Mélanges/Tome I/86

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imprimerie de la Vérité (Ip. 301-303).

UN ARTICLE DE LA « REVUE CANADIENNE »


14 janvier 1882


Nous suivons toujours avec un vif intérêt les travaux littéraires que publie la Revue canadienne, publication qui mérite l’encouragement du public.

La livraison de décembre contient un écrit qui a surtout fixé notre attention parce qu’il traite d’une question qui nous est assez connue. Nous parlons d’un article de M. A. D. DeCelles, sur la question irlandaise. C’est un résumé admirable de l’histoire d’Irlande et, en même temps, un exposé lucide des véritables causes de l’agitation toujours vive et toujours renaissante qui bouleverse ce peuple. Nous conseillons fortement à tous ceux qui veulent connaître le fond de la question irlandaise, et qui ne peuvent pas s’imposer la tâche de parcourir plusieurs gros volumes, de lire avec attention l’article de M. DeCelles. Ils y trouveront, en quelques pages, de quoi les édifier complètement sur cette question brûlante, de quoi dissiper bien des préjugés que la presse anglaise a réussi à accumuler contre le peuple irlandais dans les esprits les mieux disposés ; ils y trouveront la preuve que l’agitation irlandaise a pour but le redressement de deux torts immenses : le vol de la propriété territoriale et le vol de l’autonomie nationale. M. DeCelles remonte à l’origine des prétendus droits des landlords et fait aisément voir que ces droits reposent uniquement sur le pillage et la confiscation pratiqués sous Henri VIII, Élisabeth, Cromwell et Guillaume d’Orange. Quand on étudie l’histoire d’Irlande, quand on parcourt ces pages sanglantes et horribles, on s’étonne de l’héroïque patience de ce peuple que ses persécuteurs se plaisent à représenter comme intraitable.

L’article de M. DeCelles est donc à lire et à relire. Il est seulement regrettable qu’il l’ait commencé par une phrase malheureuse, aussi malheureuse et aussi fausse que le reste de l’article est opportun et vrai. Nous citons :

Depuis plus d’un siècle, dit M. DeCelles, l’histoire de l’Angleterre présente un magnifique spectacle ; on y voit une longue suite d’hommes d’état qui suffiraient à la gloire de plusieurs pays, développant, graduellement et sans secousse, un système de gouvernement que tous les peuples de l’Europe lui envient, et formulant un ensemble de principes et de doctrines politiques destinés à devenir le code gouvernemental du monde civilisé.

Une phrase comme celle-là est assez pour dégoûter le lecteur et l’empêcher d’aller plus loin ; mais nous sommes allé plus loin, et, encore une fois, nous avons admiré le reste de l’article, autant que cette entrée en matière nous avait abasourdi.

D’abord, l’exagération que se permet M. DeCelles au sujet des hommes d’état anglais passerait peut-être dans une amplification d’écolier, mais elle est souverainement déplacée dans un article sérieux. Gardons-nous donc de l’anglomanie, et sachons rendre justice à l’Angleterre et aux Anglais sans tomber dans le lyrisme.

Le système de gouvernement que « tous les peuples de l’Europe envient » à l’Angleterre, est certainement le système le plus illogique, le plus irraisonnable que l’esprit humain ait jamais inventé. Il a pu jusqu’ici fonctionner en Angleterre, parce que le peuple anglais n’est pas logique et ne tire pas immédiatement les dernières conséquences des faux principes qu’on lui enseigne. Mais lorsqu’on a voulu introduire ce fameux système chez un peuple latin, un peuple qui raisonne, il a aussitôt dégénéré en confusion. C’est que le célèbre axiome : « Le roi règne mais ne gouverne pas, » est un mensonge. Ou le roi règne et gouverne ; ou bien s’il ne gouverne pas il ne règne pas non plus. Un roi, un gouverneur, un président sans pouvoir, sans responsabilité, est une chose que les peuples logiques ne peuvent pas comprendre. Même le peuple anglais commence à voir clair. Et le développement graduel dont parle M. DeCelles est la force irrésistible de la logique qui pousse les Anglo-Saxons vers la forme républicaine À l’heure qu’il est, il n’y a qu’un simulacre de royauté en Angleterre. La reine ne règne pas plus qu’elle ne gouverne.

Les « principes » et les doctrines « politiques » de l’Angleterre ne sont pas destinés à devenir le code gouvernemental du monde civilisé, car si le monde dit civilisé ne les repousse pas et ne revient bientôt aux principes et aux doctrines de l’Église, qui, elle, enseigne que le pouvoir vient de Dieu et non d’ailleurs, ce monde si orgueilleux périra misérablement, comme a péri le monde romain.

Les hommes d’état anglais n’ont rien « formulé » de bon et de vrai, et s’il se trouve encore du bon et du vrai chez le peuple anglais, cela est tout simplement le dernier vestige de l’antique foi catholique dont les hommes d’état n’ont pu entièrement effacer le souvenir dans le cœur de la nation et au sein de la famille.