Mélanges/Tome I/85

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imprimerie de la Vérité (Ip. 299-301).

LE SCRUTIN SECRET


7 janvier 1882


Plusieurs de nos confrères discutent vivement la question du scrutin ; le Canadien, le Courrier du Canada, le Courrier de Saint-Hyacinthe demandent l’abolition du système actuel et le rétablissement du vote de vive voix. Les feuilles libérales, au contraire, défendent le scrutin, bien qu’il vienne de jouer à leur parti un fort mauvais tour.

Le scrutin secret, dans notre pays du moins, est d’origine libérale, bien que ce soit un gouvernement conservateur qui l’a fait adopter. Il y a plusieurs autres réformes (?) que les libéraux ont prônées et que les conservateurs ont mises à exécution. C’est la preuve qu’il n’est pas toujours nécessaire d’être au pouvoir pour faire adopter ses idées.

Il y a des arguments en faveur du scrutin secret, mais il nous semble que les arguments contre ce système sont bien plus nombreux et puissants.

En acceptant le scrutin secret et en le proposant à la législature, l’honorable M. de Boucherville, homme d’État chrétien, a cru mettre l’électeur à l’abri des influences malsaines. Je veux, a-t-il dit, que l’électeur soit seul avec sa conscience. Mais nous croyons que l’expérience a prouvé que le scrutin a soustrait l’électeur aux influences légitimes, mais l’a laissé entièrement à la merci des influences délétères. Lorsqu’il va voter, il n’est pas toujours seul avec sa conscience ; il a trop souvent à ses côtés le démon de la haine, le démon de la passion, le démon de la jalousie, le démon de l’envie, de la rancune, et une foule d’autres esprits malins qui l’inspirent. Le scrutin secret permet à ces démons de remporter la victoire bien plus facilement que si leur action devait s’étaler au grand jour.

L’argument favori des partisans du scrutin, c’est que l’élection des papes, des supérieurs des ordres religieux, se fait de cette manière ; c’est le mode que l’Église a choisi, donc c’est le meilleur. Nous admettons volontiers que de prime abord cet argument parait avoir beaucoup de force ; mais en l’examinant de près on le trouve plutôt brillant que solide. Si nos élections parlementaires se faisaient dans les mêmes conditions que les élections de l’Église ; si candidats et votants s’y préparaient par le jeûne et la prière ; si au lieu de la hideuse cabale, au lieu de la corruption abrutissante, au lieu des assemblées tumultueuses, au lieu du mensonge et de la calomnie qui caractérisent trop souvent nos élections politiques, on y voyait une plus grande crainte du Seigneur et de ses jugements redoutables ; si au lieu de faire et d’entendre tant de discours frivoles, on faisait dire plus de messes ; si, encore une fois, les élections parlementaires se faisaient dans les mêmes conditions que celles de l’Église, le mode de votation importerait peu : les élections seraient toujours bonnes. Mais il faut prendre le monde tel que le péché originel l’a fait, avec son penchant au mal ; et il faut le soustraire, le plus possible, aux tentations du démon, de cet esprit déchu qui aime les ténèbres et qui fuit la lumière.

Rétablissons donc le vote ouvert, qui n’est certes pas sans inconvénient, mais qui est moins imparfait que le scrutin secret.

À propos du scrutin, un correspondant de l’Électeur propose le vote obligatoire. C’est un projet radical qu’il convient de repousser dès aujourd’hui. Cette manie de l’obligation est très dangereuse. Après le vote obligatoire, nous aurions l’instruction obligatoire, ce qui est l’abomination de la désolation.