Aller au contenu

Mélange de différentes pièces de vers et de prose/1/L’Heureux Enlevement

La bibliothèque libre.
Traduction par P.-J. Fiquet-Dubocage.
(Tome premierp. 153-192).

L’HEUREUX
ENLEVEMENT ;
NOUVELLE ESPAGNOLE.
Traduite de l’Anglois, d’après
Mademoiſelle Elize Haywood,
Par Monſieur ***

L’HEUREUX
ENLEVEMENT.

Jamais beauté ne parut à Madrid avec tant d’éclat, & ne cauſa une admiration plus générale, que celle de la jeune Emilie. Son pere, Dom Giffardo, ſe voyant tourmenté chaque jour par les plus preſſantes ſollicitations, & ne pouvant par de fortes raiſons diſpoſer d’elle pendant l’abſence de ſon fils, qui étoit employé dans les Cours Etrangeres à des Négociations de la plus grande importance, prit le parti, pour éviter les engagemens qu’elle pourroit peut-être prendre contre ſa volonté, de l’envoyer chez une de fes parentes dans l’Andalouſie, où elle demeureroit cachée fous un nom emprunté jusqu’à fon retour.

Cette jeune beauté obéit ſans répugnance, ſachant bien que cet éloignement ne venoit pas d’un défaut de tendreſſe pour elle. Dom Giffardo emporté par la jeuneſſe, avoit commis un crime d’Etat, qui l’avoit expoſé à toute la ſévérité des Lois du Gouvernement ; il avoit été arrêté, & ſes biens confiſqués : on lui avoit ſeulement ſauvé la vie. Il avoit alors un fils, dont le Duc d’Albe étoit grand-pere maternel ; l’interceſſion de ce grand homme obtint la confiſcation des biens de Dom Giffardo au profit de ce petit-fils, aux conditions qu’il le feroit élever avec ſoin, & ſurtout qu’il n’entretiendroit aucune correſpondance avec ſon pere Giffardo. Le Duc promit tout, & l’envoya faire ſes premiers exercices à Rome. Il mit ſi bien à profit l’éducation qui lui avoit été donnée, qu’à ſon retour, il s’attira par les grands progrès qu’il avoit faits, l’admiration de tous ceux qui l’avoient connu.

Le Duc l’envoya voyager dans toutes les Cours de l’Europe ; il en revint avec tous les agrémens qu’il avoit pû ramaſſer dans chacune de celles où il avoit ſéjourné.

Perſonne ne pouvoit être plus accompli. Son généreux Protecteur en fut ſi ſatisfait, qu’il combla ſes bienfaits, en le préſentant au Roi, dont il eut l’honneur de baiſer la main. Ce Monarque prit de lui une ſi bonne opinion, qu’il lui fit la grace de lui dire que les belles qualités du ſils avoient preſque effacé de ſa mémoire les ſautes du pere : il ne put cependant obtenir du Duc la permiſſion de voir ſa famille ; mais ſeulement celle de partager. avec ſon pere une partie de ſon bien pour ſa ſubſiſtance. Le Duc étant obligé de retourner dans les Pays-Bas, Dom Henriqués, car c’eſt le nom de ce jeune homme ſi accompli, l’y accompagna pendant le ſéjour qu’il y fit. Il fut enſuite employé en ambaſſade auprès du Duc de Parme ; pendant tout ce tems, il n’avoit point encore vû ſon pere ; ni une ſœur qui étoit née après la diſgrace de ſon pere ; c’eſt celle dont l’aventure ſait le ſujet de cette Hiſtoire. Dom Giffardo avoit donc grande raiſon de ne pas marier ſa fille juſqu’au retour de ſon fils, qui avoit ſeul le pouvoir de lui donner une dot convenable à ſa naiſſance & à l’établiſſement qu’elle pourroie former. Il s’en préſentoit aſſez dont la paſſion étoit aſſez grande, pour regarder ſa poſſeſſion comme le plus grand thréſor : mais Giffardo en perdant ſa fortune, n’avoit pas perdu les ſentimens de grandeur d’ame, & n’auroit pas conſenti que ſa fille eût contracté une auſſi grande obligation envers quelqu’un qui auroit peut-être pû quelque joului reprocher l’infortune de ſon pere. Il inſinua les mêmes ſentimens à la jeune Emilie, qui prit aiſément le parti de ſe retirer de Madrid juſqu’au retour de ſon frere.

Avec un cœur extrèmement libre, & l’eſprit le plus tranquile, elle arriva à Séville : mais hélas ! elle trouva bien-tôt là, ce que toutes les ſollicitations qu’elle avoit ſoûtenues à Madrid, n’avoient pû lui inspirer. C’étoit le tems du Carnaval. Lorſqu’elle arriva chez ſa parente, la bonne Dame voulant lui procurer quelque amuſement pour la conſoler des aſſemblées plus brillantes qu’elle venoit d’abandonner, lui permit de jouir en toute liberté des plaiſirs que la ſaiſon pouvoit lui offrir, avec cette condition cependant, qu’elle prendroit le plus grand ſoin de cacher ſon nom, & qu’elle porteroit celui de Florella. Elle le promit, & l’exécuta ſi fidelement, que cette précaution lui devint même funeſte.

Le jour fut marqué pour une grande maſcarade dans cette Ville ; elle s’y trouva, ainſi que toutes les Demoiſelles de ſa connoiſſance, Elle y fut attaquée de converſation par un jeune homme, à la vûe duquel elle commença à ſentir quelques émotions qu’elle n’avoit jamais connues. Sans ſavoir ce que c’étoit, elle continua à l’écouter : mais ſi quelquefois il ſe détournoit ou s’adreſſoit à une autre, elle reſſentoit quelque peine. Il parut cependant s’attacher uniquement à elle, & elle ne ſentoit pas moins de penchant à s’attacher à lui. Il la preſſa de lui dire ſon nom, ſa demeure, & lui demanda la permiſſion de lui rendre viſite, avec des termes preſſans & ſi perſuaſifs, qu’elle ne put lui refuſer. L’amour lui apprit déjà à prendre des détours : elle ſavoit bien que la perſonne chez qui elle étoit, ne lui permettroit pas de parler en particulier, ni de recevoir des Lettres ; elle lui ordonna de mettre dans le creux d’un arbre qu’elle lui indiqua, ce qu’il voudroit lui écrire, afin qu’elle pût le prendre ſans aucune difficulté.

Voilà donc la jeune Emilie prenant des mesures en Andalouſie où on l’avoit envoyée pour éviter celles qu’elle pourroit prendre à Madrid : mais elle commençoit à reſſentir de l’amour 3 & ceux qui ont connu cette paſſion, ſavent combien il laiſſe peu de place aux con ſidérations, ſurtout dans un eſprit auſſi jeune & ſans expérience. Elle n’avoit jamais vû perſonne auſſi charmant que Dom Berinthio, c’est ainſi qu’on le nommoit ; ſa figure & ſes manieres nobles & aiſées, lui perſuaderent en un moment, qu’il étoit d’un rang égal au ſien. Elle ne ſongea point qu’il y eût aucune indiſcrétion à tâcher de fixer les inclinations d’un homme qui lui ſembloit ſi digne de la ſienne. S’il continue de m’aimer comme Florella, diſoit-elle en elle-même, & qu’il me croye digne de ſon attachement, quoiqu’il me prenne pour une fille d’une naiſſance commune ; ainſi que je paſſe ici pour l’être ; combien ſon amour n’augmentera-t-il pas & ſes égards, quand il ſaura ma naiſſance, & que je ſuis la ſœur d’un homme que tout le monde eſtime, & qui ſans doute me donnera une dot proportionnée à la fortune de ce jeune Cavalier ? C’eſt ainſi qu’elle cherchoit à juſtifier ſa paſſion, & à la concilier avec la raiſon. Elle n’enviſageoit aucuns évenemens ; elle n’avoit qu’une crainte : c’étoit de ne lui avoir pas inſpiré aſſez de ſentimens d’amour pour l’engager à lui écrire. La premiere choſe qu’elle fit, fut d’aller à l’arbre qui devoit être le dépoſitaire de ce qui alloit faire le bonheur ou le malheur de ſa vie. Elle n’y trouva rien : elle revint dans ſon appartement fort mécontente de ſes charmes : elle y retourna peu de tems après. Quels furent ſes tranſports de joie, quand elle y eut trouvé la Lettre que Bérinthio venoit d’y laiſſer ! Elle y lut avec autant d’impatience que d’inquiétude, ce qui ſuit.

» Que l’amour, charmante Florella, eſt ingénieux à tourmenter un cœur tendre & délicat ! J’ai paſſé la nuit dans la plus cruelle crainte que vous n’ayez oublié la promeſſe que vous me fîtes hier. Cette Lettre demeurera peut-être enſevelie dans le creux de cet arbre, où vous m’avez permis de la dépoſer ? Seroit-il poſſible qu’elle n’eût pas le bonheur de tomber en de ſi belles mains ? Je ne puis croire que vous dédaigniez de la retirer ; il m’en coûteroit la vie : car je ſens qu’elle dépend entierement de la paſſion que vous m’avez inſpirée. Je ne puis me flater que le peu de tems ait pû vous engager à quelque retour ; mais du moins laiſſez-moi eſpérer que mes ſervices pourront vous toucher quelque jour. Votre réponſe va décider ſouverainement de mon ſort. Si vous voulez que je vive, ne différez pas plus long-tems que ce ſoir, à éclaircir le plus paſſionné des amans ».

Bérinthio.

Quoique ce ſtyle fût aſſez tendre, Florella tranſportée de plaiſir, ſe l’imagina encore cent ſois plus paſſionné.

L’amour, diſoit-elle, s’eſt-il jamais exprimé avec plus de feu ? Que je ſerois aveugle de me refuſer au bonheur qui ſe préſente ! Echauffée de cette idée, elle fut s’enfermer dans ſon cabinet ; & ſans réfléchir au danger de prendre un pareil engagement avec quelqu’un qu’elle connoiſſoit auſſi peu, elle fit la réponſe ſuivante.

Il ſaut que vous ne connoiſſier guere ce que vous valez, Bérinthio, pour vous être imaginé qu’on puiſſe oublier une converſation auſſi intéreſſante que celle que nous avons eue. Elle m’a tenu éveillée toute la nuit ; & je ne fais nulle difficulté de vous l’avoüer. Je vois tant de ſincérité dans vos ſentimens, que je me ferois un crime de vous diſſimuler les miens ; je mets à côté les réſerves que mon ſexe obſerve ordinairement, pour vous dire que, ſi vos prétentions ſont auſſi remplies d’honneur que de paſſion, je ne ſouhaite pas un plus grand bonheur. Le moyen de m’en convaincre eſt de m’écrire ſouvent ; vous ne douterez plus à préſent que vos Lettres ne ſoient bien reçûes ».

Florella.

Quand elle eut remis ſa Lettre dans le creux de l’arbre, elle ſe retira pour ſe livrer aux plus agréables réflexions ſur ſon état. Elle ſe trouvoit plus aimée qu’aucune femme l’eût jamais été ; & pour mieux s’en entretenir, elle ne ſortit pas de tout le jour. De penſer uniquement à ſon cher Bérinthio, étoit pour elle le ſeul plaiſir qu’elle pût trouver dans ce monde.

La nuit ſe paſſa à peu près comme la premiere, partie éveillée, & partie dans des rêves les plus agréables. Elle fut dès le matin à l’arbre, & y trouva de quoi augmenter encore ſa ſatisfaction par la Lettre ſuivante.

» Avec quelles expreſſions puis-je vous parler de mon bonheur ! Tout mon déſeſpoir eſt de penſer que je ne vous en cauſerai jamais tant. Il faut donc m’en tenir à la reconnoiſſance ; votre Lettre m’a rendu la vie : je ſerois le plus indigne des hommes, ſi j’étois jamais capable d’abuſer d’un aveu ſi charmant. Non ! adorable Florella, votre beauté vous avoit déjà aſſûré mon cœur, votre bonté acheve de m’attacher à vous pour jamais : mais ne pourrai-je point entendre de votre bouche la confirmation de ce que je ſuis ſi enchanté de trouver dans votre Lettre ? J’ai appris qu’on doit donner une nouvelle maſcarade la nuit prochaine au même endroit où j’ai eu le bonheur de vous voir & de vous adorer pour la premiere fois. Ah ! ſi vous vouliez vous y trouver, cette entrevûe acheveroit de combler mes deſirs. Conſiderez que la liberté que donne le Carnaval eſt de peu de durée, & que nous allons retomber dans ce malheureux tems de contrainte. Si vous ne pouvez pas abſolument vous y trouver, écrivez-le-moi : ce ſera toûjours une faveur pour l’amant le plus paſſionné ».

Bérinthio.

L’occaſion de s’entretenir avec ſon cher Bérinthio, lui fit accepter le rendez-vous ſans hésiter ; & au premier moment qu’elle put trouver pour ſe retirer dans ſon cabinet, elle y écrivit cette réponſe.

» Vous connoiſſez trop mes ſentimens pour douter que je ne contribue pas en tout ce que je pourrai à augmenter les vôtres. Je ne manquerai pas à la maſcarade ; ces divertiſſemens ne flatent plus guere mon goût ; tout ce qui eſt aſſemblée me devient un fardeau, mais Bérinthio doit y être. Je n’y verrai que lui ; & au milieu de la foule même, je n’aurai pas de peine à m’imaginer que je ſuis ſeule avec lui, puiſque ſa préſence me fait oublier tout le reſte, & peut-être moi-même. Adieu : brûlez mes Lettres ; qu’elles ne ſubſiſtent que dans votre cœur ».

Florella.

Jamais journée ne fut plus longue dans l’attente agréable de la maſcarade. Sa paſſion étoit ſi inconſidérée, qu’elle ne penſa jamais qu’il fût poſſible que Bérinthio prit trop d’avantage de ſa facilité à accepter ce rendez-vous. Elle n’y croyoit aucun danger pour ſa vertu : auſſi peut-on dire qu’elle n’étoit coupable que d’imprudence.

Enfin l’heure de la maſcarade étant arrivée, elle fut une des premieres à s’y rendre : ſon impatience avoit prévenu l’arrivée de Bérinthio. Un jeune Cavalier s’approcha d’elle d’un air aſſez léger, & s’attacha à la ſuivre. Son importunité lui attira une réponſe fort ſeche de la part de la belle Florella, qui étoit fâchée d’être obligée de parler à un autre qu’à ſon cher Bérinthio. Le Cavalier fort piqué ; & manquant à tous les égards, voulut la démaſquer, & y ſeroit parvenu ; ſi elle n’avoit pas fait un cri qui attira l’attention de pluſieurs perſonnes qui ſe préſenterent pour la garantir de cette entrepriſe. Le Cavalier eſſuya des reproches fort vifs, ſur ce qu’il abuſoit de la liberté du lieu. Il étoit trop échauffé pour ſe rendre à la raiſon : il continua de traiter Florella comme il avoit commencé ; elle renouvella ſes cris : on prit ſa défenſe, & le Cavalier fut conduit par force hors de l’aſſemblée. La frayeur avoit ſaiſi ſes eſprits à tel point, qu’elle tomba en foibleſſe : on fut obligé de lui ôter ſon maſque, pour lui faire prendre l’air : il laiſſa voir un viſage à donner de l’amour aux plus indifférens. Dom Alonzo qui avoit été un des plus empreſſés à lui rendre ſervice, fut auſſi le plus frappé de ſes charmes. Ce jeune Seigneur très-riche voyageoit en Andalouſie, & s’étoit retiré depuis quelques jours à Séville, à l’occaſion des fêtes qui s’y donnoient : il reſta près d’elle, ſous le prétexte que ſes ſoins pouvoient être utiles ; l’amour l’y retenoît déjà par la plus violente paſſion. Elle reprit enfin ſes ſens : mais elle ſe trouva ſi foible que, malgré le deſir extrème de voir ſon cher Bérinthio, elle ne put reſter plus long-tems. Dom Alonzo offrit de lui donner ſa chaiſe pour la reporter chez elle ; & comme le tems étoit très-obſcur, il s’offrit auſſi pour l’accompagner, afin de la garentir de toute inſulte le long du chemin. Elle accepta ſans hésiter le ſervice qu’il vouloit lui rendre.

Jamais homme ne ſut moins contraindre ſes paſſions que Dom Alonzo. Il étoit ſi emporté, que nulles conſidérations ne pouvoient le retenir, quand l’amour ſe rendoit maître de ſon cœur. Il étoit devenu ſi paſſionnément amoureux de la belle Florella, qu’il réſolut de ſe ſatisfaire dans le jour. N’ayant pas le tems de rester à Séville pour ſuivre cette paſſion, & la gagner par ſes aſſiduités, il ſaiſit cette occaſion pour remplir ſes deſirs : il donna ordre à ſes gens de faire pluſieurs tours par la Ville ; & au lieu de la conduire chez elle, de la porter à ſon Hôtel. La nuit étoit ſi obſcure, & ſon trouble ſi grand, qu’elle ne s’apperçut de la perfidie que quand elle ſe trouva dans une maison qu’elle ne connoiſſoit point. Rien ne peut exprimer la ſurpriſe & la crainte qui s’emparerent de ſon ame : elle auroit voulu fuir & s’écrier, pour demander la protection des gens qu’elle voyoit dans cette maiſon ; mais tous étoient vendus aux volontés d’Alonzo. Une foibleſſe nouvelle lui ôta l’uſage de la voix pendant ce tems-là, il la fit porter par ſes domeſtiques à ſon appartement, où animé par ſa fureur, il ſatisfit la violence de ſa paſſion, tandis qu’elle étoit ſur ſon lit encore évanoüie.

Quel fut le déſeſpoir de la malheureuſe Florella, quand au moment qu’elle revint à elle-même, elle ſe trouva dans le déplorable état où l’emportement d’Alonzo l’avoit miſe ! Elle ne put douter de ſa cruelle aventure : tout ce qu’on peut imaginer d’affreux & d’accablant, eſt au-deſſous de ce qu’elle ſentit ; perdue d’honneur, trahie dans ſon amour, & devenue la proie d’un homme qu’elle n’avoit jamais vu ! Cette ſituation affreuſe la jetta dans le dernier déſeſpoir : elle ſe livra à toute ſa fureur ; Alonzo ne put arrêter ſes cris qu’en lui fermant la bouche avec ſon mouchoir. Elle lui demandoit la mort pour toute grace, quand elle pouvoit parler : Crois-tu, diſoit-elle, malheureux, que je puiſſe ſouffrir la vie après mon infortune ? Si tu ne veux pas me l’arracher, je ne la continuerai que pour me venger de ton infamie. L’infortunée Florella, qui n’avoit jamais dit que des choſes agréables, étoit devenue une ſurie ; mais tous ſes cris ſurent vains.

Cependant Alonzo commença à ſonger aux moyens de calmer le désespoir de Florella, & à prévenir les conſéquences d’un enlevement pour lequel on alloit ſans doute le pourſuivre, quand un de ſes gens vint lui dire que quelqu’un le demandoit. Il ſortit de ſon appartement, & chargea une perſonne sûre de prendre ſoin de Florella, de ne pas ſouffrir qu’elle parlât à perſonne, & ſurtout d’obſerver qu’elle ne ſe livrât pas à aucunes des extrémités où le déſeſpoir dans lequel il la laiſſoit, pouvoit peut-être la porter.

Quand l’auteur de tous ſes maux fut hors de ſa vûe, elle s’abandonna dans un profond ſilence aux larmes les plus ameres : mais elle ne fut pas long-tems dans cet état de tranquilité. La violence de ſon déſeſpoir lui rappella toute ſa fureur : l’eſprit accablé de ſes malheurs, elle s’imagina entendre la voix de Bérinthio, & celle de ſon raviſſeur. Vous ne vous juſtifierez jamais, diſoit-il à Alonzo, d’un procédé auſſi indigne : vous aviez cherché à gagner le cœur de cette jeune perſonne, je ne vous condamnerois pas : mais un enlevement pareil n’a rien que de bas & de cruel ; je ne ſais aucuns moyens de vous excuſer auprès d’elle. J’avoue, mon cher Bérinthio, dit-il, que je ſuis blâmable en tous points ; mais joins tes prieres aux miennes, pour appaiſer ſon premier déſeſpoir. En diſant ces mots, ils entrerent dans l’appartement : Florella ſurpriſe de voir ſon amant témoin de ſa honte, tomba dans un état qui étoit la véritable image de la mort : elle vouloit parler, mais l’accablement où elle étoit lui en ôta le pouvoir. On ne peut exprimer les différens mouvemens qui s’emparerent du cœur de Bérinthio. Quand il eut jetté les yeux ſur Florella, qu’il reconnut être la même qu’Alonzo avoit ſi lâchement enlevée : Quoi, dit-il, eſt-il poſſible ? C’eſt vous Florella que je vois dans cet affreux état ? Venge-moi, s’écria-t-elle, d’une voix preſque mourante : ſi jamais tu m’as aimée, tu dois me venger par la mort de cet indigne raviſſeur. Alonzo vit bien qu’il ne devoit rien attendre de favorable pour lui de la part de Bérinthio, & qu’au contraire il faudroit défendre ſa vie contre celui qu’il avoit amené, pour tâcher d’obtenir ſa grace. C’eſt à quoi il ſe préparoit, quand Florella pour animer davantage Bérinthio à la venger, dit : Non, ce n’eſt point Florella, une fille de peu de naiſſance que tu vengeras : c’eſt Emilie, cria-t-elle. ſœur de Dom Henriqués Ambaſſadeur à Parme ; c’eſt elle qui a été déshonorée : je ne veux pas plus long-tems cacher mon nom. Tout le monde doit ſavoir mon malheur, & demander la punition de ce crime abominable. Quel coup de foudre pour ceux qui entendirent ces mots ! La conſternation & la ſurpriſe les rendirent immobiles. L’amant qui s’étoit approché pour lui parler, recula d’étonnement, & le raviſſeur demeura confondu. Emilie qui s’apperçut de l’effet de cette déclaration, ſans en connoître cependant la cauſe, rappella toutes ſes forces, & continua ſes menaces ainſi : Oui, malheureux, en parlant à Alonzo ; ce frere, cet Henriqués doit revenir bien-tôt en Espagne, & vengera sûrement ſa ſœur que tu as ainſi lâchement deshonorée.

Vous n’attendrez pas long-tems, dit Bérinthio : ce n’eſt plus votre amant qui prendra le ſoin de vous venger : c’eſt ce même Henriqués qui y eſt auſſi intéreſſé que vous.

Viens donc, Alonzo, en mettant l’épée à la main ; ta vie va payer pour ton forfait : n’attends nul ménagement de moi.

Quoi ! dit Alonzo, vous êtes cet Henriqués frere d’Emilie ? Je ne puis accepter le combat : je reſſens trop les torts que j’ai faits à la belle Emilie. Je ne demande qu’à les réparer, & reſſerrer davantage les liens de l’amitié qui a régné entre nous depuis quelque tems. Je vous offre une réparation plus convenable que de verſer mon ſang. Si vous l’approuvez, j’épouſerai dans le moment votre ſœur ; & ces plaiſirs que j’ai arrachés deviendront légitimes. Si elle n’avoit pas été déshonorée, dit Henriqués, par la violence, elle auroit été digne du lit d’Alonzo, tout grand & riche qu’il peut être ; mais elle ne ſera jamais l’objet de ſa pitié & de ſon mépris. Que dites-vous, Henriqués, reprit Alonzo ? Sa beauté, ſa naiſſance, & notre amitié, me font deſirer cette alliance avec la plus grande ardeur ; & ſi elle veut bien me pardonner un crime qu’il n’y a que l’excès de l’amour qui m’a fait commettre, je me croirai le plus heureux homme du monde. Pendant cette converſation, Emilie ſurpriſe de trouver dans ſon cher Bérinthio, ce frere qu’elle deſiroit tant, écoutoit avec une vive attention, juſqu’à ce que Henriqués s’approchant d’elle, & Alonzo tombant à ſes piés : Que penſez-vous, ma ſœur, dit le premier ? Pouvez-vous pardonner à Alonzo ? voyez ſon repentir. Je ſuis ſi confondue, dit-elle, que je ne ſais que répondre ; mais ſi vous voulez que je reprenne mes ſens, & que j’éloigne de mon eſprit les horreurs de ma cruelle aventure, dites-moi par quel haſard vous êtes venu en Andalouſie, & pourquoi vous avez changé de nom ? Quoique les événemens, reprit-il, qui ont ſuivi cette précaution ſoient triſtes à me rappeler, cependant je remplirai votre attente. J’avois entrepris de paſſer de Parme en Eſpagne par mer ; une tempête affreuſe & ſubite fit faire naufrage à notre Vaiſſeau. Je ne ſavois, ſi aucuns du Vaiſſeau, excepté Alonzo & moi, étoient échappés de la fureur des vagues. Nous avions perdu tous nos effets ; il n’avoit échappé qu’un porte-ſeuille, qui enfermoit quelques Lettres de change ; parce que le deſſus étant de peau, il s’étoit ſoûtenu ſur les vagues, & les papiers qui étoient dedans n’avoient point été endommagés. Il me conſeilla de venir avec lui en Andalouſie, où ces Lettres de change étoient payables. Ne voulant pas dans l’état où j’étois, paroître ſous mon véritable nom ; je pris celui de Bérinthio que j’avois réſolu de porter juſqu’à l’arrivée de mon équipage & de mes domeſtiques que j’avois envoyés chercher à Madrid. Ce fut la ſeule raiſon qui m’obligea de me cacher ſous ce nom ; & ſans l’accident qui nous fait reconnoître les uns & les autres, combien malheureux & coupables aurions-nous pû devenir, par une tendreſſe qui n’avoit peut-être d’origine que les premiers mouvemens d’une amitié naturelle cauſée par les liens du ſang, & que nous prenions pour une vraie paſſion ?

Henriqués ceſſa de parler, & l’inconſolable Emilie ſoûpira amerement au ſouvenir de ce qui auroit pû lui arriver, s’ils ne s’étoient pas reconnus : mais rappellant ſes eſprits, elle raconta à ſon frere les raiſons qui l’avoient amenée à Séville ſous un nom déguiſé. Pendant cet éclairciſſement, Dom Alonzo, par les ſoûmiſſions que l’amour & le repentir peuvent inſpirer, tâchoit d’obtenir ſon pardon ; il lui demanda la permiſſion de réparer ſes emportemens par tout ce qui étoit en ſon pouvoir. Dom Henriqués appuya ſes ſollicitations avec tant de force, qu’Emilie qui s’étoit toûjours propoſé de ſuivre les déciſions de ſon frere, même avant qu’elle le vit, ne put refuſer ſon conſentement, lui préſent. La qualité, la fortune, & les agrémens de la figure d’Alonzo auroient pû le faire prétendre aux plus grands partis de l’Eſpagne ; mais ſa paſſion étoit ſi violente, qu’il ſe crut l’homme le plus heureux de pouvoir paſſer ſa vie avec la belle Emilie quoiqu’elle eût fort peu de fortune.

Ainſi cet enlevement qui devoit entraîner après lui le plus grand des malheurs, devint, par les décrets de la deſtinée, le plus heureux, puiſqu’il préſerva Emilie & Henriquès d’un danger dans lequel ils ſeroient peut-être tombés ſans le ſavoir, & qu’elle trouva un mari, qui d’abord l’avoit offenſée lâchement, en ſe livrant trop à la violence de ſes deſirs ; mais qui répara ſi bien ſes torts, en la rendant la plus heureuſe femme de toute l’Eſpagne.