L’Illustre Maurin/XLVII

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E. Flammarion (p. 404-410).

CHAPITRE XLVII


La beauté du fléau hideux.

Le vent soufflait, puis s’apaisait pour reprendre encore.

Depuis deux jours on combattait sans succès l’incendie, à cause de ces sautes de vent qui déroutaient toutes les manœuvres.

Un peuple de travailleurs était accouru.

Préfet, sous-préfet, commandant de gendarmerie, capitaines forestiers, forestiers, bûcherons, charbonniers, tout le monde était à son poste. On taillait, hache en main ; on abattait en toute hâte des pans de forêt pour opposer à l’incendie une barrière de feu ; on creusait des tranchées, on combinait l’attaque contre le fléau plus terrible qu’une armée.

Le soir du troisième jour arriva. Des milliers d’hectares de bois, bruyères, genêts, pins de tout âge, flambaient et fumaient.

La nuit revint et montra, dans toute son effroyable gloire, l’incendie dont naguère la clarté du soleil noyait et dissimulait la magnificence.

Et de tous côtés, sur un fond éblouissant de flammes tordues, on voyait se démener des silhouettes noires, des travailleurs acharnés, armés de pics, de haches, courant, se baissant, se relevant, s’éloignant pour fuir l’insoutenable « coup de chalumeau, » la fusée des gaz en feu, et, aussitôt après, revenant à l’attaque.

Le matin du troisième jour, on crut un moment qu’on se rendrait maître du fléau.

Le préfet et les chefs militaires étaient placés sur un sommet qui commandait toute la région.

— C’est horrible et sublime, voilà le mot qu’on répète toujours devant le feu, dit le préfet. Mais comment donc prennent ces incendies ?

— La malveillance ! ce mot dit tout, répliqua un capitaine forestier qui souffrait d’une entorse et de plusieurs brûlures graves, et que M. Cabissol était en train de panser.

« Nos forestiers collectionnent les engins incendiaires. Nous en trouvons souvent dans nos forêts domaniales. Le plus commun est un paquet d’allumettes alourdi d’un caillou et suspendu par une ficelle au bout d’une branche basse, de telle façon que le phosphore effleure juste une pierre placée au-dessous… L’engin est disposé par temps calme. Qu’une brise, même légère, s’élève, la branche qui le supporte se balance, — les allumettes, frottées contre la pierre autour de laquelle sont entassées des matières résineuses, des broussailles légères, — s’enflamment ; le tour est joué. Les soleils d’été ont desséché les broussailles et les forêts : tout flambe ! On a trouvé — attention, vous me faites mal ! — jusqu’à des pièges nommés quatre de chiffre et qui sont transformés en instruments d’incendie… L’oiseau qui vient manger une mouche piquée au bout d’un bâton, déclanche l’appareil ; la pierre inclinée retombe en frôlant dans sa chute un paquet d’allumettes qui communiquent la flamme à un foyer tout préparé. Un merle allume ainsi deux mille hectares de forêts, — pendant que le chasseur ou le bûcheron coupable est à quinze lieues de là, tranquillement, dans sa maison.

Le préfet s’approcha des travailleurs :

— En voilà un là-bas qui est partout à la fois… quel homme !… Eh ! mais… c’est vous, Maurin !

— C’est vous, monsieur le préfet ? on est exténué, on n’a pas dormi depuis trois jours. Et le vieux Pastouré qui trime comme un jeune ! Par malheur, nous ne parvenons pas à faire grand’chose… Ah ! si je le tenais, celui qui a fait le coup !

— Soupçonnez-vous quelqu’un ? qui serait-ce ?

Éclairé par l’immense brasier, Maurin, l’œil irrité, répliqua :

— Je m’en doute, mais la preuve !… Je suis payé pour penser qu’il ne faut pas accuser sans preuve ! Au revoir, monsieur le préfet…

Quand la nuit se fit, une grande rumeur s’éleva parmi les travailleurs… le feu reprenait sur plusieurs points à la fois avec une furie nouvelle !

L’incendie resplendissant faisait paraître plus obscure l’immensité du ciel nocturne.

La haute flammade, derrière elle, laissait un champ de gigantesques tisons tout debout, qui gardaient çà et là leurs formes d’arbres. On voyait les parties noires de ces tisons arborescents fourmiller tout à coup d’étincelles circulantes — tandis que les parties rouges s’éteignaient pour se rallumer encore au moindre souffle. Une mort infernale vivait partout où avait fleuri la plante, verdi la branche. Les animaux avaient fui, mais de temps à autre un travailleur poussait du pied une carcasse de bête carbonisée… Devant un rideau de flammes inégalement dentelées et comme trouées d’obscurité par places, la portion de forêt encore debout se détachait en sombre et s’éclairait pourtant de menaces sinistres. Au contraire, les grands cadavres des plus vieux pins, dépassés par l’incendie et déjà éteints, se découpaient en silhouettes noires sur les ors et les pourpres du feu immense. Le long de leurs troncs calcinés, se réveillaient à tout moment et couraient de ces points brillants qui les rongeaient en zigzaguant et qui papillotaient comme là-haut les étoiles. Des pommes de pin brûlaient encore à la cime de quelques-uns d’entre eux et l’on eût cru voir alors des candélabres monstrueux, tendant au bout de leurs bras inégaux des lumières tristes, expirantes, destinées à éclairer la mort d’un monde, tandis que les flammes vivantes, celles qui naissaient à peine et qui marchaient les premières, semblaient se réjouir d’avoir tant d’espace à dévaster devant elles.

En les regardant venir, la forêt encore intacte frémissait d’épouvante. À l’heure où d’habitude, après les ardeurs d’un jour caniculaire, elle se berçait dans le repos des nuits, dans la fraîcheur venue de la mer voisine, voilà qu’elle voyait en marche contre elle une nuit enflammée, plus dévorante que le soleil. L’incendie partout craquait, grondait, ronflait ; l’air chaud, appelant l’air frais, transformait les vallées en cheminées formidables, d’une puissance de tirage incalculable, et dont le souffle montant eût soulevé des poids gigantesques. Le seul rayonnement de la chaleur, tout autour du principal foyer, lançait au loin la mort. Des rochers, déjà brûlants du soleil des jours, éclataient.

Parfois l’incendie semblait mourir sur un large espace. Tous les arbres subitement y paraissaient éteints. Le noir s’y faisait lentement sur le sol… Tout à coup, une pomme de pin, demeurée rouge comme un lumignon au faîte d’une haute branche, se renflammait, s’ouvrait, donnant passage aux essences dont elle était gonflée, éclatait, et, lancée par un coup de vent, s’envolait comme une bombe, montait en l’air, décrivant dans les ténèbres de l’espace une longue et fulgurante parabole… Toute flamboyante enfin, elle venait, bien au delà du champ d’incendie, allumer encore dans les broussailles desséchées un foyer inattendu.

Alors, sous le treillis obscur de ces broussailles, on voyait les flammes soudaines courir en serpents et chercher des proies nouvelles. Puis ces serpents enchevêtrés, qui semblaient des fers rouges onduleux et en marche, érigeaient leurs têtes, s’allongeaient, s’enflaient ; les plus minces de ces couleuvres devenaient des constrictors énormes ; dressées tout à coup sur leurs queues, elles grossissaient jusqu’à paraître des hydres fantastiques, aux mille gueules béantes, aux mille langues dardées, et ces guivres s’engendraient les unes les autres, tourbillonnantes, s’abattant, se relevant, multipliant sans cesse, et c’était des pullullements de monstres qui ondulaient en vagues innombrables, — un torrent d’enfer, — l’océan de feu, désordonné…

Le feu ! C’était le feu ! l’incendie jaune, bleuâtre, vert, blanc, rouge, sous l’infini des ténèbres.

Tantôt il se hâtait comme en fuite, lâchement ; tantôt il revenait offensif, en fureur, hardi, comme à l’assaut de la vie éperdue, à son tour en fuite !

Un ronflement continu, énorme, en mineur comme celui des cataractes du ciel ouvertes pour un déluge et laissant tomber l’océan d’en haut sur l’océan d’en bas… Sur ce ronflement uniforme, terrible, un crépitement en majeur accompagnait de sonorités imitatrices les légèretés, les broderies, les caprices, les arabesques de l’étincelle qui dansait jaune et claire sur le manteau fasceyant des larges flammes écarlates.

Des choses consumées qui gardaient leur forme, des buissons debout qui avaient exhalé leur vie et qui semblaient vivre encore, des fantômes de hautes broussailles, tout à coup s’affaissaient en tas de cendres…

Et sur des monceaux de poussières ardentes, des cratères se formaient, des volcans s’ouvraient.

… Les Maures brûlent ! Les Maures brûlent !

Là-bas, sur la mer, au large, les barques de pêcheurs couraient sur une mer pourpre, sur des fonds incendiés, dans un resplendissement de reflets humides.

En de certains endroits du champ de désastre, s’élevaient des flammes larges, longues, droites, comme tranquilles, dès que tombait la brise. Ces puissantes colonnes de feu dépassaient de beaucoup la hauteur des plus grands arbres… Subitement un courant d’air les rabattait. Le haut rideau s’inclinait, se couchant au devant de lui-même. À peine étalées contre terre, les flammes s’allongeaient encore et rampaient sur le sol, comme sournoises. On les apercevait sous le réseau des broussailles, tels des monstres de rêve derrière des grilles — mais, jamais emprisonnées, elles se relevaient plus loin, sous bois, grimpantes, allumaient les branches qu’elles traversaient de bas en haut en sifflant, — et toute une forêt jusque-là épargnée flambait à son tour dans un grondement de tonnerre et de rage désespérée.

Au point du jour, la beauté du hideux fléau disparut.

L’aurore sembla le mettre en déroute, le rendre honteux. Le soleil, flamme de bonté, faisait pâlir les flammes de haine. Le noir sinistre des terrains charbonneux, des grands pins calcinés, véritables légions de géants morts restés debout, apparaissait maintenant aux yeux consternés ; et les fumées des bois des Maures s’apercevaient de tous les horizons, et couvraient la mer au loin comme d’un immense deuil flottant.

Le quatrième soir, le mistral se leva ; l’incendie prit une direction fixe ; mais sa rage devint folle… L’incendie alors parut être le vent lui-même, le vent en flammes ! car le feu partout prit les formes du vent, sa vitesse et ses grondements.

Cela heureusement ne dura que quelques heures.

Des bataillons de ligne avaient été appelés pour combattre le fléau… Des légions de travailleurs toujours et sans relâche se démenaient devant les flammes, dans la brûlade, mais tous les efforts les mieux calculés restaient impuissants. Et c’est alors seulement que, devant l’étendue du sinistre, toute lutte étant devenue inutile, on prêta attention à la grave parole de Sandri :

— L’incendiaire, c’est Maurin des Maures !