Mélange d’histoire (Renan)/L’art du moyen âge et les causes de sa décadence

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Calmann-Lévy (p. 209-252).

L’ART DU MOYEN ÂGE

ET


LES CAUSES DE SA DÉCADENCE.

L’histoire de l’art chez les peuples modernes présente un phénomène qui, pour n’être pas sans exemple dans l’antiquité, n’en reste pas moins étrange : je veux parler de cette rupture singulière avec la tradition, qui, à partir de la fin du XVe siècle, nous rend dédaigneux pour notre passé et nous engage à la poursuite d’un autre idéal. Du XIe au XIVe siècle, l’Europe avait eu un art original dans le sens toujours restreint qu’il est permis de donner à ce mot quand il s’agit des choses de l’esprit. Le XIe siècle avait été témoin, en philosophie, en poésie, en architecture, d’une renaissance comme l’humanité en compte peu dans ses longs souvenirs. Le XIIe et le XIIIe siècle avaient développé ce germe fécond, le XIVe et le XVe siècle en avaient vu la décadence. Chose étrange ! ces deux siècles qui, sous le rapport politique, présentent un sensible progrès, ces deux siècles qui assistent à la sécularisation de l’État par Philippe le Bel, à la première proclamation des droits de l’homme, au réveil de la vie mondaine avec les Valois, au premier règne de la bourgeoisie patriote et intelligente avec Étienne Marcel, à l’inauguration d’une royauté administrative et dévouée au bien public avec Charles V, à la grande proclamation de la sainteté de la patrie avec Jeanne d’Arc, puis à de prodigieuses découvertes qui changèrent la face du monde, ces deux siècles, dis-je, assistèrent en même temps à la plus triste déchéance du goût, virent mourir tout ce qui avait fait l’âme du moyen âge, et semblèrent, en fait d’art, comme les paralytiques de la piscine, attendre la vie d’un souffle nouveau. Ce souffle vint de l’antiquité, qui, vers la fin du xve siècle, sortit de son tombeau, au moment juste où elle devenait nécessaire à l’éducation de l’humanité. La vieille terre d’Italie recelait tant de trésors, que les restes de l’art ancien s’y trouvaient à fleur du sol. De très-beaux monuments d’architecture existaient encore presque intacts. Ce n’était pas la Grèce, alors totalement ignorée ; c’était une antiquité de second ordre, mais c’était l’antiquité. À peine la belle ressuscitée se montra-t-elle dans sa sobre élégance et sa sévère beauté, que tous furent fascinés. Chacun renia ses pères, se fit aussi irrespectueux que possible, et, pour plaire à sa nouvelle maîtresse, se crut obligé de commettre des excès de zèle qu’elle-même eût désapprouvés.

Le commencement de notre siècle a vu la première réaction contre ce changement du goût, qui avait été accepté par trois siècles sans une seule protestation. Quand M. de Chateaubriand eut révélé au monde, étonné et d’abord scandalisé d’un tel paradoxe, qu’il y a une esthétique chrétienne, il fut permis de trouver qu’une église gothique résout à sa manière le problème de l’architecture, et que les sculptures de Saint-Gilles près d’Arles, de Chartres, d’Amiens, de Reims, ne peuvent être oubliées dans une histoire de l’art. Les hommes les plus étrangers à l’esprit de système se déclarèrent touchés. « Plus je vois les monuments gothiques, disait un homme qui avait le droit d’être juge en statuaire[1], plus j’éprouve de bonheur à lire ces belles pages religieuses si pieusement sculptées sur les murs séculaires des églises. Elles étaient les archives du peuple ignorant. Il fallait donc que cette écriture devînt si lisible que chacun pût la comprendre. Les saints sculptés par les gothiques ont une expression sereine et calme, pleine de confiance et de foi. Ce soir, au moment où j’écris, le soleil couchant dore encore la façade de la cathédrale d’Amiens ; le visage calme des saints de pierre semble rayonner. »

On alla plus loin, et, pour plusieurs, ce mouvement, que jusque-là tout le monde avait appelé renaissance, devint un sujet de blâme et de regrets. Aux malédictions de Vasari contre l’art gothique succédèrent des malédictions contre cet art païen qui, selon les zélateurs du nouveau système, avait tué l’art chrétien. Une école fort sérieuse, puisqu’elle a soutenu dans leurs travaux des hommes comme Lassus, Viollet-le-Duc, inspiré un poëte comme M. de Montalembert, entreprit systématiquement la réhabilitation de l’art du moyen âge, et essaya même de renouer la tradition interrompue depuis près de quatre cents ans. Ici de cruelles déceptions l’attendaient. Les systèmes d’esthétique, toujours vrais en un sens, quand ils sont conçus par des esprits élevés, ne doivent jamais chercher à se réaliser. Les seuls chefs-d’œuvre que produisit l’école néo-gothique sont de très-bons livres d’archéologie. L’impuissance des idées théoriques à rien créer en fait d’art, le rang secondaire fatalement assigné à tout ce qui est pastiche et imitation furent prouvés par un exemple de plus ; mais la meilleure série de travaux que la France ait produite en notre siècle sortit de cette direction, ou, si l’on veut, de cette mode. Inférieur à l’Allemagne pour les ouvrages de haute critique et de très-fine analyse, notre pays prit sa revanche en ces travaux d’une méthode exacte et sobre, où les qualités du savant et celles de l’homme de goût se retrouvent dans une juste proportion. Grâce au travail de ces trente dernières années et à l’accord des résultats obtenus, les principaux problèmes relatifs à l’art du moyen âge ont reçu une solution qu’on peut dire assurée.


I.

Comment cet art naquit-il ? Au milieu de quelle société réussit-il à grandir ? Comment cette société ne suffit-elle pas pour l’amener à sa perfection ? Comment la grande génération qui créa le style gothique n’eut-elle pas pour élèves des artistes analogues à ceux de l’Italie du xvie siècle ? Voilà les questions que tout esprit philosophique se pose, et sur lesquelles les documents sont rares ou discrets. Les artistes français du moyen âge ont peu de personnalité ; dans cette foule silencieuse de figures sans nom, l’homme de génie et l’ouvrier médiocre se coudoient, à peine différents l’un de l’autre. Il faut des recherches minutieuses pour prendre sur le fait le travail obscur et, comme nous disons aujourd’hui, inconscient d’où sont sorties tant d’œuvres étranges. Je ne connais pas à cet égard de plus précieux témoignage que celui que M. Lassus a livré il y a quelques années aux discussions du monde savant[2].

En 1849, M. Jules Quicherat fit connaître un manuscrit du fonds de Saint-Germain, à la Bibliothèque Nationale, où se trouvait un livre des plus singuliers. C’était, sous une chemise de vieux cuir, une série de feuillets de parchemin contenant les dessins, les essais, toutes les notes, toutes les confidences d’un architecte du xiiie siècle, Villard de Honnecourt. Le docte et pénétrant investigateur auquel l’histoire de France doit tant de judicieuses recherches décrivit ce curieux document ; M. Lassus en entreprit la publication intégrale et y trouva une excellente occasion pour développer ses idées favorites. La mort le surprit dans ce travail, que les soins d’un de ses élèves viennent de mener à fin[3].

L’album de Villard est le plus curieux miroir de l’état d’esprit où vivait un artiste du temps de saint Louis. Villard était originaire de Honnecourt, village situé entre Cambrai et Vaucelles. C’est un Picard, et il écrit dans le dialecte de la Picardie. Sa vie fut celle d’un artiste du moyen âge, agitée, mobile, toujours nomade. Il voyagea, comme il nous le dit lui-même, « en beaucoup de terres ». On trouve dans son album les églises de son pays natal, Vaucelles et Cambrai, la rosace occidentale de l’église de Chartres, l’église Saint-Étienne de Meaux et la rosace de Lausanne. Sa renommée le fit appeler jusqu’en Hongrie. Au verso du dixième feuillet est une madone avec l’enfant Jésus, auprès de laquelle on lit ce texte : « J’estoie mandes en le lierre de Hongrie qant io le portrais por ço l’amai io miex[4]. » Au quinzième feuillet, on trouve un croquis d’un pavé en mosaïque, avec ces mots : « J’estoie une foi en Hongrie, la u ie mes mains jor, la vi io le pavement d’une glize de si faite manière[5]. » D’ingénieuses recherches ont permis, du reste, de retrouver en Hongrie même les traces du séjour de Villard[6]. Le seul lieu de Hongrie où l’influence de l’architecture française se montre avec évidence est Kaschau. Le plan de l’église de Sainte-Élisabeth à Kaschau est conforme au système du gothique français tel qu’on le voit dans l’église Saint-Yved de Braine et dans l’église Saint-Étienne de Meaux. Villard travailla à cette denière église. Il est donc tout à fait naturel de supposer que l’église de Kaschau est aussi son ouvrage. Sa part dut au reste se borner à l’indication du plan général, car l’ensemble de la construction est du xive siècle.

Villard avait des connaissances assez étendues en physique. Son éducation fut évidemment celle des esprits les plus cultivés de son temps. Il s’occupa du mouvement perpétuel. Ses idées sur la « portraiture » sont originales et neuves. L’étude de la nature est sensible dans les groupes des lutteurs, des joueurs de dés, et dans plusieurs figures. Il a aussi dessiné d’après nature divers animaux, lion, porc-épic, ours, cygne, perroquet, chien. Près du lion, Villard ne manque pas de noter expressément : « Et bien sacies que cil lions fu contrefais al vif. » Enfin l’étude ou plutôt l’observation des monuments antiques paraît d’une manière très-remarquable dans le tombeau d’un « Sarrazin », c’est-à-dire d’un païen (pl. LX), et dans un homme revêtu d’une chlamyde (pl. LVII), qui ressemble à un personnage des comédies de Térence. Il y a aussi quelques esquisses d’après des modèles byzantins. Villard, on le voit, prend de toutes mains. L’activité extrême, l’audace, l’esprit d’innovation qui caractérisent les artistes de son époque ne se sentent nulle part mieux qu’ici. On dirait par moments Léonard de Vinci ou Michel-Ange, à voir cette ébullition d’idées hardies, cette fièvre d’enchérir sur les autres, cette variété naïve dans les objets de la curiosité. On se croirait à la veille d’une renaissance, et l’on était en réalité à la veille d’une décadence. Pour s’expliquer ce phénomène singulier, il faut se rendre compte des origines de l’art gothique. de son principe, de sa tendance et du germe fatal de dissolution qu’il contenait en son sein.

Grâce aux excellentes recherches de MM. Lassus, Viollet-le-Duc, Vilet, Mérimée, Quicherat, la date de l’invention du style gothique est maintenant bien connue. Les parties de Saint-Denis bâties par Suger (1137-1140) sont encore plus romanes que gothiques. La cathédrale de Chartres, commencée de 1140 à 1145, offre au contraire très-peu de style roman. Les cathédrales de Noyon, de Senlis, commencées vers 1150, sont décidément dans le style nouveau, quoique montrant encore plus d’un lien de transition avec les habitudes anciennes. Les cathédrales de Laon, de Paris, de Soissons, l’abbaye de Fécamp, postérieures de dix ou vingt ans, ne gardent plus du roman que des traces presque imperceptibles. C’est donc vers 1150 qu’il convient de placer le moment où le style nouveau apparaît avec ses caractères distinctifs. Encore de savants critiques, tels que M. Quicherat, pensent-ils que cette date est trop moderne, et que, pour trouver la véritable origine du style ogival, il faut remonter assez près de l’an 1100.

Le pays où il se produisit peut être déterminé avec non moins de précision. Ce fut sans contredit en France, puisque notre pays présente des monuments gothiques au moins cent ans avant tous les autres. Ce ne fut ni dans le midi, ni dans le centre de la France, puisque ce style n’y fut transporté que tard, et n’y prit jamais de fortes racines ; ce ne fut pas en Bretagne, où l’on ne trouve aucun monument gothique antérieur au xive siècle, et où tous ces édifices ont été bâtis par des étrangers. Ce ne fut ni en Normandie, ni en Lorraine, ni en Flandre, où l’ogive fut introduite à une époque relativement moderne. Ce fut dans l’Île-de-France et la région environnante, le Vexin, le Valois, le Beauvoisis, une partie de la Champagne, tout le bassin de l’Oise, dans la vraie France enfin, c’est-à-dire dans la région où la dynastie capétienne, cent cinquante ans auparavant, s’était constituée.

L’aspect archéologique de cette région de la France démontre d’une façon incontestable la proposition que nous venons d’énoncer. Les constructions qui expliquent la transition du style roman au style gothique, les cathédrales de Noyon, de Senlis, Saint-Remi de Reims, Notre-Dame de Châlons, l’église de Saint-Leu d’Esserans, y sont toutes groupées. Quand on entre dans la cathédrale de Noyon, comme l’a très-bien fait observer M. Vitet, on croit au premier moment entrer dans une église purement ogivale ; mais on remarque bientôt que le plein cintre y est presque aussi souvent employé que l’ogive, et l’on arrive à se convaincre que pendant quelque temps on suivit simultanément les deux systèmes. Les arcs romans en effet se trouvent dans toutes les parties de l’église, mais principalement, chose frappante, dans les parties les plus élevées. Presque toutes les églises de cette région présentent le même phénomène. Les deux styles s’y mêlent profondément ; quand elles sont ogivales, l’aspect général de l’édifice est encore roman, et, quand elles sont romanes, on y voit facilement poindre les traits qui, en se développant, formeront le caractère du style ogival. Il suffira de citer Saint-Denis, Saint-Étienne de Beauvais, Saint-Martin de Laon, Saint-Pierre de Soissons, l’église de l’abbaye d’Ourscamps, Saint-Evremont de Creil, les petites églises romanes des environs de Laon et de Beauvais, les petites églises, plutôt gothiques, d’anciens prieurés qu’on trouve dans le Valois. Partout on sent l’effort du style roman pour produire quelque chose de plus léger, ou la simplicité naïve du gothique naissant, encore pure de tout raffinement subtil. L’ogive, dans les édifices décidément gothiques, est à peine sensible, tant l’angle des deux arcs est ouvert. La hauteur est très-modérée. Le style a encore une pureté et une sévérité qu’il ne gardera pas dans les pays où il sera transporté. Quand des textes formels ne nous apprendraient pas que les cathédrales de Noyon, de Senlis, de Laon, de Paris et de Chartres furent les premières églises gothiques, le style seul de ces édifices l’indiquerait. Les petites églises de Saint-Leu d’Esserans, de Longpont, d’Agnetz, sont également des chefs-d’œuvre de proportion, de justesse, de hardiesse mesurée, que l’architecture gothique n’a pu produire qu’à son début. Ajoutons que tous les architectes célèbres de l’école gothique, Robert de Luzarches, Pierre de Montereau, Eudes de Montreuil, Raoul de Coucy, Thomas de Cormont, Jean de Chelles, Pierre de Corbie, Villard de Honnecourt, sont de l’Île-de-France, de la Picardie ou des pays voisins, et qu’aucune région ne justifie aussi bien que celle-ci l’apparition du style nouveau. Les matériaux y sont abondants et d’excellente qualité. La pierre, facile à travailler, semble inviter aux essais hardis, aux tâtonnements périlleux, et explique cette fièvre d’innovation qui porta les architectes gothiques à surenchérir sans fin les uns sur les autres en fait de témérité.

Le style gothique nous apparaît ainsi comme un art purement français. Il naît avec la France, au centre même de la nationalité française, dans ce pays florissant et riche qui se dégageait le premier de la féodalité germanique, fut le berceau de la dynastie capétienne, et en recueillit avant tous les autres les bénéfices. Ce fut, comme l’a dit M. Viollet-le-Duc, l’architecture du domaine royal. Soumis à l’influence essentiellement française de la royauté et de l’abbaye de Saint-Denis, ce pays, au xie siècle et au xiie, fut le théâtre d’un grand éveil de l’esprit humain, d’une sorte de renaissance, qui se traduisit en poésie par les chansons de geste, en philosophie par l’apparition de la scolastique, en politique par le mouvement des communes et l’administration de Suger, en religion par saint Bernard et les croisades. L’architecture gothique ou, pour mieux dire, le mouvement de construction d’où elle sortit fut le produit des mêmes causes. En ce qui concerne les communes, ce ne fut pas sans doute une circonstance fortuite qui fit coïncider leur établissement avec la rénovation architecturale. L’église, à cette époque, avait hérité du forum et de la basilique ancienne ; c’était le lieu des réunions civiles, et, en effet, ce sont des villes de communes, Noyon, Laon, Soissons, qui élèvent les premières cathédrales gothiques.

Qu’aucun élément, ni italien, ni allemand, ne se mêlât à cette première renaissance toute française du xie et du xiie siècle, si tristement arrêtée au xive, c’est ce qui, pour l’architecture, est de toute certitude. Cent ans au moins le style ogival reste la propriété exclusive de la France. Les bords du Rhin se couvraient encore de constructions romanes, quand les chefs-d’œuvre du style ogival étaient déjà élevés dans la France du nord. L’Angleterre eut des églises gothiques bâties dès le xiie siècle, mais par des Français. En 1174, la reconstruction de la cathédrale de Cantorbéry ayant été décidée, on ouvrit un concours : ce fut Guillaume de Sens, célèbre par de grands travaux, qui fut choisi, et qui commença le chœur dans le système nouveau qui déjà régnait exclusivement en France. Au xiiie siècle, les innombrables maîtres maçons qui portèrent ce style jusqu’aux confins de l’Europe latine étaient des Français. Le premier architecte gothique non français dont le nom nous soit connu est Erwin de Steinbach (1277). En Allemagne, jusqu’au xive siècle, ce style s’appelle « style français », opus francigenum, et c’est là le nom qu’il aurait dû garder. Malheureusement la fatalité qui priva la France de la gloire de ses chansons de geste se retrouve ici. L’esprit étroit qui domine à partir de saint Louis, les violences de l’inquisition, les malheurs de la guerre de Cent ans, éteignent chez nous le génie. Strasbourg et Cologne deviennent les écoles du style que nous avions créé. La France voit à son tour chez elle des artistes étrangers. Le style français passe pour allemand ; l’Italie l’appelle tudesque, puis, par un contre-sens des plus bizarres, fait prévaloir pour le désigner l’absurde dénomination de gothique. Il faut se rappeler que les barbares furent surtout connus à l’Italie par les Goths. Gotico devint synonyme de barbaro, et une légende représenta les Goths comme des êtres fantastiques acharnés à la destruction des monuments romains, qu’ils venaient marteler pendant la nuit. Dans leur dédain pour cette architecture, qui n’était pas conforme aux ordres grecs, et qui leur était profondément antipathique, les Italiens du xvie siècle l’appelèrent gotica, et ce nom fut d’autant plus facilement accepté par la France du xviie siècle, que le mot gothique avait pris en français, par suite de l’influence italienne, une nuance analogue (écriture gothique, les temps gothiques, etc.). De là à prétendre que les Goths avaient inventé ce style, il n’y avait qu’un pas : Vasari le franchit, et aujourd’hui ce non-sens historique n’est pas encore déraciné de l’Italie[7].

Comment se forma ce style extraordinaire, qui, durant près de quatre cents ans, couvrit l’Europe latine de constructions empreintes d’une si profonde originalité ? Les doctes et judicieuses recherches que je rappelais tout à l’heure ont résolu la question. Les anciennes hypothèses, et d’une influence orientale, et d’une origine germanique, et d’un prétendu type xyloïdique (architecture en bois), doivent être absolument abandonnées. Le style gothique sortit du style roman par un épanouissement naturel, ou, si on l’aime mieux, par le travail d’hommes de génie tirant avec une logique inflexible les conséquences de l’art de leur temps : il fut la continuation d’un style antérieur, créé vers l’an 1000 et déduit lui-même des lois qui jusque-là avaient présidé en Occident à la construction des temples chrétiens.

Tout le monde est d’accord pour reconnaître que les églises antérieures au xie siècle, à l’exception de celles que l’on bâtissait sous l’influence directe de Byzance, n’étaient que de chétives imitations des anciennes basiliques du temps des empereurs chrétiens. Le toit était soutenu par une charpente qui se voyait de l’intérieur ; le travail était le plus souvent défectueux et sans style. Le mouvement extraordinaire de construction qui suivit l’an 1000 amena dans l’architecture chrétienne le plus grave changement qu’elle ait jamais subi. On n’ajouta rien d’essentiel à la vieille basilique ; mais on en développa tous les éléments. À la charpente on substitua la voûte ; des contre-forts sont acculés aux murs pour soutenir les poussées ; les rapports de l’élévation et de l’écartement sont changés. En même temps tout prend du style, et bientôt ce style devient de l’élégance. La colonne s’applique comme décoration au lourd pilier ; le chapiteau vise à copier le corinthien ou le composite, même quand il est historié. La forme de l’église est nettement déterminée : c’est une croix latine, dessinée par une nef élevée, flanquée de bas côtés. Deux tours, d’ordinaire carrées, percées de plusieurs étages de petites fenêtres en plein cintre, ornent l’entrée. Une rosace, au moins rudimentaire, complète la façade. Le chœur s’allonge un peu et parfois s’entoure de bas côtés. Les fenêtres sont étroites, et souvent divisées par le milieu. Une coupole centrale s’élève à la jonction de la nef et du transept. Un progrès non moins sensible se fait sentir dans l’exécution. On se préoccupe de la durée. À l’intérieur, on vise surtout à une grande richesse ; les murs et les pavés sont revêtus d’incrustations colorées, les colonnes présentent une éclatante polychromie. Il semble qu’on veuille modeler l’église sur la Jérusalem céleste, resplendissante d’or et de pierreries.

Ainsi naquit le style dit roman, qui, au xie siècle et dans la première moitié du xiie, couvrit la France d’édifices pleins d’harmonie et de majesté, Saint-Étienne de Caen, Saint-Sernin de Toulouse, Notre-Dame de Poitiers, etc. Quand on étudie bien ces églises, on voit que c’est au moment de leur apparition qu’il faut placer l’acte vraiment créateur de l’architecture du moyen âge. Ce sont déjà des églises gothiques pour la forme générale, l’aménagement intérieur, le jeu des nefs et des galeries. Le principe est posé, il n’y a plus qu’à le développer. Le Midi, le Poitou, l’Auvergne, procédèrent timidement dans ce développement. La Provence et le Languedoc continuèrent à bâtir en roman jusqu’au xive siècle. Le nord, au contraire, ne s’arrêta pas. Soit que les églises romanes y fussent moins bien construites et qu’un grand nombre d’entre elles se fussent écroulées dans le commencement du xiie siècle, soit que cette partie de la France obéit à des besoins d’imagination plus élevés, le mouvement architectural s’y continua sans relâche, et, cent cinquante ans après sa naissance, le style roman y subissait une profonde modification.

Le travail abstrait d’où sortit cette modification dut être quelque chose de surprenant. D’une part, les maîtres maçons du nord trouvèrent que les églises romanes avaient quelque chose de lourd et de trapu ; ils virent qu’on pouvait beaucoup les amincir et y employer bien moins de matériaux. D’un autre côté, de fréquents accidents avaient prouvé que, dans les églises du xie siècle, la poussée de la voûte avait été mal calculée ; on chercha à y remédier. En suivant cette double tendance, on fut conduit à substituer la voûte d’arêtes à la voûte en berceaux et à préférer l’arc aigu au plein cintre. L’arc aigu avait l’avantage d’opérer un bien moindre écartement et de faire porter l’effort sur des points isolés et certains. Ce changement ne fut pas d’abord systématique. L’ogive (pour employer le mot très-impropre qu’on donne de nos jours à l’arc aigu) fut adoptée pour les grands arcs, qui poussent beaucoup ; le plein cintre fut conservé pour les petits, qui poussent peu ou point. Une vaste compensation d’ailleurs fut cherchée dans les arcs-boutants et les contre-forts, sur lesquels toutes les poussées se réunissent. Les églises romanes en avaient, mais dissimulés et peu considérables. Ici, ils devinrent la maîtresse partie et permirent des légèretés inouïes. Les vides s’augmentent dans une effrayante proportion. Les reins puissants qui soutiennent toutes ces masses branlantes sont au dehors, et l’on arriva à réaliser cette idée singulière d’un édifice soutenu par des échafaudages, et, s’il est permis de le dire, d’un animal ayant sa charpente osseuse autour de lui.

Un souffle puissant semble dès lors pénétrer la basilique romane et en dilater toutes les parties. Devenue en quelque sorte aérienne, l’église nage dans la lumière, l’éteint, la colore à son gré. Les murs arrivent au dernier degré de maigreur. Les colonnes amincies et divisées en colonnettes ont l’air de n’être là que pour l’ornement. L’église semble l’épanouissement d’un faisceau de roseaux. Le style roman, qui vise surtout à la solidité, n’affecte pas les hauteurs extraordinaires ; il offre plus de pleins que de vides ; ses fenêtres sont petites, ses colonnes massives. Le gothique pousse le goût de la légèreté jusqu’à la folie. Les fenêtres étroites deviennent des baies énormes, qui font de l’édifice une cage à jour. Les galeries rudimentaires du style roman deviennent des églises superposées. Les lignes verticales se substituent aux lignes horizontales, les plans en saillie et en retrait aux surfaces unies. L’artiste, surtout avide de faire naître un sentiment d’étonnement, ne recule pas devant des moyens d’illusion et de fantasmagorie. Il dissimule, au moins sous certains profils, ses moyens de solidité. Cette voûte semble poser sur des colonnettes, tandis qu’elle pose en réalité sur les murs latéraux. Ces murs eux-mêmes effrayent par leur peu de masse ; mais, au dehors, une forêt de béquilles, comme on l’a dit souvent, supplée à leur insuffisance. Ces fenêtres sous la voûte produisent une sorte de terreur ; mais cette voûte est soutenue par d’autres moyens. Les frêles étais qui ont l’air de la porter sont là pour détourner l’attention et tromper l’œil sur la direction réelle des effets de la pesanteur.

Ainsi naquit l’église dite gothique. Elle n’a rien de plus, rien de moins que l’église romane. C’est la vieille basilique évidée, amincie, remplie de souffle et d’âme. La basilique du moyen âge était complète avant l’adoption de l’ogive. L’ogive, en d’autres termes, n’est pas un trait de style, elle est applicable à tous les styles. Des églises purement romanes, comme Saint-Maurice d’Angers, Saint-Gilles près d’Arles, en font un emploi suivi. Souvent on pratiqua simultanément le plein cintre et l’ogive, et, assez longtemps après le triomphe de l’ogive, on continua d’employer le plein cintre dans les clochers. Enfin une foule d’églises, non-seulement dans la région qui servit de berceau à l’ogive, mais en Guienne, en Normandie, flottent entre les deux procédés et peuvent presque indifféremment s’appeler romanes ou gothiques. De la basilique romaine à la basilique chrétienne du temps de Constantin, de la basilique constantinienne aux églises du ixe et du xe siècle, de l’église du ixe et du xe siècle à la basilique romane, de la basilique romane à l’église gothique, il n’y a donc pas une seule solution de continuité. Quelque peu d’analogie qu’offrent au premier coup d’œil Saint-Paul-hors-les-Murs et Notre-Dame, l’une de ces constructions vient de l’autre par une série de développements non interrompus.

On ne nie pas qu’une influence grecque assez forte ne se soit exercée en France au xe et au xie siècle ; mais cette influence entra pour peu de chose dans le grand mouvement de notre art national. Elle produisit Saint-Front de Périgueux, quelques églises du Quercy et de l’Angoumois ; mais ce n’est certes pas de ce côté qu’il faut chercher l’origine de l’art gothique. Encore moins doit-on parler des croisades et de l’influence arabe. L’architecture gothique et l’architecture arabe ont des ressemblances ; mais ces ressemblances viennent de la similitude de leurs points de départ. L’une sort du roman, l’autre du byzantin ; or le roman et le byzantin étaient frères, issus tous deux par dégradation de l’art antique. Le gothique et l’arabe arrivèrent ainsi à des résultats analogues ; mais ils ne se doivent rien l’un à l’autre et représentent des tendances profondément différentes. L’ogive a existé de tout temps en Orient à l’état sporadique, l’Orient même en adopta l’usage général avant l’Occident ; mais ce n’est pas de là que les grands constructeurs du xiie siècle la prirent. Ils y arrivèrent d’eux-mêmes, et indépendamment de tout emprunt fait au dehors.

C’est donc un seul développement qui a produit les églises romanes et les églises gothiques. Tout se rattache au mouvement de construction qui part de l’an 1000, produit nos belles églises romanes, arrive vers 1150 à l’ogive et vers 1200 à un type mûr, fixe, parfait à sa manière, qui ne varie plus jusqu’au xve siècle. Une seule grande révolution, la substitution de la voûte à la charpente, a produit, par des déductions en quelque sorte nécessaires, toutes les transformations qui remplissent l’intervalle du xie siècle au xive. La production du style gothique fut parfaitement logique ; elle ne suppose l’introduction d’aucun élément étranger. L’ogive, employée dans des cas exceptionnels au xie siècle, pour donner de la solidité aux arcs qui devaient avoir une grande portée, devient la règle à partir de 1150 ; mais on peut dire qu’elle était en germe dans les nécessités intimes de l’art antérieur. Certaines parties des basiliques nouvelles, les absides par exemple, l’appelaient presque forcément. Enfin elle arrivait à des effets qui parlaient beaucoup à l’imagination et répondaient mieux au sentiment religieux du temps. En somme, il se passa en architecture un phénomène analogue à celui qui avait lieu dans la langue et la poésie. Avec les éléments antiques, brisés, transposés, recomposés selon ses idées et ses sentiments, le moyen âge se créait un instrument tout différent de celui de Rome. Nos églises sont à l’art antique ce que la langue de Dante est à celle de Virgile, barbares et de seconde main, si l’on veut, mais originales à leur manière et correspondant à un génie religieux tout nouveau.

Comme tous les grands styles, le gothique fut parfait en naissant. Trop habitués à juger ce style par les ouvrages de sa décadence, nous oublions souvent qu’il y eut pour le style ogival, avant les exagérations des derniers temps, un moment classique où il connut la mesure et la sobriété. Les petits édifices, élevés en quelques années et d’une parfaite unité, nous renseignent bien mieux à cet égard que les grandes cathédrales achevées presque toutes au xive siècle. L’église de Saint-Leu d’Esserans, dont M. Vitet a, je crois, le mérite d’avoir le premier révélé la rare élégance, celle d’Agnetz, près de Clermont, la salle d’Ourscamps, la belle église cistercienne de Longpont, ou même celle de Saint-Yved de Braine, sont d’excellents modèles, aussi purs, aussi frappants d’unité que le plus beau temple grec. Les églises élevées par les croisés en Palestine brillent aussi par leur sévérité. On ne peut placer trop haut ces constructions simples et grandioses du premier style ogival. Les lignes verticales n’empêchent pas de fortes lignes horizontales de se dessiner. Les chapiteaux, tous semblables entre eux dans un même édifice et composés de feuilles élégantes, rappellent encore le galbe corinthien. Les bases sont rondes et ornées de moulures simples ; tout l’aspect de la colonne est antique et d’une juste proportion. L’ogive, dont on exagérera plus tard l’acuïté, est à peine sensible ; à Saint-Leu, l’abside paraît à distance toute romane. On ne vise qu’à des hauteurs modérées ; le bâtiment paraît assez large ; les fenêtres sont de taille moyenne, presque sans divisions intérieures. Tout l’édifice respire une droiture de jugement, un sentiment de justesse dont on ne tardera pas à se départir.

Comment, après être arrivé à une sorte de type classique, à un ordre, si l’on peut s’exprimer ainsi, où le caprice n’avait plus de place, l’art gothique manqua-t-il tout à coup à ses promesses ? Comment ne réussit-il pas à durer et ne devint-il pas l’art des temps modernes ? C’est ce qu’il faut maintenant rechercher. Les causes de ce phénomène furent de deux sortes : les unes étaient dans les principes de l’art lui-même, les autres dans les vices essentiels de la société du temps. L’âpreté de Philippe le Bel, la légèreté des Valois, le peu de sérieux de la noblesse, l’esprit étroit de la bourgeoisie, ne sont pas les seules raisons qui ont empêché la renaissance de se faire en France au xive siècle ; c’est l’art lui-même qui était impuissant à produire pour de longs siècles une forme définitive. L’album de Villard est encore à cet égard le document le plus instructif.


II.

Ce que cet album nous apprend en effet, ce n’est pas comment le style gothique se forma, mais bien plutôt comment il s’altéra. L’ivresse de combinaisons hardies que chaque page révèle donne de l’inquiétude. On sent que ce beau style périra par le tour de force et l’abus des plans faits sur le papier. Le feuillet 28 nous montre Villard et Pierre de Corbie créant de compagnie, et par une sorte de concours (inter se disputando), des formes nouvelles, plus remarquables par leur difficulté et leur bizarrerie que par leur beauté. L’admiration de Villard est quelquefois un peu puérile ; celle qu’il professe pour la tour de Laon, par exemple, tient à des raisons géométriques moins solides que ingénieuses ou à des accessoires de mauvais goût exagérés par son imagination. On sent que le but a été dépassé, sans qu’une complète maturité de jugement soit intervenue pour recueillir la tradition, la régler et la préserver de toute exagération.

Certes, ce qui faisait défaut, ce n’était ni le mouvement ni l’esprit. L’activité qui régna parmi les architectes de cette époque est quelque chose de prodigieux. Leur genre de vie, renfermée dans une sorte de collège ou de société à part, entretenait chez eux une ardente émulation. Pour que de tels hommes se soient peu souciés de la renommée, il faut qu’ils aient trouvé dans l’intérieur de leur confrérie un mobile suffisant, qui les rendait indifférents à toute autre chose que l’estime de leurs pairs. Combien, avec eux, nous sommes loin de ces efforts impersonnels du xie et du xiie siècle, où l’individualité de l’artiste est complètement voilée ! Ici chaque artiste a un nom, chacun est jaloux de son église, chacun y inscrit son nom et s’y fait enterrer. L’album de Villard est un témoignage incomparable de la vie et de la jeunesse d’imagination qui distinguaient alors nos artistes, et il n’est pas en cela un document isolé. On possède, soit sur parchemin, soit sur pierre, beaucoup de plans du xiiie et du xive siècle. Bien qu’ils soient tous d’une géométrie élémentaire, n’employant que les arcs du cercle, ils montrent un grand travail de réflexion. Les concours enfin étaient ordinaires. La cathédrale de Strasbourg conserve dans ses archives les dessins présentés à un concours ouvert pour sa façade. Les légendes sur les rivalités des artistes rappellent celles qui eurent cours en Italie aux époques où l’attention y fut le plus éveillée sur les choses de l’art.

Cependant les défauts qui minaient ce grand système se dévoilaient avec une effrayante fatalité. L’unité des édifices devient impossible ; on n’y voit plus deux chapiteaux semblables ; les fenêtres se chargent de dessins intérieurs si légers, qu’ils semblent des fantaisies de l’imagination ; on touche à l’exagération et à l’impossible : on s’obstine à taire tenir en l’air l’inconcevable chœur de Beauvais et ces édifices qui, s’ils ne nous étaient connus que par des dessins, passeraient certainement pour chimériques. Le sentiment de tous est un profond étonnement ; l’œuvre parait surhumaine, et c’est grâce à un pacte avec le diable qu’on a pu la faire passer du monde des rêves à celui de la réalité.

Le xive siècle continua toutes ces tendances en les poussant à l’extrême. L’architecture gothique du xiiie siècle était pleine de défauts ; mais chacun de ces défauts était à sa manière une source de beautés saisissantes et étranges. Il n’en sera bientôt plus ainsi. Exagérant encore la hauteur des vides, l’architecture gothique engage une sorte de défi avec la pesanteur et l’espace. Quelquefois elle gagna son pari, comme à Beauvais ; mais souvent les justes exigences de la raison dans l’art de bâtir se vengèrent d’être traitées avec si peu de souci. Les clochers s’élancent à des hauteurs démesurées ; leurs formes sveltes, leurs découpures évidées, laissent une impression douteuse entre l’imagination, qui est charmée, et le jugement, qui réprouve. L’extrême richesse des détails amène trop de formes anguleuses ou saillantes, statues surmontées de dais et de pinacles, trèfles en pignons, galeries à jour, toute une broderie de pierre, qui, comme le dit Vasari, a l’air d’être faite en carton. En général, l’unité de l’édifice est sacrifiée ; on ne veut plus de surfaces unies ; l’addition des chapelles latérales, qui dans presque toutes les cathédrales date de ce siècle, montre que l’attention donnée aux subdivisions et aux détails l’emporte sur l’effet de l’ensemble. L’aspect général tend à pyramider ; tout se couronne de triangles aigus et de tabernacles. Les lignes horizontales, qui dans le premier gothique ont encore de l’ampleur, disparaissent tout à fait. L’unique souci est de monter toujours et de revêtir l’édifice sacré d’une éblouissante parure qui le fait ressembler à une fiancée. Hélas ! pendant ce temps, le mal croissait à l’intérieur, et la ruine de ces beaux rêves éclos dans un moment d’enthousiasme se préparait lentement.

Le mal du style gothique en effet, c’est que, né de l’enthousiasme, il ne pouvait vivre que d’enthousiasme. L’église du xiie et du xiiie siècle avait été à la lettre élevée par amour. Qu’on lise les récits charmants relatifs à la construction de la cathédrale de Chartres et de la basilique de Saint-Denis. Au xive siècle, il s’y mêle l’idée de corvée, d’émeute, de châtiment. On élevait des églises par pénitence ; on ne les entretenait qu’à force d’impositions et par des mesures administratives. La foi qui avait créé ces merveilles n’était pas diminuée : à quelques égards, elle trouvait dans les esprits moins de doutes et d’objections, car le xive siècle pense bien moins librement que le xiiie ; mais elle avait perdu sa spontanéité naïve, c’était un étroit formalisme, une routine pesante et grossière. L’architecture gothique était malade du même mal que la philosophie et la poésie : la subtilité. L’art n’était plus qu’un prodigieux tour de force, après lequel il n’y avait plus que l’impuissance. L’antiquité put se reposer durant des siècles dans le style d’architecture que la Grèce avait créé ; les ordres grecs sont devenus une sorte de loi éternelle, parce que le style grec est la raison même, la logique appliquée à l’art de bâtir. Ici, au contraire, tout avenir était impossible, tant on avait poussé dès l’abord aux dernières conséquences. La décadence était en quelque sorte obligée ; on se demande en vain à quel moment d’un art aussi tourmenté on eût pu trouver un point stable pour fixer le canon et fournir une base à l’art de l’avenir.

Un défaut général de solidité fut, quoi qu’on en dise, la conséquence de ce système compliqué d’architecture. L’édifice grec et romain est éternel, à la seule condition qu’on ne le détruise pas. Il n’a besoin d’aucune réparation. L’édifice gothique est assujetti à des conditions si multipliées, qu’il s’écroule vite, à moins de soins perpétuels. Visant à l’effet, cachant plus d’une négligence dans les parties soustraites à l’œil du spectateur, les constructions gothiques souffrent toutes de deux maladies mortelles, l’imperfection des fondements et la poussée des voûtes. Un simple dérangement dans le système d’écoulement des eaux suffit pour tout perdre. Le Parthénon, les temples de Pœstum, ceux de Baalbek, n’aspirant qu’au solide, seraient intacts aujourd’hui, si l’espèce humaine eût disparu le lendemain de leur construction. Dans ces conditions-là, une église gothique n’eût pas vécu cent ans. Ces églises ont été perpétuellement entretenues et rebâties ; elles auraient toutes disparu en notre siècle, si un zèle intelligent ne nous avait portés à les restaurer. Dans les villes où il y a des édifices romains et des édifices gothiques, les seconds comparés aux premiers paraissent des ruines. Il n’y aura plus au monde une église gothique quand les constructions grecques et romaines étonneront encore par leur caractère d’éternité. Je sais ce que l’on peut répondre. « Le Parthénon couvre 400 mètres, la cathédrale d’Amiens 7 000. Si les Grecs avaient eu à construire un édifice couvert de cette dimension, ils ne l’auraient pas fait aussi solide que le Parthénon. » — Nous ne blâmons pas la tentative ; nous constatons seulement les conséquences inévitables qu’elle entraînait. Nulle part aussi bien qu’en architecture on ne sent les conditions limitées auxquelles sont assujetties les œuvres de l’homme, gagnant en un sens ce qu’elles perdent en un autre, condamnées à choisir entre la médiocrité sans défauts ou le sublime défectueux.

En même temps que l’architecture gothique renfermait en elle-même un principe de mort, elle eut le malheur de nuire beaucoup aux autres arts plastiques en les condamnant à un rôle subalterne. Comme la théologie tuait la science rationnelle en la réduisant au rôle de suivante, l’architecture gothique, étant tout l’art à elle seule, rendait le progrès impossible pour la peinture et la sculpture. Qu’aurait dit Phidias, s’il eût été soumis aux ordres d’architectes qui lui eussent commandé une statue destinée à être placée à deux cents pieds de haut ? Les grandes beautés savantes étant de la sorte écartées, l’artiste dut se rabattre sur des détails insignifiants et faciles, dont chacun a peu de valeur en lui-même, et qui, n’étant pas distribués avec mesure, produisent un effet de banalité. Sans partager la colère de Vasari contre ces maudites fabriques qui ont empoisonné le monde (questa maledizione di fabbriche… che hanno ammorbato il mondo), sans y voir simplement avec lui un chaos monstrueux et barbare, une folle invention des Goths, qui ne la firent réussir qu’après avoir préalablement détruit les ouvrages romains et tué tous les bons architectes, on peut trouver qu’il n’a pas tort quand il y trouve un manque général de proportion et de raison. Ce n’est pas l’architecture logique, elle sort des conditions humaines. Elle naquit d’un effort d’abstraction, d’un travail de raisonnement trop prolongé sur des coupes. Ivres de leurs épures, les architectes allaient, affaiblissant toujours les masses ; leurs plans sur parchemin les aveuglaient et leur faisaient oublier les exigences de la réalité. C’est ce qui fait que le dessin d’une église gothique est souvent plus beau que l’église elle-même, car les artifices qui sont nécessaires pour accommoder le plan aux conditions de la matière n’existent pas dans le dessin.

Paradoxe architectural d’un éclat sans pareil, le gothique fut une exagération d’un moment, non un système fécond, un tour de force, un défi, non un style durable. Aussi n’a-t-il eu de continuation que grâce au goût qui porte notre siècle à copier tour à tour les différents types du passé. Arrêtée brusquement par la renaissance, cette architecture ne survécut au coup qui la frappait que par un compromis singulier, je veux parler du gothique orné de détails grecs que l’on voit à Saint-Étienne-du-Mont, à Saint-Eustache ; puis elle disparaît sans retour. On a reproché aux artistes du xvie siècle de ne pas l’avoir développée ; rien de plus injuste ; c’était un style épuisé, qu’il était impossible de faire revivre. Les imitations du xixe siècle ne l’ont que trop prouvé. Les efforts pour donner de la raison à un paradoxe, pour rendre sensé un moment d’ivresse, ont prouvé par leur gaucherie que l’architecture du xiie et du xiiie siècle doit être classée parmi les œuvres originales qu’il est glorieux d’avoir produites et sage de ne pas imiter.


III.

Un grand fait résume donc toute l’histoire de l’art français au xive et au xve siècle. L’art du moyen âge meurt avant d’avoir atteint la perfection ; au lieu de tourner au progrès, il tourne à la décadence. En d’autres termes, la Renaissance ne se fit pas par la France. Aux xie et xiie siècles, la France surpasse de beaucoup l’Italie dans toutes les directions de l’art. L’Italie, à cette époque, n’avait rien à comparer à nos basiliques romanes, aux peintures de Saint-Savin, aux sculptures des premiers portails gothiques. Au xiiie siècle, la France égale encore sa rivale. La France n’eut pas de Giotto, mais elle eut des architectes supérieurs à ceux de toute l’Europe. Au xive siècle, la France est définitivement surpassée. Les peintres d’Avignon, tous italiens, sont reconnus pour des maîtres qu’on ne savait pas égaler. La France ne recule pas, mais l’Italie avance à grands pas. Ce siècle n’est chez nous ni un siècle de progrès, ni un siècle de décadence : c’est un siècle stationnaire. L’art gothique hésite, s’attarde et finalement n’arrive pas à une forme acceptée de tous. Au xve siècle, l’Italie s’engage seule avec un éclat sans pareil dans cette voie glorieuse où tout le monde devait essayer de la suivre. Pourquoi ce grand événement de l’histoire de l’esprit humain ne s’est-il pas accompli par la France ? Pourquoi le pays où se produisit le grand éveil de l’art chrétien s’arrête-t-il ensuite dans une sorte de médiocrité routinière ? Pourquoi le goût si élevé du premier style gothique fait-il place au goût plat et bourgeois qui nous blesse si souvent dans les ouvrages du xive et du xve siècle ? Les causes de ce grand fait sont nombreuses, et tiennent à ce qu’il y eut de plus profond dans l’histoire morale et sociale de l’époque qui commence avec l’avènement des Valois.

On ne doit guère alléguer ici les causes politiques. Si la France peut donner pour excuse les circonstances difficiles où elle se trouva engagée, l’Italie peut répondre qu’elle en traversa de bien plus graves. La nationalité française en ce siècle ne courut que des périls ; la nationalité italienne disparut, sans que le génie italien souffrit aucune éclipse. Au milieu d’une société profondément troublée, d’une anarchie sans égale, qui maintenait la terreur en permanence, les œuvres les plus délicates ne cessèrent de se produire, l’art se développa avec une liberté absolue, des villes entières furent possédées de l’émulation des belles choses. Jamais on ne vit par un plus frappant exemple combien les arts qu’on appelle de la paix s’accommodent d’une société agitée, pourvu que cette agitation ait de la grandeur et qu’elle corresponde à des passions élevées.

À y regarder de près, on reconnaît que cette société française, en apparence si menacée, n’était pas au fond dans un état défavorable au développement de l’art. Les malheurs publics pesaient de tout leur poids sur les populations sédentaires des villes et des campagnes ; mais ils n’atteignaient guère la noblesse armée qui menait le train du monde et en faisait tout l’éclat. Pour cette classe de la nation, qui se battait bien plus par plaisir et par état que par le sentiment d’une cause nationale, le temps qui s’écoula de la journée de Crécy au règne réparateur de Charles V ne fut nullement une époque néfaste. Froissart, écho des sentiments de la chevalerie, présente les années dont il fait l’histoire bien plus comme des années brillantes, riches en faits d’armes et en aventures, que comme des années de désolation. Il peut paraître étrange de le dire : au milieu de ces horreurs, le siècle était gai ; ni la littérature ni l’art ne portent l’empreinte d’un profond abattement. Le roi Jean, dans sa prison, au milieu de ses peintres et de ses musiciens, oubliait son royaume avec une facilité qui nous étonne[8]. L’année 1400, qui, d’après les idées répandues, serait le cœur même d’une des périodes les plus calamiteuses de notre histoire, fut pendant plus de cinquante ans le point brillant vers lequel se tournèrent tous les souvenirs. Paris, à ce moment, eut un éclat sans pareil. Un texte récemment publié[9] exprime avec naïveté l’admiration des provinciaux pour ce centre de tous les raffinements. Ce n’est que dans la première moitié du xve siècle que les suites de la guerre et de l’abaissement politique se firent sentir d’une manière profonde sur l’état social.

L’absence de la vie municipale d’une part, et de l’autre au contraire le grand développement des institutions républicaines, ont bien plus d’importance pour expliquer le contraste que présente l’histoire de l’art en France et en Italie. Ce qui le prouve, c’est que le seul pays en deçà des monts où nous trouvions le germe d’un mouvement d’art comparable à celui de l’Italie, la Flandre, est aussi le seul où fleurissent des petites républiques à peu près indépendantes. Ces États, concentrés en quelques milliers d’hommes, produisent une activité merveilleuse, et favorisent le développement des écoles locales. Des villes de troisième et de quatrième ordre, en Italie, ont une école marquée d’un caractère propre, n’empruntant rien aux autres, ne sortant pas des murs de la cité, donnant à celle-ci sa physionomie à part. À partir du xive et du xve siècle, les écoles, entendues comme des centres distincts où l’art se développe d’une façon indépendante, s’effacent presque parmi nous. Certaines spécialités, par exemple celle de l’orfèvrerie et des émaux de Limoges, se défendent seules avec obstination. Une sorte d’éclectisme est dès cette époque la loi de l’art français. Chaque artiste a son point de départ dans la mode générale de son temps, non dans la manière particulière du maître qui l’a précédé.

La cour constitue en France, depuis le xive siècle, le principal foyer de la culture de l’art. Il semble au premier coup d’œil que, sous ce rapport, les derniers temps du moyen âge furent très-bien partagés. Au commencement comme à la fin de leur long règne, au xive comme au xvie siècle, les Valois se distinguèrent par leur goût délicat. L’historien de l’art n’est pas toujours amené à porter sur certains personnages les mêmes jugements que l’historien de la politique et des mœurs. Tel tyran des villes d’Italie, souillé de crimes et digne des malédictions de la postérité, occupe dans l’histoire de l’art une place honorable. De même il faut reconnaître que cette dynastie des Valois, à laquelle l’historien politique est en droit d’adresser de si sévères reproches, créa le côté brillant de la civilisation française, et contribua puissamment à fonder la suprématie en fait d’élégance et de goût qui ne devait plus nous être enlevée. À partir de Philippe de Valois, la cour de France est le centre le plus distingué du monde. Les fêtes, les tournois, les mœurs chevaleresques et polies y attirent le monde entier. Trois ou quatre rois, les rois de Bohême, de Navarre, de Majorque, d’Écosse, une foule de princes à peu près étrangers à la France, y faisaient leur résidence habituelle. Paris réglait la mode et attirait les regards de l’Europe entière, Philippe de Valois et son fils Jean apparaissaient en quelque sorte à l’imagination de leurs contemporains comme des rois de chanson de geste, passant leur vie en guerres et en fêtes, dans un cercle continu d’actions brillantes et de spectacles. Mais l’art véritable ne va pas sans une solide culture du jugement ; de joyeuses folies ne suffisent pas pour produire des œuvres durables et un mouvement vraiment fécond.

L’idéal sembla être atteint quand le hasard porta au trône celui des fils du roi Jean qui joignait aux goûts libéraux de son père et de ses frères un sérieux et un jugement qu’ils n’avaient pas. Artiste lui-même, architecte, mécanicien, entouré de ses habiles compères Raymond du Temple, Jean-Saint-Romain, Charles V donna la mesure de ce que peut une dynastie amie des arts en un siècle dénué de génie. Toutes les histoires italiennes n’ont rien à comparer, pour la droiture et le bon sens, à ce prince, le plus accompli de tout le moyen âge ; mais il garda toujours, en fait de goût, quelque chose de lourd, de commun, de bourgeois, s’il est permis de le dire. L’architecture civile produisit des ouvrages charmants, sans qu’il se formât un goût décidément national. L’artiste devint le favori, le commensal, souvent l’agent secret et le confident des princes. Ce n’est plus le mâle et intelligent ouvrier du xiie et du xiiie siècle ; c’est le valet adroit, bon à toute sorte de services, cumulant la sellerie avec la peinture, les commissions secrètes avec les ouvrages d’art, prenant rang dans la domesticité du prince à côté du fou, du ménestrel et du tailleur d’habits.

L’aristocratie de princes du sang qui se forme à partir du roi Jean, et qui règne sous le nom de l’infortuné Charles VI, créa de brillantes cours féodales, assez analogues aux familles régnantes de l’Italie. Ces princes, si funestes à la France sous le rapport de la politique, furent tous des hommes de goût et peuvent être considérés comme les premiers grands amateurs laïques qu’aient eus les sociétés modernes. S’ils ruinaient le royaume, du moins ils l’embellissaient, et c’est à eux en particulier que la France dut ce brillant aspect féodal qu’elle perdit par les démolitions souvent inintelligentes du xvie et du xviie siècle. Quel collectionneur raffiné que le duc de Berri ! Où trouver des goûts de luxe plus développés que dans la maison de Bourgogne ? Quel prodigue se fit jamais pardonner plus facilement ses folies que Louis d’Orléans, ce séduisant abrégé des défauts et des qualités de son siècle ? Que nous sommes loin pourtant avec ces princes des fauteurs illustres de la renaissance italienne ! Les princes du sang de la maison des Valois, ne représentant pas des souverainetés territoriales bien délimitées et n’ayant pas de capitales fixes, ne pouvaient créer des régions d’art, comme les Visconti, les della Scala, héritiers eux-mêmes de républiques longtemps indépendantes. La royauté ne suffit pas pour soutenir un grand mouvement d’art spontané. Il faut pour cela des républiques municipales ou de petites cours correspondant à des divisions naturelles. La maison de Bourgogne réalisa quelques-unes de ces conditions ; mais le mauvais goût flamand la maintint dans un luxe vulgaire, pesant, sans idéal. Louis d’Orléans est bien déjà un homme de la renaissance ; mais une certaine faiblesse d’esprit et de caractère, qui contribua plus qu’on ne pense au charme qui s’attachait à sa personne et qui s’attache à son souvenir, l’empêcha, d’exercer une influence bien sérieuse. Son goût est plus délicat que celui d’aucun autre prince avant lui ; mais c’est bien encore le goût du moyen âge : beaucoup d’esprit et de facilité, avec une absence presque complète de grand style et de noblesse. L’amour du beau touchait chez lui aux penchants les plus frivoles, et sa piété superficielle n’aboutissait ni à des créations fécondes, ni à la règle des mœurs. L’art n’est ni le fruit d’efforts honnêtes, ni le jeu frivole d’aimables étourdis : il y faut du génie. On ne doit pas oublier que cette Italie, qui produisait la renaissance des arts, présidait en même temps à la renaissance des lettres et de la pensée philosophique, à ce grand éveil, en un mot, qui replaçait l’humanité dans la voie des grandes choses dont l’ignorance et l’abaissement des esprits l’avaient écartée.

Dans la masse de la nation, le contraste n’était pas moins sensible. La bourgeoisie française du xive siècle est rangée, sérieuse, pleine de justes aspirations à la vie politique. Il se forma une haute bourgeoisie de fonctionnaires enrichis par les opérations financières de la royauté, tels que les Barbette, les Montaigu, plus tard Jacques Cœur. Ces parvenus firent preuve en général d’un goût éclairé, et l’histoire doit être pour eux plus indulgente que ne le furent leurs contemporains. La jalousie des princes les écrasait ; presque tous périrent de mort violente. La bonne bourgeoisie des villes, surtout de Paris, était arrivée à un haut degré de bien-être et de culture ; mais elle n’avait, heureusement peut-être, aucune des qualités brillantes de la bourgeoisie italienne. Le soin extrême de la maison que nous révèle le Ménagier de Paris était tourné bien plus vers ce qu’on nomme maintenant le confortable que vers le goût de l’art. L’hôtel bourgeois du xive siècle devait ressembler à ces vieilles demeures remplies d’une solide richesse qu’on trouve encore au fond des provinces éloignées. Ce n’était ni l’élégante maison de la renaissance ni le luxe banal de nos demeures modernes. « Et pour ce que aux hommes, dit le Ménagier, est la cure et le soing des besongnes du dehors, et en doivent les maris soingner, aler, venir et racourir deçà et delà, par pluies, par vents, par neges, par gresles, une fois mouillié, autre fois sec, une fois suant, autre fois tremblant, mal peu, mal héhergié, mal chauffé, mal couchié ; et tout ne lui fait mal pour ce qu’il est reconforté de l’espérance qu’il a aux cures que sa femme prendra de lui à son retour, aux aises, aux joies et aux plaisirs qu’elle lui fera ou fera faire devant elle ; d’estre deschaux[10] à bon feu, d’estre lavé les piés, avoir chausses et souliers frais, bien peu, bien abreuvé, bien servi, bien seignouri, bien couchié en blans draps et cueuvre chiefs blans, bien couvert de bonnes fourrures, et assouvi des autres joies et esbatements, privetés, amours et secrets dont je me tais ; et lendemain, robes-linges[11] et vestements nouveaux. Certes, belle seur, tels services font amer et désirer à homme le retour de son hostel et veoir sa preude femme et estre estrange des autres. Et pour ce je vous conseille à reconforter ainsi vostre autre mary[12] à toutes ses venues et demeures, et y persévérez. »

Il y avait dans ce goût du chez soi le germe d’une forte moralité bourgeoise, qui, si elle n’eût été étouffée par les éléments plus légers venus du Midi au xvie siècle, eût fait de nous une nation sérieuse à la façon anglaise. Mais que ce bon bourgeois, si heureux de trôner dans son hôtel du quartier des Tournelles, est différent d’un bourgeois de Pise ou de Florence ! La naissance de l’art est accompagnée d’une certaine facilité dans les mœurs. Conduite par l’austère Université, la bourgeoisie ne voyait dans le luxe, fort critiquable, il est vrai, des princes du sang, que des dérèglements et une augmentation des taxes. En Italie, tout était pardonné à celui qui embellissait la cité et créait des monuments dignes d’un peuple libre. En France, cela s’appelait des prodigalités, de l’argent perdu. Florence, dépeuplée par la peste, applaudissait à la seigneurie qui commandait les portes du baptistère ; en France, Hugues Aubriot, le promoteur des grands travaux de Paris, était considéré comme un oppresseur : on l’accusait d’hérésie et d’incrédulité ; il n’échappait au feu que par un hasard, et le peuple poursuivait ses partisans comme des ennemis de Dieu.

La religion de la France enfin, beaucoup plus profonde que celle de l’Italie, ne la portait pas autant vers la recherche d’une perfection classique. L’Église n’avait plus l’enthousiasme qui, pendant le xiie et le xiiie siècle, inspira tant d’œuvres originales. Elle semble obéir en général aux tendances mondaines qui entraînent le siècle loin de la mysticité pure et élevée de saint Bernard, de saint François d’Assise, de saint Bonaventure. La foi était intacte encore ; mais elle tournait à la routine, elle n’inspirait plus rien de grand. Le catholicisme français a déjà sa nuance triste et austère. Une église comme Santa-Maria-Novella, portant sur ses murs les charmantes images de la gaieté et des élégantes folies de la vie florentine, eût été un scandale à Paris. Le bon Nicolas Flamel et la grave Pernelle, son épouse, s’y fussent trouvés mal à l’aise. La France faisait sans doute autant de sacrifices que l’Italie pour ses constructions religieuses ; mais elle n’y sortait pas d’une certaine sécheresse. Ces églises de Florence, de Bologne, de Milan, tristement inachevées, respirent un sentiment de l’art plus délicat que nos cathédrales de la même époque. Une pensée plus vivante les a élevées ; ici ce sont des œuvres d’artistes, là des œuvres d’artisans : on sent que les unes sont dans la voie du progrès, et que les autres font partie d’un art condamné.

Tout contribuait ainsi à donner à l’artiste italien plus de liberté et de dignité. Au lieu de travailleurs obscurs, anonymes aux yeux de l’histoire, chaque monument de l’Italie rappelle un nom illustre, une gloire municipale, un génie honoré durant sa vie comme un personnage politique, objet de légendes après sa mort. L’exagération même de quelques-unes de ces réputations est un fait significatif ; elle atteste le haut prix que l’opinion attachait aux belles choses et le charme puissant qui attirait les imaginations vers le domaine de l’art.

Si nous considérons les circonstances extérieures au milieu desquelles l’artiste travaillait en Italie et en France, nous reconnaîtrons aussi sans peine que l’artiste italien était à meilleure école. L’étude de l’antique fit bien moins défaut à nos artistes qu’on ne l’a supposé : à Reims, elle se trahit par des signes évidents ; trois figures au moins de l’album de Villard sont des études faites sur l’antique ou le byzantin ; mais en ceci l’Italie avait de grands avantages. Les restes de l’art antique y étaient bien plus considérables que dans la France du nord. Quelques belles statues, les trois Grâces du dôme de Sienne par exemple, furent connues dès le moyen âge. Les ordres de l’architecture romaine, au moins depuis Brunelleschi, attirèrent l’attention. En peinture de même, l’art byzantin avait offert aux Giunta et aux Cimabue des œuvres bien plus avancées que celles que purent étudier nos peintres du xiiie siècle.

L’art est en grande partie le reflet de la société que l’artiste a sous les yeux. Or la société italienne offrait dans le type et les manières une élégance que la nôtre ne présentait pas. La race y était plus belle, le costume et les allures étaient plus distingués. Quelque part que l’on fasse à l’idéalisme du peintre, le monde qu’on entrevoit derrière le Sposalizio de Raphaël, ou la Vie d’Ænéas Sylvius au dôme de Sienne, ou les fresques de Santa-Maria-Novella, l’emportait immensément en finesse et en grâce sur le monde de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et des Célestins. Le type général du siècle, tel que les miniatures nous le présentent, est chez nous soucieux et laid ; les poses sont vulgaires, les costumes lourds et disgracieux ; nulle noblesse, nul génie. La grande infériorité de l’art moderne à l’égard de l’art ancien se révèle déjà. Déshérités en tout ce qui tient à la beauté des formes extérieures, les peuples modernes, pour arriver à la noblesse, seront obligés d’abdiquer leurs costumes et leurs allures nationales. Ils n’auront pas de choix entre la vulgarité bourgeoise ou la noblesse théâtrale. Leurs arts plastiques, leur statuaire surtout, seront frappés de quelque affectation et d’une certaine gaucherie.

L’exagération du style ogival ne nuisit pas moins au développement des arts du dessin. Suivant leur principe d’amincissement et de maigreur générale jusqu’aux dernières limites, nos architectes en vinrent presque à supprimer les surfaces lisses. Chassée de son domaine naturel, qui est la grande composition murale, la peinture s’abaissa peu à peu au niveau de la peinture en bâtiments. On ne songe plus qu’à entourer les colonnettes de mesquines torsades ; on se rejette, pour la décoration des autels, sur une imagerie en pierre, lourde et sans accent. Qu’on imagine ce que fût devenue la peinture en Italie, si les églises du temps de Giotto eussent été construites dans ce style, si le génie de ce grand homme et de ses successeurs n’eût eu pour se déployer les vastes murs des églises d’Assise ou du Campo-Santo de Pise ! Notre grande supériorité en architecture nous perdit. De tours de force en tours de force, nos maîtres maçons arrivèrent à des églises sèches, abstraites, froides, exclusivement architecturales. Le vide et la nudité de ces églises, quand elles ont échappé à l’ornementation désastreuse du xviie et du xviiie siècle, est quelque chose d’attristant. Les détails y étant secondaires, le plan seul étant la partie vivante et voulue, elles sont plus belles en dessin que dans la réalité. Une fois qu’on a épuisé le sentiment d’infinité qui résulte de l’ensemble, on sent le défaut de cette architecture égoïste et jalouse, n’ayant pour but qu’elle-même et régnant dans le désert. Je ne connais aucun grand vaisseau du moyen âge en Italie qui puisse se comparer à nos cathédrales de la même époque. Pourquoi cependant les églises toscanes et ombriennes sont-elles d’un art plus fin que Saint-Ouen, que la cathédrale de Beauvais ? Parce que l’architecte s’y est borné à son rôle, parce que chaque détail y conserve son prix. Elles sont supérieures à nos églises comme Pétrarque est supérieur aux troubadours. Elles remplissent la condition essentielle de l’art classique, un cadre fini, laissant place à toutes les délicatesses de l’exécution.

L’Italie, il est vrai, a eu deux bonnes fortunes refusées à la France, et dont il importe de tenir un grand compte : celle d’avoir conservé intactes les œuvres de ses anciens maîtres et celle d’avoir eu, grâce à Vasari, sa légende dorée de l’art. Maîtres de l’opinion aux xvie et xviie siècles, les Italiens dispensèrent trop souvent la renommée selon leurs préventions ou leurs dédains. Sans contredit, la France du xiie et du xiiie siècle posséda dans son sein un mouvement d’écoles comparable à celui de l’Italie du xive siècle ; mais elle n’eut pas de narrateur légendaire pour ce grand développement. Ses génies créateurs ne sont guère connus que de nom ou par les chétives images qui nous les montrent sur le pavé de leurs églises, revêtus de l’humble manteau de l’ouvrier. La façon dont leurs œuvres furent traitées a été bien plus déplorable encore. La France a toujours eu le tort de détruire quand elle a voulu bâtir. Trois ou quatre fois au moins, la France a changé de face, et chaque fois elle s’est crue obligée de faire table rase du passé. La renaissance eût volontiers supprimé les édifices gothiques du moyen âge ; les amateurs du style classique du xviie siècle crurent bien servir la cause de l’art en effaçant la trace de constructions qu’ils tenaient pour irrégulières. De nos jours enfin, il semble qu’on s’efforce, en détruisant jusqu’aux vestiges des fondations anciennes, de rendre toute image du passé impossible et de dérouter jusqu’aux souvenirs. L’Italie, au contraire, même au temps de Raphaël, n’effaça jamais un Giotto. Ses vieilles écoles lui furent toujours chères. La perfection de l’art classique ne la rendit pas injuste pour la naïveté des époques de tâtonnement. L’attention que Vasari accorde aux anciens maîtres eût passé en France pour puérile ; les essais des époques primitives y paraissant tout simplement grotesques ou barbares.

La fortune de l’art italien tient donc à des causes profondes et à la supériorité même du génie de l’Italie. Avant tout autre pays en Europe, l’Italie attacha un sens au mot de gloire et travailla pour la postérité. Le respect des origines tient chez elle au même principe. L’art étant pour l’Italie la réalisation du beau, non un caprice futile, ce pays n’éprouva pas le besoin de sacrifier les œuvres du passé aux convenances des artistes à la mode. Toutes les couches de l’histoire de l’art sont représentées sur son sol. Chacun de ses chefs-d’œuvre a un nom, une date, une légende. Si elle eût possédé nos architectes du xiie et du xiiie siècle, elle eût égalé leur gloire à celle des Bramante et des Michel-Ange. Même les noms obscurs des Colart de Laon, des Girard d’Orléans, seraient chez elle inscrits au livre d’or. Chez nous, ils n’ont échappé à l’oubli que par le hasard qui les a fait figurer sur d’insipides registres de dépenses, mêlés aux détails les plus vulgaires, illacrymabiles,… carent quia vate sacro.

En somme, si notre art du moyen âge n’a pas vécu, ce n’est pas le caprice du xvie siècle qu’il en faut accuser, c’est qu’il manquait des conditions nécessaires pour arriver à la pleine réalisation du beau. L’art du moyen âge tomba par ses défauts essentiels et parce qu’il ne sut pas s’élever à la perfection de la forme. L’antiquité seule pouvait révéler aux nations modernes le secret d’un art qui ne sacrifiât jamais la beauté à l’expression et s’arrêtât toujours devant la difformité. La renaissance n’est pas, comme on l’a dit souvent, coupable d’avoir étouffé l’art du moyen âge : l’art du moyen âge était mort avant qu’elle commençât à poindre. Il était mort faute d’un principe suffisant pour l’amener à un entier succès. Aussi sa décadence ne ressemble-t-elle pas à celle d’un art qui dépasse le but à force de raffinement et par l’impossibilité où est l’esprit humain de se tenir longtemps dans la limite de la perfection : ce fut une décadence avant la maturité, une sorte de jeunesse flétrie avant d’arriver à un complet développement. Ce qui manqua à l’art de la fin du xive siècle, ce ne fut ni le talent des artistes, ni une aristocratie brillante et spirituelle pour l’encourager ; ce fut un mobile moral élevé, une noble conception de la nature humaine, et ce sentiment du grand et du beau, sans lequel les ouvrages de l’art comme ceux de la littérature ne peuvent arriver à revêtir une forme durable et achevée.

L’art du moyen âge est original, en ce sens qu’il cherche à représenter, en dehors de toute imitation d’un type classique étranger, le beau tel qu’on le concevait alors ; mais que cette conception de la beauté fût très-inférieure, si on la compare à la beauté antique, c’est ce qu’on ne peut nier. Un art complet ne pouvait en sortir. Le premier pas dans la voie du progrès était de renoncer à des conditions désavantageuses pour revenir à celles de l’antiquité ; mais on sent combien l’art moderne tout entier, hors de l’Italie, était dès lors frappé d’infériorité. Ce n’est jamais impunément qu’on renonce à ses pères. Pour fuir la vulgarité, on tombait dans le factice. Un idéal artificiel, une statuaire forcée d’opter entre le convenu ou le laid, une architecture mensongère, voilà les dures lois que trouvèrent devant eux les transfuges qui, tournant le dos au moyen âge, se mirent à copier l’antique. Heureusement la civilisation moderne possède assez de grandes parties qui n’appartiennent qu’à elle seule pour se consoler d’être condamnée, sous le rapport de l’art, à une infériorité irréparable. Parce que les qualités de l’âge mûr excluent celles de la première jeunesse, ce n’est pas une raison pour regretter d’avoir échangé les dons brillants qui ne durent qu’un jour contre les solides avantages de la maturité.

  1. David d’Angers.
  2. Album de Villard de Honnecourt, architecte du xiiie siècle, manuscrit publié en fac-similé, etc., par J.-B.-A. Lassus, ouvrage mis au jour après la mort de M. Lassus et conformément à ses manuscrits par M. Alfred Darcel. Paris, 1858.
  3. Une édition anglaise du même ouvrage a paru, avec de savantes additions de M. Robert Willis, professeur à l’université de Cambridge. Londres, 1859.
  4. « J’étais mandé en la terre de Hongrie quand je la dessinai, parce que je la préférais. »
  5. « J’étais une fois en Hongrie, là où je demeurai maints jours, et j’y vis un pavement d’église fait de cette manière. »
  6. Voyez les Mittheilungen des k. k. Central-Commission zur Erforschung und Erhaltung der Baudenkmale. Vienne, juin 1859 (quatrième année).
  7. On le trouve développé avec une assurance surprenante dans l’opuscule de M. Troya, Della architettura gotica, Naples, 1857.
  8. Voyez les documents publiés par M. le duc d’Aumale dans le tome II des Miscellanies of the Philobiblon Society, 1855-1856.
  9. Guillebert de Metz, Description de la ville de Paris, publiée par M. Le Roux de Lincy (Paris, Aubry, 1855).
  10. Déchaussé.
  11. Chemises.
  12. L’auteur du Ménagier allègue toujours sa vieillesse et, par une pensée délicate, suppose que ses conseils ne serviront à sa femme que pour le mari qu’elle pourra prendre après lui.