Mélanges et correspondance d’économie politique/Correspondance avec David Ricardo
L’Angleterre et le monde firent une perte sensible à la mort de David Ricardo, membre du parlement d’Angleterre, et regardé comme l’écrivain de sa nation le plus éminent en économie politique.
Il est acquis comme courtier à la bourse de Londres une immense fortune, augmentée depuis par des spéculations toujours judicieuses et le plus grand ordre dans ses affaire ; tellement qu’on suppose qu’il possédait à sa mort plus de quarante millions de notre monnaie. On serait tenté de dire : Peu importe le nombre des millions, si l’excellent usage qu’il faisait de ses richesses ne les avait rendues un objet vraiment respectable. Possesseur de vastes domaines, il s’en trouvait qui, par un abus déploré par lui-même, lui donnaient entrée au parlement, où il méritait de parvenir par la seule voie qui soit légitime, le choix libre de la nation.
Il était déjà un homme fait qu’il ne s’était point encore occupé d’économie politique ; mais se trouvant un jour à la campagne chez un ami, le désœuvrement lui fit jeter les yeux sur un volume de la Richesse des nations, d’Adam Smith, que le hasard lui offrit ; il fut frappé de la vérité de ses observations, se procura l’ouvrage et le lut avec avidité.
Il s’était imaginé (et jusqu’à Smith, on était excusable de penser ainsi) que l’économie politique n’était composée que d’opinions spéculatives, de vues qui avaient le bien public pour objet, et sur lesquelles les avis devaient être nécessairement partagés. Il s’aperçut pour la première fois que la véritable économie politique n’est autre chose que la description des ressorts qui font agir et vivre la société ; que c’est la physiologie sociale, science qui, bien que toute récente, est aussi positive que la physiologie du corps humain, puisque de même que celle-ci, elle nous fait connaître par quels moyens vit et agit la société, qui est un corps vivant, qui a ses membres, ses viscères, dont les fonctions sont aussi constantes que l’action du cœur et de l’estomac dans l’homme individu.
L’écrit par lequel David Ricardo fit connaître ce qu’il valait, fut une brochure intitulée : Le haut prix du lingot preuve de la dépréciation des billets de banque. La nation anglaise fut avertie par là que son papier-monnaie était déprécié, c’est-à-dire avait perdu une partie de sa valeur. On payait en papier une once d’or, un quarter de froment, une pièce d’étoffe, tout en un mot plus cher d’un tiers ou de moitié, qu’on ne faisait avant que les billets de banque eussent un cours forcé. Et l’opinion que les Anglais se formaient de la solidité de leur banque était telle, que personne ne supposait qu’un pareil effet provint d’une autre cause que d’un renchérissement de toutes les marchandises occasioné par la guerre.
Le premier mouvement des hommes est de résister à la vérité. Ricardo fut attaqué de toutes parts, et le parlement se donna le ridicule de déclarer officiellement que le papier de la banque n’était pas déprécié. C’est ainsi qu’au fort de la guerre de la Vendée, la Convention décréta que cette guerre était terminée. Mais la vérité ne saurait perdre ses droits ; quelques années plus tard, tout le monde pensa comme Ricardo. Le parlement y conforma ses mesures ; et la suite confirma la théorie de Ricardo : on réduisit le nombre des billets de banque en circulation, et les prix retombèrent à leur ancien taux ; ce qui ne fut pas un bien, comme ou a pu s’en convaincre ; mais l’événement prouva que le papier avait perdu sa valeur non à cause du discrédit, mais à cause de sa multiplication[1].
En 1815, Ricardo publia un Essai sur le bas prix du blé, dans lequel il fait voir combien étaient impolitiques les obstacles que l’on opposait à l’introduction en Angleterre des blés étrangers. L’auteur prouvait en cela son désintéressement ; car possédant beaucoup de terres, il pouvait désirer que les blés étrangers n’entrassent pas en concurrence avec les siens.
En 1816, il proposa l’usage d’une monnaie de papier[2], que le public pourrait en tout temps, à bureau ouvert, se faire rembourser en lingots d’or, et dont néanmoins il ne demanderait jamais le remboursement, parce que des lingots d’or ne peuvent servir facilement comme intermédiaires de la circulation. Il en résultait un papier monnaie qui devait toujours valoir autant que l’or. Cet écrit ingénieux jette beaucoup de jour sur la nature et l’usage des monnaies.
Enfin, en 1817, Ricardo publia son livresur les principes de l’Économie politique et de l’Impôt ; ouvrage trop considérable pour qu’on puisse le caractériser dans une simple notice. C’est là qu’il établit que le profit que fait un propriétaire foncier sur sa terre, c’est-à-dire ce que lui paie son fermier, ne représente jamais que l’excédant, à égalité de frais, du produit de sa terre, sur le produit des plus mauvaises terres cultivées dans le même pays. Cette opinion a été vivement attaquée par Malthus et par d’autres ; beaucoup trop vivement sans doute ; car c’est une opinion purement spéculative, et qui n’empêche pas ceux qui la soutiennent et ceux qui la combattent d’arriver aux mêmes conséquences dans la pratique.
David Ricardo a été dans le parlement un homme indépendant de tous les partis. Il ne savait pas ce que c’était que d’avoir une opinion de position ; c’est-à-dire, de voter pour ce que l’on sait être injuste, et de repousser simplement en raison de la situation où l’on se trouve ce que le bien public réclame. De même que Jérémie Bentham, son ami, Ricardo n’écoutait d’autres conseils que ceux de l’intérêt général. C’est le plus noble privilège de l’indépendance de fortune. L’homme qui, pour conserver une place dont il vit, est obligé de déguiser son opinion, n’est que malheureux ; s’il est riche, il devient méprisable.
Ricardo n’était pas ce qu’on appelle un orateur ; mais comme il ne parlait que sur ce qu’il savait bien, et ne voulait que ce qui était juste, il était toujours écouté. Il s’est deux fois élevé contre la corruption parlementaire, et voulait que la chambre des communes, qui est destinée à soutenir les intérêts de la nation, ne fut pas composée en majorité de membres payés pour les trahir.
En, tout pays, il y a des gens qui, sans être plus crédules que d’autres,
On avait traîné dans les prisons, à l’aide de jurys spéciaux, c’est-à-dire choisis pour condamner, le libraire Carlile, accusé d’avoir publié des écrits irréligieux. Ricardo osa prendre sa défense et soutenir que la persécution est un mauvais auxiliaire pour la religion.
Quoique peu courtisan des ministres, Ricardo était toujours consulté par eux sur toutes les questions délicates d’économie politique, parce que, dans son pays, la force brutale n’est pas le seul instrument que l’on sache employer.
Frère d’un autre Ricardo, banquier, qui a soumissionné quelques emprunts, il n’est point prouvé que David Ricardo se soit intéressé dans aucun de ceux qui ont eu pour objet la consommation de quelque grand crime politique.
Cet homme éclairé, cet excellent citoyen est mort dans la force de l’âge, au bout de cinq jours de maladie à la suite d’une tumeur dans l’oreille. Doux et modeste, chéri des siens comme de son pays, sa perte a été vivement sentie ; car on remplace difficilement un homme qui apportait à l’appui de ses bonnes intentions un grand talent et une immense fortune.
Gatcomb-Park, 18 août 1815.
- Mon cher Monsieur,
J’ai reçu avec bien du plaisir le livre et la lettre que M. Baswi m’a remis de votre part[4]. Ayant beaucoup pensé à vous pendant les incroyables événemens qui ont eu lieu en France pendant ces derniers mois, je me suis trouvé heureux d’apprendre que vous n’en ayez pas souffert. J’ai gémi, avec tous les amis de la paix, du renouvellement de ces outrages militaires, qui si long-temps ont désolé l’Europe, et que j’espérais de voir éloignés de nous pour long-temps. Puisse votre pays se relever bientôt des maux qu’il a dû souffrir ! et puissiez-vous trouver dans des jours de paix, de tranquillité et de bonne administration, la compensation des désordres que vous avez endurés !
Entouré de ma nombreuse famille, ce ne sera pas sans quelques difficultés que j’arrangerai une visite à Paris ; cependant j’espère que je viendrai à bout de vous en faire une le printemps prochain. Je me flatte que je vous trouverai dans quelque poste important, dévouant, sous un gouvernement libre, votre énergie et vos talens à la mise en pratique de ces solides principes d’économie politique que vous avez si admirablement développés. J’ai lu avec satisfaction votre Catéchisme d’économie politique ; je le trouve excellent ; tous les grands principes y sont posés avec netteté et avec force. Je suis convaincu que non-seulement les commençans, mais les adultes, en tireront beaucoup de fruit. Je vois que vous avez un peu modifié la définition du mot valeur, comme dépendant de l’utilité, mais avec timidité. Cependant je vous dirai que vous ne me semblez pas encore avoir surmonté la difficulté qui s’attache à l’explication de ce mot scabreux. L’utilité des choses est incontestablement le fondement de leur valeur ; mais le degré de leur utilité ne saurait être la mesure de leur valeur. Une marchandise d’une production difficile sera toujours plus chère que celle que l’on produit aisément, quand même les hommes conviendraient unanimement qu’elle est plus utile que l’autre. Il est bien vrai qu’il faut qu’un produit soit utile pour avoir de la valeur ; mais la difficulté de sa production est la seule mesure de sa valeur. Les richesses sont précieuses seulement en ce qu’elles peuvent nous procurer des jouissances. L’homme le plus riche est celui qui a le plus de valeurs, qui peut, en les donnant en échange, se procurer, non les choses que tout le monde et lui regardent comme les plus désirables, et que l’on peut avoir à bas prix, mais les choses d’une production difficile, et par conséquent coûteuse.
Voilà pourquoi je trouve qu’il n’est pas exact de dire, comme vous le faites, page 95 : « Le comble de la richesse, quelque peu de valeurs que l’on possédât, serait de pouvoir se procurer pour rien tous les objets qu’on voudrait consommer. » L’homme qui ne désire consommer que du pain et de l’eau, et qui n’est en état d’acheter rien de plus, n’est pas si riche que son voisin qui a d’immenses valeurs, au moyen desquelles il peut avoir toutes les douceurs de la vie, s’il souhaite de les avoir. Un homme est riche par la quantité de biens qu’il possède, non par la modération de ses désirs.
Permettez-moi encore une observation. À la page 21, vous dites qu’un manufacturier, pour savoir si son capital est accru, doit faire un inventaire de ses biens, où chaque chose soit évaluée selon son prix courant. Ce moyen ne lui apprendrait que la somme de sa monnaie est augmentée. Cela pourrait lui suffire, mais ne peut satisfaire l’économiste politique qui voudrait savoir quelle est l’augmentation réelle du capital. Pendant la dépréciation de notre monnaie (bank notes), beaucoup de gens crurent que la valeur de leur capital était accrue, tandis que, dans la réalité, elle était diminuée. Leur capital valait un plus grand nombre de livres sterling, qui achetaient moins de choses. La monnaie, aussi bien celle de métal que celle de papier, peut tomber de valeur, et, par conséquent, ne peut pas servir, six mois de suite, de mesure pour d’autres valeurs. Un accroissement de capital, par conséquent, ne peut être constaté que par le pouvoir de mettre en jeu une plus grande masse d’industrie, et d’ajouter aux produits des terres et de l’industrie du pays. Je sais bien que ce principe est le vôtre ; mais je crains que vous ne l’ayez perdu de vue dans le passage cité.
Le plaisir que je trouve à lire, à étudier les bons ouvrages d’économie politique, ne s’est point affaibli depuis que je vous ai vu. J’emploierais tout mon temps à la discussion des points qui me semblent avoir encore besoin d’être éclaircis, si j’avais le talent d’écrire. Je me suis cependant hasardé a publier la brochure que je vous ai envoyée au printemps, et j’aimerais à connaître votre opinion sur la doctrine que j’y soutiens, relativement à la rente de la terre et aux profits en opposition avec M. Malthus. Je sais de M. Mill que plusieurs personnes de ce pays ne m’entendent pas, parce que je n’ai pas assez développé mes idées ; et il m’engage à en reprendre l’exposition dès le commencement, et plus au long ; mais je crains que l’entreprise n’excède mes forces[5].
Je suis, etc.,
David RICARDO.
Paris, 2 décembre 1815.
- Mon cher Monsieur,
Je me reproche de ne vous avoir pas répondu plus promptement. Nous nous occupons heureusement, vous et moi, de choses de tous les temps, plutôt que de celles du moment actuel, qui ne sont pas gaies, malgré les fêtes que l’on donne pour faire croire aux peuples qu’ils sont heureux. En attendant, ils sont dépouillés par leurs amis et par leurs ennemis ; les uns les tourmentent par leur ambition ; les autres, par leurs vengeances ; et les lumières, aussi bien que le courage civil, leur manquent pour résister à propos.
Le sujet des valeurs est, comme vous le dites, difficile et compliqué, et je suis un peu confus qu’avec la prétention que j’ai eue de me mettre à la portée des esprits les plus ordinaires, je ne sois pas entièrement compris des hommes les plus distingués. Il faut que je me sois hier, mal expliqué, puisque vous m’accusez d’avoir dit que l’utilité était la mesure de la valeur ; tandis que je croyais avoir toujours dit que la valeur que les hommes attachent à une chose est la mesure de l’utilité qu’ils trouvent en elle ; et quand vous ajoutez : « Riches are valuable only as they can procure us enjoyments ; and that man is most rich who has most valuables, » vous tenez exactement le même langage que moi. Je conviens de même, avec vous, que la valeur d’un produit ne peut pas baisser au-dessous de ce que coûtent les difficultés de sa production. Si les hommes estiment que son utilité vaut ce prix-là, ils le produisent ; s’ils estiment que son utilité ne vaut pas ce prix-là, ils ne le produisent pas.
Je m’aperçois que je me suis encore mal exprimé dans un autre endroit (page 95), en disant que : « le comble de la richesse, quelque peu de valeurs qu’on possédât, serait de pouvoir se procurer pour rien tous les objets qu’on voudrait consommer. » Je n’ai point voulu dire comme les stoïciens, et comme vous m’en accusez, qu’on est d’autant plus riche qu’on a moins de désirs, mais d’autant plus, qu’on peut acquérir à meilleur marché les choses qu’on désire, quelles qu’elles soient, c’est-à-dire des maisons, des domestiques, des chevaux, si on les désire ; ce qui arriverait en effet dans la supposition où les difficultés des frais de production se réduiraient à peu de chose ou à rien. Cette supposition est inadmissible dans son excès, je le sais ; mais, ce qui ne l’est pas, ce sont les différens degrés de bon marché (cheapness) qui s’éloignent ou se rapprochent plus ou moins du bon marché absolu.
Vous avez bien raison en disant qu’un manufacturier qui, pendant la dépréciation de votre papier-monnaie, aurait fait son inventaire en livres sterling, aurait pu croire son capital augmenté, tandis qu’en effet il aurait diminué. Il est bien évident que, lorsque j’ai dit que ce n’est que par un inventaire qu’on petit savoir si le capital qu’on a est accru ou diminué, c’était avec cette restriction nécessaire : en supposant que la monnaie (the currency) qui sert à inventorier n’a pas changé de valeur. Je sens maintenant la nécessité d’exprimer ce qui me paraissait évident, et j’aurai soin de l’exprimer dans les prochaines éditions de mon Catéchisme, si le public accueille ce petit outrage[6].
Que vous dirai-je à l’égard de votre polémique avec M. Malthus ? Vous avez l’un et l’autre étudié la question of rent and profits sans doute beaucoup mieux que moi ; et puis je vous confesse que ma façon d’envisager les profits, soit d’un capital, soit d’un fonds de terre, rend très-difficile pour moi la tâche de débrouiller cette question. Je ne peux m’empêcher de faire entrer pour beaucoup, dans l’appréciation des profits, le talent, la capacité industrielle de celui qui fait valoir un terrain ou un capital ; et je regarde comme comparativement peu important le profit propre, le profit inhérent à ces deux instrumens. Au surplus, je dois me défier beaucoup de mon opinion, et je crains de l’énoncer à côté de la vôtre. Je me bornerai donc à souhaiter, avec M. Mill, que vous développiez vos idées dans un ouvrage ad hoc. J’y gagnerai, et le public aussi. Que j’envie votre sort de faire de l’économie politique dans votre belle retraite de Gatcomb-Park ! Je n’oublierai jamais les trop courts momens que j’y ai passés, ni les charmes de votre conversation.
Agréez, mon cher monsieur, les assurances de ma haute estime et de mon sincère attachement.
J.-B. SAY.
Gatcomb-Park, 18 décembre 1817.
- Mon cher Monsieur,
Votre dernière lettre[7], qui était adressée à Londres, ne m’est parvenue que mercredi ; ce qui vous expliquera le long temps que j’ai mis a vous répondre.
Depuis votre voyage en Angleterre, je me suis retiré par degrés des affaires ; et comme notre dette est énorme et le prix de nos fonds publics très-élevé, j’en ai de temps à autre retiré mes capitaux, et j’en ai beaucoup placé en terres… Ma vie s’est composée de succès et de soucis ; c’est ce qui fait que je m’arrange, autant que je peux, pour l’avenir, de manière à n’avoir plus aucune inquiétude.
Notre ami Mill va publier son ouvrage sur l’Inde anglaise, auquel il travaille depuis plusieurs années. Avec un talent comme le sien, tout doit devenir, sous sa plume, intéressant et instructif ; et je suis persuadé que ce livre surpassera l’attente de ses amis les plus dévoués. Il est imprimé, et il a eu la bonté de m’en donner un exemplaire par anticipation. J’ai lu plus de la moitié du premier volume, et je souhaite qu’il fasse, sur des juges compétens, la même impression qu’il m’a faite. Ce qu’il dit sur le gouvernement, les lois, la religion, les mœurs du pays, est d’une grande solidité ; et le rapprochement qu’il fait de l’état ancien de l’Indoustan avec son état actuel, me semble décider la question de la haute civilisation qu’on lui a supposée. J’espère bien que vous aurez l’occasion et le loisir de lire cet ouvrage intéressant, et d’en dire votre opinion au public.
Votre Traité d’Économie politique croît en réputation, chez nous, à mesure qu’on le connaît mieux. On en a fait dernièrement un extrait, en même temps que du mien, dans le British Review, et l’on a fait valoir son mérite. Je n’ai pas été aussi bien traité, et le journaliste a trouvé dans mon ouvrage une ample matière à ses critiques. Il y trouve à peine un passage qui soit digne d’éloges.
Je me flatte que madame Say et vos enfans sont en bonne santé, et je vous prie, etc.
David RICARDO.
Londres, 11 janvier 1820.
- Mon cher Monsieur,
À mon arrivée à Londres, j’ai trouvé votre prescrit avec la lettre dont il était accompagné. Je me souviens que, lorsque je vous ai vu à Paris, vous me disiez qu’a chaque édition de nos ouvrages respectifs, nos opinions viendraient à se rapprocher toujours davantage, et je suis très-convaincu que la vérité de votre remarque se vérifiera. Nous avons déjà fait quelques pas, et, à mesure que les différent points s’éclaircissent, nous trouverons que les dissentimens se réduiront à n’être plus que dans les mots. Votre chapitre sur la valeur a beaucoup gagné selon moi ; cependant je ne puis encore souscrire à toute votre doctrine sur cette partie très-difficile de l’économie politique.
Vous me paraissez avoir mal compris une de mes propositions. Je ne dis pas que c’est la valeur du travail qui règle la valeur des produits ; car c’est une opinion que je cherche, de tout mon pouvoir, à détruire. Je dis que c’est la quantité comparative du travail nécessaire à la production qui règle la valeur relative des produits.
Je crois encore que vous vous trompez sur une de mes opinions que vous commentez dans une note de la traduction qu’on a faite de mon livre. Mon raisonnement touchant la rente, le profit et les impôts, est fondé sur la supposition qu’en tout pays il y a des terres qui ne paient point de fermage ; ou qu’il y a un capital employé sur des terres déjà cultivées, pour lesquelles on ne paie point de fermage. Vous répondez à la première partie de la proposition, et vous ne faites pas mention de la seconde. J’ai besoin que l’on ne les sépare pas.
J’espère que vous voudrez bien accepter la seconde édition de mon ouvrage. Il ne contient rien de neuf : je n’ai pas eu le courage de le refondre.
L’économie politique gagne du terrain. On avance des principes plus sains. Votre Traité, comme de juste, est au premier rang des autorités. Les débats du parlement, dans la dernière session, ont satisfait les amis de la science. Enfin, voilà les vrais principes sur la monnaie solennellement reconnus ! Je crois que, sur ce point, nous ne ferons plus fausse route.
Jérémie Bentham et Mill se portent bien ; je les ai vus dernièrement, etc.
David RICARDO.
Paris, 2 mars 1820.
- Mon cher Monsieur,
Sans aucun doute, nous finirons par nous entendre. La vérité est en un point ; quand on la cherche de bonne foi, on finit par se rencontrer, à moins que notre vie ne se termine avant nos recherches. Peu s’en est fallu qu’il n’en arrivât ainsi de moi ; une espèce d’attaque d’apoplexie m’a averti du peu de fond que nous devons faire sur notre existence.
Je vous avoue que je ne comprends pas trop la différence que vous établissez entre la valeur du travail qui ne détermine pas la valeur des produits, et la quantité de travail nécessaire à leur production qui détermine la valeur des produits. Il me semble que vous ne pouvez déterminer la quantité et la qualité du travail que par le prix que l’on paie pour l’obtenir. C’est du moins ce que j’ai toujours entendu par la quantité de ce service productif que j’ai appelé service industriel. Son prix fait partie des frais de production, et vous même établissez très-justement que l’ensemble des frais de production règle la valeur du produit.
Vous blâmez une des notes que j’ai mises à la traduction française que Constancio a donnée de votre ouvrage (je crois que c’est celle de la page 249, tome I du français). J’avoue que je ne vois pas trop comment la seconde partie de la proposition fait passer la première. N’importe : si la critique est juste pour cette première partie, je conviendrai volontiers que vous avez raison pour la seconde. En effet, quand un fermage ne sert absolument qu’à payer l’intérêt du capital qu’un propriétaire a répandu sur sa terre, et qu’un impôt survient, le propriétaire n’abandonnera pas sa terre, et par conséquent le profit que rend son capital, pour ne pas payer l’impôt. Dès-lors l’impôt ne porte pas sur le propriétaire en tant que propriétaire, et il augmente les frais de production, et par conséquent le prix des produits bruts. C’est un cas qui montre, en dépit des physiocrates, que tout impôt ne retombe pas sur les terres.
Agréez de nouveau, etc.
J.-B. SAY.
Londres, 8 mai 1821.
- Mon cher Monsieur,
Je vous aurais écrit aussitôt que j’ai eu reçu vos Lettres à Malthus, sans l’espoir que j’avais d’être en état, en attendant un peu, de vous envoyer la troisième édition de mon ouvrage. Grâce aux retards que m’ont fait subir imprimeur et libraire, l’époque en a été plus reculée que je ne comptais ; mais enfin je suis en état de joindre à cette lettre un des premiers exemplaires de cette troisième édition.
J’y ai remarqué la différence que vous et moi nous mettons à la signification qu’il faut attacher au mot valeur. Vous lui donnez le même sens qu’au mot richesse et au mot utilité ; et c’est la partie de votre précieux livre que je désire beaucoup que vous soumettiez à un nouvel examen.
J’adopte presque entièrement votre doctrine des services productifs ; mais le fermage étant l’effet de l’élévation du prix, et n’en étant pas la cause, je vous soumets de nouveau la question de savoir s’il ne convient pas de le rejeter quand nous évaluons la valeur comparative des produits de la terre. Je suppose que j’ai devant moi deux pains, dont l’un provient du meilleur terrain qu’il y ait dans le pays, d’un terrain qui rend trois ou quatre livres sterling par acre ; et l’autre, d’un terrain qui n’est pas loué au-delà de trois ou quatre shillings. Les deux sont précisément de la même qualité et du même prix. Vous diriez que le prix de l’un paie largement le service du sol, tandis qu’il donne peu de profit pour le capital et le travail qui ont fait produire ce terrain. Cela est incontestable ; mais quelle conséquence en pouvez vous tirer pour nous guider dans la pratique ?
Ce que nous voulons savoir, c’est la loi générale qui règle la valeur du pain relativement à la valeur de toutes les autres choses ; et je crois que nous trouverons qu’un de ces pains, celui qui provient du terrain qui ne paie point de fermage, ou qui en paie peu, détermine la valeur de tout le pain, et par conséquent sa valeur, comparée à celle de toutes les autres choses, dépend de la quantité de travail employée à sa production, comparativement à la quantité de travail appliquée à toute autre production.
Permettez-moi de vous dire que votre ouvrage aurait beaucoup gagné, si vous eussiez plus approfondi les lois qui déterminent le taux des fermages et celui des profits. Ç’a été certainement une erreur d’Adam Smith de supposer que le taux des profits dépend de la somme des capitaux accumulés, sans égard à la population et aux moyens de la pourvoir.
J’ai lu vos Lettres à Malthus. J’en adopte complètement la majeure partie ; mais je ne saurais souscrire aux doctrines conformes à celles de votre grand ouvrage, que j’ai déjà combattues. Nous nous voyons souvent M. Malthus et moi, sans nous convaincre mutuellement davantage.
Je me trouve heureux de pouvoir vous annoncer que la science économique est de plus en plus étudiée par la jeunesse de ce pays. Nous avons formé récemment un club d’économistes politiques, où nous pouvons nous vanter de compter MM. Torrens, Mahhus et Mill. Beaucoup d’autres encore soutiennent vivement le principes de la liberté du commerce, dont les nouss ne sont pas aussi connus du public. Quant à vous, je sais que vous ne vous découragez pas dans la défende de la bonne cause, et que, dans vos efforts désintéressés, vous n’avez en vue que le progrès des lumières et le triomphe de la vérité.
Croyez, mon cher monsieur, etc.
David RICARDO.
Paris, 19 juillet 1821.
- Mon cher Monsieur,
J’ai reçu, avec votre lettre du 8 mai, un exemplaire de la troisième édition de votre important ouvrage. Recevez-en mes remercîmens. J’y vois une nouvelle preuve que les matières d’économie politique sont prodigieusement compliquées, puisque, tout en cherchant la vérité de bonne foi, et après que nous avons, les uns et les autres, consacré des années entières à approfondir des questions fondamentales, il y a plusieurs points sur lesquels nous ne sommes point encore d’accord. Au milieu de ces dissentimens, c’est toutefois un très-bon signe que nous nous accordions sur l’essentiel, je veux dire, sur la possibilité qu’ont les hommes de multiplier leurs richesses et leur bien-être, ainsi que sur les moyens par lesquels on peut parvenir à ce but. Nous arrivons tous aux mêmes conclusions, quoique, dans un petit nombre de cas, par des routes diverses.
Vous pensez que mon ouvrage vaudrait beaucoup mieux si j’approfondissais davantage les lois qui déterminent le taux des fermages et celui des profits. Mais, permettez-moi de vous dire, mon cher monsieur, que ces questions me paraissent moins importantes qu’à vous, et que j’évite, par-dessus tout, des abstractions qui n’ont, je vous en demande bien pardon, rien d’applicable dans la vie réelle.
Je vois que, dans votre dernière édition, vous vous êtes beaucoup étendu sur ma manière de voir relativement à la valeur des choses (que je regarde, et que vous ne regardez pas, comme la mesure la plus sûre des richesses). Le sujet est important ; et je crois que ce qui nous empêche d’être d’accord est que vous donnez trop peu d’attention aux deux sortes de richesses que je n’ai pas pu distinguer autrement que par les noms de richesses naturelles et de richesses sociales.
Vous m’exhortez à soumettre ma doctrine à de nouvelles méditations. Je l’avais déjà fait à l’époque où je fus critiqué par vous dans votre première édition ; j’ai recommencé le même examen en publiant la quatrième édition de mon Traité d’Économie politique ; enfin, je viens de remettre encore ce même sujet sur le métier, en travaillant à un ouvrage bien plus considérable que tout ce que j’ai fait[8] ; et je vous avoue que cette doctrine me semble toujours conforme aux faits (qui sont nos maîtres à tous), en même temps qu’elle ne laisse sans explication aucun des phénomènes de l’économie politique.
La valeur échangeable des choses, pourvu qu’on la connaisse sous tous ses rapports et avec toutes ses variations, me semble offrir, dans chaque phénomène, une quantité appréciable, qui est un fait. Or, les quantités de ce genre sont la seule base solide de toute doctrine scientifique. Dans toutes les recherches économiques, il faut, je crois, commencer par affermir cette base ; car enfin, pour savoir ce qui fait grandir ou diminuer nos biens, il faut savoir auparavant ce qui les constitue grands ou petits.
Je ne saurais admettre ce que vous appelez, avec Adam Smith, value in use. Qu’est-ce que de la valeur en utilité, si ce n’est de l’utilité pure et simple ? Le mot utilité suffit donc ; mais l’utilité seule ne me donne point encore une idée de la valeur. Continuant à l’étudier, j’observe qu’il y a, dans chaque produit, une portion de cette utilité que la nature nous offre gratuitement, et une portion que nous créons ; en travaillant et en faisant travailler avec nous nos capitaux et nos terres. Mais, comme aucuns de ces différens services ne s’offrent gratuitement, il arrive que, lorsque nous avons créé cette portion d’utilité qui est coûteuse, nous ne consentons à céder les droits que nous avons sur elle, qu’autant que l’on nous donne en échange une autre portion d’utilité, créée de la même manière et aux mêmes frais.
Maintenant, comment pouvons-nous mesurer l’étendue de l’utilité que nous avons créée dans un produit ? Vous, vous croyez, monsieur, si je ne me trompe, que c’est par la quantité de travail qu’on a dépensée pour la créer ; ou, je prends la liberté de ne pas adapter cette appréciation ; il y a des multitudes de qualités diverses dans le travail ; on ne peut mesurer la quantité de chacune d’elles. Je mesure cette utilité, mise dans les produits, par les diverses quantités d’un autre produit que l’on consent à donner pour l’acquérir. Une utilité pour laquelle, sur le marché, on offre deux boisseaux de froment, vaut le double de celle pour laquelle on n’offre qu’un seul boisseau. C’est ici seulement que commencent les idées de valeur et de richesses, telles qu’on les conçoit dans la société ; c’est ici seulement que commence l’action des lois de l’économie politique.
Mais on paie une livre d’or (dites-vous dans la dernière édition de votre livre, que vous avez la bonté de m’envoyer) 2,000 fois plus qu’une livre de fer ; et pourtant elle ne contient pas 2,000 fois plus d’utilité. Voici comment, dans ma doctrine, ce phénomène est expliqué : en admettant comme vous que, dans une livre de fer, il y ait la même utilité que dans une livre d’or, quoiqu’elle vaille 2,000 fois moins, je dis qu’il y a dans le fer 1,999 degrés d’utilité que la nature ne nous fait pas payer ; 1 degré que nous créons par des travaux, des avances auxquels nous ne nous livrons qu’autant qu’un consommateur consent a nous les rembourser ; d’où résultent les 2,000 degrés d’utilité qui se trouvent dans une livre de fer ; tandis que, dans une livre d’or, nous n’obtenons les 2,000 degrés d’utilité qui s’y trouvent dans votre supposition, qu’à titre onéreux, c’est-à-dire par des travaux, une industrie, des risques, des avances qui égalent 2,000.
Les 1,999 degrés d’utilité que nous ne payons pas lorsque nous consommons du fer font partie de nos richesses naturelles, comme l’air et l’eau dont nous nous servons sans les payer ; car c’est à la nature que nous devons l’abondance du fer, ses qualités physiques, la facilité de son exploitation, etc. Le seul degré d’utilité qu’on est obligé de payer (parce qu’il n’a pu être donné gratuitement) fait partie de nos richesses sociales ; c’est cette utilité dont il y a dans une livre d’or 2,000 fois plus que dans une livre de fer.
« M. Say, dites-vous (page 336), oublie toujours la différence essentielle qu’il y a a entre la valeur en utilité et la valeur échangeable. » Sans doute, je la néglige ; car, en économie politique, nous ne pouvons nous occuper (si ce n’est accessoirement) que de la portion d’utilité qui a été donnée avec des frais, car l’utilité sans valeur ne saurait entrer dans l’appréciation de nos biens ; pas plus qu’une santé robuste, si ce n’est pour remarquer la jouissance qui en résulte.
À l’égard de l’exemple ingénieux que vous me citez dans votre lettre, de deux pains égaux en qualité, égaux en valeur ; l’un, qui a été produit sur une terre dont le fermier paie un gros fermage ; l’autre, sur une terre dont le fermier paie peu ou rien, cette hypothèse me paraît exposer votre doctrine plus clairement qu’elle n’avait été exposée jusqu’à présent. Permettez-moi de l’expliquez d’après la mienne.
La nature fait présent aux hommes du sol, et, par conséquent, du service productif que peut rendre le sol. Si les hommes se partagent les produits spontanés de la terre, comme font les peuples chasseurs et nomades, le consommateur ne paie rien pour le service rendu par la terre. Si les hommes jugent à propos, pour que les produits soient plus abondans, de se partager le sol lui-même, et d’attribuer seulement à quelques-uns d’entre eux (aux propriétaires-fonciers) les services productifs que le sol peut rendre, on verra arriver ce que nous avons sous les yeux, c’est-à-dire que les profits fonciers qu’un propriétaire tirera de son fonds, seront considérables si les besoins de la société sont considérables, si sa terre exige peu de frais de culture ; et qu’ils seront petits ou nuls si le prix courant du produit ne peut rien payer au-delà des frais de main-d’œuvre et des intérêts du capital employés à la culture. C’est au reste, comme vous le savez fort bien, la doctrine d’Adam Smith, qui dit quelque part que, de tous ceux qui concourent, soit directement, soit indirectement, à la production, le propriétaire-foncier est celui qui a le plus à souffrir des circonstances contraires à la production.
Je ne comprends pas pourquoi vous dites, dans votre lettre, que l’on ne peut tirer aucune conclusion de l’explication que je donne dans mes ouvrages, du phénomène des deux pains qui valent le même prix, quoique l’un ait coûté beaucoup plus de travail que l’autre. Il me semble que nous en pouvons tirer cette instruction (ainsi que je le fais dans plusieurs endroits de mon Traité), que les progrès essentiels de la production consistent dans la substitution que nous réussissons à faire des services gratuits de la nature, aux services coûteux de notre industrie et des instrumens qu’elle est obligée de payer ; car si, par une supposition impossible à réaliser complètement, nous parvenions à obtenir par des services gratuits toutes les utilités imaginables, nous serions tous plus riches que David Ricardo, car il y a des choses désirables qui surpassent la portée des plus grandes fortunes.
Vous ajoutes : « Ce que nous voulons savoir, c’est la loi générale qui détermine la valeur du pain relativement à la valeur de toutes les autres choses. » Mais, mon cher monsieur, n’est-ce pas la connaissance que je cherche à donner en analysant les causes qui influent sur les quantités offertes et demandées ? Le besoin qu’on a d’une chose fait naître la demande ; les frais nécessaires pour produire cette chose restreignent la quantité demandée. Lorsqu’aux yeux du consommateur le produit vaut autant que les frais de production qu’il coûte, on le produit ; lorsque la valeur qu’on y attache n’égale pas la valeur des services productifs, on ne le produit pas ; et toutes ces valeurs, celle des services productifs, aussi bien que celle des produits, sont des valeurs, échangeables, qui ont leur prix courant ; et leur prix courant sont des faits. Le travail ne détermine donc pas seul la valeur des produits, ainsi que vous l’établissez dans vos ouvrages.
Je ne crois pas me tromper en affirmant que ces doctrines, avec tous leurs développemens, posent les bases essentielles du sujet.
C’est avec bien du plaisir que j’apprends que vous avez formé à Londres un club d’économistes-politiques ; et je ne doute pas qu’il contribue puissamment a répandre les principales vérités dont se compose cette science. Ce que je désire par-dessus tout, c’est que ceux de ces principes qui ne sont point abstraits, ceux qui ne sont que l’exposition naïve des faits et de leurs conséquences, se répandent dans toutes les classes des citoyens. Nous n’avons pas besoin de former des controversistes habiles dans l’arme du syllogisme, mais des économistes pratiques ; or, il ne faut pour cela que des notions accessibles au simple bon sens. Ce que je crains, c’est que nous ne rebutions le commun des hommes par des raisonnemens trop abstraits.
Si vous admettez des associés étrangers, je m’estimerai heureux d’être membre d’une société si respectable.
Agréez, etc.
J.-B. SAY.
Londres, 5 mars 1822.
- Mon cher Monsieur,
J’ai reçu votre bonne lettre en réponse à la mienne du mois de mai. Je vous dois beaucoup de remercîmens pour la peine que vous avez prise de m’expliquer votre manière de voir, relativement à la valeur ; et j’observe avec plaisir que notre dissentiment est beaucoup moins grand que je ne l’avais cru jusqu’ici.
Vous dites qu’il y a deux espèces d’utilités ; l’une qui dérive de la nature, à laquelle le travail de l’homme n’a aucune part ; vous dites que pour cette utilité naturelle, on ne peut rien obtenir en échange ; mais que c’est seulement pour celle qui est donnée par le travail ou l’industrie, que l’on peut avoir quelque chose qui ait une valeur du même genre ; vous dites qu’en économie politique nous ne pouvons nous occuper que de la portion d’utilité qui a été donnée avec des frais ; et, d’après ce principe, vous expliquez le cas que je vous ai opposé d’une livre de fer et d’une livre d’or, auxquelles j’ai supposé exactement la même utilité, quoique l’or vaille 2,000 fois davantage. Si nous donnons 2,000 fois plus pour l’or que pour le fer, c’est, dites-vous, parce que cette espèce d’utilité, qui est du ressort de l’économie politique, est 2,000 fois aussi grande que celle qui est donnée au fer ; et que le fer a 1,999 parties d’utilité naturelle, pour laquelle on ne donne rien, et dont l’or n’est pas pourvu.
Quoique je ne puisse pas approuver les termes dont vous vous servez pour expliquer cette vérité, je dois convenir qu’elle est incontestable, et je ne me suis jamais opposé, au fond, au raisonnement qui la prouve, puisque j’ai toujours soutenu que les produits ont un prix égal à la quantité de travail qu’on y a mise. Et lorsque vous dites qu’ils sont précieux en proportion de leur utilité, et qu’ils sont utiles en proportion de la quantité de travail ou d’industrie qu’on y a mise, vous exprimez dans le fait la même opinion en d’autres mots.
Il résulte de votre doctrine que si, par un procédé plus économique, des 2,000 portions d’utilité donnés à l’or par l’industrie, 1,000 portions venaient à être données par la nature, et 1,000 autres par l’industrie, l’or tomberait à la moitié de sa valeur d’échange. Alors, une livre d’or formerait-elle une portion de richesse égale a ce qu’elle était auparavant ? — Vous seriez obligé de convenir que non, car vous dites que la richesse se fonde, non pas sur la quantité de la marchandise, mais sur sa valeur. Et moi, au contraire, qui n’estime pas les richesses par leur valeur, mais par la somme entière d’utilité que possèdent les choses qui constituent la richesse, de quelque source qu’elle provienne (que ce soit de la nature ou de l’industrie), je dirais que je suis aussi riche après qu’un procédé plus économique a été découvert, quoique ma richesse fût effectivement réduite a la moitié de sa valeur antérieure.
En m’exprimant ainsi, je serais justifié par plusieurs passages de vos ouvrages. Dans la seconde édition[9] de votre Catéchisme d’Économie politique, vous dites (page 2) que la richesse d’une personne est proportionnée à la valeur des choses qu’elle possède, et non à leur quantité. Et quand votre interlocuteur vous demande d’expliquer ce que c’est que la valeur des choses, vous répondez que c’est la quantité de toute autre chose que leur propriétaire peut se procurer par leur moyen, s’il juge à propos de les échanger. Il me semble qu’il y a la-dedans une contradiction ; car vous nous dites que la richesse est proportionnée à la valeur, et que la valeur est en proportion de la quantité des choses. Les richesses sont donc en proportion de la quantité ; et, cependant, vous dites qu’elles sont en proportion de la valeur, et non en proportion de la quantité.
Supposons que la même cause, un procédé plus économique, en diminuant la valeur de l’or de moitié, diminue au même point, d’une manière analogue, les chapeaux, les souliers, le drap et le linge : une livre d’or achètera tout autant de chapeaux, de souliers, de drap et de linge qu’auparavant. Je vous demande si, dans ce cas, un homme qui possède une livre d’or est aussi riche qu’auparavant ? D’abord vous répondrez : Non, parce qu’il ne possède pas une marchandise de valeur pareille ; et ensuite vous répondrez : Oui, parce qu’il peut acheter une même quantité de tout autre chose.
Dans vos Lettres à Malthus, vous dites, avec grande raison, que si une certaine quantité de blé ou de drap venaient à être produits avec une facilité telle qu’on eût pour les mêmes frais de production une quantité double de ces produits, leur valeur baisserait de moitié. Quoi ! vous considérez la seule valeur comme la mesure de la richesse ; et, cependant, vous convenez qu’une personne qui obtient en échange une quantité double de drap ou de blé, obtient plus de richesses !
« Les produits dans un tel échange, dites-vous, sont mis en opposition de valeur avec les services productifs ; or, comme en tout échange, l’un des deux termes vaut d’autant plus qu’il obtient une plus grande quantité de l’autre, il résulte que les services productifs valent d’autant plus que les produits sont plus multipliés et à plus bas prix. Voilà pourquoi la baisse des produits, en augmentant la valeur des fonds productifs d’une nation et des revenus qui en émanent, augmente les richesses nationales. Cette démonstration, qui se trouve en détail au chap. 3 du liv. ii de mon Traité d’Économie politique, 4e édition, a rendu, ce me semble, quelque service à la science, en expliquant ce qui jusque-là avait été senti sans être expliqué, c’est que bien que la richesse soit une valeur échangeable, la richesse générale est accrue par le bas prix des marchandises et de toute espèce de produits. »
Ainsi, doublez par des procédés économiques la production du producteur A, du producteur B, du producteur C, vous n’augmentez pas leur richesse, si la concurrence met leur produit au niveau de leurs frais de production : mais, collectivement, ils sont deux fois aussi riches qu’auparavant. Bien sûrement, dans une telle explication, les mots richesses et valeurs ne sont pas employés dans un même sens.
Relativement à l’autre cas, celui des deux pains d’égale valeur, quoique la rente qui en provient soit fort différente, nous sommes d’accord a beaucoup d’égards. La rente (fermage) est l’effet du monopole dont jouit la terre, et doit hausser avec la valeur du pain et les difficultés qui se rencontrent à en obtenir davantage. Mais le dernier pain qui peut surmonter ces difficultés ne paie que peu ou point de rente au propriétaire, et sa valeur, aussi bien que celle de tous les autres pains, s’élève parce qu’une plus grande partie de son utilité vient de travail et d’industrie, et une moindre partie, d’agens naturels. Vous dites que l’offre et la demande règlent le prix du pain : c’est bien vrai ; mais qu’est-ce qui règle la quantité offerte ? Les frais de production, la quantité d’utilité communiquée au pain par l’industrie[10]. La rente (fermage) est un effet du haut prix et n’en est pas la cause. Dans le prix de certains pains, il entre peu de rente, peut-être pas du tout.
Vous dites que le prix du pain est déterminé par les services productifs : sans doute ; mais dans un pain de 5 shillings, les services productifs peuvent être répartis ainsi :
Pour la rente (fermage) | 2 | 5 shillings. | |
Pour l’intérêt du capital | 1 | ||
Pour le travail ou l’industrie | 2 |
Tandis que dans un autre pain de la même grosseur et de la même valeur, les services productifs seront répartis ainsi :
Pour la rente | rien | 5 shillings. | |
Pour l’intérêt | 1 | ||
Pour le travail | 4 |
Je n’aime pas à mettre ainsi les frais de production en un bloc. J’ai besoin de savoir quelle influence a chacun d’eux pour danser de la valeur au pain.
À la dernière réunion de notre club d’économie politique, j’ai lu votre lettre, et j’ai été chargé par l’assemblée de vous en adresser ses remercimens. Cette société a de fort modestes prétentions, et n’a point songé à s’adjoindre des associés étrangers. Mais elle a adopté la résolution d’admettre des étrangers comme membres honoraires, et tous avez été reçu en cette qualité à l’unanimité. Nous espérons, avec le temps, pouvoir élever notre existence, comme club, à la dignité d’une académie, et devenir un corps savant de plus en plus nombreux.
J’ai reçu, par M. Franck Place, la seconde édition de votre Catéchisme d’économie politique, dont je vous remercie bien. Je n’ai encore examiné que les deux premiers chapitres, et je me promets beaucoup de plaisir et d’instruction à la lecture du reste.
Je demeure, mon cher Monsieur, avec la plus grande estime, votre dévoué.
David RICARDO.
Paris, 1er mai 1822.
- Mon cher Monsieur,
Votre lettre du 5 mars renferme des développemens pleins de justesse et de clarté, et qui contribueront à réduire quelques questions fondamentales en économie politique, à leur plus simple expression. Je me range à votre avis sur plusieurs points ; mais sur d’autres, je prends la liberté de réclamer un nouvel examen de votre part.
Il y a, j’en conviens, une apparente contradiction dans ce que je dis dans mon Catéchisme, qui, n’étant que l’expression la plus commune et la plus populaire des plus importantes vérités, n’en doit être que plus irréprochable sous le rapport de la clarté et de la rectitude des pensées. J’ai dit (page 2 de la seconde édition) que l’on estime la richesse d’une personne par la valeur des choses qu’elle possède, et non par leur quantité ; et je dis un peu plus loin
que l’on estime la valeur de ces choses par la quantité des choses que l’on peut acquérir par leur moyen. Vous en concluez que je ne veux pas, dans le premier cas, que l’on mesure la richesse sur la quantité des choses que l’on peut obtenir par son moyen ; et que, dans le second cas, je veux qu’on la mesure ainsi ; ce qui m’expose de votre part au reproche de contradiction.
Mais cette prétendue contradiction est expliquée dans la même page, par les exemples dont je me sers. N’est-il pas constant que deux aunes de drap, valant cent francs, sont une richesse supérieure à dix aunes de toile commune, valant 20 francs ? Quand ensuite je dis qu’un cheval qui peut se vendre 20 pièces d’or, est une richesse double d’un cheval dont il est impossible de tirer plus de 10 pièces d’or, le nombre des pièces n’est-il pas une mesure de la portion de richesse qui résulte de la possession de ces chevaux ? N’est-il pas évident qu’une quantité de choses de différentes valeur, comme le drap et la toile, n’est pas une mesure des richesses ; mais que le nombre comparé de choses d’égale valeur est un bon moyen de comparer deux richesses ?
Au surplus, puisque vous m’avez mal compris, il faut bien que je me sois mal exprimé ; je corrigerai cette logomachie ; et, en attendant, je vous remercie de votre critique.
Vous me dites ensuite : « Supposons qu’un procédé plus économique baisse de moitié la valeur de l’or, des souliers, des chapeaux et de toutes les autres choses : une livre d’or achètera tout autant de chapeaux, de souliers et de linge qu’auparavant. Je vous demande si, dans ce cas, un homme qui posssède une livre d’or est aussi riche qu’auparavant ? D’abord, vous me répondez non, parce qu’il ne possède pas une marchandise de valeur pareille, etc… »
Je vous demande bien pardon ; je ne réponds pas NON : je réponds OUI ; car dans cette supposition, une livre d’or, en baissant de prix, peut néanmoins acheter une quantité pareille de choses semblables.
Vous me faites un reproche du même genre relativement à un passage de mes Lettres à Malthus et je crois que vous ne l’auriez pas fait, si j’avais eu le talent de faire bien comprendre l’importante théorie de la production, que je considère toujours comme un grand échange que nous faisons de nos services productifs contre les produits. Certes, si, au moyen des mêmes services, nous acquérons plus de produits, nos services valent davantage ; nous sommes plus riches, puisque nous acquérons plus de choses.
Cette explication, dont toutes les parties sont susceptibles, je crois, d’une démonstration rigoureuse, s’accorde fort ; bien avec la proposition qui établit que deux portions de richesse sont entre elles comme les quantités d’un même produit que l’on pourrait acquérir par leur moyen.
Du reste, je ne pense pas que nous devions avoir la prétention de donner des définitions abstraites, notamment de la richesse ; c’est-à-dire une définition où nous ferions abstraction du possesseur et de la chose possédée. C’était ainsi que procédaient les disputeurs du moyen âge ; et c’était, je crois, la raison pour laquelle ils ne s’entendaient jamais. Une définition trop générale et qui n’entre pas dans les particularités qui distinguent chaque objet, n’apprend rien. Ne vaut-il pas mieux faire connaître un objet à mesure que l’on peut lui appliquer les caractères qui le distinguent ? Le lecteur alors en conçoit nettement l’idée.
Savez-vous bien, mon cher monsieur, que votre lettre contient un aveu précieux que je regarde comme un hommage rendu à la vérité. C’est quand vous dites que vous n’aimez pas à mettre en un bloc les frais de production, et que vous avez besoin de savoir dans quelle proportion chacun d’eux donne de la valeur à un produit. Il m’avait semblé que jusqu’ici vous n’accordiez ce privilège qu’au travail ou à l’industrie ; et que vous le refusiez au fermage et à l’intérêt du capital. En parlant ainsi des différens frais de production, vous approuvez implicitement l’analyse et l’estimation que j’ai essayé d’en faire.
Je suis fort reconnaissant de l’accueil que la Société économico-politique a bien voulu me faire, et je lui en témoigne ma gratitude dans une lettre que j’adresse à son secrétaire, M. Cowell junior. Je soumets en même temps aux méditations de la Société deux ou trois questions dont la solution me semble importante.
Notre nation, absorbée par les affaires, par les plaisirs, par les querelles politiques, donne bien peu d’attention aux questions économiques ; aussi les progrès de son instruction en ce genre sont-ils bien lents. Je développe deux fois par semaine quelques principes élémentaires entièrement d’application, dans un très-joli amphithéâtre que le gouvernement a fait construire au Conservatoire des Arts et Métiers ; et j’observe, à la honte de notre nation, que la moitié de mon auditoire se compose d’étrangers, Anglais, Russes, Polonais, Allemands, Espagnols, Portugais et Grecs. Le prince héréditaire de Danemarck, qui va bientôt partir pour Londres, ne pouvant suivre cet enseignement, m’a prié de l’initier en particulier aux principes de l’économie politique qu’il m’a paru saisir fort bien ; ce qui est d’un bon augure pour les peuples qu’il aura à gouverner.
Veuillez, mon cher monsieur, demeurer toujours persuadé de ma haute estime et de mon constant attachement.
J.-B. SAY.
- ↑ Voyez Cours complet, 3e partie, chap. 16, page 54 du 3e volume.
- ↑ Proposais for an economical and secure currency.
- ↑ Les lettres de David Ricardo sont en anglais.
- ↑ M. J.-B. Say avait passé quelques jours à Gatcomb-Park, dans le Gloucester-shire.
- ↑ C’est à cette occasion que David Ricardo fit son livre intitulé : Principes de l’Économie politique et de l’Impôt, où, parmi beaucoup d’excellentes choses, il développe sa doctrine sur la rente des terres ; doctrine où l’auteur du Cours complet d’Économie politique n’a rien pu voir de neuf ni d’important, et qui, pour beaucoup d’écrivains anglais, a été malheureusement l’occasion d’abandonner la méthode expérimentale d’Adam Smith, et de tirer par des raisonnemens abstraits leurs conséquences de ce qu’ils ont appelé principes, au lieu de les tirer immédiatement de la nature des choses et des faits.
- ↑ Il est actuellement à sa troisième édition.
- ↑ On n’a pu la retrouver.
- ↑ Le Cours complet d’économie politique, qui n’a été complètement publié qu’en 1829.
- ↑ La troisième édition a paru depuis.
- ↑ Je crois que Ricardo est ici dans l’erreur, et son explication ultérieure suffit pour le prouver. Quand les besoins de la société sont devenus plus pressant, le pain renchérit ; mais ce n’est pas le travail du cultivateur qui en élève le prix, c’est le besoin du consommateur, et il en résulte un plus gros gain pour le propriétaire du terrain ; car il est ici question d’effets permanens.