L’homme de la maison grise/01/02

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 14-16).


Chapitre II

LA MAISON GRISE


À peine Yvon Ducastel eut-il été engagé dans le chemin de la Maison Grise, qu’il s’aperçut qu’en effet, ce n’était qu’un sentier, paraissant ne conduire nulle part…

Ce n’était que détours et détours ; une route à fond de pierre, encaissée dans de hauts rochers, sans perspective aucune. À peine avait-on contourné un rocher qu’il fallait en contourner un autre. Ces rochers semblaient, d’un peu loin, barrer complètement le chemin ; mais il y avait toujours une passe, un sillon quelque part (un trail, comme ça se dit, dans les récits du Nord-Ouest) ; mais ce trail faisait encore d’autres détours. Impossible donc d’apercevoir son chemin, à plus de quelques pieds devant soi ; on n’avançait qu’à tâtons, pour ainsi dire.

Le Sentier de Nulle Part avait, de plus, un aspect fort sauvage, car, à part des rochers qui le bordaient, d’autres rochers le surplombaient, semblant prêts à s’écrouler, d’un moment à l’autre ; d’autres encore se balançaient littéralement au sommet de véritables collines rocheuses.

Sans qu’il le sut, Yvon cheminait à travers une carrière abandonnée. En effet, les carrières de la Nouvelle-Écosse sont véritablement fameuses ; de vraies montagnes de granite, de pierre de sable, de pierre à chaux ont fourni et fournissent encore les éléments nécessaires à la construction d’édifices ; non seulement dans la Nouvelle-Écosse même ; non seulement dans l’Amérique du Nord, mais aussi dans les pays étrangers.

Comme tout était gris, ou plutôt gris et noir, sur le chemin de la Maison Grise ! Les rochers, le firmament, étaient gris ; même l’herbe, courte et clair-semée (une sorte de mousse plutôt) qui bordait la route, avait revêtu une teinte grise. De plus, d’étranges oiseaux, au plumage gris et noir, immenses d’envergure, volaient au-dessus de ce paysage désolé ; les uns silencieusement ; les autres, en lançant dans l’espace des cris perçants, que l’écho répétait à l’infini. Ajoutez à cela des sapins, se dressant au sommet des rochers, et qui paraissaient noirs comme de l’encre sur le fond gris du ciel.

Tout cela produisait une impression de tristesse et d’horrible ennui. Vraiment, notre jeune ami regretta presque de s’être aventuré sur le Sentier de Nulle Part…

Même Presto ne se sentait évidemment pas à l’aise sur cet étrange sentier ; il dressait souvent les oreilles, comme s’il eut été inquiet et il renâclait très fort, comme s’il eut été effrayé. Lorsque les oiseaux lançaient à l’air leurs lugubres cris, le cheval tournait la tête du côté de son maître ; il le regardait, comme pour lui demander pourquoi il avait choisi pareil chemin pour se promener.

Soudain, Yvon se dressa sur sa selle ; c’est qu’il venait d’apercevoir, au pied d’un rocher, un chiffon de papier blanc… Ce papier… c’était quelque chose d’inattendu, au milieu de cette solitude.

Le jeune homme sauta par terre, avec l’intention de s’emparer de ce papier… Peut-être y avait-il quelques lignes d’écrites dessus ?… Ça valait vraiment la peine de s’en assurer.

Mais le chiffon en question, c’était un carré de toile blanche, garni de dentelle ; un mouchoir de dame ou de jeune fille. Dans un coin étaient deux initiales, brodées dans un motif de mignonnes marguerites : « A. V. »

— « A. V. », se dit Yvon, en saisissant le mouchoir. Tiens ! quelles singulières initiales !… « A. V. »… Ave ; c’est-à-dire salut… Eh ! bien oui, salut à vous, jeune femme ou jeune fille, qui avez dû, tout récemment, passer par ce sentier !… Récemment, bien sûr ; car ce mouchoir est blanc comme de la neige… ou plutôt, comme s’il arrivait droit de chez la blanchisseuse… Ma foi ! Je ne serais guère étonné de voir apparaître, à ce moment, celle à qui il appartient… Si elle venait donc réclamer son mouchoir !… Dans tous les cas, je suis persuadé qu’elle est passée par ici… aujourd’hui peut-être… Ah ! Si j’eusse été là !… Que c’eût été agréable de la rencontrer !… Je lui aurais demandé mon chemin… je lui aurais offert de monter sur ma selle avec moi et je l’aurais conduite chez elle… Quelle aubaine que la rencontre de cette charmante jeune fille… car elle est jeune et charmante, j’en suis sûr, et quelle joie que ne pouvoir rompre si agréablement la monotonie de la route… Car, pour être monotone, il l’est, le Sentier de Nulle Part !

Si monotone était-il, que le jeune cavalier se dit qu’il allait rebrousser chemin illico… À la pensée de revenir sur ses pas ; de refaire, en sens inverse, ce sentier sans perspective, il fut secoué d’un frisson. L’orage, qui menaçait, depuis presque deux heures, approchait vite ; le tonnerre, qui n’avait fait que gronder sourdement jusque là, éclatait, de temps à autre, et de vifs éclairs zébraient les nues.

Ce qu’il faudrait, ce serait de découvrir un autre chemin, plus droit, moins accidenté ; alors, Yvon se dit qu’il s’y risquerait et qu’il retournerait à la ville, quitte à recommencer son excursion le lendemain ou le surlendemain… en prenant par une autre route.

Mais le sentier se rétrécissait tellement maintenant que ce n’était plus qu’un couloir sombre, étroit, presqu’impraticable. Il eût été difficile, sinon impossible pour un cheval de faire volte-face ; il lui aurait fallu en sortir à reculons… et puis, là-bas… tout là-bas… qu’était-ce que cette masse grise que l’on apercevait ?… Un rocher ?… Sans doute ; mais il paraissait énorme… On eût dit que le sentier s’arrêtait au pied de cette masse rocheuse… Yvon en avait été averti d’ailleurs ; le sentier dans lequel il s’était si imprudemment engagé semblait ne conduire nulle part : il devait aboutir au pied de cet immense rocher et s’arrêter là.

Un quart d’heure de marche encore et notre jeune ami s’aperçut d’une chose ; ce qu’il avait pris pour une masse rocheuse, c’était une maison.

Une grande maison grise, mais une maison abandonnée. Les châssis étaient barricadés au moyen de planches disposées en X ; la porte d’entrée, en chêne, renforcie de lames d’acier très larges, avait été faite pour résister aux pires assauts ; mais, depuis longtemps, la rouille rongeait ces lames d’acier, ainsi que la serrure compliquée, qui ne devait plus fonctionner maintenant. Un lourd marteau de bronze, qui eût fait les délices d’un antiquaire, ne tenait plus que par une vis. Un immense portique surmonté d’un balcon, faisait penser à la Tour de Pise, car l’un de ses montants, pourri depuis longtemps sans doute, le faisait pencher du côté gauche ; on pressentait que le tout allait s’écrouler sous peu.

C’était donc là cette Maison Grise dont Étienne Francœur avait parlé ?… Elle devait contenir de nombreuses et vastes pièces, devenues inhabitables. Nul sentier privé ne conduisait à cette maison ; s’il y en avait eu un autrefois il n’en restait plus trace. Et c’était étrange cette demeure, se dressant ainsi, en plein bois, en pleine solitude.

Rien n’impressionne comme une maison abandonnée, surtout au milieu de la solitude. En le regardant, il nous semble qu’elle souffre d’être abandonnée ; que parfois, songeant au passé, elle doit revivre le temps où elle servait de réunion à de nombreux invités, et où les chants et les rires joyeux égayaient ses corridors, maintenant déserts… La maison abandonnée, dont les châssis sont barricadés, cela ne fait-il pas penser à un moribond, dont les yeux sont déjà voilés par l’approche de la mort ?… Ou bien encore, à un squelette, aux orbites vides ?…

Un sentiment d’inexplicable malaise étreignit notre héros soudain ; il se mit à observer les alentours de la Maison Crise, dans l’espoir d’y découvrir un autre chemin, pour retourner chez lui…

Son espoir ne fut pas déçu ; à sa droite était un chemin, rocailleux, celui-là aussi et encaissé dans de hauts rochers, il est vrai ; cependant, il s’y risquerait. Chose presque certaine, ce chemin qu’il venait de découvrir ne saurait être pire que le Sentier de Nulle Part.

Il lui fallait se hâter ! L’orage fondrait sur lui dans quelques instants. Le firmament avait revêtu une teinte blafarde ; le tonnerre roulait presque continuellement, et les éclairs illuminaient les environs, comme en plein jour. Non qu’il fît nuit encore ; il était à peine huit heures du soir et on était à la fin du mois de mai ; mais on y voyait à peine ; l’obscurité régnant partout, à cause de l’approche de l’orage.

Yvon se disposa à partir… Il n’aurait pas passé la nuit dans les environs de la Maison Grise pour tous les biens de la terre. Ce qui lui faisait hâter son départ c’était surtout une nuée de chauve-souris voltigeant autour de la maison. Or, notre jeune ami avait une horreur instinctive de ces sales bêtes. Jamais il n’avait pu les tolérer ; leur vol pesant et rasant le sol, leur approche silencieuse, sans cris, sans battements d’ailes ; tout cela lui causait, en plus, un insurmontable dégoût.

Jetant un dernier coup d’œil sur la façade de la maison, Yvon ne put retenir un cri d’étonnement et il fut saisi d’une superstitieuse terreur, car, à l’une des fenêtres barricadées, entre les montants de l’un des X, il venait d’apercevoir deux yeux noirs, furieux, qui l’observaient… Dans la pénombre, il crut entrevoir un visage émacié, entouré d’une longue barbe grisonnante, inculte…

Ce ne fut qu’une vision passagère d’ailleurs : le visage aux yeux furibonds ne fit qu’apparaître et disparaître… Mais ce fut assez pour Yvon Ducastel ; il ne fit « ni un ni deux » ; un coup de cravache appliqué sur la croupe de son cheval et celui-ci s’élança, de lui-même, dans le chemin que son maître venait de découvrir.

Yvon avait quitté, pour toujours, il en était fermement convaincu, les environs de la Maison Grise.