L’Illustre Maurin/XXXV

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E. Flammarion (p. 305-319).

CHAPITRE XXXV


Qui révèle un genre de chasse inédit, et où l’on verra Parlo-Soulet avouer qu’il a besoin de parler.

— Et comment souperons-nous ? demanda Maurin.

— Du pain, dit Saulnier, j’en fais provision toutes les semaines. J’en ai pour trois jours encore. Nous ne mangerons pas tout.

Il prit sur une planche, suspendue en étagère au plafond par quatre cordelettes, deux énormes pains d’Aix, de véritables pavés.

Maurin, les ayant touchés :

— Il me semble un peu dur, ton pain !

— Dame ! par ces chaleurs sèches !

— Jamais tu n’auras couteau assez solide pour l’entamer.

— Oh ! j’ai la massette, dit Saulnier.

Il déposa les deux pains sur la marche du seuil qui était en pierre de taille et saisit sa massette.

— Et moi, dit le mousquetaire, qui croyais que tu ne cassais jamais que des cailloux !

— Sur des cailloux ou sur des miches, c’est toujours sur mon pain que je frappe, dit Saulnier ; mais je vous montrerai tout à l’heure à tous les deux quelque chose de plus curieux.

En quelques coups de massette il brisa les deux pains en plusieurs gros morceaux :

— Les miettes sont pour mes perdreaux.

Les perdreaux s’étaient blottis sous le lit avec la renarde et la belette. Ils accoururent picorer le pain. Un peu de temps s’écoula.

— À présent, c’est la bonne heure pour mon genre de chasse, déclara Saulnier, venez avec moi.

Maurin s’empara du vieux fusil à un coup, accroché horizontalement le long de la grosse poutre.

Saulnier s’en aperçut :

— Veux-tu bien laisser le fusil, que tu ferais peur au gibier !

— Étonnant ! grommela Parlo-Soulet.

— Je ne te comprends plus, dit Maurin.

— Pose le fusil, et suivez-moi tous les deux.

Il siffla d’une certaine manière. La renarde et la belette sortirent de dessous le lit. Saulnier mit sa belette dans sa chemise bouffante, « dans son estomac » comme il disait. Les trois hommes, suivis du renard, se mirent en marche dans la colline.

Pastouré et Maurin se taisaient, intrigués.

— Vous pouvez causer, dit Saulnier. Plus vous mènerez de bruit, et mieux ça ira, ma chasse.

— Des chasses, dit Maurin, j’en ai vu de toutes les manières, mais comme celle-ci, jamais !

— Il faut l’occasion, répliqua Saulnier.

— Voilà pourquoi, fit remarquer Pastouré, la vieille ne voulait jamais mourir, voyant bien qu’elle avait toujours quelque chose à apprendre.

Ils repassèrent devant une aire où le voisin, qui en était le propriétaire, avait laissé de la paille en monceaux et près de laquelle, sous un petit toit de branches, Saulnier abritait son âne et le foin qu’il lui destinait. Près du puits, qui était tout proche, étaient attachés, à deux troncs de pins, les chevaux de Maurin et de Pastouré.

— Ils sont bien là, au bon air, dit Saulnier.

Il mena ses amis dans les romarins, de droite et de gauche, dans les bruyères, dans les cystes, dans les pinèdes et à travers les clapiers.

Le renard, tout à coup, quitta les talons de son maître et se glissa sous les broussailles. Saulnier, escorté de ses amis, continua sa promenade. Le renard reparaissant, redisparaissant, croisait devant eux.

— Ça va bien ! dit le cantonnier. Venez.

Arrivé près d’un clapier, il se baissa, leur montra du doigt un trou béant parmi les grosses pierres ; il en prit une et il se trouva qu’elle s’adaptait fort exactement au trou qu’elle boucha comme si on l’eût préparée exprès.

Il visita de même trois ou quatre clapiers, et chaque fois boucha un trou avec une pierre qui était juste « de mesure ».

Enfin, devant le dernier trou, il prononça un mot bizarre sur un ton de fausset : la belette jaillit hors de sa chemise. Il la prit, la déposa devant le trou où elle entra sans se faire prier, et qu’il ferma ensuite comme il avait fait pour les autres. Il siffla son renard qui accourut ; il lui présenta deux petits œufs.

— Des œufs d’agace, dit-il. Je détruis des nids, je touche la prime, et je garde les œufs qui me servent pour apprendre à mon renard toutes sortes de tours, car afin d’en avoir, il fait l’arbre droit, à mon commandement. Voyez !

Il éleva les petits œufs dans sa main. La renarde se mit debout sur les pattes de derrière, son long museau tendu vers la friandise ; Saulnier lui donna un œuf qu’elle croqua, et il lui dit :

— L’autre, tu l’auras quand nous serons de retour à la maison.

— Et la belette ? dit Pastouré, pris d’une curiosité qui lui déliait la langue.

— Je comprends, dit Maurin, qu’elle te sert de furet, mais comment auras-tu ton lapin, s’il y en a un dans le trou ?

— Espère un peu, collègue ! dit le cantonnier qui riait silencieusement, comme un homme content de lui-même.

Deux choses le réjouissaient : la surprise de ses compagnons et le bon tour qu’il jouait en secret « au gouvernement ».

Il faisait tiède. Le crépuscule arrivait, doux. Le grand murmure des pinèdes brûlantes, traversées d’une brise à peine sensible, semblait la respiration même de l’été commençant.

Rentré dans son cabanon, Saulnier referma soigneusement sa porte et donna à sa renarde son second œuf d’agace.

— Personne aux alentours ; s’il y avait quelqu’un, ma renarde me l’aurait dit. À présent, regardez.

Il déplaça une jarre qui était debout dans un coin.

La jarre enlevée, il désigna du doigt, sur le sol, à l’angle du mur, une petite trappe qu’il souleva, découvrant ainsi un trou carré, de trois pans de côté… Au fond étaient blottis deux lapereaux sauvages, à demi morts, que la belette, accroupie sur eux, avait saignés.

— Voilà ! dit Saulnier triomphant.

Et il fit retomber un portillon à coulisses verticales qui ferma le tunnel par où les lapins étaient arrivés dans ce trou.

— Osco manosco ! fit Pastouré le bras tendu, le poing fermé, le pouce en l’air.

Les lapereaux furent dépouillés, leur ventre ouvert, au couteau, d’une large fente longitudinale, et ils furent proprement couchés sur le gril, au-dessus d’une ardente braise de romarin et de bruyère. La renarde se régala des entrailles et de la tête.

— Tu vois que j’ai confiance en Maurin et en Pastouré, dit Saulnier à sa renarde. Ce sont des hommes prudents.

— As-tu du vin ? demanda Pastouré.

— Par malheur pour les vignerons, dit Saulnier, je peux m’en payer, et du meilleur, vu qu’il est à donation.

La porte fut rouverte, et, dehors, à la lueur d’une lampe à huile dont la brise faisait faiblement vaciller la flamme, sous les étoiles qui commençaient à jouer de la prunelle, ils burent et mangèrent allégrement.

— Ce qui me plaît en toi, Maurin, déclara Saulnier lorsqu’on en fut au dessert, au fromage et à la figue-fleur, c’est que toutes les histoires qu’on raconte de toi sont d’un homme libre. Et quand une sottise est faite devant toi, jamais tu ne la laisses passer.

— C’est plus fort que moi, répondit Maurin, je ne le fais pas exprès, car je n’aime pas les procès-verbaux, et à vouloir faire les choses comme on les voudrait voir faire, on est sûr de ne plaire ni aux gendarmes ni aux gardes, et pas toujours aux préfets. Ah ! si je voulais tout dire !

— Par exemple ? interrogea Saulnier.

— C’est que… tout n’est pas drôle… il y a des histoires tristes.

— Va-s-y tout de même.

— Tu connais mon affaire du chien enragé ?

— Quel est celui qui ne la connaît pas !

— Celle-ci n’est pas plus vilaine, mais elle est plus triste encore. J’ai rencontré un jour, il n’y a pas longtemps, au bord de la mer. — je ne te dirai pas où, — l’enterre-mort d’un village, en train de noyer un noyé.

— De noyer un noyé ?

— Oui ; il était sur un rocher, à côté d’un matelot qui était mort noyé ; il lui avait mis une grosse pierre au cou et s’apprêtait à le jeter à la mer, devant lui, par cinq ou six mètres de fond.

— Et pourquoi faire, bon Dieu ?

— Il obéissait à l’ordre de son maire, pour épargner à la commune sur le territoire de laquelle avait été poussé le pauvre mort, les frais du médecin, ceux du cercueil, et que sais-je, moi ! Je ne pus pas l’empêcher… Il le noya.

— Je ne m’étonne plus, dit Saulnier, si bien souvent on entend dire : « Les naufragés de tel bateau n’ont pas été retrouvés ! »

— Le maire de cette commune était de mes amis. Je lui en ai parlé. « Eh ! que voulez-vous, mon brave Maurin, me dit-il, nous y sommes forcés, et cela n’arrive que trop souvent. Nous n’avons pas un buget qui nous permette des prodigalités. »

« Voilà ce que m’a dit ce maire. Mais pas moins, ça me met dans des colères, quand je vois les mêmes hommes, qui te font noyer les noyés, réciter de beaux discours dans les cimetières, sur les tombes, et parler sans rire du respect de la mort. Le monde est trop menteur, ça m’embête.

— Et quand tu as dit ça à ce maire (car je te connais, c’est sûr que tu lui as dit), qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

— Que les marins, c’est leur destinée d’être enterrés dans l’eau.

— C’est un peu vrai !

— … Et ton fils le pescadou (le pêcheur), il va bien à cette heure ?

— Oui, dit Maurin, il se fait sage, il a compris que son échine y gagnerait.

— Avoir des enfants, dit Saulnier rêveur, c’est avoir de gros soucis… Trop souvent ils vous paient en mauvaises manières des peines que vous prenez pour leur être bons… Mon pauvre père me répétait souvent le proverbe : « Mieux vaut avoir un cochon qu’un fils… au moins, on peut le tuer et le saler ! »

Ils allumèrent les pipes.

— Tu as une belle pipe, Maurin !

— C’est un cadeau que je me suis fait pour avoir l’occasion de rendre visite aux belles pipières de la fabrique de Cogolin. En voilà des jolies filles ! La sciure du bois de bruyère, qui vole autour d’elles, les rend toutes roses comme leurs pipes neuves, et elles ont une façon de se garder la tête contre cette poussière, avec un mouchoir qu’elles arrangent autour de leur figure comme un cadre autour d’un portrait ! une façon si agréable, que je suis amoureux de toutes.

Maurin, âme artiste, comprenait la réelle beauté des pipières de Cogolin.

Elles sont toutes jolies, en effet, et, à l’atelier, c’est plaisir de les voir !

Elles présentent aux disques d’acier, scies tournoyantes, les petits blocs durs du bois de bruyère. L’impalpable sciure rose, voltigeante, se pose sans cesse sur les belles pipières ; et toutes, les cheveux protégés par une étoffe qu’elles s’arrangent en coiffure de sphinx d’Égypte, toutes sont uniformément roses de la tête aux pieds… On dirait des statuettes de terre cuite, d’un ton ardent.

Ce que Maurin ne disait pas, c’est qu’il avait aimé l’une d’elles… qu’un Américain, un beau jour, enleva à prix d’or, sans souci de l’art, pour la vêtir en « cocotte » de Paris.

— Maurin, dit Pastouré en soufflant une colossale bouffée de tabac, les femmes te perdront, je te l’ai toujours dit,

— Moi, fit Saulnier, je me fais des pipes de roseau ; pour le fourneau, je coupe, au-dessus du nœud, un morceau de roseau vieux, et pour le tuyau un tout petit, des jeunes.

— Moi, dit Pastouré, j’ai creusé la mienne au couteau dans un morceau rustique de racine, et le tuyau est en roseau également.

— À la santé des pipières ! s’exclama Maurin qu’un souvenir exalta tout à coup.

— Et Tonia ? fit Saulnier, malicieux.

— Tu iras lui annoncer demain que son mousquetaire est ici, dit Maurin, dans ses culottes et ses bottes de bravadeur !

Ils fumèrent en silence, un moment, sous les étoiles.

— Pour nous en revenir à ta manière de faire la chasse, dit Maurin, je vois bien maintenant à quoi te servent ta belette et ta renarde… mais tes perdreaux ?

— J’ai d’abord eu ma belette et ma renarde rien que pour le plaisir, je te le jure, expliqua Saulnier. C’est des véritables amis. Ce n’est qu’après avoir fait amitié avec eux, sans penser à leur rien demander, que j’ai eu l’idée qu’entre amis on se devait quelques petits services. Quant à mes perdreaux ce fut de même, mais le service qu’ils me rendent aujourd’hui (et Saulnier baissa la voix), c’est de me donner l’air d’un homme qui nourrit des bêtes inutiles. Tu comprends, ils détournent l’idée qu’on pourrait avoir que ma renarde et ma belette chassent pour moi. Je ne chasse d’ailleurs que les bêtes nuisibles. Les lapins, c’est bête nuisible.

— À quoi te sert donc ton fusil ?

— Peuh !… un ou deux lièvres par an, mais je compte davantage sur ceux qui se prennent tout seuls aux collets que je tends… contre les fouines !

« Eh ! eh ! ricana-t-il, quand cela arrive, ce n’est pas ma faute !. Et puis, il faut bien goûter les bonnes choses chaque fois qu’on peut.

— Toutes les bouches sont sœurs, proféra Pastouré.

— Allons, Maurin, chantes-en une ; puis, nous irons à la paille.

Maurin chanta en provençal :

On marie une jardinière
À Saint-Michel ;
On lui donne pour dot cinquante
Chapelets d’oignons
Et des radis !
Et, avec quelques melons
Et beaucoup de pastèques,
On lui donne cinquante piments !

— Et maintenant à la paille, c’est bien le cas de la dire.

Il fut décidé que Maurin, à cause de son costume révélateur, resterait terré chez Saulnier jusqu’à ce que Pastouré fût allé lui chercher à la Foux et lui eût rapporté ses frusques de tous les jours. Pour commencer, il passerait la nuit dans le cabanon sur de la bonne paille, à terre, ou dans le lit, à son choix.

— Garde ton lit, Saulnier, que tu as un travail dur tout le jour, et que tu n’es pas si jeune que moi.

— Eh bien, vous coucherez par terre sur la paille, toi et Pastouré.

— Oh ! non. Moi, dit Pastouré, j’ai vu mon lit tout fait, là-bas sur la paille de l’ière, près des chevaux que d’ailleurs il faut faire boire et garder un peu.

— J’irais bien coucher avec toi, Pastouré, dit Saulnier, mais tu comprends, avec mes bêtes et Maurin, je ne peux pas quitter ma cabane.

— Tout est bien comme ça, conclut Pastouré. Bonsoir.

Et tandis que Maurin et Saulnier s’enfermaient dans l’étroit logis, Parlo-Soulet gagna l’aire, après avoir fait boire les chevaux.

Et quand il fut dans la paille de l’aire, couché sur le dos, Pastouré, les yeux aux étoiles, parla :

— Noum dé pas Diou ! dit-il, ça n’est pas trop tôt ! Je languissais, je me le confesse, de parler un peu ! Tout le jour, au milieu du monde et dans tout ce bruit, pas moyen de dire plus de quatre paroles !… Et alors, ami Pastouré, tu es bien, là ? — Pas mal, mon ami, et toi ? — Comme tu vois, collègue. — Allons, ça me fait plaisir. — Plaisir bien partagé, mon ami. — Que d’histoires, pas moins, dans une journée ! La bravade m’a rendu sourd. — Tu m’entends cependant, puisque tu me réponds ?…

Pastouré se mit à rire. Il s’amusait beaucoup.

— Eh ! eh ! je t’entendrais comme si tu parlais, même si tu ne parlais pas !

Il fut saisi d’un bref étonnement métaphysique et dit :

— C’est drôle tout de même !

Puis, ayant regardé un moment en silence les innombrables étoiles :

— Elles parpelégent ! (elles battent des paupières…) Oui ! c’est drôle !

Il ferma les yeux.

— Ce Saulnier avec son renard et sa belette, il m’a étonné pourtant ! Ah ! le finot ! Son renard est un rabatteur et sa belette est un vrai furet !… Qui se serait douté de ça ? — T’en serais-tu douté, toi, Pastouré ? — Jamais !

Sa pensée vagabondait.

— Pourvu que nos chiens soient bien soignés ! Je voulais, pendant ces bravades, les faire garder par un ami à Saint-Tropez. Maurin a préféré les mettre à Saint-Raphaël chez mon fils… il a eu raison !.. Tout de même, elle chasse au temps où c’est défendu, la renarde !… Mais, elle ne fait pas de bruit, oh ! non… Et dire qu’il voulait me faire coucher dedans ! Coucher dehors en cette saison, il n’y a rien de meilleur. — Et puis, dedans, avec eux, mon ami Pastouré, tu n’aurais rien pu dire, et — je me le confesse comme je me le suis déjà confessé — figurez-vous que moi qui ne parle guère au monde, j’avais de me parler à moi-même une envie aussi forte qu’une envie de femme grosse… Et dedans, pour ne pas les empêcher de dormir et pour ne pas leur donner occasion de rire, une parole je ne l’aurais pas soufflée, c’est sûr, et ça m’aurait beaucoup ennuyé… Vive Bassompierre !

Les yeux fermés, il revoyait Sandri au milieu de la bataille épique des deux fanfares. Il se mit encore à rire :

— Vous verrez que si jamais, — ce qui se pourrait faire, — on vous raconte dans les journaux, où tout se raconte, mon histoire de clarinette, on y ajoutera beaucoup de choses, parce que lorsqu’il y en a long comme le petit doigt, les gazettes en mettent long comme le bras. On exagère toujours tout. Et ce qu’on dira, je le sais, je l’entends d’ici !… on dira que dans ce cheval, par-dessous la queue, j’ai enfoncé toute la clarinette, de l’embouchure jusqu’au pavillon, et qu’elle lui est restée au corps, et qu’avec cette manière de gouvernail au derrière, il est allé de Saint-Tropez jusqu’à Sainte-Maxime par mer !… Ah ! ah ! quelle farce ! et moi-même, s’il le faut, je soutiendrai que la chose est arrivée ainsi, pour le seulet plaisir de voir les gens se le croire, et puis pour galéger la gendarmerie… Et cependant qu’ai-je fait réellement ? à peine si du bout de la clarinette je lui ai piqué le trou du derrière, au cheval de Sandri, et en me tenant bien de côté, crainte des ruades.

« Mais je savais bien que cela suffirait à le faire envoler comme un âne de Gonfaron, car c’est une chose remarquable que pour faire voler les bêtes, c’est toujours par le derrière qu’on leur souffle la légèreté !… On en racontera beaucoup sur cette aventure de clarinette, si on se met à broder autour, comme on a brodé autour du grand saint Tropez. On pourra dire par exemple que lorsque Sandri est arrivé par mer à Sainte-Maxime, toute la population, depuis une heure, sur la plage, sur le quai et aux fenêtres, regardait venir ce gendarme de mer. Et lorsqu’il accosta la terre, voilà que son cheval, à peine hors de l’eau, se secoua, dressa la tête et surtout releva sa queue, et tout en un coup fit un si grand effort dernier pour se débarrasser de sa clarinette, qu’il finit par la chasser loin comme la poudre chasse la balle ! Et cela eut lieu par l’effet d’un si grand souffle venu de son intérieur que la clarinette lui sortit du corps en jouant d’elle-même, c’est-à-dire que ce qui, sans elle, eût été un vilain bruit, devint, grâce à elle, bruit agréable ; et, ainsi chantante en l’air comme la balle sifflote, elle retraversa en arrière tout le golfe, par la force du souffle chevalin, et s’en retourna droit à Saint-Tropez où, en arrivant sur le quai, elle retomba comme par miracle entre les mains de son maître, aux pieds du Bailli de Suffren !

« Et voilà ce que diront les gazettes imprimées. Mais les journalistes sont tous des menteurs !

Pastouré riait tout seul, puis brusquement il devint grave :

— Je crois vraiment, dit-il, que la bravade, aidée de la course espagnole, aidée de l’aïguarden de Saulnier, m’ont un peu empégué… Je me raconte, étant couché, des histoires à dormir debout ! Et ces histoires se sauront, parce que tout se sait, et dans cent ans on se contera, comme véritable, celle du cheval de gendarme qui traverse le golfe à la nage avec une clarinette au derrière… Ce qui, j’en conviens, n’a pas l’air plus étonnant que l’histoire du grand saint Tropez lui-même arrivant de Rome dans une chaloupe, avec un chien pour pilote, un coq pour amiral et sa propre tête à côté de lui…

« Après ça, tout est possible. Un miracle en vaut un autre. Allah est grand. Une tuile avec encore une tuile font deux tuiles. Trente et un, trente-deux ; quand ça va bien, ça va bien : quand ça va mal, c’est aussi bien ; tant que ça dure, ça dure ; quand il n’y en a plus il y en a encore, et le dernier fermera la porte, bonne nuit !

Il essaya de dormir et n’y parvint pas :

— Je vous demande un peu, si j’étais présentement avec eux dans ce cabanon grand comme un cochonnier à deux places, ce que je ferais, ne pouvant pas parler et ne pouvant pas dormir, et ne pouvant penser qu’à la fête qu’aujourd’hui j’ai vue !… Je sais bien que l’on dira : « Ce Pastouré et ce Maurin, ils avaient eu des morts chez eux, Pastouré son frère et Maurin sa mère, et pas moins ils ont bravadé à la fête ! » Mais d’abord il y a fête et fête : bravader n’est pas danser, et puis qu’est-ce que ça peut leur faire, aux morts, qu’on aille bravader et voir un taureau courir, pourvu qu’on ne les oublie pas ? Le deuil, on l’a dans le cœur. Il faudrait peut-être que je me promène à la chasse habillé tout de noir avec le kalitre en tête ! c’est ça qui ferait rire !… Et tenez ! que, malgré le deuil, nous ayons si vite marié nos enfants, Maurin et moi, cela, je le sais, on me l’a dit, a fait bavarder beaucoup de monde. Mais je suis d’Auriol et le monde peut dire ce qu’il veut, il me pleut aussi bien devant que derrière, je me n’en moque !… Vive Bassompierre !

« Avant d’accuser mon chaudron regarde si le cul du tien ne serait pas noir, comme il est probable. Et mon frère sous la terre où moi-même je l’ai mis, mon frère le sait, que mon deuil je l’ai au cœur. Et puis pourquoi se tourmenter des morts, puisqu’on ira sûrement où ils sont allés ?… et le plus tard sera le mieux, puisque la chose se dit ainsi à l’accoutumée.

Il s’étonna de lui-même et prononça :

— Il n’y a pas à dire, je suis un peu empégué !

Tout de bon, cette fois, il sentit ses paupières s’appesantir et soupira de satisfaction.

Il eut encore une vision brève mais complète de tous les spectacles de sa journée agitée, et murmura :

— C’est égal, quand il apprendra la victoire du roi des Maures sur les Espagnols, c’est le roi d’Espagne qui ne sera pas content !… Car il le saura… je vous dis que tout se sait. On parle toujours trop.

Il lui sembla que la vision qu’il avait en lui basculait, comme le pont d’un navire qui coule. Elle s’enfonça dans le noir. L’homme s’était endormi.