Mélanges/Tome I/69
LE CONSEIL D’AGRICULTURE
Depuis 1867, le gouvernement de la province de Québec dépense environ $70,000, en moyenne, sous diverses formes, en faveur de l’agriculture ; ce qui donne une dépense totale de près d’un million de piastres.
Nous ne sommes ni pessimiste ni optimiste ; nous ne prétendons pas que cette somme considérable ait été dépensée en pure perte, jetée à l’eau ; et nous ne croyons pas, non plus, que notre organisation agricole ne laisse rien à désirer. Il y a eu progrès, depuis les quatorze dernières années, progrès incontestable. Il y a certainement un réveil parmi nos cultivateurs ; les cercles agricoles qui se fondent en différentes parties du pays, les fromageries et les beurreries qui s’établissent çà et là en sont une preuve évidente. L’excellent Journal d’Agriculture, qui paraît enfin assis sur des bases solides, rend d’immenses services à la classe agricole. Il y a du mouvement, des signes de vie, il y a des efforts louables pour sortir de l’ornière où la routine nous traîne depuis trop longtemps. Il ne faut donc pas désespérer de l’avenir, loin de là.
Mais il ne faut pas, non plus, se croiser les bras, et s’imaginer qu’il ne reste plus rien à faire, que tout va pour le mieux dans le meilleur des pays agricoles. Il y a encore des réformes gigantesques à opérer, un très long chemin à faire pour arriver à une perfection relative
Il faut absolument une réforme radicale dans le département de l’agriculture. Avec le système actuel, les deniers publics dépensés en faveur de l’agriculture ne produisent pas la dixième, peut-être pas la centième partie du bien qu’ils produiraient s’ils étaient appliqués avec jugement et discrétion.
Nous croyons que le Conseil d’agriculture, tel qu’il est actuellement organisé, est un obstacle sérieux au progrès agricole, loin d’être un moyen d’avancement. Nous ne demandons pas l’abolition du conseil, mais il faut de toute nécessité qu’il soit réorganisé, réformé.
Par une longue suite d’abus très graves, le conseil est parvenu à usurper un pouvoir qui ne lui appartient pas. Dès 1874, le commissaire de l’agriculture avouait, dans son rapport annuel, « qu’en dehors de la routine administrative, notre département exerce peu d’influence directe sur l’organisation agricole ; c’est au conseil d’agriculture qu’est réservée la direction du mouvement agricole. »
C’est le renversement de l’ordre. Le conseil n’a été créé que pour aviser le commissaire d’agriculture, non pour le contrôler, non pour se moquer de lui. La loi de 1869 est très formelle sur ce point :
« Tous les pouvoirs et devoirs administratifs, dit-elle, ayant trait au contrôle et à la régie des sociétés d’agriculture et des institutions d’enseignement agricole sont par le présent conférés au commissaire qui recevra leurs rapports annuels, leur paiera l’octroi provincial établi en leur faveur et leur donnera les instructions propres à assurer l’entier accomplissement des règlements généraux ou spéciaux adoptés à leur égard par le conseil d’agriculture, et il aura le pouvoir, en cas de contravention, de suspendre le paiement de la subvention à ces sociétés ou institutions, et, avec l’approbation du lieutenant-gouverneur en conseil, de la supprimer. »
Cette disposition de la loi est restée lettre morte ; le commissaire l’avoue implicitement dans son rapport de 1874, puisqu’il dit que le département, en dehors de la routine, ne fait à peu près rien. Et nous pouvons ajouter que depuis 1874, les choses, au lieu de s’améliorer, n’ont fait qu’aller, de mal en pis.
Mais il y a quelque chose de bien plus grave encore : non-seulement le Conseil d’agriculture se met au-dessus du commissaire et du département de l’agriculture, mais il méprise souverainement la loi. Ainsi la clause 39 de la loi de 1869 dit expressément ;
« Tout règlement passé au conseil d’agriculture, et toute résolution ou mesure adoptée par le dit conseil, devront être soumis à l’approbation du lieutenant-gouverneur en conseil, avant de pouvoir être mis à exécution. »
Encore une disposition de la loi qui est restée lettre morte. Nous voyons par le rapport du département de 1872, page 29, que pendant les six années qui ont suivi la création du conseil d’agriculture, pas une seule des résolutions du conseil n’a été approuvée par le lieutenant-gouverneur en conseil. Par conséquent tous les actes importants du conseil, de 1869 à 1875, sont entachés d’irrégularité, d’illégalité, sont nuls et de nul effet. Il est vrai que le président du conseil a prétendu, en 1875, que cet état de choses ne devait pas être attribué au conseil, mais bien au commissaire, qui avait négligé de faire approuver les résolutions du conseil d’agriculture par le gouverneur en conseil. Nous ne savons pas jusqu’à quel point cette prétention est fondée, mais quel que soit le coupable, le fait brutal n’en existe pas moins, que pendant cinq années consécutives la loi a été ouvertement méprisée.
Et que voyons-nous encore maintenant ? Le même mépris de la clause 39 de la loi de 1869, avec cette différence, que c’est aujourd’hui certainement le conseil d’agriculture qui agit en contravention directe de la loi, et non le commissaire qui néglige de l’exécuter. En voici la preuve ;
Nous savons que le conseil d’agriculture a fait une défense formelle aux sociétés d’agriculture d’accorder des prix à d’autres races bovines que les races étrangères. Or, le gouvernement a refusé de sanctionner la résolution du conseil défendant aux sociétés d’agriculture de donner des prix aux races bovines autres que les races étrangères dites pures. C’est écrit en toutes lettres à la page 27 du rapport du département de l’agriculture, pour 1880. Et le conseil n’ignore pas ce fait, puisque c’est dans une lettre du département au secrétaire du conseil d’agriculture que nous trouvons ce renseignement qui condamne le conseil d’une manière si éclatante. Il y est dit que les résolutions du conseil seraient approuvées, sauf la résolution en question, « laquelle résolution demeure sous considération. » Et la preuve que cette résolution est « demeurée sous considération » depuis la publication du rapport de 1880, c’est qu’on ne trouve nulle part dans le Journal d’Agriculture que cette résolution ait été finalement approuvée. Et l’on sait que toutes les résolutions du conseil d’agriculture approuvées par le lieutenant-gouverneur en conseil sont insérées dans le Journal d’Agriculture.
Ainsi, malgré la loi, contrairement à la loi, en face du refus formel du commissaire d’agriculture de faire approuver sa résolution, le conseil prend sur lui de donner des ordres qu’il n’a pas le droit de donner, d’exiger des choses qu’il n’a pas le droit d’exiger, et cela en matière très grave, dans une question où certains membres du conseil peuvent être directement et personnellement intéressés.
Nous savons qu’il y a plusieurs membres du conseil qui ne méritent aucun reproche, qui sont au-dessus de tout soupçon, qui sont soucieux de leur devoir, mais évidemment ces membres ne contrôlent point l’action du corps dont ils font partie.
Par l’acte inqualifiable que nous venons de signaler, le conseil d’agriculture a mérité d’être cassé net. C’est en le cassant, et en le réorganisant complètement que le gouverneur en conseil devrait inaugurer la réforme agricole, qui est urgente.
Le Courrier de Montréal, après avoir reproduit en entier notre article sur le conseil d’agriculture, ajoute ce qui suit :
Notre excellent confrère de la Vérité va peut-être un peu loin en disant que le conseil d’agriculture a mérité d’être cassé net, mais il n’en est pas moins vrai que le besoin d’une réforme agricole radicale se fait impérieusement sentir.
Nous sommes convaincu que si notre confrère avait étudié cette question autant que nous l’avons étudiée, il ne trouverait pas notre conclusion trop rigoureuse.
Nous avons devant nous une masse de preuves très accablantes contre le conseil d’agriculture.
Plus nous examinons la conduite illégale de ce corps, plus nous sommes persuadé que le gouvernement ne saurait se montrer trop sévère. Si l’abus que nous avons signalé dans notre dernier article était un fait isolé, un accident pour ainsi dire, on pourrait peut-être prétendre que le conseil ne mérite pas qu’on le casse. Mais cet abus n’est que le résultat d’un mépris systématique de la loi, n’est qu’un incident dans la longue série d’illégalités qui ont marqué l’existence du conseil d’agriculture.
En effet, ce conseil, dès le début, n’a tenu aucun compte des dispositions de l’acte de 1869.
La loi dit clairement que les sociétés d’agricultures doivent envoyer leurs rapports annuels au commissaire, qui doit juger, d’après ces rapports, si les sociétés méritent les subventions ou non. Or, cela ne s’est jamais fait et ne se fait pas encore. Les sociétés envoient leurs rapports directement au conseil, qui accorde ou supprime la subvention selon son bon plaisir. C’est une infraction évidente de la loi, c’est une usurpation de pouvoir intolérable qui mérite le plus sévère châtiment que le gouverneur en conseil puisse infliger.
Le conseil d’agriculture ne peut offrir qu’une seule excuse : c’est que le gouvernement a été assez insouciant de sa propre dignité, assez négligent de son devoir, assez mou pour laisser commettre ces illégalités pendant des années et des années. Mais cette excuse condamne le gouvernement, elle ne justifie pas le conseil.
Encore une fois, le conseil a mérité cent fois d’être cassé et il le mérite encore. Il est parfaitement inutile de parler de réformes agricoles tant que le gouvernement ne sera pas décidé à mettre hache en bois.
Nous ne voulons pas poser en casseur de vitres. Mais parfois, briser quelques carreaux est le moyen le plus efficace d’aérer une maison.
Ça sent le renfermé, ça sent le moisi dans le conseil d’agriculture, et la majorité des membres du conseil ne veut pas ouvrir les fenêtres.
Un coup de hache, s’il vous plaît !