L’appel de la race/Dans la grande arène

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(Pseudo : Alonié de Lestres)
L’Action française (p. 225-251).


Dans la grande arène



Ce matin du 11 mai, de longues files d’enfants emplissaient la rue Chapel, depuis la rue Yorke, jusqu’à la rue Saint-Patrice et se dirigeaient vers l’église Sainte-Anne. Les petites filles, habillées en communiantes, s’avançaient lentement, comme une fraîche traînée de soie blanche, ondulant à peine sous le vent, coupée ça et là par le voile noir et la robe brune des Sœurs. Puis venait le flot des petits garçons, plus grouillants, plus causeurs, dirigés par des Frères en rabats blancs et en larges feutres. Sur les pas de leur porte, quelques braves gens regardaient passer la vivante procession.

— Où s’en vont comme ça les enfants des écoles, ce matin ? demandait une épicière au laitier que la petite foule épaisse empêchait de passer avec sa voiture.

— Vous ne savez pas ? reprit l’autre. C’est la journée des grands discours aujourd’hui pour nos écoles à la Chambre. Il faut bien prier un peu pour que les langues marchent bien.

— Ah ! tiens ! mais oui, dit l’épicière. Mais dites donc, vous en avez bien quelques-uns, vous, dans ce petit monde-là ?

— J’en ai six, fit le marchand de lait, avec fierté : quatre garçons, deux filles. Mais il y en a d’autres à la maison. Je m’en vais dire comme on dit, Madame : y se font pas prier, les petits, par ce temps-ci, pour prier pour leurs écoles.

— Ah ! oui, s’exclama la marchande, sentencieuse : les jeunesses qui poussent, monsieur, vaudront une beauté mieux que celles de notre règne.

— Ça serait une curiosité, savez-vous, continua le laitier, que le sujet mettait en verve, ça serait une vraie curiosité que de compter les chapelets et les chemins de croix que mes petites filles ont dû assembler bout à bout cet hiver et ce printemps. Et tout cela — c’est ça qui est beau, Madame, — pour qu’on nous garde notre langue dans nos écoles.

— Oui, c’est ça qui est beau, répéta en refrain l’épicière.

— Vous vous rappelez, les petits garçons partirent un jour, en voiture, faire le ravaud aux ministres, et jusqu’à la porte du parlement ; les petites filles, comme de raison, ne pouvaient pas se mêler à ce sabbat-là. Mais c’est à l’église qu’elles se revengeaient. Une fois je me dis : il faut que j’en sache plus long. Ça fait que je demande donc à ma Germaine, tenez un petit bout de fille, comme ça, chère dame, qui marche à peine sur ses neuf ans : « Bon ! qu’est-ce que tu as fait de bon à l’église, aujourd’hui, ma Germaine ? »

— « J’ai fait une heure d’adoration, petit père, qu’elle me répond ».

— « Une heure d’adoration ! » que je lui dis. « Mais tu n’as pas trou vé ça trop long, un petit bout comme toi ? »

— « Trop long ! » qu’elle me répond encore ; « imaginez-vous que je me suis oubliée et que j’y suis restée une heure et demie ».

— Ah ! la chère enfant ! s’exclama de nouveau l’épicière. Non, mais est-ce assez beau pour l’amour du Bon Dieu !

— Tout de même, c’est grand dommage ! ajouta le laitier, changeant de ton. Vous avez vu hier, la mauvaise nouvelle dans les papiers ?

— Non, pas vu, dit l’autre. Une mauvaise nouvelle ?

— Vous n’avez pas vu que M. de Lantagnac ne parlera pas à la Chambre cet après-midi ?

— M. de Lantagnac, le beau grand monsieur qui a parlé, cet hiver, dans le sous-sol du Sacré-Cœur ? Celui qui a un si beau verbe ?

— Justement.

— Et pourquoi ?

— Y paraît qui est empêché par des empêchements !

Un homme qui attendait, lui aussi, depuis quelques instants, que le flot des enfants eut laissé le trottoir libre, put entendre la dernière partie de ce dialogue. Il se tenait là, sous son haut de forme, très digne dans sa redingote de cérémonie, son paroissien à la main, donnant le bras à une jeune fille. Tout à coup, fut-ce un geste spontané des enfants ou l’effet d’un mot d’ordre parti des Frères, comme une escouade d’écoliers passait, quarante casquettes s’enlevèrent avec ensemble et les petites voix vibrantes crièrent :

— « Vive M. de Lantagnac ! »

Lantagnac, car c’était lui, salua avec émotion.

Pendant la nuit qui venait de s’écouler, il avait plus médité que dormi. Une alerte, du reste, l’avait tenu debout, lui et les siens, très tard dans la soirée. Maud avait eu une syncope, presque au sortir du souper. Appelé en toute hâte, le médecin diagnostiquait un trouble nerveux, mais passager, suite de surmenage, et recommandait la distraction et le repos. Le matin, levé de bonne heure, Lantagnac s’était souvenu qu’une messe et une communion des enfants avaient lieu à l’église Sainte-Anne, à sept heures et demie, pour le succès du grand débat. Il avait décidé de s’y rendre. Ne pouvant servir d’autre façon, pour le moment, du moins voulait-il aller prier avec les opprimés, mêler sa voix à la supplique toute-puissante des enfants. Virginia avait naturellement accompagné son père et c’est à elle qu’il donnait le bras, à elle aussi qu’il disait tout à l’heure, pendant le défilé des enfants :

— « Nos ennemis ne savent pas quelle puissance nous alignons, ce matin, contre eux ».

Homme de foi vive et profonde, Lantagnac avait conscience de ne pas prononcer là une vaine parole. Il croyait très fortement, il se plaisait même à dire devant ses enfants que rien n’est plus actif ni plus redoutable, dans la vie du monde, que la prière. Pour lui, rien de grand ne s’accomplissait ici-bas, que par l’insertion de la puissance de Dieu dans l’action de l’homme. Et comme Virginia venait de lui raconter que, dans une certaine société, où l’on avait parlé la veille de la cérémonie de Sainte-Anne, quelques-uns s’étaient permis de juger superflues, pour ne pas dire un peu tapageuses, ces mobilisations d’enfants :

— « Ah ! ces catholiques de salon ! avait protesté Lantagnac. Toujours les mêmes ! » Et il avait ajouté cette parole qui peignait au juste la loyauté religieuse de son âme :

— « Mon enfant, il y a pour moi un illogisme qui est pire que celui des incroyants : celui des croyants qui ne vont pas jusqu’au bout de leur foi, »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand la foule des enfants eut envahi et empli l’église, la messe commença. Lentement elle se déroula dans le vieux temple, très simple, où, pour tout décor, ne se déployait, ce matin-là, que la solennité des âmes. L’évangile fini, le célébrant tourna un moment le dos à l’autel. En quelques mots, il rappela à la jeune assistance l’intention de ses prières et de ses communions :

— « Mes enfants, dit-il brièvement, c’est pour vos écoles que vous êtes venus prier et communier ce matin. Souvenez-vous de cette grande intention. Cet après-midi on s’occupera d’elles au parlement d’Ottawa. Vous demanderez au Bon Dieu, tout à l’heure surtout, quand il sera dans vos poitrines, vous lui demanderez d’éclairer, de soutenir nos défenseurs, de leur inspirer les paroles qui conviennent à notre cause. Vous lui demanderez aussi d’ouvrir les yeux à ceux qui nous font du mal, qui veulent vous prendre vos bons Frères et vos bonnes Sœurs, qui voudraient vous empêcher, vous, petits Canadiens français et vous, petites Canadiennes françaises, d’apprendre la langue de vos mères. »

La messe continua. Sur le bois des bancs, les chapelets tintaient ou s’agitaient plus fébrilement entre les petites mains et l’église s’emplissait du bruissement des lèvres. À l’offertoire un chœur de jeunes voix commença de chanter à l’orgue. Puis, sous la direction d’un Frère qui vint se placer au haut de la balustrade, à l’unisson, l’assemblée des enfants vibra sous le souffle du cantique martial :

Nous voulons Dieu, c’est notre Père,
Nous voulons Dieu, c’est notre roi !

Nous voulons Dieu, dans nos familles…
Nous voulons Dieu, dans nos écoles…

Les voix enfantines attaquaient avec énergie le début de chaque couplet. L’orgue suivait bientôt avec ses résonances graves et profondes ; et il semblait que dans l’église de Dieu tout se mît à vibrer sous l’ébranlement d’une harmonie trop pleine qui demandait à soulever les voûtes. Agenouillé à l’un des derniers bancs, au fond de l’église, Jules de Lantagnac priait avec ferveur, en suivant des yeux les mouvements de la petite foule priante. Tout à l’heure, aux brèves paroles prononcées par le prêtre à l’évangile, quelque chose en son coeur avait frémi. Une fois de plus, il avait envié le sort de ses collègues de la Chambre qui, plus libres que lui, auraient l’honneur de servir la cause du droit. Son émotion avait encore grandi quand, à ses côtés, la voix de Virginia, mêlée à celle des enfants, s’était mise à chanter avec aisance :

Nous voulons Dieu, c’est notre Père,
Nous voulons Dieu, c’est notre roi !

Ce fut ensuite la communion, les longues files de voiles blancs et de petites têtes penchées s’avançant par les allées, vers les ciboires qui là-bas allaient et venaient. Quand la balustrade fut sur le point d’être libre, Jules de Lantagnac et sa fille s’approchèrent à leur tour. Graves et recueillis, ils s’en revinrent à leur banc, sentant sur eux les yeux de ces milliers d’enfants, embués, en cette minute suprême, d’une émotion et d’une prière ardentes, prière où le père et la fille, eux-mêmes le devinaient, avaient une part si grande.

La messe finissait. Après les oraisons habituelles, le célébrant, à genoux au pied de l’autel* récita à haute voix la prière des petits Ontariens à Jeanne d’Arc, prière sur laquelle, on ne l’aura pas oublié, se posa un jour la bénédiction auguste de Pie X, avec ces mots écrits de la main du pontife : « Nous souhaitons que cette prière obtienne bien vite ce qu’elle demande » :

« O Christ, ami des Francs ! » commença le prêtre, et l’assistance continua dans une rumeur retentissante :

«Vous qui, par le bras d’une humble vierge,
avez jadis sauvé la France, inclinez vers
nous la grande miséricorde de votre Sacré-Coeur.
Nous vous en prions par les mérites
et l’intercession de la Bienheureuse Jeanne
d’Arc que nous choisissons comme patronne,
protégez nos institutions, notre langue et
notre Foi. »


« 0 Christ, notre roi, nous vous jurons
fidélité éternelle ! Faites que nourris du pain
de votre Sainte-Eucharistie, nous croissions
en un peuple parfait, que nous méritions
de continuer, sur cette terre d’Amérique, les
glorieuses traditions de la « Fille aînée de
l’Eglise. »


« O Dieu de Jeanne d’Arc, sauvez encore
une fois la France ! Sauvez notre cher Canada ;
et vous, Bienheureuse Jeanne d’Arc,
priez pour nous. »


« Ainsi soit-il. »

Alors l’église se vida pendant que les mêmes voix allaient porter jusqu’aux abords de la rue, le refrain sonore où s’exhalait la promesse ardente de cette enfance guerrière :

Ils ne l’auront jamais, jamais,
Ils ne l’auront jamais, jamais,
L’âme de la Nouvelle France.
Redisons ce cri de vaillance :
Ils ne l’auront jamais, jamais.

Lantagnac et Virginia sortirent les derniers. Virginia qui chantait toujours avec les enfants, se serrait plus affectueusement contre son père. Lui, les yeux noyés d’émotion, sentait lui revenir ses troubles des jours passés. Le matin, il s’était levé résolu à ne pas parler. Le bonheur où, la veille au soir, Maud lui était apparu, après la nouvelle publiée par les journaux, avait commencé sa détermination.

— Evidemment, s’était dit Madame de Lantagnac, cette nouvelle n’a pu paraître qu’avec l’autorisation de Jules. Donc, grâces à Dieu, nous sommes sauvés du grand malheur.

Puis, lorsque tout à coup Maud s’affaissa dans son fauteuil, que le médecin eut parlé, Lantagnac s’interdit de replonger la pauvre femme dans ses alarmes, au risque du plus grave dénouement. Tout de bon, il crut son cas de conscience résolu par cet incident ; il en prit son parti. Du reste, une illusion subtile et bien faite pour tromper une grande âme, dominait maintenant son esprit. Il s’était dit :

— Parler, ce sera pour moi, l’honneur ; m’abstenir, le déshonneur. Si j’accepte l’humiliation pour la cause, ce sacrifice ne va-t-il pas la servir plus efficacement que ma parole ?

Tel était bien son état d’esprit lorsque, tout à l’heure, il avait fait son entrée dans l’église. Maintenant qu’il en sortait, sa résolution ne lui paraissait plus aussi ferme. La vue de cette assemblée d’enfants, presque à elle seule toute une génération, et que l’anglicisation pouvait demain pervertir, ranima ses alarmes. Il eut peur de l’avenir, peur de ne pas faire, pour le sauver, tout ce que le devoir peut exiger d’un homme de foi. Puis, il songeait à toutes ces prières d’enfants montées en lignes si droites vers Dieu et dont l’effet ne pouvait tarder à se faire sentir.

— Dois-je attendre encore, avant d’achever ma détermination ? se demandait-il. Dois-je attendre que la volonté de Dieu se soit manifestée à moi plus clairement ?

D’autre part, quand il se retrouva sur le trottoir, que son émotion religieuse eut baissé, l’image de Maud pâle comme une morte dans son lit, puis le cortège des graves motifs qui, les jours précédents, avaient enchaîné sa volonté, lui revint. La vision de son foyer, pareil à une maison où l’incendie aurait tout dévasté, passa de nouveau devant ses yeux et lui fit mal au cœur. Il se rappela l’ordre rigoureux de la charité qui lui commandait de se donner d’abord aux siens. Il se persuadait, en outre, que parler maintenant, après une préparation forcément si courte, serait folie. Sous prétexte de la servir, pouvait-il risquer de compromettre la cause des écoles ? Là-dessus, il s’emmura définitivement dans ce qu’il croyait être sa résolution suprême et finale. Non, Jules de Lantagnac ne pouvait parler ; il ne parlerait point.

À Virginia, toujours à ses côtés, et redevenue tout à coup étrangement triste, il ne sut que dire :

— Comme j’envie ceux qui après-midi vont défendre la cause des faibles !

— Moi aussi, répondit Virginia, et si Dieu l’avait voulu, que mon père m’eut paru beau dans ce grand rôle !

Puis, comme se parlant à elle-même elle ajouta :

— Pourtant je ne puis croire que toutes ces communions et toutes ces prières d’enfants ne produiront pas quelque chose…

Pendant l’avant-dîner, Lantagnac ne fit qu’une courte apparition à son étude d’avocat. Il se sentait totalement impropre à ce genre de travail. Orateur de tempérament, l’approche d’un grand débat, dût-il n’y pas figurer, lui donnait la fièvre oratoire, comme la vue de l’arène fait frissonner le lutteur. Ce jour-là, en son cerveau, les idées s’agitaient effervescentes. Le plan, l’ordonnance d’un discours sur la question bilingue s’organisait malgré lui dans sa tête. Il vivait ces minutes de fécondité incoercible où il semble qu’un moteur interne, ardent, presque en feu, active toutes les forces, toutes les fibres de l’esprit.

Autour de lui toutes les choses, eût-on dit, conspiraient, pour exciter son intelligence, pour y attiser la flamme de l’inspiration. Vers l’heure de midi, pendant qu’enfermé dans son cabinet et profondément enfoncé dans son fauteuil, il essayait d’échapper à ce surmenage, ses yeux tombèrent par hasard sur La tricoteuse endormie de Franchère, peinture qu’il avait achetée récemment et accrochée au mur en face de lui. La vieille aïeule était peinte dans la nuit trop avancée, près de sa lampe vidée d’huile et mourante. Le sommeil l’avait surprise dans sa berceuse. Sa tête auréolée du bonnet blanc penchait à peine sur la poitrine, tellement les vieux d’autrefois gardaient encore en dormant l’attitude du travail. Que l’aïeule eût vraiment les yeux clos et dormît, on le devinait à peine à son peloton de laine tombé à terre et déroulé, puis à ses broches trop poussées l’une sur l’autre et dessinant sur ses genoux une croix trop allongée.

Lantagnac aimait beaucoup ce tableau. Ce jour-là, il lui parut que la dormeuse s’éveillait. En elle, il crut voir revivre la lignée entière de ses aïeules inconnues, les grand’mamans lointaines, les vieilles de Lantagnac, les vieilles Lamontagne des époques sombres de la famille, puis sa mère surtout, si fière, si laborieuse, toutes celles enfin qui avaient travaillé aux champs, qui avaient faucillé, filé, tissé, pour que les enfants pussent grandir et le patrimoine commun s’accroître et se fortifier. Et une voix, voix prenante et grave, qui avait le timbre du passé profond, descendait de l’image et lui disait :

— « O notre enfant, tu souffres et tu hésites ? Sois digne de nous. Nous, les vieux et les vieilles, nous n’avons compté, tu le sais, ni avec le travail, ni avec le chagrin. Quelquefois nous avons donné pour nos descendants plus que notre vie : nous avons donné notre bonheur… Aie l’âme haute et forte, ô notre petit-fils. Pour nous aussi autrefois les journées étaient longues et dures ; souvent nous dormions debout. Quand nous entrions dans nos cercueils, rappelle-toi, c’était raidis et courbés par le dur labeur ; mais, toujours, au-dedans l’âme était restée droite. Jamais, jamais, nous n’avons eu peur ni du soleil qui brûlait, ni des tempêtes qui faisaient frémir, ni des chagrins qui faisaient blanchir. Sois digne de nous, ô notre plus glorieux enfant !… »

Heureusement la sonnerie qui annonçait le dîner vint arracher Lantagnac à cette obsession. A table une gracieuse surprise l’attendait. En face de lui une magnifique gerbe de roses s’épandait dans une jardinière. Maud était là, merveilleusement remise de sa secousse. Pour expliquer à son mari la présence des roses, elle lui rappela que le 11 mai ramenait la vigile de leur vingt-troisième anniversaire de mariage :

— Et le souvenir, ajouta-t-elle, vous en conviendrez, valait bien la peine d’être un peu fêté.

Virginia s’était penchée sur les fleurs et les comptait :

— Le nombre y est, s’écria-t-elle : ving-trois blanches, vingt-trois rouges.

Lantagnac se pencha à son tour sur la gerbe pour en aspirer le parfum :

— Elles ont tout le printemps dans leurs corolles ! dit-il, charmé.

— Si vous vous rappelez, Jules, reprit Maud, le matin de notre mariage, c’étaient des blanches comme celles-ci que vous m’aviez données pour aller à l’église. Puis, au moment de partir pour notre voyage, ce furent, toujours comme ces autres, des American beauties, que vous m’avez jetées dans les bras. Vous souvenez-vous ?

— Oh ! s’exclama Jules, franchement touché, mais vous avez une mémoire simplement délicieuse !

Pendant tout le dîner, Maud se montra aussi charmante, au point que, dans sa joie, se dissimulait plutôt mal l’accent un peu bruyant de son triomphe. Au moment où Lantagnac allait se lever de table, le domestique entra et demanda :

— Faut-Il préparer la limousine pour Monsieur ?

— Non, dit celui-ci, si je sors je marcherai.

— En ce cas, reprit Madame, vous la préparerez pour moi.

— Pour vous, Maud ? dit Lantagnac ; vous ne craignez pas, sitôt après votre fatigue d’hier soir ?

— Non pas, le médecin approuve et me recommande la distraction.

Lantagnac s’était demandé, les jours précédents, s’il assisterait au débat. Il hésitait à paraître à la Chambre ce jour-là : sa présence, lui semblait-il, devant souligner inopportunément son silence. Puis, il s’était ravisé. S’il ne pouvait parler, ne pouvait-il applaudir ? Il crut qu’en toute loyauté, il devait à ses amis, au moins, ce témoignage de sympathie. Vers deux heures il songea donc à se mettre en route pour le Musée Victoria, où, depuis l’incendie du mois de février, siégeaient les Communes. Il décida de s’y rendre à pied, sentant le besoin de se donner du mouvement, une détente à ses nerfs. Il espérait aussi, en marchant, se délivrer des idées trop lourdes, trop obsédantes qui assiégeaient son cerveau. Ce fut peine inutile. Les arguments et les textes et même les larges développements oratoires continuaient de se juxtaposer, de s’ordonner dans sa mémoire. Quand il eut quitté l’avenue Laurier et se fut engagé dans la rue Elgin, à tout instant de somptueux équipages, d’opulentes voitures-automobiles qui emportaient des messieurs et surtout des dames en grande toilette, le dépassèrent.

— On s’en va au spectacle ! se dit-il, songeant aux passions de théâtre qui envelopperaient tout à l’heure la scène du parlement.

Enfin il arriva aux vastes pelouses du Musée. L’édifice se dressait là, au fond de l’espace vide, pareil, avec son quadrilatère régulier, la fausse crénelure de son toit, et ses vastes fenêtres carrées, à quelque grand High-School. En passant près d’un rosier fleuri, Lantagnac qui avait le goût des élégances, cueillit un bouton et le mit au revers de sa redingote. Puis il s’engouffra avec le flot des curieux sous la grande porte d’entrée. Le sénateur Landry était là qui rapidement lui tendit la main et lui dit :

— Merci d’être venu.

Le député gravissait les premiers degrés de l’escalier ; un regard jeté par une des fenêtres qui donnaient sur la grande place du Musée, attira soudainement son attention au passage d’une limousine qu’il crut reconnaître.

— N’est-ce pas là ma limousine ? se dit-il.

Mais déjà la voiture avait passé et s’était perdue dans la foule des autres. Lantagnac fit son entrée à la Chambre. Droit, élégant dans sa tenue des grands jours, il alla prendre sa place, à gauche de l’orateur, dans l’espace libre réservé aux députés indépendants, à ceux que l’on appelle les colons du no man’s land. La Chambre était bondée de spectateurs comme aux grandes heures de la vie parlementaire. Les tribunes regorgeaient de tout le beau monde de la capitale. Déjà, la plupart des députés avaient pris leur siège. Ils causaient à voix basse. Dans la salle planait la solennité qui précède les tempêtes. Des souffles étranges la traversaient de part en part, comme aux jours orageux d’été, entre deux roulements de tonnerre, un souffle venu on ne sait d où, passe, mystérieux, dans le calme apeuré de l’atmosphère et fait voir, aux branches des arbres, l’envers des feuilles. Du haut des tribunes, les lorgnettes dont le remuement faisait comme un chassé-croisé d’éclairs phosphorescents, plongeaient en bas, dans le quadrilatère du parquet. Là, se remuait la foule bigarrée des politiciens. Les initiés à la composition de la Chambre, en faisaient, pour les nouveaux venus, la géographie morale. Les uns se montraient du doigt le groupe des orangistes, des « jaunes », comme on disait, grogneurs par conviction et par métier, faces glabres et sèches, que paraissait réchauffer l’espérance d’un débat où il y aurait de la haine. D’autres reconnaissaient, à leur air ennuyé par la venue de cette discussion académique, à leurs allures enveloppantes et feutrées, à leur façon toujours mystérieuse de s’aborder, les profiteurs de la politique, les grands félins de l’intrigue et de la finance qui font tous les soirs le rêve des conquistadors, moins la vision des étoiles. Ce jour-là, sur bien des figures où voulait s’accentuer l’air rogue et bilieux, s’abattait plus profondément le melon noir ou le feutre « cow-boy ». Mais l’un des favoris des tribunes, c’était là, au premier rang, à l’avant de la gauche, le chef de l’opposition. Sa belle tête d’un modelé si pur, faite pour la statuaire, sa tenue digne et même quelque peu solennelle rappelait le parlementaire d’une époque évanouie et posait une fleur d’élégance, un noble archaïsme, dans cette Chambre aux allures de plus en plus démocratiques. On se montrait aussi l’auteur de la résolution, Ernest Lapointe, géant à la face intelligente et débonnaire ; Paul-Emile Lamarche, penché sur un dossier, rayonnant de jeunesse et de courage. Mais plus encore que ces derniers, le point de mire des tribunes n’était nul autre que le député de Russell, dont la jeune réputation d’éloquence et dont la fine tête attirait toutes les sympathies. Droit, dans son fauteuil, les bras croisés sur sa poitrine, Lantagnac paraissait attendre, très calme, le lever du rideau, quoiqu’il supportât péniblement le miroitement de ces lunettes qui lui paraissaient fouiller sans pitié le drame de sa vie.

La séance s’ouvrit. Dans le brouhaha des conversations, quelques menues questions furent expédiées par la Chambre aux trois-quarts distraite. On attendait le grand débat. Enfin Ernest Lapointe se leva. Il lut sa résolution. Le texte rappelait en premier lieu les garanties offertes, en matière de religion, d’usages et de langue, aux peuples passés par droit de conquête sous la puissance britannique ; il signalait ensuite les griefs des « sujets d’origine française de Sa Majesté dans la province d’Ontario dépouillés, dans une large mesure, par suite d’une législation récente, du privilège de faire instruire leurs enfants en langue française, privilège dont eux et leurs ancêtres avaient toujours joui depuis la cession du Canada à la souveraineté de la Grande-Bretagne » ; enfin il demandait que la Chambre des Communes, « spécialement à cette époque de sacrifice et d’anxiété universels, alors que toutes les énergies devaient concourir au succès des armes », que la Chambre des Communes, « tout en reconnaissant pleinement le principe de l’autonomie provinciale et la nécessité pour chaque enfant de recevoir une instruction anglaise complète », invitât respectueusement l’assemblée législative (ontarienne) « à faire en sorte qu’atteinte ne fût point portée au privilège des enfants d’origine française de recevoir l’enseignement dans leur langue maternelle. »

La discussion commença tout de suite, dans le silence profond et solennel. Les orateurs de la gauche furent dignes et courageux. Après Ernest Lapointe, Sir Wilfrid Laurier se fit entendre. Au nom du libéralisme, au nom de l’entente franco-anglaise établie en Europe par la guerre, au nom de la justice, le vieil homme d’État conjura le parlement, et particulièrement le ministère, d’user de son influence auprès de l’Assemblée législative d’Ontario, pour en obtenir le redressement des griefs canadiens-français. Le grand parlementaire eut quelques accents plus éloquents, des déclarations plus franches, plus impératives, qui sonnaient dans la Chambre comme le désaveu de la politique de soumission trop souvent prêchée par la même voix. Paul-Emile Lamarche parla. Il le fit en juriste clair et méthodique, avec cette force que donnent à la parole, la longue étude d’un problème et l’indépendance du caractère. Du côté du ministère plusieurs parièrent aussi, quelques-uns avec une mauvaise humeur à peine déguisée, quelques autres avec une colère trop visible, donnant libre cours au fanatisme antifrançais, mais tous butés dans leur résolution d’ignorer les plaintes de la minorité, de les déclarer inopportunes, de laisser la force exercer ses rigueurs tyranniques contre la faiblesse et le droit.

Le débat paraissait fini. Le moment du vote allait sonner. Soudain la Chambre et les tribunes passèrent par une secousse dramatique. Tout ce beau monde qui était venu au spectacle chercher des émotions, avait enfin son coup de théâtre. Un bruissement de têtes, de bustes qui se déplaçaient courut un instant dans les galeries. En bas, les parlementaires eux-mêmes se dévissaient sur leurs sièges ; et tous les yeux se concentraient maintenant vers un même point. Aux bancs de l’arrière-gauche un député venait de se lever. Sa voix d’un timbre prenant et riche résonnait déjà dans l’enceinte, un peu tremblante au début, mais bientôt ferme et forte. Comment donc le député de Russell, car c’était lui, s’était-il ainsi levé de son siège ? Lui-même, à ce moment, se fut à peine retrouvé dans la suite des états d’âme qui l’avaient amené à cette résolution, La droiture naturelle de l’homme avait d’abord souffert, sans doute, du rôle équivoque que lui conférait son silence devant ces miroitements de lorgnettes qui le fouillaient. Son ardeur combative réveillée, échauffée par la vivacité grandissante du débat, l’avait ensuite poussé d’elle-même à un acte de courage. Enfin l’appel des siens, des persécutés de sa race et de sa province, montait autour de lui, frémissant et impérieux, pendant que se déroulaient leurs griefs et leurs douleurs. Toutes ces pensées, tous ces sentiments s’étaient encore accrus d’intensité, quand avaient parlé les doctri naires de l’anglicisation, les ennemis de mauvaise foi. Dès ce moment, Lantagnac entrevit qu’il lui serait impossible de rester cloué à son siège. Pouvait-il, lui, le représentant de la minorité outragée, pouvait-il, lui présent, laisser passer, sans protestation, tant d’allégations fallacieuses ? Presque aussitôt lui étaient revenus les souvenirs de ses méditations de la veille sur la colline parlementaire, les directives précises rapportées de Hull, sa méditation du matin à l’église Sainte-Anne ; et toutes ces clartés avaient achevé de redresser sa volonté cornélienne, incapable d’agir contre la lumière. Pourtant l’orateur s’en souvenait : au dernier moment, quelque chose comme un fluide mystérieux l’avait agité. Il avait cru y reconnaître ces secousses extraordinaires dont lui avait parlé le Père Fabien, illuminations et motions souveraines de l’Esprit qui soulèvent au-dessus d’elle-même la volonté de l’homme. En moins d’un instant l’homme s’était trouvé debout ; il avait commencé de parler.

Son discours, par bonheur, ne se ressentait mullement de la soudaineté de l’improvisation. Le travail préparatoire auquel, malgré lui, il s’était livré toute la journée, rendait maintenant son fruit. La parole du député déroulait avec aisance des développements réguliers et harmonieux comme une composition classique. L’orateur avait la force d’une conscience et la clarté naturelle de sa loyauté. Il possédait les qualités qui plaisent à la fois à la Chambre et aux tribunes. Il alliait la froideur logique, l’allure savante et tempérée du débater anglais, la puissance de l’émotion, puissance contenue du Français lyrique et qui, maniée avec conviction, garde encore un étrange magnétisme sur les vieux parlementaires blasés.

Lantagnac n’avait point refait, après les autres, l’historique de la question scolaire ontarienne, pas plus qu’un exposé des droits du bilinguisme. L’élévation naturelle de son esprit l’avait vite emporté vers les sommets. Il faisait un discours d’idées générales où planait à l’aise sa pensée. Avec force il reprenait une de ses idées favorites et démontrait le danger de pareilles luttes, pour la paix du pays, pour la durée de la confédération :

« Quel but veulent donc atteindre les persécuteurs du français au Canada ? s’écriait-il, tourné vers la rangée des ministres. Veulent-ils, à tout prix, ébranler jusqu’en ses fondements l’édifice si péniblement construit il y a cinquante ans ? Je les ramène ici à l’évidence de quelques réalités : sur toute la ligne immense qui nous sépare de nos voisins du Sud, nous manquons de frontières naturelles. D’un océan à l’autre la géographie confond nos deux territoires. Les frontières n’existent qu’à l’intérieur même de notre pays qu’elles séparent en trois zones impénétrables. Et ce ne sont pas là, hélas ! nos seuls éléments de divisions. Le Canada occidental est libre-échangiste ; le Canada oriental, protectionniste. Vous, Anglo-Saxons, vous êtes impérialistes ; nous, fils du Canada, sommes avant tout autonomistes. Quel est donc alors l’aveuglement criminel des hommes politiques de ce pays qui, à toutes ces causes de rupture, laissent ajouter délibérément le choc redoutable des conflits religieux et nationaux ? »

« Oui », reprenait le député de Russell, « les persécuteurs détruiront peut-être la confédération canadienne, en tuant la foi de mes compatriotes aux institutions fédératives, en ruinant le principe de l’égalité absolue des associés, principe qui fut le fondement de notre alliance politique. Car j’en avertis cette Chambre, notre race est trop fière pour accepter d’être brimée indéfiniment, sous la constitution qui lui a donné des égaux en ce pays, nullement des maîtres ou des oppresseurs. J’avertis également les hommes ambitieux qui nourrissent peut-être contre nous des desseins plus malfaisants : qu’ils bannissent de leur esprit les espoirs chimériques : notre race est trop forte pour succomber à leurs coups. Nous ne sommes plus, Dieu merci, la poignée des vaincus de 1760. Nous sommes un peuple de trois millions, maître incontesté d’une province du Dominion quatre fois plus étendue que les Iles britanniques. Nous sommes la nationalité la plus fortement constituée de tout le continent nordaméricain. Nul, parmi les groupements humains établis au-dessus de la ligne quarante-cinquième, nul ne possède une homogénéité plus parfaite que la nôtre ; nul ne s’est mieux acclimaté à l’atmosphère du Nouveau-monde ; nul n’a plus de traditions, ni de plus vigoureuses institutions sociales. Après plus d’un siècle et demi de conquête vit toujours, dans le Québec, un peuple de langue et d’âme aussi françaises qu’aux temps anciens de la Nouvelle-France. Et si des fragments amorphes de la nation allemande ou de la pauvre nationalité polonaise ont pu triompher de la puissance assimilatrice de nos formidables voisins, est-il au pouvoir de quelques milliers de persécuteurs d’écraser une race qui plonge ses racines au plus profond du sol canadien, comme l’érable, son symbole immortel ? »

De là, exécutant un mouvement qu’il savait de nature à faire réfléchir le ministère et les persécuteurs ontariens, l’orateur faisait appel aux éléments modérés et aux éléments catholiques des autres races. Aux premiers, aux hommes d’ordre et d’esprit conservateur, il montrait le vieux Québec catholique et traditionnel, opposant un rempart infranchissable aux propagandes antisociales ; il faisait voir le rôle possible de tous les groupes de race française, pour le maintien de l’esprit canadien, groupes irréductibles aux tendances annexionnistes. Aux catholiques de tout le Canada, il signalait la guerre à l’école bilingue comme un prologue aux entreprises des sectes contre l’école catholique séparée. Au nom de la fraternité des croyances et des malheurs, il adjurait surtout les catholiques irlandais de renoncer à cette lutte fratricide :

« Je vois bien, leur disait-il, ce que nous perdons tous les deux dans cette lutte douloureuse ; je ne vois pas encore l’édifice que nos frères dans la foi pourront élever sur les ruines de nos écoles ».

Lantagnac n’oubliait pas, à ce moment de son discours, une distinction que lui commandait la justice :

« Je ne veux pas l’ignorer », précisait-il ; « du côté de nos frères irlandais, l’hostilité contre l’école française fut loin d’être unanime. Mes compatriotes se souviendront toujours, avec une gratitude émue, qu’au plus fort de leurs luttes, quelques-uns de leurs meilleurs soutiens furent des fils de la noble Irlande. Le jour vient, j’ose l’annoncer, le jour approche où des ponts seront jetés sur le fossé artificiel creusé entre nous par nos ennemis communs, et les deux races catholiques de ce pays se tendront la main pour une alliance éternelle »

Pendant une heure l’orateur développa ces idées avec une élévation de pensée, une perfection de forme, une véhémence de diction que sa parole n’avait pas encore atteintes.

« Souvent, a dit Emerson, un moment arrive où l’âme de nos pères apparaît dans le clair miroir de nos yeux ». L’âme de toute sa race vibrait dans la personne, dans la voix du député de Russell. Ceux qui d’en haut savaient comprendre ce spectacle, voyaient s’agrandir la petite arène parlementaire jusqu’aux proportions du champ de bataille toujours ouvert où s’affrontent, depuis Sainte-Foy, deux races et deux civilisations. Le débat s’élevait ainsi à une solennité émouvante qui faisait passer parfois, à travers la Chambre et les galeries, le frisson de l’émotion pathétique. Un moment, l’orateur se prit à évoquer la souffrance intime des pères de famille qui n’ayant pu donner à leurs enfants une éducation conforme à leurs traditions, ont le regret de sentir des étrangers dans leurs propres fils. En prononçant ces paroles, involontairement Lantagnac a levé les yeux, droit devant lui, vers les tribunes. Subitement il a pâli et le dernier mot s’est éteint dans sa gorge. D’où lui était venu ce trouble soudain ? La Chambre n’a rien soupçonné de la cause véritable. Elle n’y a vu qu’une émotion trop forte qui, un instant, avait étranglé la voix de l’orateur.

Lantagnac s’assit au milieu d’applaudissements presque unanimes. Ses collègues autour de lui le félicitèrent chaudement. Et pendant que les tribunes applaudissaient à leur façon, par une longue rumeur de paroles impatientes de racheter un long silence, sir Wilfrid Laurier se levait de son siège et venait porter à l’orateur ses compliments :

— Mon cher de Lantagnac, lui dit-il, flatteur, vous êtes une puissance. Dieu veuille que je ne vous aie jamais contre moi.

Lantagnac cependant demeurait grave et se sentait presque triste au milieu de ce triomphe. Tout d’abord, en reprenant son siège, une sorte d’exaltation l’avait enivré. La vibration solennelle et profonde de l’être qui s’est tendu dans la puissance entière de ses facultés, jusqu’à l’effort héroïque, lui avait mis du feu et des battements aux tempes. Mais cet enivrement n’avait pas tardé à baisser. Quand, seul, il prit la rue Elgin pour rentrer à sa demeure, il ne savait quelle atmosphère de tristesse l’environnait et marchait avec lui. Il aperçut tout à coup, à sa boutonnière, le bouton de rose qu’il avait cueilli, aux pelouses du Musée Victoria. Il le prit et le laissa tomber au bord de la rue. En passant devant la vitrine d’un marchand d’objets d’art, ses yeux tombèrent sur une Victoire de Samothrace. Cette image se fixa dans son esprit. Il lui semblait qu’une victoire voltigeait au devant de lui, mais une victoire blessée, mutilée, avec un battement d’ailes funèbres. Alors il songea, avec une angoisse plus grande que jamais, à la réception qui l’attendait à la rue Wilbrod. Il revoyait toujours, dans la tribune, en face de son siège à la Chambre, la figure de cette femme dont la pâleur effrayante l’avait, à un moment de son discours, si profondément troublé. Cette femme, c’était la sienne, c’était Maud.