Mélanges/Tome I/78

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imprimerie de la Vérité (Ip. 279-282).

QUESTIONS POLITIQUES


LE CENS D’ÉLIGIBILITÉ


15 juillet 1881


Comme nous l’annonçons ailleurs, le Conseil législatif a rejeté le projet de loi, voté par l’Assemblée législative, comportant abolition du cens d’éligibilité, ou qualification foncière, comme disent certains journaux, parmi lesquels on remarque même l’Événement. Aujourd’hui, on le sait, la loi exige que tout député possède des biens fonds d’une valeur d’au moins $2,000. Messieurs les députés ont cru que c’était trop leur demander, et ils ont déclaré, dans leur extrême sagesse, que dorénavant n’importe qui peut aspirer au poste de membre de la chambre basse, pourvu qu’il ait vingt et un ans, soit du sexe masculin, sujet de Sa Majesté, et exempt de toute incapacité légale. Ainsi, d’après ce fameux projet de loi, il n’est pas même nécessaire qu’un député ait le droit de vote ! En vérité, le Conseil a bien fait d’étouffer cette législation démagogique.

Le bill de l’assemblée allait plus loin, et disait :

Le présent acte viendra en force (un anglicisme, s’il vous plaît) le jour de sa sanction et s’appliquera aux membres du présent parlement.

Nous croyons que jamais, dans notre province, on n’a voté rien d’aussi radical, d’aussi révolutionnaire que ces quelques mots que nous avons soulignés, voyez plutôt ! Chacun des députés actuels de l’Assemblée législative, s’est fait élire en disant, implicitement, aux électeurs : « La loi exige que tout député possède des biens fonds évalués à $2,000. Eh bien ! je possède ces biens fonds, puisque je me présente devant vous. » Les électeurs ont donc élu les députés, croyant que ceux-ci possédaient, en réalité, la propriété voulue par la loi. C’est-à-dire, qu’il est survenu entre les électeurs et les députés un véritable contrat, indépendant de la loi, qui confère aux premiers en droit positif au cens d’éligibilité. Or, c’est un axiome élémentaire du droit qu’un contrat bilatéral ne saurait être annulé sans le consentement des deux parties contractantes. Quel homme honnête chercherait à se soustraire à une obligation, librement contractée, sans le consentement de la personne vis-à-vis de laquelle il avait contracté cette obligation ? Cependant, nous regrettons de le dire, la chambre d’assemblée a voulu se soustraire à une obligation solennelle, sans le consentement de l’autre partie. Et, chose remarquable, ce projet de loi a été rédigé par un homme qui, certainement, dans les affaires ordinaires, rougirait de commettre un acte qui ne fût strictement conforme aux lois de la justice. Tant est répandu cet abominable principe qui veut qu’un homme peut faire, en sa qualité de député, ce qu’il n’oserait pas faire en sa qualité de citoyen ! Nous partageons donc pleinement l’avis du Canadien qui dit :

La position de la chambre d’assemblée est, de fait, insoutenable et contraire aux motions du bon droit. Elle, partie à un contrat, a cherché, par l’abus de ses pouvoirs, à tromper et frustrer l’autre partie.

Il est évident que le Conseil législatif aurait gravement manqué à son devoir s’il n’avait rejeté ce projet de loi subversif.

Mais quand bien même cette clause tout à fait révolutionnaire n’eût pas été insérée dans le bill, le Conseil aurait eu mille fois raison de rejeter le projet de loi de l’Assemblée législative.

On ne peut alléguer aucun prétexte, même plausible, en faveur de l’abolition du cens d’éligibilité, tandis qu’il y a plusieurs bonnes raisons en faveur de son maintien.

On dit que la chambre des communes l’a aboli. Mais, pour être logique, il faudrait commencer par prouver que la chambre fédérale a eu raison de l’abolir. Il ne suffit pas de suivre les précédents aveuglément ; il faut voir si les précédents sont bons. Du reste, le parlement fédéral et les législatures locales ne sont pas dans la même position. À ces dernières est confiée, d’une manière toute spéciale, la sauvegarde des droits de la propriété. Ainsi, en supposant même que le parlement fédéral fût justifiable d’abolir le cens d’éligibilité, il ne s’en suivrait nullement que les législatures provinciales eussent le droit de le faire.

Les partisans de l’abolition du cens d’éligibilité prétendent que la loi actuelle gêne la liberté des électeurs, en restreignant leur choix à ceux qui possèdent des biens fonds, tandis qu’il peut se faire qu’un homme très pauvre soit tout à fait apte à remplir les fonctions de député.

D’abord, il faut une ligne de démarcation quelque part. Il faut certaines garanties. Si l’on admet le principe de ces messieurs, qu’il ne faut restreindre en aucune façon la liberté des électeurs, ne devrait-t-on pas également admettre que le peuple a le droit d’élire, comme députés, les jeunes gens de moins de vingt et un ans, les femmes et les étrangers ?

Dans la pratique, du reste, la loi actuelle ne présente aucun inconvénient. Un homme qui possède réellement les qualités voulues par le bon sens pour devenir député, trouve toujours la propriété foncière voulue par la loi. Personne ne prétendra, assurément, que nous sommes affligés, dans notre pays, d’une disette de candidats aux élections ! Nous en avons toujours, au contraire, une surabondance.

Il y a, chez nous, une tendance marquée vers la démagogie. Il importe de réagir contre cette tendance funeste. Après avoir aboli le cens d’éligibilité, on voudra abolir le cens électoral. Puis, nous aurons le suffrage universel !

Nous aurions plusieurs autres bonnes raisons à donner contre l’abolition du cens d’éligibilité, mais cet article est déjà trop long ; et nous croyons, d’ailleurs. avoir suffisamment démontré l’inopportunité du bill de l’Assemblée législative et la sagesse dont le Conseil a fait preuve en rejetant ce projet de loi si intempestif.[1]


  1. À la session suivante, le conseil votait ce projet de loi, malgré l’opposition de l’honorable M. de Boucherville et de quelques autres conservateurs.