Aller au contenu

Méditations métaphysiques/Méditation sixième

La bibliothèque libre.
Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinLevraulttome I (p. 322-350).


MÉDITATION SIXIÈME.


DE L’EXISTENCE DES CHOSES MATÉRIELLES, ET DE LA DISTINCTION
RÉELLE ENTRE L’ÂME ET LE CORPS DE L’HOMME.


Il ne me reste plus maintenant qu’à examiner s’il y a des choses matérielles : et certes, au moins sais-je déjà qu’il y en peut avoir, en tant qu’on les considère comme l’objet des démonstrations de géométrie, vu que de cette façon je les conçois fort clairement et fort distinctement. Car il n’y a point de doute que Dieu n’ait la puissance de produire toutes les choses que je suis capable de concevoir avec distinction ; et je n’ai jamais jugé qu’il lui fût impossible de faire quelque chose, que par cela seul que je trouvois de la contradiction à la pouvoir bien concevoir. De plus, la faculté d’imaginer qui est en moi, et de laquelle je vois par expérience que je me sers lorsque je m’applique à la considération des choses matérielles, est capable de me persuader leur existence : car, quand je considère attentivement ce que c’est que l’imagination, je trouve qu’elle n’est autre chose qu’une certaine application de la faculté qui connoît, au corps qui lui est intimement présent, et partant qui existe.

Et pour rendre cela très manifeste, je remarque premièrement la différence qui est entre l’imagination et la pure intellection ou conception. Par exemple, lorsque j’imagine un triangle, non seulement je conçois que c’est une figure composée de trois lignes, mais avec cela j’envisage ces trois lignes comme présentes par la force et l’application intérieure de mon esprit ; et c’est proprement ce que j’appelle imaginer. Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone comme je fais les trois d’un triangle, ni pour ainsi dire les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. Et quoique, suivant la coutume que j’ai de me servir toujours de mon imagination lorsque je pense aux choses corporelles, il arrive qu’en concevant un chiliogone je me représente confusément quelque figure, toutefois il est très évident que cette figure n’est point un chiliogone, puisqu’elle ne diffère nullement de celle que je me représenterois, si je pensois à un myriogone ou à quelque autre figure de beaucoup de côtés ; et qu’elle ne sert en aucune façon à découvrir les propriétés qui font la différence du chiliogone d’avec les autres polygones. Que s’il est question de considérer un pentagone, il est bien vrai que je puis concevoir sa figure, aussi bien que celle d’un chiliogone, sans le secours de l’imagination ; mais je la puis aussi imaginer en appliquant l’attention de mon esprit à chacun de ses cinq côtés, et tout ensemble à l’aire ou à l’espace qu’ils renferment. Ainsi, je connois clairement que j’ai besoin d’une particulière contention d’esprit pour imaginer, de laquelle je ne me sers point pour concevoir ou pour entendre ; et cette particulière contention d’esprit montre évidemment la différence qui est entre l’imagination et l’intellection ou conception pure. Je remarque outre cela que cette vertu d’imaginer qui est en moi, en tant qu’elle diffère de la puissance de concevoir, n’est en aucune façon nécessaire à ma nature ou à mon essence, c’est-à-dire à l’essence de mon esprit ; car, encore que je ne l’eusse point, il est sans doute que je demeurerois toujours le même que je suis maintenant : d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend de quelque chose qui diffère de mon esprit. Et je conçois facilement que, si quelque corps existe auquel mon esprit soit tellement conjoint et uni qu’il se puisse appliquer à le considérer quand il lui plaît, il se peut faire que par ce moyen il imagine les choses corporelles ; en sorte que cette façon de penser diffère seulement de la pure intellection en ce que l’esprit en concevant se tourne en quelque façon vers soi-même, et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi ; mais en imaginant il se tourne vers le corps, et considère en lui quelque chose de conforme à l’idée qu’il a lui-même formée ou qu’il a reçue par les sens. Je conçois, dis-je, aisément que l’imagination se peut faire de cette sorte, s’il est vrai qu’il y ait des corps ; et, parceque je ne puis rencontrer aucune autre voie pour expliquer comment elle se fait, je conjecture de là probablement qu’il y en a : mais ce n’est que probablement ; et, quoique j’examine soigneusement toutes choses, je ne trouve pas néanmoins que, de cette idée distincte de la nature corporelle que j’ai en mon imagination, je puisse tirer aucun argument qui conclue avec nécessité l’existence de quelque corps.

Or j’ai accoutumé d’imaginer beaucoup d’autres choses outre cette nature corporelle qui est l’objet de la géométrie, à savoir les couleurs, les sons, les saveurs, la douleur, et autres choses semblables, quoique moins distinctement ; et d’autant que j’aperçois beaucoup mieux ces choses-là par les sens, par l’entremise desquels et de la mémoire elles semblent être parvenues jusqu’à mon imagination, je crois que, pour les examiner plus commodément, il est à propos que j’examine en même temps ce que c’est que sentir, et que je voie si de ces idées que je reçois en mon esprit par cette façon de penser que j’appelle sentir, je ne pourrai point tirer quelque preuve certaine de l’existence des choses corporelles.

Et premièrement, je rappellerai en ma mémoire quelles sont les choses que j’ai ci-devant tenues pour vraies, comme les ayant reçues par les sens, et sur quels fondements ma créance étoit appuyée ; après, j’examinerai les raisons qui m’ont obligé depuis à les révoquer en doute ; et enfin, je considérerai ce que j’en dois maintenant croire.

Premièrement donc j’ai senti que j’avois une tête, des mains, des pieds, et tous les autres membres dont est composé ce corps que je considérois comme une partie de moi-même ou peut-être aussi comme le tout : de plus, j’ai senti que ce corps étoit placé entre beaucoup d’autres, desquels il étoit capable de recevoir diverses commodités et incommodités, et je remarquois ces commodités par un certain sentiment de plaisir ou de volupté, et ces incommodités par un sentiment de douleur. Et, outre ce plaisir et cette douleur, je ressentois aussi en moi la faim, la soif, et d’autres semblables appétits ; comme aussi de certaines inclinations corporelles vers la joie, la tristesse, la colère, et autres semblables passions. Et au dehors, outre l’extension, les figures, les mouvements des corps, je remarquois en eux de la dureté, de la chaleur, et toutes les autres qualités qui tombent sous l’attouchement ; de plus, j’y remarquois de la lumière, des couleurs, des odeurs, des saveurs et des sons, dont la variété me donnoit moyen de distinguer le ciel, la terre, la mer, et généralement tous les autres corps les uns d’avec les autres. Et certes, considérant les idées de toutes ces qualités qui se présentoient à ma pensée, et lesquelles seules je sentois proprement et immédiatement, ce n’étoit pas sans raison que je croyois sentir des choses entièrement différentes de ma pensée, à savoir des corps d’où procédoient ces idées : car j’expérimentois qu’elles se présentoient à elle sans que mon consentement y fût requis, en sorte que je ne pouvois sentir aucun objet, quelque volonté que j’en eusse, s’il ne se trouvoit présent à l’organe d’un de mes sens ; et il n’étoit nullement en mon pouvoir de ne le pas sentir lorsqu’il s’y trouvoit présent. Et parceque les idées que je recevois par les sens étoient beaucoup plus vives, plus expresses, et même à leur façon plus distinctes qu’aucunes de celles que je pouvois feindre de moi-même en méditant, ou bien que je trouvois imprimées en ma mémoire, il sembloit qu’elles ne pouvoient procéder de mon esprit ; de façon qu’il étoit nécessaire qu’elles fussent causées en moi par quelques autres choses. Desquelles choses n’ayant aucune connoissance, sinon celle que me donnoient ces mêmes idées, il ne me pouvait venir autre chose en l’esprit, sinon que ces choses-là étoient semblables aux idées qu’elles causoient. Et pourceque je me ressouvenois aussi que je m’étois plutôt servi des sens que de la raison, et que je reconnoissois que les idées que je formois de moi-même n’étoient pas si expresses que celles que je recevois par les sens, et même qu’elles étoient le plus souvent composées des parties de celles-ci, je me persuadois aisément que je n’avois aucune idée dans mon esprit, qui n’eût passé auparavant par mes sens. Ce n’était pas aussi sans quelque raison que je croyois que ce corps, lequel par un certain droit particulier j’appelais mien, m’appartenoit plus proprement et plus étroitement que pas un autre ; car en effet je n’en pouvois jamais être séparé comme des autres corps ; je ressentois en lui et pour lui tous mes appétits et toutes mes affections ; et enfin j’étois touché des sentiments de plaisir et de douleur en ses parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont séparés. Mais quand j’examinois pourquoi de ce je ne sais quel sentiment de douleur suit la tristesse en l’esprit, et du sentiment de plaisir naît la joie, ou bien pourquoi cette je ne sais quelle émotion de l’estomac, que j’appelle faim, nous fait avoir envie de manger, et la sécheresse du gosier nous fait avoir envie de boire, et ainsi du reste, je n’en pouvois rendre aucune raison, sinon que la nature me l’enseignoit de la sorte ; car il n’y a certes aucune affinité ni aucun rapport, au moins que je puisse comprendre, entre cette émotion de l’estomac et le désir de manger, non plus qu’entre le sentiment de la chose qui cause de la douleur, et la pensée de tristesse que fait naître ce sentiment. Et, en même façon, il me sembloit que j’avois appris de la nature toutes les autres choses que je jugeois touchant les objets de mes sens ; pourceque je remarquois que les jugements que j’avois coutume de faire de ces objets se formoient en moi avant que j’eusse le loisir de peser et considérer aucunes raisons qui me pussent obliger à les faire.

Mais par après, plusieurs expériences ont peu à peu ruiné toute la créance que j’avois ajoutée à mes sens : car j’ai observé plusieurs fois que des tours, qui de loin m’avoient semblé rondes, me paroissoient de près être carrées, et que des colosses élevés sur les plus hauts sommets de ces tours me paroissoient de petites statues à les regarder d’en bas ; et ainsi, dans une infinité d’autres rencontres, j’ai trouvé de l’erreur dans les jugements fondés sur les sens extérieurs ; et non pas seulement sur les sens extérieurs, mais même sur les intérieurs : car y a-t-il chose plus intime ou plus intérieure que la douleur ? et cependant j’ai autrefois appris de quelques personnes qui avoient les bras et les jambes coupées, qu’il leur sembloit encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qu’ils n’avoient plus ; ce qui me donnoit sujet de penser que je ne pouvois aussi être entièrement assuré d’avoir mal à quelqu’un de mes membres, quoique je sentisse en lui de la douleur. Et à ces raisons de douter j’en ai encore ajouté depuis peu deux autres fort générales : la première est que je n’ai jamais rien cru sentir étant éveillé que je ne puisse quelquefois croire aussi sentir quand je dors ; et comme je ne crois pas que les choses qu’il me semble que je sens en dormant procèdent de quelques objets hors de moi, je ne voyois pas pourquoi je devois plutôt avoir cette créance touchant celles qu’il me semble que je sens étant éveillé : et la seconde, que, ne connoissant pas encore ou plutôt feignant de ne pas connoître l’auteur de mon être, je ne voyois rien qui pût empêcher que je n’eusse été fait tel par la nature, que je me trompasse même dans les choses qui me paroissoient les plus véritables. Et, pour les raisons qui m’avoient ci-devant persuadé la vérité des choses sensibles, je n’avois pas beaucoup de peine à y répondre ; car la nature semblant me porter à beaucoup de choses dont la raison me détournoit, je ne croyois pas me devoir confier beaucoup aux enseignements de cette nature. Et quoique les idées que je reçois par les sens ne dépendent point de ma volonté, je ne pensois pas devoir pour cela conclure qu’elles procédoient de choses différentes de moi, puisque peut-être il se peut rencontrer en moi quelque faculté, bien qu’elle m’ait été jusques ici inconnue, qui en soit la cause et qui les produise.

Mais maintenant que je commence à me mieux connoître moi-même et à découvrir plus clairement l’auteur de mon origine, je ne pense pas à la vérité que je doive témérairement admettre toutes les choses que les sens semblent nous enseigner, mais je ne pense pas aussi que je les doive toutes généralement révoquer en doute.

Et premièrement, pourceque je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l’une est distincte ou différente de l’autre, parcequ’elles peuvent être mises séparément, au moins par la toute-puissance de Dieu ; et il n’importe par quelle puissance cette séparation se fasse pour être obligé à les juger différentes : et partant, de cela même que je connois avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoique peut-être, ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt, j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, pourceque d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui.

De plus, je trouve en moi diverses facultés de penser qui ont chacune leur manière particulière ; par exemple, je trouve en moi les facultés d’imaginer et de sentir, sans lesquelles je puis bien me concevoir clairement et distinctement tout entier, mais non pas réciproquement elles sans moi, c’est-à-dire sans une substance intelligente à qui elles soient attachées ou à qui elles appartiennent ; car, dans la notion que nous avons de ces facultés, ou, pour me servir des termes de l’école, dans leur concept formel, elles enferment quelque sorte d’intellection : d’où je conçois qu’elles sont distinctes de moi comme les modes le sont des choses. Je connois aussi quelques autres facultés, comme celles de changer de lieu, de prendre diverses situations, et autres semblables, qui ne peuvent être conçues, non plus que les précédentes, sans quelque substance à qui elles soient attachées, ni par conséquent exister sans elle ; mais il est très évident que ces facultés, s’il est vrai qu’elles existent, doivent appartenir à quelque substance corporelle ou étendue, et non pas à une substance intelligente, puisque dans leur concept clair et distinct, il y a bien quelque sorte d’extension qui se trouve contenue, mais point du tout d’intelligence. De plus, je ne puis douter qu’il n’y ait en moi une certaine faculté passive de sentir, c’est-à-dire de recevoir et de connoître les idées des choses sensibles ; mais elle me seroit inutile, et je ne m’en pourrois aucunement servir, s’il n’y avoit aussi en moi, ou en quelque autre chose, une autre faculté active, capable de former et produire ces idées. Or, cette faculté active ne peut être en moi en tant que je ne suis qu’une chose qui pense, vu qu’elle ne présuppose point ma pensée, et aussi que ces idées-là me sont souvent représentées sans que j’y contribue en aucune façon, et même souvent contre mon gré ; il faut donc nécessairement qu’elle soit en quelque substance différente de moi, dans laquelle toute la réalité, qui est objectivement dans les idées qui sont produites par cette faculté, soit contenue formellement ou éminemment, comme je l’ai remarqué ci-devant : et cette substance est ou un corps, c’est-à-dire une nature corporelle, dans laquelle est contenu formellement et en effet tout ce qui est objectivement et par représentation dans ces idées ; ou bien c’est Dieu même, ou quelque autre créature plus noble que le corps, dans laquelle cela même est contenu éminemment. Or, Dieu n’étant point trompeur, il est très manifeste qu’il ne m’envoie point ces idées immédiatement par lui-même, ni aussi par l’entremise de quelque créature dans laquelle leur réalité ne soit pas contenue formellement, mais seulement éminemment. Car ne m’ayant donné aucune faculté pour connoître que cela soit, mais au contraire une très grande inclination à croire qu’elles partent des choses corporelles, je ne vois pas comment on pourroit l’excuser de tromperie, si en effet ces idées partoient d’ailleurs, ou étoient produites par d’autres causes que par des choses corporelles : et partant il faut conclure qu’il y a des choses corporelles qui existent. Toutefois elles ne sont peut-être pas entièrement telles que nous les apercevons par les sens, car il y a bien des choses qui rendent cette perception des sens fort obscure et confuse ; mais au moins faut-il avouer que toutes les choses que j’y conçois clairement et distinctement, c’est-à-dire toutes les choses, généralement parlant, qui sont comprises dans l’objet de la géométrie spéculative, s’y rencontrent véritablement.

Mais pour ce qui est des autres choses, lesquelles ou sont seulement particulières, par exemple, que le soleil soit de telle grandeur et de telle figure, etc. ; ou bien sont conçues moins clairement et moins distinctement, comme la lumière, le son, la douleur, et autres semblables, il est certain qu’encore qu’elles soient fort douteuses et incertaines, toutefois de cela seul que Dieu n’est point trompeur, et que par conséquent il n’a point permis qu’il pût y avoir aucune fausseté dans mes opinions, qu’il ne m’ait aussi donné quelque faculté capable de la corriger, je crois pouvoir conclure assurément que j’ai en moi les moyens de les connoître avec certitude. Et premièrement il n’y a point de doute que tout ce que la nature m’enseigne contient quelque vérité : car par la nature, considérée en général, je n’entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées ; et par ma nature en particulier, je n’entends autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données.

Or il n’y a rien que cette nature m’enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j’ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire, quand j’ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant je ne dois aucunement douter qu’il n’y ait en cela quelque vérité.

La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car si cela n’étoit, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirois pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrois cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau. Et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connoîtrois simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif : car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps.

Outre cela, la nature m’enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, desquels j’ai à poursuivre les uns et à fuir les autres. Et certes, de ce que je sens différentes sortes de couleurs, d’odeurs, de saveurs, de sons, de chaleur, de dureté, etc., je conclus fort bien qu’il y a dans les corps d’où procèdent toutes ces diverses perceptions des sens, quelques variétés qui leur répondent, quoique peut-être ces variétés ne leur soient point en effet semblables ; et de ce qu’entre ces diverses perceptions des sens, les unes me sont agréables, et les autres désagréables, il n’y a point de doute que mon corps ou plutôt moi-même tout entier, en tant que je suis composé de corps et d’âme, ne puisse recevoir diverses commodités ou incommodités des autres corps qui l’environnent.

Mais il y a plusieurs autres choses qu’il semble que la nature m’ait enseignées, lesquelles toutefois je n’ai pas véritablement apprises d’elle, mais qui se sont introduites en mon esprit par une certaine coutume que j’ai de juger inconsidérément des choses ; et ainsi il peut aisément arriver qu’elles contiennent quelque fausseté : comme, par exemple, l’opinion que j’ai que tout espace dans lequel il n’y a rien qui meuve, et fasse impression sur mes sens soit vide ; que dans un corps qui est chaud il y ait quelque chose de semblable à l’idée de la chaleur qui est en moi ; que dans un corps blanc ou noir, il y ait la même blancheur ou noirceur que je sens ; que dans un corps amer ou doux, il y ait le même goût ou la même saveur, et ainsi des autres ; que les astres, les tours et tous les autres corps éloignés, soient de la même figure et grandeur qu’ils paroissent de loin à nos yeux, etc. Mais afin qu’il n’y ait rien en ceci que je ne conçoive distinctement, je dois précisément définir ce que j’entends proprement lorsque je dis que la nature m’enseigne quelque chose. Car je prends ici la nature en une signification plus resserrée que lorsque je l’appelle un assemblage ou une complexion de toutes les choses que Dieu m’a données ; vu que cet assemblage ou complexion comprend beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à l’esprit seul, desquelles je n’entends point ici parler en parlant de la nature, comme, par exemple, la notion que j’ai de cette vérité, que ce qui a une fois été fait ne peut plus n’avoir point été fait, et une infinité d’autres semblables, que je connois par la lumière naturelle sans l’aide du corps ; et qu’il en comprend aussi plusieurs autres qui n’appartiennent qu’au corps seul, et ne sont point ici non plus contenues sous le nom de nature, comme la qualité qu’il a d’être pesant, et plusieurs autres semblables, desquelles je ne parle pas aussi, mais seulement des choses que Dieu m’a données, comme étant composé d’esprit et de corps. Or, cette nature m’apprend bien à fuir les choses qui causent en moi le sentiment de la douleur, et à me porter vers celles qui me font avoir quelque sentiment de plaisir ; mais je ne vois point qu’outre cela elle m’apprenne que de ces diverses perceptions des sens, nous devions jamais rien conclure touchant les choses qui sont hors de nous, sans que l’esprit les ait soigneusement et mûrement examinées ; car c’est, ce me semble, à l’esprit seul, et non point au composé de l’esprit et du corps, qu’il appartient de connoître la vérité de ces choses-là. Ainsi, quoiqu’une étoile ne fasse pas plus d’impression en mon œil que le feu d’une chandelle, il n’y a toutefois en moi aucune faculté réelle ou naturelle qui me porte à croire qu’elle n’est pas plus grande que ce feu, mais je l’ai jugé ainsi dès mes premières années sans aucun raisonnable fondement. Et quoiqu’en approchant du feu je sente de la chaleur, et même que m’en approchant un peu trop près je ressente de la douleur, il n’y a toutefois aucune raison qui me puisse persuader qu’il y a dans le feu quelque chose de semblable à cette chaleur, non plus qu’à cette douleur ; mais seulement j’ai raison de croire qu’il y a quelque chose en lui, quelle qu’elle puisse être, qui excite en moi ces sentiments de chaleur ou de douleur. De même aussi, quoiqu’il y ait des espaces dans lesquels je ne trouve rien qui excite et meuve mes sens, je ne dois pas conclure pour cela que ces espaces ne contiennent en eux aucun corps ; mais je vois que tant en ceci qu’en plusieurs autres choses semblables, j’ai accoutumé de pervertir et confondre l’ordre de la nature, parceque ces sentiments ou perceptions des sens n’ayant été mises en moi que pour signifier à mon esprit quelles choses sont convenables ou nuisibles au composé dont il est partie, et jusque là étant assez claires et assez distinctes, je m’en sers néanmoins comme si elles étoient des règles très certaines, par lesquelles je pusse connoître immédiatement l’essence et la nature des corps qui sont hors de moi, de laquelle toutefois elles ne me peuvent rien enseigner que de fort obscur et confus.

Mais j’ai déjà ci-devant assez examiné comment, nonobstant la souveraine bonté de Dieu, il arrive qu’il y ait de la fausseté dans les jugements que je fais en cette sorte. Il se présente seulement encore ici une difficulté touchant les choses que la nature m’enseigne devoir être suivies ou évitées, et aussi touchant les sentiments intérieurs qu’elle a mis en moi ; car il me semble y avoir quelquefois remarqué de l’erreur, et ainsi que je suis directement trompé par ma nature : comme, par exemple, le goût agréable de quelque viande en laquelle on aura mêlé du poison peut m’inviter à prendre ce poison, et ainsi me tromper. Il est vrai toutefois qu’en ceci la nature peut être excusée, car elle me porte seulement à désirer la viande dans laquelle se rencontre une saveur agréable, et non point à désirer le poison, lequel lui est inconnu ; de façon que je ne puis conclure de ceci autre chose, sinon que ma nature ne connoît pas entièrement et universellement toutes choses, de quoi certes il n’y a pas lieu de s’étonner, puisque l’homme, étant d’une nature finie, ne peut aussi avoir qu’une connoissance d’une perfection limitée.

Mais nous nous trompons aussi assez souvent, même dans les choses auxquelles nous sommes directement portés par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu’ils désirent de boire ou de manger des choses qui leur peuvent nuire. On dira peut-être ici que ce qui est cause qu’ils se trompent, est que leur nature est corrompue : mais cela n’ôte pas la difficulté, car un homme malade n’est pas moins véritablement la créature de Dieu qu’un homme qui est en pleine santé ; et partant il répugne autant à la bonté de Dieu qu’il ait une nature trompeuse et fautive que l’autre. Et comme une horloge, composée de roues et de contrepoids, n’observe pas moins exactement toutes les lois de la nature, lorsqu’elle est mal faite et qu’elle ne montre pas bien les heures que lorsqu’elle satisfait entièrement au désir de l’ouvrier, de même aussi si je considère le corps de l’homme comme étant une machine tellement bâtie et composée d’os, de nerfs, de muscles, de veines, de sang et de peau, qu’encore bien qu’il n’y eût en lui aucun esprit, il ne laisseroit pas de se mouvoir en toutes les mêmes façons qu’il fait à présent, lorsqu’il ne se meut point par la direction de sa volonté, ni par conséquent par l’aide de l’esprit, mais seulement par la disposition de ses organes, je reconnois facilement qu’il seroit aussi naturel à ce corps, étant par exemple hydropique, de souffrir la sécheresse du gosier, qui a coutume de porter à l’esprit le sentiment de la soif, et d’être disposé par cette sécheresse à mouvoir ses nerfs et ses autres parties en la façon qui est requise pour boire, et ainsi d’augmenter son mal et se nuire à soi-même, qu’il lui est naturel, lorsqu’il n’a aucune indisposition, d’être porté à boire pour son utilité par une semblable sécheresse de gosier ; et quoique, regardant à l’usage auquel une horloge a été destinée par son ouvrier, je puisse dire qu’elle se détourne de sa nature lorsqu’elle ne marque pas bien les heures ; et qu’en même façon, considérant la machine du corps humain comme ayant été formée de Dieu pour avoir en soi tous les mouvements qui ont coutume d’y être, j’aie sujet de penser qu’elle ne suit pas l’ordre de sa nature quand son gosier est sec, et que le boire nuit à sa conservation ; je reconnais toutefois que cette dernière façon d’expliquer la nature est beaucoup différente de l’autre : car celle-ci n’est autre chose qu’une certaine dénomination extérieure, laquelle dépend entièrement de ma pensée, qui compare un homme malade et une horloge mal faite, avec l’idée que j’ai d’un homme sain et d’une horloge bien faite, et laquelle ne signifie rien qui se trouve en effet dans la chose dont elle se dit ; au lieu que, par l’autre façon d’expliquer la nature, j’entends quelque chose qui se rencontre véritablement dans les choses, et partant qui n’est point sans quelque vérité.

Mais certes, quoique au regard d’un corps hydropique ce ne soit qu’une dénomination extérieure quand on dit que sa nature est corrompue lorsque, sans avoir besoin de boire, il ne laisse pas d’avoir le gosier sec et aride, toutefois, au regard de tout le composé, c’est-à-dire de l’esprit ou de l’âme unie à ce corps, ce n’est pas une pure dénomination, mais bien une véritable erreur de nature, de ce qu’il a soif lorsqu’il lui est très nuisible de boire ; et partant il reste encore à examiner comment la bonté de Dieu n’empêche pas que la nature de l’homme, prise de cette sorte, soit fautive et trompeuse.

Pour commencer donc cet examen, je remarque ici, premièrement, qu’il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car, en effet, quand je le considère, c’est-à-dire quand je me considère moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense, je ne puis distinguer en moi aucunes parties, mais je connois et conçois fort clairement que je suis une chose absolument une et entière. Et quoique tout l’esprit semble être uni à tout le corps, toutefois lorsqu’un pied, ou un bras, ou quelque autre partie vient à en être séparée, je connois fort bien que rien pour cela n’a été retranché de mon esprit. Et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas non plus être dites proprement ses parties : car c’est le même esprit qui s’emploie tout entier à vouloir, et tout entier à sentir et à concevoir, etc. Mais c’est tout le contraire dans les choses corporelles ou étendues : car je n’en puis imaginer aucune, pour petite qu’elle soit, que je ne mette aisément en pièces par ma pensée, ou que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties, et par conséquent que je ne connoisse être divisible. Ce qui suffiroit pour m’enseigner que l’esprit ou l’âme de l’homme est entièrement différente du corps, si je ne l’avois déjà d’ailleurs assez appris.

Je remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immédiatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau, ou peut-être même d’une de ses plus petites parties, à savoir de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun, laquelle, toutes les fois qu’elle est disposée de même façon, fait sentir la même chose à l’esprit, quoique cependant les autres parties du corps puissent être diversement disposées, comme le témoignent une infinité d’expériences, lesquelles il n’est pas besoin ici de rapporter.

Je remarque, outre cela, que la nature du corps est telle, qu’aucune de ses parties ne peut être mue par une autre partie un peu éloignée, qu’elle ne le puisse être aussi de la même sorte par chacune des parties qui sont entre deux, quoique cette partie plus éloignée n’agisse point. Comme, par exemple, dans la corde A B C D, qui est toute tendue, si l’on vient à tirer et remuer la dernière partie D, la première A ne sera pas mue d’une autre façon qu’elle le pourroit aussi être si on tiroit une des parties moyennes B ou C, et que la dernière D demeurât cependant immobile. Et en même façon, quand je ressens de la douleur au pied, la physique m’apprend que ce sentiment se communique par le moyen des nerfs dispersés dans le pied, qui se trouvant tendus comme des cordes depuis là jusqu’au cerveau, lorsqu’ils sont tirés dans le pied, tirent aussi en même temps l’endroit du cerveau d’où ils viennent, et auquel ils aboutissent, et y excitent un certain mouvement que la nature a institué pour faire sentir de la douleur à l’esprit, comme si cette douleur étoit dans le pied ; mais parceque ces nerfs doivent passer par la jambe, par la cuisse, par les reins, par le dos et par le col, pour s’étendre depuis le pied jusqu’au cerveau, il peut arriver qu’encore bien que leurs extrémités qui sont dans le pied ne soient point remuées, mais seulement quelques unes de leurs parties qui passent par les reins ou par le col, cela néanmoins excite les mêmes mouvements dans le cerveau qui pourroient y être excités par une blessure reçue dans le pied ; ensuite de quoi il sera nécessaire que l’esprit ressente dans le pied la même douleur que s’il y avoit reçu une blessure : et il faut juger le semblable de toutes les autres perceptions de nos sens.

Enfin, je remarque que, puisque chacun des mouvements qui se font dans la partie du cerveau dont l’esprit reçoit immédiatement l’impression, ne lui fait ressentir qu’un seul sentiment, on ne peut en cela souhaiter ni imaginer rien de mieux, sinon que ce mouvement fasse ressentir à l’esprit, entre tous les sentiments qu’il est capable de causer, celui qui est le plus propre et le plus ordinairement utile à la conservation du corps humain lorsqu’il est en pleine santé. Or l’expérience nous fait connoître que tous les sentiments que la nature nous a donnés sont tels que je viens de dire ; et partant il ne se trouve rien en eux qui ne fasse paraître la puissance et la bonté de Dieu. Ainsi, par exemple, lorsque les nerfs qui sont dans le pied sont remués fortement et plus qu’à l’ordinaire, leur mouvement passant par la moelle de l’épine du dos jusqu’au cerveau, y fait là une impression à l’esprit qui lui fait sentir quelque chose, à savoir de la douleur, comme étant dans le pied, par laquelle l’esprit est averti et excité à faire son possible pour en chasser la cause, comme très dangereuse et nuisible au pied. Il est vrai que Dieu pouvoit établir la nature de l’homme de telle sorte que ce même mouvement dans le cerveau fît sentir toute autre chose à l’esprit ; par exemple, qu’il se fît sentir soi-même, ou en tant qu’il est dans le cerveau, ou en tant qu’il est dans le pied, ou bien en tant qu’il est en quelque autre endroit entre le pied et le cerveau, ou enfin quelque autre chose telle qu’elle peut être : mais rien de tout cela n’eût si bien contribué à la conservation du corps que ce qu’il lui fait sentir. De même, lorsque nous avons besoin de boire, il naît de là une certaine sécheresse dans le gosier qui remue ses nerfs, et par leur moyen les parties intérieures du cerveau ; et ce mouvement fait ressentir à l’esprit le sentiment de la soif, parcequ’en cette occasion-là il n’y a rien qui nous soit plus utile que de savoir que nous avons besoin de boire pour la conservation de notre santé, et ainsi des autres.

D’où il est entièrement manifeste que, nonobstant la souveraine bonté de Dieu, la nature de l’homme, en tant qu’il est composé de l’esprit et du corps, ne peut qu’elle ne soit quelquefois fautive et trompeuse. Car s’il y a quelque cause qui excite, non dans le pied, mais en quelqu’une des parties du nerf qui est tendu depuis le pied jusqu’au cerveau, ou même dans le cerveau, le même mouvement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira de la douleur comme si elle étoit dans le pied, et le sens sera naturellement trompé ; parcequ’un même mouvement dans le cerveau ne pouvant causer en l’esprit qu’un même sentiment, et ce sentiment étant beaucoup plus souvent excité par une cause qui blesse le pied que par une autre qui soit ailleurs, il est bien plus raisonnable qu’il porte à l’esprit la douleur du pied que celle d’aucune autre partie. Et, s’il arrive que parfois la sécheresse du gosier ne vienne pas comme à l’ordinaire de ce que le boire est nécessaire pour la santé du corps, mais de quelque cause toute contraire, comme il arrive à ceux qui sont hydropiques, toutefois il est beaucoup mieux qu’elle trompe en ce rencontre-là, que si, au contraire, elle trompoit toujours lorsque le corps est bien disposé, et ainsi des autres.

Et certes, cette considération me sert beaucoup non seulement pour reconnoître toutes les erreurs auxquelles ma nature est sujette, mais aussi pour les éviter ou pour les corriger plus facilement : car, sachant que tous mes sens me signifient plus ordinairement le vrai que le faux touchant les choses qui regardent les commodités ou incommodités du corps, et pouvant presque toujours me servir de plusieurs d’entre eux pour examiner une même chose, et, outre cela, pouvant user de ma mémoire pour lier et joindre les connoissances présentes aux passées, et de mon entendement qui a déjà découvert toutes les causes de mes erreurs, je ne dois plus craindre désormais qu’il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sont le plus ordinairement représentées par mes sens. Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvois distinguer de la veille : car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres, et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et en effet, si quelqu’un, lorsque je veille, m’apparoissoit tout soudain et disparoissoit de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendroit ni où il iroit, ce ne seroit pas sans raison que je l’estimerois un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connois distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparoissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si, après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux qui ait de la répugnance avec ce qui m’est rapporté par les autres. Car, de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit nécessairement que je ne suis point en cela trompé. Mais, parceque la nécessité des affaires nous oblige souvent à nous déterminer avant que nous ayons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut avouer que la vie de l’homme est sujette à faillir fort souvent dans les choses particulières ; et enfin il faut reconnoître l’infirmité et la foiblesse de notre nature.


FIN DES MÉDITATIONS.