-Ames.
  6. Hemlsgail has tapped his claret.
  7. Crève-lui les quinquets.
  8. Bravo, Helmsgail ! bon ! c’est bien, montagnard ! — À ton tour Phelem !
  9. Suspension.