Mélanges/Tome I/71

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CRITIQUE LITTÉRAIRES



« LE PÉLERIN DE SAINTE-ANNE »


11 juillet 1877[1]


Je viens de lire le roman de M. Lemay et je vais essayer d’en faire une critique impartiale.

Critiquer un livre, c’est l’apprécier, c’est en indiquer les beautés comme les défauts, c’est l’examiner froidement et sans parti pris, c’est enfin le juger, en s’appuyant sur les règles invariables du bon goût et du bon sens. La tâche du critique est plus difficile qu’on ne le croit. S’il se montre sévère, il passe pour un esprit étroit ; s’il loue beaucoup, on l’accuse de partialité ; dispense-t-il d’une main égale le blâme et la louange, de suite, il n’est pas sincère, il cherche à se concilier à la fois les censeurs et les admirateurs de l’ouvrage qu’il étudie. Pas plus que l’auteur, le critique ne saurait plaire à tout le monde ; mais il possède un grand avantage sur les poètes et les romanciers : ceux-ci sont obligés de plaire, lui n’est tenu que de dire la vérité.

*** Pour qu’un roman sois bon, il doit réunir trois qualités distinctes. Il faut d’abord qu’il soit moral, afin de ne pas porter atteinte aux bonnes mœurs. On ne demande pas au romancier de nous instruire, mais on lui pose comme condition rigoureuse de ne rien écrire qui soit de nature à gâter l’esprit ou le cœur. Il ne suffit pas toutefois qu’un roman soit moral pour être bon ; il doit de plus nous intéresser. Sans l’intérêt, l’écrivain n’atteint pas le but qu’il s’est proposé, qui est d’amuser, de délasser le lecteur. À ces deux qualités essentielles, il faut en ajouter une troisième, très importante, indispensable même : la correction du style. Un roman a beau être moral, il a beau nous émouvoir, s’il est mal écrit il plaira peu aux personnes bien pensantes qui exigent de tous les écrivains, des feuilletonistes et des rimeurs mêmes, du respect pour les lois de la bonne littérature.

C’est à ce triple point de vue de la moralité, de l’intérêt et du style que je vais étudier le livre de M. Lemay.

Commençons par une analyse de l’ouvrage.

Les principales scènes se passent naturellement dans le comté de Lotbinière, et les événements dont parle le roman ont eu lieu il y a une quarantaine d’années.

Un bateau, parti de Lotbinière, chavire dans le port de Québec. Plusieurs personnes se noient, entre autres Jean Letellier, cultivateur à l’aise, qui laisse un fils âgé de huit ans et une veuve qui meurt de chagrin en donnant naissance à une fille. Avant d’expirer, elle fait promettre à son petit garçon de réciter tous les jours un Avé-Maria.

Eusèbe Asselin, frère de Mme Letellier, se fait nommer ou plutôt se nomme tuteur des orphelins, Joseph et Marie-Louise, qu’il maltraite. Il envoie son neveu à l’école de José Racette, pédagogue ignorant et cruel qui punit injustement le malheureux orphelin. Parmi tous les élèves, seule une petite fille, Noémie Bélanger, pleure sur le sort de Joseph. Déjà on voit poindre le dénouement.

Ne pouvant plus supporter les mauvais traitements que lui infligent son oncle et le maître d’école, le jeune Joseph s’enfuit de la maison de son tuteur. Il emporte avec lui une bourse d’argent qu’il enlève à sa tante, sœur de Racette, qu’Eusèbe vient d’épouser. Rendu à Québec, l’orphelin se fait voler par Picounoc, homme de chantier.

Plusieurs années s’écoulent ensuite pendant lesquelles notre héros prend le sobriquet de Djos et devient un fier gamin. Il ne néglige pas toutefois de réciter chaque soir un Avé-Maria.

Un jour, Djos, âgé maintenant de vingt ans, entre dans un hôtel de la Basse-Ville, l’Oiseau de proie, maison d’une réputation douteuse, tenue par la mère Labourique. Il y rencontre quelques hommes de cage, Paul Hamel, ex-élève de troisième dont la manie est de parler latin, Sanschagrin « qui riait toujours et buvait davantage, » Lefendu, Poussedon, Fourgon et, de plus le fameux Picounoc, auquel Djos administre une taloche des mieux conditionnées — je parle le langage du livre — en souvenir du temps passé. Cet acte de bravoure le relève dans l’estime de ses nouvelles connaissances — sans en excepter Picounoc lui-même, — qui l’invitent à les accompagner aux chantiers de la Gatineau. Djos accepte l’invitation.

Ces hommes de chantier sont de terribles blasphémateurs et Joseph égale bientôt en méchanceté le plus cynique de la bande. Il n’oublie pas cependant la promesse faite à sa mère mourante : Il recite tous les jours un Avé-Maria.

Un soir, ses compagnons le tournent en ridicule ; ils lui reprochent de prier ; Djos a honte, et profère un blasphème épouvantable. Dieu le frappe sur-le-champ. Le malheureux est muet !

Après six mois passés dans la forêt, Djos, repentant, mais toujours muet, descend le fleuve sur une cage qui s’échoue sur la côte de Lotbinière. En longeant le ruisseau, il trouve la petite Marie-Louise, sa sœur, qu’il ne reconnaît pas, gisant ensanglantée parmi les cailloux. Sa tante, la femme d’Eusèbe, de connivence avec son mari, l’avait écartée, afin de s’en débarrasser et d’hériter ainsi du bien des orphelins. Djos l’emmène avec lui à l’hôtel de l’Oiseau de proie, où il tombe entre les mains d’une bande de voleurs, composée du chef Saint-Pierre, d’un charlatan, de Charlot, de Robert et de Racette, qui a quitté la férule pour s’armer du poignard. Marie-Louise reconnaît Racette et l’appelle son oncle ; celui-ci, aidé de ses camarades, l’enlève à Djos et la confie à une de ses sœurs, qui tient une maison malfamée dans la petite rue Saint-Joseph. Son but est de perdre l’enfant et de seconder ainsi les perfides desseins de son beau-frère, Eusèbe. Geneviève Bergeron, malheureuse fille, déshonorée par Racette, surprend la conversation de ce dernier avec sa sœur. Elle voit en songe la mère de Marie Louise qui la supplie de sauver son enfant. Touchée de repentir, Geneviève s’échappe de la maison avec l’orpheline et, grâce à l’intervention du curé de Québec, les deux fugitives trouvent un refuge au Château-Richer.

Cependant Djos, qui écoute volontiers les conversations destinées à des oreilles autres que les siennes, s’est convaincu, à la suite de quelques paroles échangées entre Asselin et le chef Saint-Pierre, que Marie-Louise est sa sœur. Il a aussi découvert un complot tramé par les brigands pour voler son oncle Eusèbe qui a commis l’imprudence de converser avec ces escrocs. Il prend la généreuse résolution de faire échouer leur projet. Dans ce but, il se rend à Lotbinière et se met au service d’Asselin. Personne ne se souvient de lui. Il parvient toutefois à faire comprendre à Noémie Bélanger, toujours impressionnable, qu’il est l’héritier de Jean Letellier. Plusieurs habitants le croient et Eusèbe, qui commence à le redouter, se décide à le renvoyer. Le soir même où Djos doit partir les voleurs arrivent. Le muet veut donner l’alarme, mais les brigands se saisissent de lui et le garrottent ; puis, après avoir mené leur entreprise à bonne fin, ils placent l’infortuné Djos dans un vieux canot rempli de fentes et lancent cette embarcation à l’eau. Le muet se recommande à la Bonne Sainte-Anne ; il fait vœu de se rendre, pieds nus et nu-tête, au sanctuaire de la Sainte. Au moment où il va périr, André Pagé, cultivateur de l’endroit, vient à son secours et l’arrache à la mort.

Djos commence aussitôt son pèlerinage à Sainte-Anne. Son absence de Lotbinière excite des soupçons. Tous, excepté Noémie Bélanger, le croient coupable de vol et Asselin met les limiers de la police à sa poursuite. Accompagnés de Racette, ceux-ci rejoignent le pèlerin au Château-Richer, dans la maison de M. Lepage où sont réfugiées Geneviève et Marie-Louise. Ils l’arrêtent et le ramènent à Québec. Racette, enchanté de retrouver ces victimes, essaye d’enlever l’orpheline, mais Geneviève l’en empêche.

Rendu à Québec, Djos subit son procès et se voit condamner à cinq ans de pénitencier, car André Pagé, qui aurait pu établir l’innocence du prisonnier, ne vient au Palais de justice que lorsque la sentence est prononcée. L’honnête cultivateur veut cependant libérer le malheureux Djos, mais les véritables auteurs du vol l’attirent dans un guet-apens et l’assomment. Pagé toutefois ne meurt pas et grâce à son témoignage, on reconnaît que Djos n’est pas le coupable. Le peuple, sans attendre les formalités de la loi, enlève le muet de force aux autorités et se rend à l’église, après cet acte violence, pour réciter une prière d’action de grâces.

Djos, après avoir mis la police sur la piste des brigands, qui décident aussitôt de le faire mourir à cause de sa trahison, reprend son pèlerinage interrompu. Arrivé au Château-Richer pendant un orage, il aperçoit au milieu du fleuve une chaloupe en détresse à laquelle cinq personnes se cramponnent. Le muet se jette dans un canot et vole au secours des naufragés, qui ne sont autre que les brigands et Racette, venus dans ces parages pour enlever Marie-Louise. Heureusement pour Djos, il ne peut les atteindre, mais le vent le pousse, ainsi que ses ennemis, sur un îlot où, sans être vu, il écoute la conversation des voleurs. Il part en toute hâte pour déjouer leurs plans, mais ne pouvant parler et ne sachant écrire il ne réussit qu’à faire peur aux gens de la maison de M. Lepage. On le renferme dans le grenier. Au milieu de la nuit les brigands arrivent. Djos, voyant que ses efforts pour donner l’éveil sont inutiles, saute de la fenêtre, court à la grève, s’embusque, assomme l’un des voleurs, au moment où ils vont s’embarquer avec l’enfant, et met les autres en fuite. Il les poursuit, mais en vain ; Charlot emporte Marie-Louise à Québec et la réintègre dans la maison de Mlle Racette. Geneviève, devenue folle de peur, mais toujours dévouée au salut de l’enfant, retourne elle aussi à la ville, suivie d’un homme que Lepage a chargé de la surveiller. L’orpheline est bientôt retrouvée et ramenée au Château-Richer.

Après l’exploit que l’en vient de voir, Djos continue son pèlerinage. Sainte Anne exauce ses prières et il recouvre l’usage de la parole.

Accompagné de Marie-Louise, que M. Lepage a adoptée comme son enfant, Djos se dirige de nouveau vers Lotbinière, où le bruit du miracle s’est répandu. Tous les habitants de l’endroit viennent au-devant de lui. Il établit facilement son identité et Asselin lui-même est obligé de faire bon accueil à son neveu devenu tout à coup un personnage célèbre.

Mme Asselin, toutefois, conspire contre la vie de Joseph — on ne l’appelle plus Djos — avec Racette et le vieux Saint Pierre. Ceux-ci vont l’assassiner, lorsque la « cave à patates » où ils sont cachés s’écroule sur eux. Saint Pierre est tué et Racette, blessé. La femme d’Eusèbe tente de sauver son frère durant la nuit, mais Racette, à moitié déterré, l’empoigne par un bras et la tient ainsi jusqu’au matin, lorsque les voisins arrivent et la trouvent en cette position compromettante. Elle et son mari sont obligés de quitter la paroisse ; Racette et le charlatan, assommé par le pèlerin au Château-Richer, sont condamnés à cinq ans de pénitencier ; Charlot et Robert s’enfuient du pays. Enfin Djos, débarrassé de tous ses ennemis, épouse la charmante Noémie Bélanger qui n’a rien fait pour mériter un tel honneur.

Voilà le canevas sur lequel M. Lemay a brodé plus de six cents pages où les blancs, il faut l’avouer, jouent un rôle important.

La fable, on le voit, est assez compliquée et répond peu à l’idée que l’on s’en forme en voyant le titre du livre, qui est bien trouvé au point de vue du débit. On ne s’attend guère, en ouvrant le Pèlerin de Sainte-Anne, d’y rencontrer des histoires d’hommes de cage, de voleurs, d’assassins, de charlatans et de femmes d’une conduite plus que légère. Je n’ai pas analysé tout ce que le livre contient ; il y a des épisodes, tels que les exploits de maître Picounoc, les amours de Paul Hamel, les hâbleries du faux docteur, et d’autres encore, qui ne tiennent à l’intrigue principale qu’à force de chevilles et qui servent uniquement à embrouiller le récit. J’ai cru devoir les passer sous silence.

Le but que l’auteur du Pèlerin de Sainte-Anne s’est proposé est très moral : il a voulu montrer la justice et la miséricorde de Dieu. Heureux s’il se fût montré à la hauteur d’un tel sujet !

M. Lemay a singulièrement failli dans les développements de son idée. Je n’ai jamais lu un ouvrage aussi élevé par la pensée dominante de l’écrivain, et en même temps aussi dégradant, aussi dangereux dans les détails, que ce livre au titre séduisant et trompeur. Comment expliquer ce bizarre mélange de bon et de mauvais ; comment M. Lemay, qui est un croyant sincère, a-t-il pu composer des pages aussi scandaleuses ? Je n’y vois qu’une seule réponse.

Dans une conférence donnée il y a quelque temps à Versailles, M. Lefaivre, consul de France à Québec, a dit, en parlant de la littérature canadienne, qu’elle « suit attentivement les fluctuations de notre goût et les reproduit avec conscience, scrupuleuse imitatrice de nos auteurs à la mode. »

Plusieurs de nos littérateurs, avides de louanges, ont trouvé dans ces paroles un compliment flatteur. J’ai cru y voir, avec beaucoup d’autres, un reproche aussi sanglant que mérité. Le livre de M. Lemay me confirme dans mon opinion. Les écrivains canadiens, en imitant scrupuleusement les auteurs français à la mode, sont loin de faire honneur à leur pays.

Le genre actuellement en vogue dans la vieille France, c’est le genre canaille, genre d’Émile Zola, auteur de l’Assommoir.

Mettre à nu toutes les faiblesses, toutes les hontes, toutes les bassesses, tous les vices, tous les crimes qui affligent la société ; entraîner le lecteur dans les lieux infâmes pour lui exposer crûment tout ce qu’ils renferment de hideux et de repoussant ; élever les truands, les voleurs, les débauchés, les assassins au rang de héros, voilà le genre canaille. Les auteurs modernes appellent cela « peindre d’après la nature. » Les gens de goût l’appellent, tomber dans le réalisme.

Le réalisme est à la littérature ce que le matérialisme est à la religion. C’est la destruction de tout élan vers le Beau idéal, qui ennoblit l’homme en le faisant chercher son bonheur ailleurs que dans la fange. On détourne les regards du mendiant qui expose une plaie ou un membre difforme ; de même, toute âme bien née, fuit l’écrivain réaliste qui se comptait à nous peindre, dans ses détails les plus ignobles, la corruption du genre humain.

M. Lemay est tombé dans le réalisme. Je ne veux pas le comparer à Émile Zola, ni son livre, à l’Assommoir. Au moins le but de l’auteur canadien est bon ; mais s’il ne descend pas aussi bas que l’écrivain français, c’est que notre jeune société n’est pas aussi profondément gangrenée que la société du vieux monde.

L’auteur du Pèlerin de Sainte-Anne a fait tout en son pouvoir pour rabaisser son livre au niveau du genre-canaille. À deux ou trois exceptions près, il a choisi pour principaux personnages des libertins, des meurtriers, des blasphémateurs, des femmes de mauvaise vie, tout ce que notre pays possède de plus dégradé et de plus méchant. À chaque page il nous met en contact direct avec des êtres que lui-même ne voudrait pas saluer dans la rue, j’en suis certain ; nous entendons très souvent des conversations libres, grivoises, malhonnêtes ; beaucoup de scènes se passent en des lieux que l’on ne nomme pas dans la bonne société, et tout cela est raconté avec une crudité de langage révoltante.

En un mot, M. Lemay a tenté de faire un bon livre avec de mauvais matériaux ; il a voulu être catholique et réaliste à la fois et voilà qui explique le bizarre mélange que l’on remarque dans le Pèlerin de Sainte-Anne, mélange inconcevable de religion et de sensualité

Dans le domaine des lettres, comme ailleurs, il faut peu de mauvais pour détruire beaucoup de bon. Un seul mot malheureux suffit quelquefois pour gâter un ouvrage, un roman surtout. Que devons-nous donc penser d’un livre qui renferme des pages entières d’une immoralité profonde ?

Non seulement le roman de M. Lemay porte atteinte aux bonnes mœurs, mais il ne respecte pas toujours les bons principes, ce qui est plus grave encore.

Picounoc, qui a trouvé de l’argent à voler, prétend que c’est grâce à la bonne sainte Anne, et rien dans le récit ne nous dit qu’il n’a pas raison.

Ailleurs, l’auteur met dans la bouche de l’un de ses rares personnages honnêtes les paroles suivantes : « Si la justice est trop lente, le peuple abrégera les formalités. » En effet, nous voyons plus loin le peuple, sans l’ombre d’une raison et sans encourir le moindre blâme, forcer la main de la justice.

Il est sans doute permis au romancier de faire entrer dans la composition de son livre des personnages plus ou moins mauvais. Mais il doit avoir soin de les représenter sous des couleurs tellement odieuses, tout en respectant les convenances de langage, que personne ne soit tenté de suivre leur exemple. Exporter le vice ne suffit pas ; il faut de plus le flétrir, le punir. M. Lemay n’a pas toujours observé cette règle. Plusieurs de ses hommes de chantier, Poussedon, Lefendu, Tintaine, Fourgon et Picounoc, après avoir assourdi nos oreilles de leurs horribles blasphèmes disparaissent à la fin du roman, impunis et sans recevoir un mot de réprimande de l’auteur.

Picounoc, il est vrai, se voit menacé de 600 pages de prose, où il devra jouer le principal rôle. L’on me dira peut-être que c’est un châtiment digne de ses crimes, et que l’écrivain réserve le même sort aux autres blasphémateurs. Mais il y a là une nouvelle injustice, une nouvelle immoralité : en agissant ainsi, M. Lemay envelopperait dans la même punition les coupables et le public innocent.

Ce Picounoc est un monstre aussi invraisemblable que méchant. Détourné par la seule peur d’un acte que je ne saurais mentionner, mais que M. Lemay décrit au long, ce misérable se couche tranquillement dans son lit et le complaisant romancier lui envoie « un sommeil calme et des songes agréables. »

Je pourrais multiplier à l’infini les exemples de cette nature, mais je crois en avoir assez dit pour démontrer que le livre de M. Lemay est loin de posséder la première et la plus précieuse des qualités essentielles au roman : la moralité.

Sous le rapport de l’intérêt, le Pèlerin de Ste. Anne laisse beaucoup moins à désirer. Il y a de l’animation, de l’entrain dans le récit et dans la plupart des conversations ; l’intrigue est assez bien nouée ; les événements sont, à quelques exceptions près, vraisemblables, possibles du moins ; il y a des incidents très émouvants et l’intérêt va grandissant jusqu’à la fin du livre. Certains passages, tels que le songe de Geneviève, la fuite de cette malheureuse et de Marie-Louise, poursuivies par Racette, le miracle opéré en faveur du pèlerin, sont réellement bien écrits. Le miracle, surtout, fait honneur à la foi de l’auteur. Il y a dans ce tableau de la vivacité, je dirai volontiers de l’inspiration.

Ou réclame aussi pour le livre de M. Lemay un mérite spécial, celui de peindre fidèlement les mœurs des campagnes canadiennes. C’est une question de fait sur laquelle je ne puis me prononcer. Je ne suis pas Canadien et j’ignore les us et coutumes du pays, surtout en dehors des villes. Une chose, toutefois, me parait exagérée ; ce sont les mauvais procédés des enfants envers le muet qui se rend en pèlerinage à Sainte Anne ; on lui jette des pierres. Les gamins de la « Terre de Liberté » ne feraient pas pis.

Mais il ne faut pas croire que le Pèlerin de Sainte-Anne soit parfait même sous le rapport de l’intérêt. L’unité du récit est brisé par de nombreux hors-d’œuvre. Il y a, de plus, une confusion déplorable dans l’enchaînement des incidents’. En analysant le roman, j’ai tâché de suivre la marche naturelle des événements, mais il m’a été impossible de suivre l’auteur lui-même, qui procède par sauts et par bonds. Au chapitre XI du premier volume, par exemple, il saute de l’hôtel de l’Oiseau de proie, où Djos est en train de lier connaissance avec Picounoc, à Lotbinière où Racette fait des siennes. Dans un autre endroit, il nous fait voir, presque simultanément, Noémie Bélanger qui rêvasse au Platon et Geneviève qui pleure au Château-Richer. Ailleurs, au chapitre XVII du second volume, il se lance, pieds joints, de la petite rue Saint-Joseph, où Racette est sur le point de tuer Marie-Louise, au Château-Richer où Djos revient après avoir vainement cherché sa sœur. Puis, se souvenant tout à coup que le maître d’école a toujours la main levée sur l’orpheline, il nous ramène à la petite rue Saint-Joseph, son lieu de prédilection, pour être témoins de la bravoure de Geneviève qui arrête le bras de Racette prêt à tomber, ne fût-ce que de fatigue, sur l’innocente victime.

Pour tout dire en un mot, les transitions sont si brusques que l’on croirait presque, suivant l’expression du Nouveau-Monde, à une transposition de la matière imprimée.

Les personnages que M. Lemay met en scène sont faibles au point de vue de l’art. Ils n’ont, en général, aucun trait caractéristique, rien qui les distingue les uns des autres ; ils pensent et s’expriment de la même façon, et tous sont également méchants ou également bons.

Avant de laisser le chapitre de l’intérêt, je dois dire un mot du dénouement. M. Lemay, ce me semble, n’avait pas besoin de marier son héros à l’insignifiante Noémie Bélanger. Il aurait pu en faire un missionnaire qui se fût dévoué à la conversion de ses anciens compagnons des chantiers. C’eût été plus grand, plus élevé, plus naturel même, car un homme de la trempe de Joseph, converti et devenu l’objet de miracles éclatants, devait songer à une vie plus noble encore que la vie domestique.

Parlons maintenant du style du Pèlerin de Sainte-Anne.

Dans mes remarques au sujet des « quelques chapitres » que M. Lemay a bien voulu livrer à la publicité, le printemps dernier, je me suis élevé de toutes mes forces contre « l’abondance stérile » et les comparaisons absurdes de l’écrivain. Aujourd’hui, après avoir lu le livre en entier, je n’ai rien à rétracter ; loin de là. Et je vois que, de son côté, M. Lemay n’a rien retranché à son œuvre. La comparaison des corneilles et celle des regards de deux étoiles y sont encore, malgré les nombreux conseils que les amis de l’auteur lui ont donnés touchant ces passages et d’autres du même aloi. Je respecte le courage de l’écrivain si je ne puis admirer sa prose.

L’auteur du Pèlerin de Sainte-Anne affecte les allures de Victor Hugo dans ses derniers romans, notamment dans Quatre-vingt-treize : phrase sèche, saccadée, menu-hachée et rude. On la lit avec la même facilité que l’on mangerait du bran de scie ou du son.

Comme je l’ai déjà fait remarquer, M. Lemay affectionne outre mesure les épithètes qu’il accroche partout. Voici un exemple de cet amour excessif.

Vient ensuite… la troupe des scieurs. C’est elle qui coupe, en faisant chanter l’acier de son immense scie, l’écorce rugueuse, l’aubier tendre et le cœur dur du squelette puissant.

Autre exemple.

La chandelle de suif qui brûle dans le fanal de ferblanc rond et percé a jour comme une broderie, n’éclaire guère (belle consonnance) le rivage sombre, et le mythologiste qui aurait vu passer dans la nuit ces ombres silencieuses guidées par une pâle et tremblante lumière, etc.

M. Lemay, dont le langage est en général très-libre, a parfois de singuliers scrupules. Une petite fille se lève la nuit. De suite il la drape modestement dans « un primitif vêtement de toile. »

Mais le château-fort de M. Lemay, c’est la comparaison. Entre ses mains, cette figure de rhétorique est une mine inépuisable qu’il exploite hardiment. Sous ce rapport il est sans rival et espérons qu’il restera sans imitateur.

Je pourrais remplir des colonnes entières de comparaisons merveilleuses tirées du livre de M. Lemay, car presque chaque page en contient deux ou trois, toutes plus étonnantes les unes que les autres. Je me contente de quelques-unes, prises au hasard ; je les livre, sans commentaire, à l’admiration du lecteur.

« Sa petite tête prenait encore, parfois, l’expression de gaité mutine des papillons qui dansent dans les rayons du soleil. »

« Les caps s’étendent, de chaque côté, comme des ailes de chauves-souris. »

« Le liquide descendit dans les gosiers avides, comme des filets d’eau qui s’enfoncent dans les fentes des rochers. »

« Ces pensées agitent les esprits du muet comme les vents agitent les eaux. »

« Le souvenir de la femme qui l’a tant aimée revient à sa mémoire, comme un jonc que le canot a plié revient à la surface de l’onde. »

« Des éclats de rire qui montaient comme des feux d’artifice. »

« Les contrevents de la maison d’en face s’étaient ouverts comme des yeux endormis depuis longtemps »

« Ces douces rêveries qui révèlent l’amour comme les vapeurs révèlent la chaleur des sillons nouveaux. »

« Le souvenir de ces trois individus… surgit dans son esprit comme une brume dans la plaine »

« Les moindres détails des agissements de ce garçon revenaient à leur mémoire et prenaient des proportions énormes comme les joncs qui flottent dans le mirage des eaux. »

« Leurs regards se rencontrent souvent et se confondent comme deux sources vives, sorties de deux rochers opposés. »

Mais voici le bouquet :

« Les framboises avaient rougi le fond du panier, comme la honte ou le dépit rougissait en ce moment les joues de la femme coupable. »

C’est le sublime du ridicule, et si je n’avais pas vu cela imprimé en blanc et en noir je n’aurais jamais cru qu’un écrivain pût arriver jusque-là.

Pourquoi lauteur a-t-il émaillé son livre de ces comparaisons impossibles ? Personne n’osera prétendre qu’elles sont destinées à l’embellissement de l’ouvrage. M. Lemay lui-même ne voudrait pas soutenir cette thèse devant un auditoire intelligent. Mais quel en est donc l’objet ? Aidé des lumières de quelques amis, je crois avoir trouvé le mot de l’énigme : empêcher de dormir. Placées à des intervalles réguliers, ces comparaisons choquantes produisent sur le lecteur la sensation que ferait éprouver la décharge d’une série de batteries galvaniques. Tout en vous irritant les nerfs, cela vous tient éveillé.

M. Lemay ne manque jamais l’occasion de placer une de ces machines électriques ; il se porte plutôt à des excès regrettables. Notre auteur ne craint pas de dire que les « deux brigands poussent une clameur qui retombe sur eux comme le sang du Christ retomba sur les juifs maudits.” Comparer le sang du Christ à une clameur de brigands, c’est plus qu’une absurdité littéraire, c’est un blasphème.

Le français du Pèlerin de Sainte-Anne n’est pas toujours d’une pureté académique, même lorsque l’auteur prend la parole. Exemples :

Il avait peur qu’on le lui ravit.

L’aveugle fureur du peuple est traître.

M. Lemay n’évite pas toujours les anglicismes. Il dit : « se donner du trouble » pour « se donner de la peine. » Surtout il tombe dans le trivial. On trouve dans son livre des conversations comme celle-ci :

— C’est toi qui restes avec la taque ! (le tac peut-être.)

— Non, je l’ai donnée à Henri.

— Ce n’est pas vrai !

— As-tu la pelotte, Alec ?

— Non, c’est petit Pierre qui l’a.

— Serre-la bien, petit Pierre ! on jouera après l’école !

En somme, le style du roman laisse à peu près autant à désirer que sa moralité.

Je me résume donc en disant que le Pèlerin de Sainte-Anne est un livre intéressant mais très mal écrit et tellement dangereux qu’on ne saurait le mettre entre les mains de tout le monde.

Le public honnête et éclairé, j’ai raison de le croire, ratifiera ce jugement.


  1. De 1877 à 1880 nous avons publié, dans le Canadien, plusieurs critiques littéraires que nous croyons devoir reproduire dans nos Mélanges. Nous en donnons quelques-unes ici, les autres paraîtront dans les volumes subséquents.