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Mélange de différentes pièces de vers et de prose/1/L’Amant capricieux

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Traduction par P.-J. Fiquet-Dubocage.
(Tome premierp. 193-222).

L’AMANT
CAPRICIEUX,
NOUVELLE ESPAGNOLE.
Traduite de l’Anglois, d’après
Mademoiſelle Elize Haywood,
Par Monſieur ***

L’AMANT
CAPRICIEUX,
NOUVELLE ESPAGNOLE

Caliſte étoit la beauté la plus brillante de toute la Caſtille. Ses parens morts dès ſa tendre jeuneſſe, l’avoient laiſſée la plus riche héritiere du Royaume. Les charmes de ſa figure & ſes richeſſes immenſes lui attirerent les regards & les vœux de tous ceux qui pouvoient avoir quelques prétentions : mais aucun n’eut le bonheur de lui plaire, que le Marquis de Montano. Elle trouvoit tant d’agrément dans ſa converſation, & de nobleſſe dans ſes manieres, que, malgré les précautions qu’elle prenoit pour l’éviter, elle inclinoit toûjours en ſa faveur ; & quoiqu’elle regardât un excès de paſſion comme le plus cruel ennemi de ſon bonheur, & qu’elle prit toutes les mesures néceſſaires pour garantir ſon cœur des atteintes de l’amour, cependant il prit poſſeſſion de ſon ame ; & quand il y fut entré, il y régna en tyran.

Montano étoit bien fait pour lui inſpirer ces ſentimens : outre la naiſſance, la fortune, & la valeur, il étoit du caractère le plus doux, & orné de l’eſprit le plus enjoüé. Il n’avoit paru perſonne à la Cour plus accompli ; auſſi Caliſte ne ſe blâmoit-elle pas de lui donner la préférence ſur tous les autres : mais ce qui l’affligeoit, étoit de ſentir qu’elle ſe livroit inſenſiblement à une paſſion qui alloit troubler ſa tranquilité. Elle ne l’éprouvoit déjà que trop ; ſi-tôt qu’elle ſe trouvoit dans quelque cercle, elle étoit contrainte de faire une attention extrème à tous ſes regards & ſes geſtes, dans la crainte qu’ils ne trahiſſent ſon ſecret, ou ne laiſſaſſent échapper quelque marque de la ſituation de ſon cœur. L’abſence lui cauſoit un tourment encore plus cruel : elle ne pouvoit plus goûter les plaiſirs des ſociétés où elle ſe trouvoit, & où il ne paroiſſoit pas ; la néceſſité d’affecter de la gaieté qu’elle ne ſentoit plus, la jettoit dans une contrainte perpétuelle.

Mais ſi ſa paſſion qui s’augmentoit chaque jour, lui paroiſſoit difficile à ſupporter, celle de Montano ne devenoit pas moins violente. Son inquiétude étoit d’une autre eſpece ; mais il n’en étoit pas moins tourmenté : la crainte exceſſive de n’être pas autant aimé qu’il le deſiroit, l’empêchoit de connoître ſon bonheur, & l’aveugloit ſur quelques mouvemens que d’autres moins amoureux que lui auroient pû appercevoir ; il prit au contraire pour des indices certains d’indifférence, les précautions que Caliſte affectoit pour cacher ſes ſentimens. Elle avoit cependant écarté tous ceux qui prétendoient à elle, & lui avoit fait une espece de promeſſe de ne ſe point marier à d’autres. Ce n’étoit point aſſez pour Montano : ſes deſirs n’étoient pas remplis. Il s’imaginoit qu’elle n’avoit voulu que l’engager à la reconnoiſſance en agiſſant ainſi, & ſeulement par pitié pour lui.

Sa paſſion pour elle étoit ſi délicate, qu’il n’auroit pas voulu l’épouſer, ſans être bien aſſûré qu’elle en reſſentiroit autant de plaiſir que lui.

Ce qui contribuoit le plus à le rendre malheureux, & qui auroit fait le bonheur de tout autre amant, étoit le peu de penchant qu’il lui trouvoit à la jalouſie. Il ne pouvoit croire que l’amour pût entrer dans un cœur ſans cette autre paſſion. Il ſe ſeroit regardé comme le plus heureux des hommes, s’il avoit découvert dans ſes ſentimens quelque inquiétude ſur les ſiens. Il auroit ſouhaité que par ſoupçon elle l’eût fait ſuivre pour épier ſa conduite, ou qu’elle lui eût fait des reproches ſur le compte des femmes dont il affectoit ſouvent de lui parler. Il eſt certain qu’elle ne m’aime pas, s’écrioit-il quelquefois ; elle ne s’inquiete point de ce que je fais, ni à qui je peux adreſſer mes vœux : ſa facilité à croire tout ce que je lui dis, ne m’apprend que trop bien qu’il lui eſt indifférent que cela ſoit vrai ou faux. Ah ! que je ſuis malheureux ! quoi ! je ne pourrai jamais lui inſpirer une tendreſſe plus délicate ? Sa tranquilité eſt une preuve certaine de ſon indifférence.

Tandis que ces chimeres tourmentoient cruellement Montano ; ⠀ l’impatience de Caliſte lui déchiroit le cœur en ſecret. Elle ne vouloit cependant pas accomplir la promeſſe qu’elle lui avoit faite, qu’elle ne fût sûre de l’amour de Montano : elle appréhendoit non-ſeulement ſon indifférence, mais elle commençoit à ſe reprocher d’avoir eû trop de facilité à lui donner ſa promeſſe ; elle craignoit que cette démarche ne fût pas d’accord à ce qu’elle devoit à ſon honneur. Cette penſée ne fit qu’augmenter ſes réſerves, & piquer ſa jalouſie. Elle pouſſa ſes idées juſques à croire que perſonne ne voudroit plus ſonger à elle.

Caliſte ſouffroit également les maux de l’ambition & de l’amour, quand elle réfléchiſſoit qu’elle avoit eû la foibleſſe d’accorder une telle préférence à un homme qui en faiſoit un auſſi mauvais uſage ; & comme elle affectoit un mépris aſſez fier quand Montano approchoit d’elle, il ſe confirma qu’elle étoit non-ſeulement inſenſible à ſa tendreſſe, mais même qu’elle rioit en elle-même de l’état malheureux où elle le réduiſoit.

Accablé de ces maux, il prit la réſolution de chercher quelque moyen pour s’aſſûrer de la réalité des ſentimens de Caliſte ; & pour cet effet, il prit des meſures ſi ſingulieres, qu’elles ſeroient incroyables, ſi les effets funeſtes qui s’en ſuivirent, n’euſſent pas fait un auſſi grand bruit dans le monde, & n’euſſent pas eû autant de témoins.

Quoique Montano ne pût vivre ſans la préſence de Caliſte, il ſe contraignit à ne la pas voir de pluſieurs jours : il affecta de ſe montrer dans les ſpectacles publics, afin que quelqu’un qui connoîtroit Caliſte, lui parlât de lui, & qu’elle fût bien aſſûrée que ce n’étoit ni affaire ni indiſpoſition qui l’avoient retenu.

L’excès de la paſſion de Caliſte eſt aſſez connu, pour s’imaginer aiſément dans quel déſordre cette conduite jetta ſon eſprit ; mais dût-il peut-être lui en coûter la vie, elle ſe réſolut à diſſimuler, pour cacher aux yeux de ceux qui l’obſervoient, & de Montano même, le cruel état de ſon ame. Elle feignit, autant que la nature peut s’y prêter, l’inſenſibilité la plus ferme. Ce fut auſſi, quoiqu’elle ne le ſût pas, la plus cruelle vengeance qu’elle pût prendre : car le malheureux Montano qui s’étoit fait la plus grande violence en évitant de la voir, pour eſſayer ſi elle pourroit ſoûtenir ſon abſence, auroit été le plus heureux des hommes, ſi elle lui en avoit donné quelques marques de reſſentiment ; ſi elle l’avoit accablé de reproches, ou qu’elle eût voulu le punir de ſon parjure & de la perfidie qu’il affectoit, il auroit été alors auſſi convaincu qu’elle reſſentoit une paſſion égale à la ſienne, qu’il étoit à préſent perſuadé qu’elle n’avoit jamais reſſenti d’amour pour lui.

Jamais amans n’ont reſſenti des tourmens intérieurs tels que ces deux infortunés ; elle par la perſuaſion de l’inconſtance & de l’ingratitude de Montano, & lui de l’indifférence de Caliſte. Ce couple malheureux perſiſtant toûjours dans le parti qu’il avoit pris, il n’y a pas d’apparence qu’il en vint à découvrir la vérité par un éclairciſſement.

Pluſieurs jours ſe paſſerent ſans que Montano apprît, par les émiſſaires qu’il avoit employés auprès de Caliſte, aucune circonſtance qui pût adoucir ſes peines ; au contraire, ce n’étoit que des conjectures qui ſervoient à le confirmer dans ſon opinion : ſon déſeſpoir ne fit qu’augmenter, & le détermina à pourſuivre ſon projet ; & pour le porter au dernier point, il écrivit la Lettre qui ſuit.

À Caliſte.

» Comme il y a eu une promeſſe de mariage entre nous, je ne pourrois pas ſans bleſſer mon honneur y manquer, que vous ne fuſſiez informée la premiere des raiſons qui m’obligent du moins à le différer. Je ſerois bien au déſeſpoir que vous cruſſiez que c’eſt un caprice de ma part, & qu’il pût vous cauſer le moindre déplaiſir. Je ſuis, je crois, très-raſſûré ſur cette inquiétude, à en juger par l’indifférence que vous me marquez en toutes occaſions ; & je ſuis même convaincu que vous recevrez cette nouvelle avec auſſi peu d’émotion que j’en reſſens à vous l’envoyer… Je vous ſouhaite toute la félicité poſſible avec un autre ; & qui que ce ſoit que vous choiſiſſiez, je n’envierai ni ne troublerai ſa tranquilité ».

Montano.

» P. S. je vous prie de me dégager de toutes les promeſſes que j’ai pu vous faire, avec autant d’exactitude que je le fais de celles que j’avois reçûes de vous ».

Que devint Caliſte à la lecture de cette Lettre ! la violence de ſon chagrin n’eut point de bornes. Elle s’abandonna d’abord aux larmes qui couloient en abondance de ſes beaux yeux ; mais quand elle eut donné ſes premiers momens à ſa tendreſſe, le déſeſpoir & l’amour propre bleſſés exciterent ſa fureur à leur tour. Elle ne douta point qu’elle ne fût abandonnée pour quelque autre ; la légereté & l’inconſtance du caractere de Montano, le rendirent mépriſable à ſes yeux. Elle ne vit dans ſon ſtyle que de la froideur & de la dureté : auſſi lui parut-il l’homme le plus indigne & le plus cruel ?

Une ſeule penſée la conſoloit au milieu de toutes celles qui l’accabloient ; c’étoit que du moins elle n’avoit point à ſe reprocher de lui avoir jamais fait voir aucune de ces foibleſſes, dont les femmes ordinairement marquent leurs affections… Je ne puis me cacher, s’écrioit-elle, la douleur que je reſſens de ſon procédé ; mais quoique je ſouffre ; je préviendrai le triomphe dont il ſe flate. Elle s’aſſie, & lui envoya la réponſe ſuivante.

À Montano.

Votre Lettre ne m’a cauſé aucune ſurpriſe, ayant penſé ainſi que vous, que l’indifférence qui regne entre nous depuis ſi longtems, ne pouvoit pas ſubſiſter ſans finir par une rupture. Il est bien plus convenable pour l’un & pour l’autre que nous avoüyons franchement que nous ne nous aimons point, au lieu d’affecter une fauſſe tendreſſe, & d’abuſer du nom de l’amour que nous ne pouvons apparemment ſentir l’un pour l’autre ; aucun de nous, je crois, ne peut manquer de trouver des engagemens plus agréables que ceux que nous aurions pû former ; je vous rends volontiers toute votre liberté : je n’ai jamais regardé la mienne bien engagée, & je crois que vous êtes bien de la même opinion ; ainſi nous n’avons rien à nous reprocher. Nous voici donc en état de ſuivre nos différentes inclinations. Et pour répondre au ſupplément de votre Lettre, puiſſiez-vous vivre tranquile, & quand je vous ſaurois dans les bras de ma plus cruelle ennemie, je n’envierois pas ſon bonheur. Rien de ce qui aura rapport à vous, ne troublera le repos de Caliſte ».

Jamais fureur ni désespoir ne fut égal à celui que reſſentit Montano à cette réponſe. Non-ſeulement il s’imaginoit que Caliſte n’avoit que de l’indifférence pour lui, mais il crut voir clairement qu’un autre emportoit la préférence. Il maudit ſa deſtinée, tout le genre humain, & lui-même, & ſe reprocha bien d’aimer avec tant d’excès une femme auſſi inſenſible & auſſi ingrate : mais abandonnons-le à ſes tranſports pour un moment, tandis que nous allons voir comment Caliſte va ſe conduire.

Après s’être forcée à écrire une Lettre auſſi différente des mouvemens qui régnoient dans ſon ame ; pour écarter tous les regrets dont elle ſeroit tourmentée, ſi elle reſtoit ſeule un moment, elle ſortit à l’inſtant pour aller voir des Dames de ſes amies : Du moins, diſoit-elle, ſi on entend parler de notre rupture, on verra par ma contenance que je la ſupporte ſans chagrin ; & le perſide Montano ne joüira pas du triomphe qu’il s’eſt promis : je mourrois plutôt que de laiſſer entrevoir la honteuſe tendreſſe que je porte dans le fond de mon cœur. Ah ! qu’il eſt affreux d’être à la fois tourmentée par l’amour & l’ambition : ces deux paſſions, quand elles ſe renferment dans une ame, ſont comme l’air & le feu ; l’une au lieu de vaincre, ne ſert qu’à enflammer l’autre. Comme elles ſont toûjours en guerre, le cœur où elles ſont entrées eſt en proie à mille tourmens… Quel étaṭ douloureux de toûjours diſſimuler ce qu’on trouveroit tant de ſoûlagement à révéler ! Comment retenir des ſoûpirs & des larmes que le déſeſpoir produit ſans ceſſe, & toujours prêts à ſe faire paſſage ? Tous ces différens mouvemens ſe paſſoient dans ſon eſprit, mais cependant n’altérerent point ſa contenance dans les visites qu’elle fit ; Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/232 Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/233 Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/234 Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/235 Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/236 Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/237 Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/238 Page:Melange de differentes pieces de vers et de prose 1.djvu/239 Montano vient vous demander ; eſt de vous ſouvenir qu’il vous a dégagé de vos promeſſes, pour vous mettre en liberté d’accomplir vos deſirs. Si ce procédé peut mériter quelque reconnoiſſance, j’eſpere que vous me regarderez avec plus de pitié, après ma mort, que vous n’avez pû le faire pendant ma vie… Et comme la conſidération de mes ſouffrances pourroit peut-être vous cauſer quelque peine, j’ai réſolu de me mettre hors d’état de vous être dorénavant importun. En achevant ces mots, il tire ſon épée, & s’en frappe d’un coup ſi prompt & ſi mortel, que Dom Gaſpard qui voulut ſe jetter ſur lui, pour l’en empêcher, ne put prévenir ce funeſte accident. Les