Mélanges de Sciences et d’histoire naturelle — juillet 1833/03
Pendant bien des siècles, le témoignage des anciens dans les questions relatives aux sciences naturelles fut mis si fort au-dessus du témoignage des sens, que, lorsqu’un fait nouveau venait à être signalé, le premier soin était, non de chercher à le constater par de nouvelles observations, mais de s’assurer s’il était conforme aux opinions émises par les savans grecs et romains. L’entêtement sur ce point était si grand, que plus d’une fois l’auteur d’une découverte utile dut, pour la faire accepter à ses contemporains, l’attribuer à Galien, à Pline ou à Aristote, et soutenir cette étrange imposture, en forgeant des textes ou torturant le sens de quelque passage obscur. On ne prend pas aujourd’hui plus de peine pour s’assurer les honneurs de l’invention, qu’on en prenait alors pour s’y soustraire.
Long-temps encore après que, dans les sciences, on eut commencé à secouer le joug de l’autorité, et lorsque déjà la physique, l’anatomie, la physiologie, etc., étaient tout à fait émancipées, l’histoire naturelle proprement dite continuait à jurer par la parole du maître. Le moment arriva pourtant, où la réaction fut complète sur tous les points, et les naturalistes, avec la ferveur ordinaire à de nouveaux convertis, brûlèrent ce qu’ils avaient adoré. Dès-lors tout ce qui, dans les écrits des anciens, parut, je ne dis pas contraire, mais seulement différent de ce qu’avaient appris les observations modernes, fut rejeté avec dédain comme entaché d’erreurs ou de mensonge. Il y eut un luxe de scepticisme, comme il y avait eu un excès de crédulité, et il serait difficile de dire lequel de ces deux travers était le plus impertinent.
Aujourd’hui, l’on revient vers un juste milieu, et l’on reconnaît que, si, pour tout ce qui tient à l’organisation interne, les observations des anciens méritent en général peu de confiance, il n’en est pas de même pour celles qui concernent l’habitude extérieure et les mœurs des animaux. Déjà plusieurs faits étranges indiqués par eux, et relégués long-temps au rang des fables, ont été constatés de nouveau, et trouvés vrais jusque dans leurs moindres détails. On a vu qu’ils avaient des notions très justes et très étendues, non-seulement sur les animaux de nos pays, mais encore sur plusieurs espèces remarquables des contrées lointaines, et que, par exemple, l’histoire de l’éléphant est beaucoup plus complète dans Aristote qu’elle ne l’est dans Buffon.
Il reste cependant encore, dans les écrits des naturalistes anciens, un grand nombre de faits suspects, et il serait à souhaiter que quelqu’un prit la peine de les recueillir et de les classer. Si on les avait présens à la pensée, quand on lit les relations des voyageurs modernes, on verrait que plusieurs d’entre eux doivent passer dans la classe des faits confirmés, tandis que d’autres mettraient sur la voie pour des recherches ultérieures, et deviendraient cause de quelques découvertes.
On pourrait mettre à part, mais il faudrait se garder de rejeter entièrement, les faits dont l’inexactitude serait évidente, parce que, même dans ce cas, il y aurait à chercher d’où a pu provenir l’erreur. Je dis l’erreur et non pas le mensonge ; car, en ces sortes de matières, les récits, même les plus extravagans, reposent presque toujours sur quelque chose de réel. Dans bien des cas, on trouvera qu’il n’y a eu que l’exagération pardonnable à des hommes peu accoutumés à peser la valeur des mots, et qui, en parlant, sont encore sous l’influence d’une vive impression. Quelques-uns auront été dupes de leur propre imagination, et ayant rêvé les mœurs d’un animal d’après ce qu’ils connaissaient de ses formes, ils auront exprimé d’une manière aussi positive ce qu’ils croyaient que ce qu’ils savaient. Dans d’autres circonstances enfin, l’identité ou seulement la ressemblance des noms aura fait attribuer à un animal ce qui appartenait à un autre.
M. Cuvier, dans les notes qu’il a jointes à la partie zoologique de Pline (édition latine faisant partie de la collection des Classiques de Lemaire, et traduction par M. Ajasson, dans la bibliothèque latine française, publiée par Panckoucke), nous a laissé un admirable modèle de ces recherches critiques sur la partie merveilleuse de l’histoire naturelle. Malheureusement, il n’a pu s’occuper que d’un seul écrivain, et il est à craindre qu’il ne trouve pas de long-temps un continuateur. Pour réussir en effet dans cette entreprise, il faudrait, comme lui, unir à une extrême sagacité une prodigieuse variété de connaissances, être en même temps très savant et très érudit. Il faudrait être familier avec les langues anciennes, pour pouvoir restituer un texte, dans des cas où les seules données philologiques seraient insuffisantes, et avoir même présentes à la mémoire les productions les moins sérieuses de la littérature grecque et latine, de manière à établir au besoin la synonymie d’un poisson sur une épigramme dirigée contre un poète d’Athènes et celle d’un oiseau sur un vers burlesque de Plaute.
En attendant qu’il se présente quelqu’un pour continuer ce grand travail, il n’est pas interdit, même aux plus humbles amis des sciences, de proposer quelques interprétations, de faire quelques rapprochemens. J’ai, dans un article précédent, confirmé, par plusieurs observations modernes, et généralisé une remarque d’Aristote sur les changemens que subit, par l’effet de l’âge, le plumage des femelles chez certains oiseaux ; dans celui-ci, je donnerai la confirmation d’un passage du même auteur dont l’exactitude était regardée comme beaucoup plus douteuse.
POUR LA CHASSE ET LA PÊCHE.
« Dans cette partie de la Thrace nommée autrefois Cédropolis, il se fait, dit Aristote, dans le voisinage des marais, une chasse aux oiseaux en commun entre l’homme et le faucon. Les hommes battent avec des perches les roseaux et les buissons, et font partir les petits oiseaux : les faucons se montrent en l’air, et poursuivent ces oiseaux, que la crainte force à se rabattre vers la terre où les hommes les tuent à coups de perches. Le gibier pris, on en abandonne une part aux faucons. »
Le livre de Mirabilibus Auscultationibus attribué à Aristote reproduit ce fait avec quelques différences, et en y joignant une circonstance qui le rend encore plus invraisemblable. Voici ce passage :
« Dans la partie de la Thrace qui est au-dessus d’Amphipolis, on conte qu’il se fait une chasse étrange, et qui semble tenir du prodige. Les enfans, dit-on, sortent des bourgs pour chasser à l’oiseau. Arrivés au lieu convenable, ils appellent les faucons qui arrivent aussitôt à leur voix, et rabattent le gibier dans les buissons, où les enfans le tuent à coups de gaule. Ce qui semblera plus singulier encore, c’est que, lorsque les faucons ont pris eux-mêmes un oiseau, ils le jettent aux petits chasseurs : ceux-ci, à leur tour, leur laissent une part du butin. »
On a pensé que ces deux passages n’étaient que l’expression défigurée des procédés de la fauconnerie, sorte de chasse qui était en usage dans la Perse et dans plusieurs parties de l’Asie, plus de dix siècles avant qu’elle ne fût connue dans notre occident. Il se pourrait bien cependant que le fait fût exactement tel que le rapportent Aristote et l’auteur du traité de Mirab. Ausc.. Voici, en effet, ce qui se pratique encore aujourd’hui dans un pays de l’Amérique méridionale.
Sur le plateau de Santa-Fe de Bogota dans la Colombie, on trouve plusieurs lacs et marais, qui, pendant une grande partie de l’année, sont couverts d’une multitude de canards de trois ou quatre espèces différentes. Ces oiseaux affectionnent surtout certaines pièces d’eau, situées dans les environs du petit village de Suacha, et ils y nagent en troupes de plusieurs milliers. Tout près de là sont quelques rochers escarpés, sur le sommet desquels on voit presque toujours perchés des faucons, un seul sur chaque roc.
Tant que les canards restent sur le lac, le faucon demeure immobile ; mais si la troupe, effrayée par l’approche d’un chien ou d’un homme, prend sa volée pour gagner un autre lac, le faucon s’élance avec la rapidité de la foudre, passe et repasse au milieu de la bande et à chaque fois abat un oiseau. Il continue de la sorte jusqu’à ce qu’il ne passe plus de canards. C’est alors seulement qu’il descend vers la terre pour manger le gibier qu’il a tué.
Les Indiens du plateau ont su mettre à profit ces habitudes du faucon, et comme les enfans de Thrace, ils vont battre les roseaux pour faire lever les canards. Comme ces enfans aussi, ils sentent la nécessité de laisser une part dans les profits à l’animal qui les a aidés dans l’entreprise ; aussi, quoiqu’ils s’empressent de saisir les canards tombés, lorsque le faucon, que leur présence n’intimide guère, s’est abattu sur un des oiseaux et a commencé à le dévorer, il est rare qu’ils le troublent dans son repas.
L’homme n’est pas, dans cette affaire, le seul qui connaisse les avantages de l’alliance, et qui cherche à en profiter ; le faucon lui-même s’en aperçoit également, de sorte que, s’il voit qu’on se dirige vers une lagune éloignée de celle sur laquelle il veillait, il change aussitôt de poste, et va se placer en un point d’où il soit prêt à se lancer sur les premiers canards qui partiront.
On demande peut-être comment il se fait que le faucon ait ainsi besoin de l’assistance de l’homme, et pourquoi il ne cherche pas à saisir le canard posé ? C’est que sa rapidité, quand il s’élance sur une proie, est telle, qu’il ne peut modérer son vol. S’il fondait sur un oiseau à terre, il se briserait infailliblement contre le sol ; s’il tombait sur un canard nageant, il s’enfoncerait profondément dans l’eau, et courrait le risque de se noyer.
Déjà, au temps d’Aristote, on avait fort bien vu que certains oiseaux rapaces ne saisissent leur proie qu’au vol, et en même temps on avait remarqué que cette allure n’est pas commune à toutes les espèces qui constituent le genre faucon. C’est ce qui se trouve exprimé très clairement au livre ix, chapitre 36, de l’histoire des animaux.
« Suivant quelques personnes, dit-il, il n’y a pas moins de dix espèces de faucons, et ces espèces se distinguent entre elles jusque dans la manière de chasser. Dans certaines espèces, l’oiseau attaque et enlève le pigeon posé à terre, et ne le touche point quand il vole. Dans d’autres, il fond sur le pigeon perché, et ne le touche, ni quand il est à terre, ni quand il vole ; dans d’autres enfin, il ne l’attaque ni posé ni perché, et le poursuit seulement quand il vole. Les pigeons, ajoute-t-il, savent, à ce qu’on assure, reconnaître chacune de ces espèces de faucons. S’ils voient celui qui ne les attaque que quand ils volent, ils restent posés où ils se trouvent ; si c’est celui qui les attaque à terre, ils s’envolent sans l’attendre. »
Parmi les aigles qui se nourrissent de poissons, il en est qui, de même que les faucons dont j’ai parlé plus haut, craignent de plonger, et ne pouvant saisir leur proie qu’en l’air, ont aussi besoin d’un auxiliaire. L’aigle à tête blanche est de ce nombre. On le voit près des grands lacs de l’Amérique du Nord, perché sur la cime d’un arbre, comme notre faucon sur le sommet de son roc, attendant, non pas que les carpes s’envolent, mais que le faucon pêcheur les tire pour lui hors de l’eau. À peine celui-ci a-t-il saisi un poisson, que l’aigle à tête blanche le poursuit, l’oblige à laisser tomber sa proie, et la saisit avant qu’elle ait atteint la surface du lac.
Dans les mers tropicales on voit se reproduire quelque chose de semblable chez les frégates, qui, avec un goût aussi décidé pour le poisson, ont une même répugnance à plonger. À la vérité, les poissons volans s’élèvent pour elles du sein de l’eau ; mais, quand cette ressource leur manque, elles se servent des fous comme pourvoyeurs, et les contraignent par des coups à dégorger le poisson qu’ils ont déjà avalé. Enfin les mêmes scènes ont lieu dans les mers du nord entre les labres et certaines petites espèces de mouettes. Comme le poisson que celles-ci rejettent quand elles se voient poursuivies, est le plus souvent à demi digéré, et réduit en une masse pulpeuse, il en est résulté pour les matelots hollandais une erreur qui leur a fait donner au labre le nom de Strund-jager, nom que quelques naturalistes ont rendu par celui de stercoraire.
D’autres mouettes, dans les parties chaudes de l’Amérique, se voient en butte aux poursuites d’un tyran du dernier ordre, du Caracara, le plus poltron peut-être et en même temps le plus impudent de tous les oiseaux rapaces. J’ai été souvent témoin de cette chasse de brigands, et il m’est arrivé une fois de recueillir en définitive le fruit du vol.
Je me trouvais alors sur l’Orénoque, dans l’île de Pararuma, où devait se faire bientôt la fameuse récolte des œufs de tortue. Les Indiens qui viennent de tous les côtés pour recueillir cette manne, étaient déjà en partie arrivés, et avaient dressé leur bivouac dans l’île. Tous étaient occupés de quelques préparatifs, et déployaient une activité fort éloignée de leur manière d’être habituelle. Pour moi, qui n’avais rien à faire, je m’amusais à voir un marsouin[1] qui poursuivait des bandes de petits poissons semblables à des brêmes, et qui tantôt s’enfonçait à leur suite dans la profondeur du fleuve, tantôt les ramenait devant lui jusqu’à la surface.
Si j’étais attentif à suivre les mouvemens de l’animal, les mouettes ne l’étaient pas moins que moi. De quelque côté qu’il se dirigeât, elles volaient en troupe au-dessus de lui ; chaque fois qu’il ramenait le poisson à leur portée, deux ou trois se laissaient tomber comme des masses de plomb, et il était rare qu’une d’elles au moins ne fît pas prise. J’en vis une qui venait d’enlever un poisson de taille assez raisonnable, poursuivie par un caracara, et obligée pour échapper de se dessaisir de son butin. Ce poisson tomba sur le sable ; mais, au moment où le voleur allait s’en emparer, un chat appartenant à un des Indiens le saisit. Moi, à mon tour, je courus après le chat, et grâce à quelques secours de la part des assistans, j’obtins le poisson qui était un petit Pimelode ; j’aurais souhaité le conserver dans l’eau de vie ; malheureusement mes bateliers ne m’en avaient pas laissé une goutte, de sorte que je n’eus rien de mieux à faire que de le frire pour mon souper. Seulement j’en fis un dessin, que je conserve encore comme souvenir de ce fait singulier.
Le marsouin, dont je viens de parler, ne servait de pourvoyeur qu’aux oiseaux ; mais, s’il en faut croire Pline, ses pareils ont, dans certains pays, rendu aux hommes le même genre de service. Voici ce qu’il dit à ce sujet livre ix, chapitre 9.
« Dans la province narbonnaise, au territoire de Nîmes, est un étang nommé Latéra, où les dauphins s’associent avec l’homme pour la pêche. À certaine époque de l’année, les muges profitent d’un reflux pour s’élancer vers la mer par l’étroite embouchure de l’étang. On ne peut tendre alors les filets qui ne résisteraient pas à la double pression exercée par le courant et par les efforts de cette troupe innombrable de poissons. Ces animaux d’ailleurs ont l’adresse non-seulement de choisir l’instant favorable, mais encore de se diriger vers le large par un point où il y a des gouffres profonds et de quitter au plus tôt le seul lieu propre à tendre des filets ; mais les gens du pays qui connaissent l’époque de cette migration, et pour qui la pêche des muges est une véritable fête, sont déjà sur le rivage, et font retentir l’air du nom de Simon[2]. Les dauphins entendent bientôt qu’on a besoin d’eux, quand le vent du nord souffle ; s’il fait au contraire un vent du midi, la voix leur arrive plutôt. Dans tous les cas, il ne font pas long-temps attendre leur secours. On croirait voir accourir une armée qui prend à l’instant même ses positions dans le lieu où l’action va s’engager. Ils ferment la mer aux muges qui, dans leur épouvante, se rejettent vers les bas fonds. Alors les pêcheurs, pour leur barrer le retour, étendent des filets qu’ils tiennent soulevés à l’aide de fourches. Les muges néanmoins sautent par-dessus, mais ils sont arrêtés par les dauphins, qui, se bornant pour l’instant à les tuer, attendent pour les manger que la victoire soit achevée. Tout pleins de l’ardeur du combat, ils ne s’effraient point d’être cernés par les filets, et afin que leur présence ne soit pas une cause de fuite pour l’ennemi, ils se placent entre les barques et entre les nageurs, de manière à boucher toutes les issues. Quoique se plaisant d’ordinaire à sauter, aucun d’eux n’a recours à ce moyen pour s’échapper, et tous attendent qu’on baisse le filet devant eux. Quand la pêche est finie, ils mangent ce qu’ils ont tué ; mais, sentant que le salaire d’un jour n’a pas acquitté leur service, ils se présentent le lendemain, et se rassasient non-seulement de poissons, mais encore de pain trempé dans du vin qu’on a soin de leur jeter.
Le récit que fait Mucien d’une semblable pêche dans le golfe d’Iassus, diffère en ce que, suivant lui, les dauphins viennent d’eux-mêmes et sans être appelés, qu’ils reçoivent leur part de la main des hommes, et que chaque barque a le sien qui l’accompagne, quoique la pêche se fasse de nuit et aux flambeaux. »
Cette pêche des muges, dit M. Cuvier, dans les notes dont nous avons parlé plus haut, se fait encore dans l’étang de Lattes sur les côtes du Languedoc comme au temps de Pline, et on en peut voir la description dans les mémoires d’Astruc sur l’histoire naturelle de cette province ; mais les dauphins n’y sont plus pour rien. D’ailleurs, la même histoire est rapportée par Elien et par Oppien, qui chacun la placent dans un lieu différent. Albert (de Anim. lib. xxiv) prétend que ce moyen était en usage de son temps sur les côtes d’Italie, et Rondelet dit qu’il l’avait été autrefois sur les côtes d’Espagne près de Patamos. Peut-être, ajoute M. Cuvier, le fait se réduit-il (comme l’ont pensé Belon et Astruc) à ce que les dauphins, en poursuivant les troupes de muges, les contraignent quelquefois à se jeter dans les anses et les étangs salés ; ce qui, dans certaines circonstances, a pu en rendre la pêche plus abondante.
Je ne trouve rien d’invraisemblable à ce que cette poursuite des muges par les dauphins ait été, sur plusieurs côtes, un fait si habituel, que les hommes aient pu en tirer parti régulièrement pour accroître les produits de leurs pêches. Ils devaient naturellement ménager leurs pourvoyeurs, et l’on conçoit fort bien que ceux-ci, s’apercevant des égards qu’on avait pour eux, soient devenus plus familiers que nous ne les voyons aujourd’hui.
Si cette alliance tacite, qui était également favorable aux deux parties, a été rompue, je penche à croire que les premières infractions sont venues de la part de l’homme. J’avouerai pourtant, car je veux être impartial, qu’il se pourrait bien que les dauphins eux-mêmes eussent été gâtés par un excès d’indulgence et fussent devenus insolens. Chacun sait avec quelle inconvenance se conduisent les singes dans le pays de l’Inde où on les traite comme des êtres sacrés ; peut-être les dauphins, placés dans des circonstances analogues, ne feraient-ils pas preuve de plus de modération.
Quelle qu’ait été la cause de la rupture, il paraît qu’aujourd’hui l’homme ne se sert plus des dauphins pour l’aider à la pêche ; mais, dans certaines parties de l’Europe, il profite encore pour cette opération du concours des oiseaux. Voici du moins ce que rapporte des habitudes des pêcheurs monténégrins le chevalier Bolizza, qui a vécu long-temps dans leur pays en qualité de chargé d’affaires de la république de Venise.
« Les deux rivières de Schiniza et de Rieca Czernovich, qui se perdent toutes les deux dans le lac de Scutari, fournissent, avec quelques autres lacs du pays, une pêche très abondante de scoranzas, petits poissons de la taille et à-peu-près de la forme de l’anchois.
« La manière dont on prend ce poisson est des plus singulières. À certaines époques de l’année, il arrive dans le pays des nuées d’une espèce particulière de corneilles, que les habitans, turcs et chrétiens, ménagent au point qu’il y a peine de mort pour quiconque en tuerait volontairement.
« Quand le temps de la pêche est venu, les habitans posent de grandes nasses dans les rivières et dans les lacs. Le prêtre arrive ; les pêcheurs se mettent dans leurs canots ; en même temps, les corneilles paraissent en quantités innombrables, et restent tranquilles sur le bord de l’eau et sur les arbres. Quand tout est rassemblé, le prêtre donne sa bénédiction, après quoi les pêcheurs jettent dans l’eau un appât qui consiste ordinairement en grains bénis. Dès que les poissons voient nager ces grains, ils montent à la surface de l’eau ; aussitôt les corneilles s’élancent sur eux avec des cris perçans, ce qui effraie tellement les poissons, qu’ils se réfugient par milliers dans les nasses. On recommence la pêche, et les corneilles retournent sur les arbres. À la fin du jour, on leur abandonne une certaine quantité de poissons ; et, tant que dure la pêche, elles reviennent exactement.
« La même cérémonie s’observe sur le lac de Scutari, à la différence près que là c’est un iman qui donne la bénédiction.
« La pêche des scoranzas est une des grandes ressources du pays, car on sale ces poissons comme les anchois, et il s’en consomme dans l’année des quantités prodigieuses, surtout aux temps des jeûnes, qui, chez les chrétiens grecs, sont longs et fréquens. »
Les corbeaux du Monténégro m’ont fait abandonner les dauphins, avant que j’eusse terminé ce que j’avais à en dire ; j’y reviendrai donc, et je parlerai de ces cas singuliers d’attachement pour l’homme que nous ont transmis plusieurs auteurs anciens. Je ne considérerai ici que celui qui est rapporté par Pline le jeune dans sa lettre à Caninius, livre ix, épître xxxiii. Quoique cette lettre soit bien connue, et qu’elle contienne beaucoup de verbiage, je dois la reproduire presque entièrement, parce qu’elle me fournira matière à plusieurs remarques.
« La colonie d’Hippone en Afrique est située à peu de distance de la mer, et tout à côté d’un grand lac navigable. Ce lac communique avec la mer par un canal dans lequel la marée monte et descend alternativement comme dans les fleuves près de leur embouchure, de sorte que le courant se dirige pendant un temps vers le lac, et pendant un autre vers la mer.
« La pêche, la navigation, le bain, y sont des plaisirs de tous les âges, surtout des enfans, que leur inclination porte au divertissement et à l’oisiveté. Entre eux, ils mettent l’honneur et le mérite à s’éloigner le plus des rivages, et celui qui devance tous les autres en est le vainqueur. Dans cette sorte de combat, un enfant plus hardi que ses compagnons s’étant fort avancé, un dauphin se présente, et tantôt le précède, tantôt le suit, tantôt tourne autour de lui ; enfin le charge sur son dos, puis le remet à l’eau ; une autre fois il le reprend et l’emporte tremblant en pleine mer, mais peu après il revient à terre, et le rend au rivage et à ses compagnons. Le bruit s’en répand dans la colonie ; chacun y court, chacun regarde cet enfant comme une merveille ; on ne peut se lasser de l’interroger, de l’entendre, de raconter ce qui s’est passé. Le lendemain, le peuple entier se rend sur le rivage, les enfans se mettent à nager, et parmi eux celui dont je parle, Le dauphin revient à la même heure, et s’adresse au même enfant, celui-ci prend la fuite avec les autres ; le dauphin, comme s’il voulait le rappeler et l’inviter, saute, plonge, et fait cent tours différens. Le jour suivant, celui d’après, et plusieurs autres de suite, même chose arrive, jusqu’à ce que ces gens, nourris sur la mer, se font une honte de leur crainte ; ils approchent le dauphin, ils l’appellent, ils se jouent avec lui, ils le touchent : il se laisse manier. Cette épreuve les encourage, surtout l’enfant qui le premier en avait couru le risque ; il nage auprès du dauphin et saute sur son dos, il est porté et rapporté ; il se croit reconnu et aimé, il aime aussi ; ni l’un ni l’autre n’a de peur, ni n’en donne ; la confiance de celui-là augmente, et en même temps la docilité de celui-ci. Les autres enfans même l’accompagnent en nageant, et l’animent par leurs cris et par leurs discours. Avec ce dauphin en était un autre, et (ce qui n’est pas moins merveilleux) celui-ci ne servait que de compagnon et de spectateur ; il ne faisait, il ne souffrait rien de semblable ; mais il menait et ramenait l’autre comme les enfans menaient et ramenaient leur camarade. Chose incroyable et pourtant non moins vraie que tout ce qui vient d’être dit, ce dauphin qui jouait avec l’enfant, et qui le portait, avait coutume de venir à terre, et ne retournait à l’eau qu’après s’être séché et chauffé sur le sable ; lorsqu’il venait à sentir la chaleur, il se rejetait à la mer. Il est certain qu’Octavius Avitus, lieutenant du proconsul, mû par une vaine superstition, prit le temps que le dauphin était sur le rivage, pour faire répandre sur lui des parfums, et que la nouveauté de cette odeur le mit en fuite et le fit sauter dans la mer. Plusieurs jours s’écoulèrent depuis, sans qu’il parût. Enfin il revint d’abord languissant et triste, et peu après, ayant repris ses premières forces, il recommença ses jeux et ses tours ordinaires. Tous les magistrats des lieux circonvoisins s’empressaient d’accourir à ce spectacle ; leur arrivée et leur séjour engageaient la ville, qui n’est pas déjà trop riche, à des dépenses ruineuses ; ce concours de monde y troublait d’ailleurs et y dérangeait tout. On prit donc le parti de tuer secrètement le dauphin qu’on venait voir. »
L’auteur de la lettre propose cette histoire à Caninius comme un sujet propre à la poésie, et ne paraît pas d’ailleurs attacher grande importance à son authenticité ; mais il n’est guère possible cependant de révoquer le fait en doute, puisque Pline l’Ancien, qui, dans son Histoire naturelle, le raconte également, quoique avec moins de détails, le présente comme un fait contemporain. Une autre différence dans les deux récits, c’est que le naturaliste ne parle pas de cet attachement de préférence pour un seul enfant, mais dit seulement que le dauphin était si familier, qu’il prenait sa nourriture de la main des hommes, se laissait toucher, jouait avec les nageurs et les portait sur son dos. Il ne dit pas non plus, en termes exprès, que le dauphin vînt se coucher sur la plage. Cette habitude, en effet, ne convient point au dauphin marsouin, qui, dans les gros temps, est bien quelquefois jeté par les flots sur le rivage, mais qui meurt toutes les fois qu’il échoue ainsi, attendu qu’il n’a point de membres à l’aide desquels il puisse regagner la mer. À la vérité, dans un paragraphe précédent, en parlant d’un fait tout semblable arrivé à Pouzzoles, il indique une circonstance qui ne s’applique pas mieux au marsouin, puisqu’il prétend que l’animal, quand il transportait à travers la mer son jeune ami, avait soin, de peur de le blesser, de retirer les piquans de sa nageoire. Du reste, c’était, comme il le fait remarquer lui-même, une vieille histoire ; il cite ses garans et ne se rend pas lui-même responsable de l’exactitude des détails.
Toutes ces contradictions, cependant, peuvent être fort bien expliquées, si l’on prouve que les anciens ont donné le nom de dauphin à des animaux marins d’espèce et de famille très différentes, et ont pu fort bien appliquer par mégarde à une espèce quelques-uns des caractères propres à l’autre. Or, c’est ce que M. Cuvier a mis hors de doute, à l’occasion d’un passage où Pline, racontant, à ce qu’il paraît, sur la foi de Sénèque, les combats que livrent, dans le Nil, les dauphins aux crocodiles, dit que les premiers passent sous le ventre de leurs ennemis, et les blessent en cette partie, la seule qu’ils aient vulnérable, avec les piquans dont leur dos est armé.
Pline, remarque M. Cuvier, parle en plusieurs endroits de ces prétendues épines des dauphins ; or, quoique, dans d’autres endroits, il désigne par ce nom le même cétacé que nous, le caractère qu’il lui donne ici, ne peut s’entendre du dauphin des naturalistes, qui, de même que tous les autres cétacés, n’a aucun piquant sur le dos.
« Je crois, ajoute notre grand naturaliste, que Sénèque et Pline, et même Aristote, ont quelquefois confondu un autre poisson avec le vrai dauphin, apparemment parce qu’il en recevait aussi le nom des pêcheurs, et voici ce qui m’y a conduit. Dans le livre ix, chap. 7, Pline mêle à beaucoup de choses qui appartiennent au dauphin véritable un trait qui lui est étranger : « Il est si rapide, qu’aucun poisson ne lui échapperait, s’il n’avait pas la bouche au-dessous du museau, presque au milieu du ventre, de sorte qu’il ne peut saisir qu’en nageant sur le dos. » Et ce n’est point une de ces erreurs qu’on pourrait mettre sur le compte de Pline, qui en a beaucoup d’autres ; car Aristote, qui a si parfaitement connu et décrit le dauphin ordinaire, attribue (Hist. des Anim. livre iv, chap. 13) une bouche inférieure au dauphin et aux cartilagineux. Il est naturel de croire que cette circonstance, totalement fausse pour le dauphin ordinaire, est prise de cet autre dauphin dont le dos était armé d’épines. Or, je ne trouve ces trois caractères d’une bouche en-dessus, d’épines sur le dos, et d’assez de force pour combattre le crocodile, que dans certains squales, tels que le squalus centrina ou le squalus spinax de Linné.
« Voici un passage qui confirme singulièrement ma conjecture. Même livre ix, chap. 11, Pline, après avoir dit : « Ceux qu’on nomme tursio ressemblent aux dauphins, » ajoute un peu plus bas : Maxime tamen rostris coniculorum maleficentiæ assimilati. Cette phrase, assez obscure sans doute, ne me paraît pas faire porter la ressemblance sur la malfaisance seulement, mais sur le bec lui-même. Ainsi ce tursio, qui aurait ressemblé au dauphin, aurait aussi ressemblé au chien de mer. Enfin Athénée (livre vii) dit encore plus expressément : « Les Romains nomment tursio un morceau salé du poisson que les Grecs appellent carcharias (le requin). »
« En voilà plus qu’il n’en faut pour prouver que les anciens donnaient le nom de dauphin à deux animaux différens ; ce qui doit d’autant moins nous étonner que cela se fait encore de nos jours, car la grande dorade (coryphæna hipursi) s’appelle aussi dauphin chez beaucoup de navigateurs. Ainsi, je pense avoir découvert le moyen de terminer les longues querelles qui ont eu lieu sur le dauphin des anciens. »
Voilà donc déjà deux animaux que les anciens confondaient sous le nom unique de dauphin. Il faut encore en trouver un troisième ou bien rejeter comme entièrement fausse l’histoire rapportée par les deux Pline ; car, à coup sûr, ce n’était pas un requin qui jouait si familièrement avec les enfans ; et, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, ce n’était point un marsouin qui sortait de l’eau pour se chauffer au soleil sur le rivage. Mais ce dernier trait, justement parce qu’il exclut à la fois les cétacés et les poissons, nous indique clairement que de tous les habitans des mers les amphibies sont les seuls parmi lesquels nous devons chercher notre troisième dauphin. Les phoques, dont plusieurs espèces habitent les mers de l’Europe, et que l’on voit quelquefois par grandes troupes sur nos rivages dormant au soleil, ou allaitant leurs petits ; les phoques, dis-je, sont des animaux capables de s’apprivoiser. Péron, dans le tome ii de son voyage, et p. 47, raconte comment, à l’île de King, un phoque à trompe contracta avec un matelot anglais une liaison semblable à celle du dauphin d’Hippone avec l’enfant. Je donnerai ici le passage tout entier.
« Dans les premiers temps de leur arrivée sur l’île, un des pêcheurs anglais, ayant pris en affection un de ces mammifères, obtint de ses camarades qu’on ne ferait aucun mal à son protégé. Long-temps au milieu du carnage, ce phoque vécut paisible et respecté. Tous les jours le pêcheur s’approchait de lui pour le caresser, et dans peu de mois, il était si bien parvenu à l’apprivoiser, qu’il pouvait impunément lui monter sur le dos, lui enfoncer le bras dans la gueule, le faire venir en l’appelant. En un mot, cet animal docile et bon faisait tout pour son protecteur, et souffrait tout de sa part sans jamais s’offenser de rien. Malheureusement ce pêcheur ayant eu quelque légère altercation avec un de ses camarades, celui-ci, par une lâche et cruelle vengeance, tua le phoque adoptif de son adversaire. »
« Tous ces animaux, dit un peu plus loin le même auteur, en parlant des phoques en général, ont une physionomie si douce, si bonne, que je ne doute guère qu’il ne fût possible, en les apprivoisant, de renouveler quelques-uns des prodiges que l’antiquité nous a transmis, au sujet des dauphins, prodiges qui me paraissent, pour la plupart, ne pouvoir convenir qu’à des phoques.
Il me semble qu’après ce qu’on vient de lire, il ne reste plus, pour donner le dernier trait de vraisemblance à notre conjecture sur le dauphin d’Hippone, qu’à montrer que les phoques ou veaux marins ont pu se trouver sur le lieu de la scène. C’est ce qu’il est aisé de prouver par le témoignage de plusieurs observateurs modernes, et notamment de Poiret, qui, dans son Voyage en Barbarie, tome i, p. 260, assure que le phoque se rencontre tout le long de la côte de Barbarie. Des officiers de la marine anglaise l’ont vu jusque dans la profondeur du golfe de Bizerte ; or, Bizerte, c’est justement notre Hippone. Deux villes d’Afrique, à la vérité, portaient ce nom ; mais Pline nous apprend que celle où se passa l’aventure du dauphin était Hippo-Diarrhytum, ou comme on disait plus communément, Hippo-Zariton, nom dans lequel on retrouve aisément le nom moderne de Bizerte.
- ↑ Ces marsouins, que M. de Humboldt regarde comme une espèce différente de ceux qui habitent les mers, sont très communs dans l’Orénoque, où on les connaît sous le nom de toninas. On en trouve de même dans plusieurs de ses affluens ; M. de Humboldt les a observés dans la rivière Temi, et moi j’en ai vu dans le Meta, aussi haut que Guanapalo. Le Gange a aussi son dauphin.
- ↑ Chez les Romains, le peuple donnait aux dauphins ou marsouins le nom familier de Simon, dérivé du mot simus (qui a le nez retroussé), peut-être parce qu’ils comparaient à un nez la protubérance placée au-dessus du museau, peut-être à cause de la position de leurs narines ou évents qui sont percées au-dessus de la tête. Il paraît que, depuis les temps les plus reculés, le peuple s’est toujours plu à appliquer certains noms d’hommes à quelques espèces d’animaux ; c’est ainsi qu’en France aujourd’hui, ou donne à la pie le nom de Margot, au perroquet celui de Jacquot, et en Angleterre le nom de Neddy à l’âne, et de sir Bruin à l’ours. Notre mot de renard n’est, comme on le sait, qu’un nom burlesque, qui a fini par se substituer au nom propre goupil, dérivé de vulpes. La vogue prodigieuse qu’obtint le roman du Renard contribua principalement à favoriser cette substitution, mais je suis porté à croire que déjà auparavant, dans ce que l’on contait des fourberies du renard, il était commun de le désigner sous le nom ironique de rein hart, cœur simple.
Le mot de Pierrot, employé communément dans plusieurs parties de la France, pour désigner le moineau domestique, ne doit pas être mis au nombre de ces noms familiers ; c’est un des anciens noms de l’oiseau, dérivé du saxon sparva ou spear (en anglais sparrow). Cette racine s’est aussi conservée dans le mot d’épervier, que les Anglais nomment encore aujourd’hui sparrow-hawk, faucon à moineau. Il se pourrait bien que le mot de moineau, au contraire, eût été d’abord un nom ironique donné à ce passereau, en raison de ses habitudes parasites auxquelles on assimilait celle de certains moines.