Mélanges et correspondance d’économie politique/Correspondance avec Thomas Tooke

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Texte établi par Charles Comte, Chamerot (p. 315-339).


Thomas TOOKE[1] à J.-B. SAY.


Mon cher Monsieur,


Mon fils aîné est sur le point d’aller faire un court séjour à Paris. Il a déjà l’avantage d’être connu de vous et désire cultiver votre connaissance, autant pour son intérêt que pour le mien. Il saisira la première occasion de vous présenter ses respects, et vous remettra une suite de tableaux statistiques dont je l’ai chargé pour vous et que je vous prie d’accepter. Ces tableaux sont ingénieusement construits ; et comme ils ont rapporta nos communes études, j’ai pensé que vous seriez bien aise de les consulter dans l’occasion

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Notre ami, M. Malthus, m’a fait le plaisir de me communiquer quelque correspondance qui a eu lieu entre vous au sujet d’une ou deux remarques qu’il a faites sur vos doctrines, dans son ouvrage sur les Définitions en Économie politique. Les deux points principaux sont : 1o la définition de la valeur d’échange ; 2o la classification parmi les richesses des produits immatériels.

Comme je suis entièrement de votre avis sur ce dernier point, je ne m’y arrêterai que pour observer que, parmi d’autres incohérences résultant des opinions contraires, il faut comprendre celle d’exclure comme article de richesse le talent du musicien, tandis que c’est son talent seul qui donne de la valeur au violon et à tous les autres instrumens de musique qui sont bien des produits matériels. Je n’ai jamais pu, en principe, apercevoir la différence qui ferait qu’une pêche, comme vous le remarquez justement, qui cause au palais un plaisir passager, constituerait une portion de richesse, tandis qu’une chanson ou un opéra destinés à plaire à l’oreille n’en feraient pas partie, quoique étant le fruit d’un travail et d’une dépense pareille.

À l’égard du mot valeur d’échange, en prenant le mot utilité dans le sens ou vous retendes, je ne diffère pas essentiellement de vous dans les définitions que vous en donnez ; mais je ne saurais m’empêcher de croire que votre idée serait mieux rendue en substituant au mot utile ou utilité, l’expression pouvant servir à l’usage ou aux jouissances. Cette expression embrasse les articles de luxe et de simple commodité aussi bien que ceux de nécessité ; mais j’entends fort bien que vous les comprenez sous la même dénomination d’utiles ; ce n’est que pour éviter que vous soyez mal compris, que je les regarde comme préférables.

Dans quelques-unes de nos dernières réunions de la Société d’Économie politique, la définition suivante des richesses a reçu l’assentiment d’une portion considérable de ses membres, et l’on est convenu de l’adopter comme exprimant la signification la plus générale de ce mot : « Objets calculés pour l’usage ou la jouissance, et existant en quantité limitée. »

Vous observerez que cette définition embrasse les produits immatériels et oblige les écrivains qui ne les admettent pas de les exclure expressément en donnant leurs raisons pour faire une telle exception. Les termes de cette définition ont été suggérés par moi. Jusque-là la condition qui, indépendamment de l’utilité, était regardée comme essentielle à la valeur échangeable et conséquemment à la richesse, était que l’objet fût le produit de l’industrie ou du travail. Maintenant, quoiqu’on fait peu de choses, si même il y en a, soient pourvues de valeur échangeable, sans avoir coûté quelque portion de travail, il n’est pas néanmoins absolument nécessaire qu’elles soient le produit du travail. La condition essentielle est simplement que, se trouvant pourvus d’une valeur d’usage (de la faculté de pouvoir servir ), elles soient limitées en quantité. La nécessité du travail est seulement une des causes, quoiqu’à la vérité la principale, qui limitent la quantité. Les conditions ainsi réclamées, savoir, l’utilité d’une part et d’une autre part la quantité limitée, me paraissent simplifier la considération du sujet qu’on a jusqu’ici mal à propos compliquée. En réalité, c’est réduire à ses termes les plus simples la question de savoir si les variations de valeur résultent des divers rapports qui existent entre les quantités offertes et demandées.

Croyez-moi, mon cher monsieur, avec une sincère estime, votre etc.


Thomas TOOKE.


J.-B. SAY à Thomas TOOKE


Mon cher Monsieur,


Pendant que votre fils aîné est à Paris le mien, se rend à Londres pour affaires, et si vous pouvez l’aider de vos conseils j’en serai profondément reconnaissant. Je saisis cette bonne occasion pour vous envoyer le premier volume qui vient de paraître, de mon Cours complet d’Économie politique. Vous vous apercevrez aisément que j’ai voulu populariser cette science et la répandre parmi les jeunes gens qui commencent à s’en occuper beaucoup dans les deux hémisphères. Il fallait pour cela éviter autant que possible les abstractions qui ne laissent circuler et perfectionner les principes que parmi les philosophes ; et cependant il fallait les traiter avec une généralité telle qu’ils pussent intéresser également toutes les nations. J’ai cherché à les mettre, pour ainsi dire, à la merci du bon sens du public, et à les rendre tellement applicables que tout homme doué d’une intelligence ordinaire pût de lui-même trouver dans ses observations journalières, une confirmation de toutes les vérités professées. Je serai reconnaissant des critiques que vous voudrez bien m’adresser ; les critiques sont dignes de la plus sérieuse attention, lorsqu’elles viennent du petit nombre des hommes qui, comme vous, monsieur, joignent la pratique à la théorie[2].

Vous pouvez juger par là combien j’ai été satisfait de voir l’approbation que vous donnez à ma doctrine des produits immatériels, faute de laquelle on trouve dans l’économie sociale tant de phénomènes inexplicables. Je m’applaudis également de ce que vous me dites de mes principes sur l’utilité, pourvu que j’entende par ce mot, comme je le fais, les qualités qui rendent les choses aptes à servir les besoins, les goûts, et même les travers de l’homme. Comme savans, nous sommes des descripteurs de faits, et pour être bons descripteurs de faits, nous devons les décrire complètement avec toutes leurs circonstances, et aussi bien les sottises que les actions raisonnables.

Je vous remercie de la communication que vous me donnez de l’ingénieuse définition du mot richesses que vous avez suggérée à la Société d’Économie politique. Elle me paraît aussi bien qu’elle peut être, lorsqu’on veut donner en une seule phrase l’idée d’une chose complexe et pourvue de dix caractères à la fois. Vous verrez à ce sujet dans les Considérations générales qui précèdent mon Cours, ce que je pense des définitions en général, et pourquoi je me suis borné dans tout cet ouvrage à faire connaître les caractères de l’objet défini, à mesure que les développemens de la matière mettent le lecteur en état de les comprendre.

Il me semble qu’on pourrait prouver l’insuffisance des meilleures définitions en disant, par exemple, que celle que la plupart de nos collègues ont adoptée ne comprend pas des objets que le monde entier regarde comme des richesses, tels que les billets de banque (bank-notes), qui n’ont pas pour objet, du moins immédiatement, l’usage et la jouissance ; tandis qu’en donnant ce nom à tout ce qui est pourvu d’une valeur échangeable, on est dans la vérité. Les objets qui, comme l’air et l’eau, n’ont aucune valeur échangeable, sont cependant des richesses ; je suis loin de le nier, mais, selon moi, ce sont des richesses d’un autre ordre, et dont la définition ne saurait être la même que celle qui convient aux richesses, dans le sens vulgaire du mot. La santé aussi est une richesse, puisqu’elle fait partie de nos biens ; et cependant nous ferions rire le vulgaire, si nous disions qu’un homme est riche parce qu’il est bien portant, parce qu’il jouit d’un fonds inépuisable de bonne santé.

Voilà pourquoi je me suis vu obligé de distinguer deux sortes de richesses totalement différentes entre elles : les richesses naturelles et les richesses sociales ; les premières, purement personnelles ; et les autres n’ayant d’existence que dans la société et par la société, pouvant seules être soumises à des lois générales et devenir l’objet d’une science. Et si des esprits chicaneurs m’opposaient que la hutte et le parasol de Robinson Crusoë ne trouvent aucune place dans ma description des faits, je répondrais que les ustensiles d’un homme privé de toute société sont des richesses naturelles, puisqu’elles sont le fruit de ses facultés naturelles, et que ces richesses deviennent des richesses sociales quand la société, une fois formée, leur donne une valeur d’échange ; de même que les terres cultivables, qui sont des richesses naturelles pour l’homme isolé, deviennent des richesses sociales du moment que la société y ajoute un prix.

Du reste, vous pensez bien que j’approuve beaucoup la définition en question sous le rapport de l’application qu’on peut en faire aux produits immatériels, et même aux services productifs de tous les genres ; car je regarde comme des produits immatériels les journées d’un ouvrier. En effet, il ne sort point de matières du bout de ses doigts ; il n’en sort que des services qu’un manufacturier achète pour donner de l’utilité et de la valeur à ses matières premières, qui deviennent seulement alors des produits matériels.

Quant à la question du fondement de la valeur échangeable (que je regarde, avec Adam Smith, comme un caractère essentiel de la richesse sociale), je ne pense pas qu’on puisse la trouver dans la limitation de la quantité (limitation of supply) ; j’en donne les motifs très-développés dans l’ouvrage que j’ai l’honneur de vous offrir. On n’obtient gratuitement que ce qui peut être acquis sans frais de production ; une chose a donc de la valeur, quelle que soit sa quantité, en proportion des frais que cette quantité coûte, pourvu que l’utilité que les hommes trouvent en elle soit suffisante pour leur faire surmonter les difficultés (the cost) sans lesquelles elle n’existerait pas, c’est-à-dire les difficultés qu’il faut nécessairement vaincre pour lui donner l’existence.

Telles sont, mon cher monsieur, les réflexions que m’a suggérées votre aimable lettre. Je les soumets à votre excellent jugement, à votre zèle pour les progrès de la science, et à l’amitié que vous avez la bonté de me témoigner.

Je vous dois aussi beaucoup de remercîmens pour l’ouvrage de statistique très-curieux que vous m’avez envoyé ; c’est un magnifique présent, et dont je me servirai utilement dans l’occasion. Il dénote beaucoup d’intelligence et de diligence dans son auteur, et on lui aurait beaucoup d’obligation, si, en continuant de publier les vicissitudes des prix, il étendait ses recherches sur tous les produits d’un usage général : cela donnerait à nos successeurs de précieuses données sur la valeur de nos monnaies et sur toute notre économie. Mais comme on ne peut pas donner suite à un ouvrage exécuté sur un plan aussi dispendieux, il faudrait alors que l’auteur donnât à l’avenir seulement des tableaux imprimés ; et comme, lorsqu’une époque est passée, on n’a guère besoin de connaître que les prix moyens (average prices), il suffirait de les publier de cinq ans en cinq ans, ou de dix ans en dix ans. Je suis persuadé que des tableaux abrégés de prix courans à différentes époques, seraient perpétuellement consultés et feraient autorité.

M. votre fils vient nous voir quelquefois, et je crois que notre climat convient fort à sa santé. Dans l’impossibilité où je suis de disposer à mon gré de mon temps et de faire de grandes courses pour lui faire voir Paris, je suis heureux de pouvoir me faire remplacer par mon fils cadet, qui a dans ce moment quelque loisir. Le vôtre fait les plus grands efforts pour se rendre maître de notre langue ; je crois que c’est avec succès, et qu’il commence à pouvoir suivre le babil de nos sociétés.

Agréez, mon cher monsieur, l’assurance, etc.


J.-B. Say.


Thomas TOOKE à J.-B. SAY.


Votre lettre du 15 avril accompagnait l’agréable présent que vous m’avez fait de la première livraison de votre Cours complet. J’ai commencé la lecture de ce volume, qui ouvre de la manière la plus satisfaisante l’importante tâche de rendre l’économie politique accessible à tout le monde. Pour y parvenir, il fallait faire un ouvrage qui non-seulement contînt les vérités intéressantes pour toute la société, mais qui montrât les liaisons qu’elles ont avec les différentes classes dont la société se compose. C’est ainsi que, dans votre seconde division (des opérations productives), vous avez examiné la formation et la consommation des capitaux, sous les différens points de vue sous lesquels de telles opérations doivent être envisagées par les hommes d’État, et par les personnes engagées dans les affaires. Les deux grands devoirs des gouvernemens relativement à ces derniers, savoir de les protéger contre les entreprises des autres hommes et contre les molestations de l’administration, sont parfaitement établis et heureusement prouvés par des exemples, notamment aux pages 305 et 329. L’effet que vous citez à la page 293 d’une politique violente et arbitraire est frappant.

Si j’entrais dans le détail de tous les articles où je concours avec vous en admirant vos développemens, je vous retiendrais trop longtemps. Je ne m’arrêterai donc qu’à ces points peu nombreux où je ne suis pas tout-à-fait de votre avis, et je vous dirai franchement mon opinion, puisque vous me la demandez.

Sur l’article de la valeur, nous n’arrivons pas exactement à la même conclusion ; mais en même temps je suis heureux de penser que notre différend ne vient que de ce que nous donnons une signification plus ou moins étendue à cette expression. Nous entendons l’un et l’autre que la valeur suppose le pouvoir de faire un échange, ou la mesure d’une marchandise par la quantité plus ou moins grande d’une autre marchandise, et conséquemment que c’est un terme relatif. Nous convenons encore que cette valeur, ou le prix quand elle est exprimée en monnaie, conserve toujours quelque proportion avec les frais de production de la marchandise. Notre dissentiment consiste en ce que vous pensez que les frais de production sont la cause immédiate de la valeur[3], tandis que je pense que cette cause réside dans la limitation de la quantité offerte (supply), sans perdre de vue que l’objet est capable de servir, jusqu’à un certain point, à l’utilité ou aux jouissances ; et que cette limitation est communément et principalement occasionée par les frais de production, mais qu’elle peut être, et est en effet, fréquemment influencée par d’autres circonstances, comme, par exemple, un monopole accordé par l’autorité, ou par la possession de certains avantages spéciaux, comme la situation d’un terrain fertile à portée d’une grande ville, ou un bassin à côté du pont de Londres, ou la disposition d’un cours d’eau dans un canton populeux. La valeur du produit du terrain ou de son service (en employant votre excellente expression) est hors de proportion avec la main-d’œuvre et avec toute autre avance consacrée à la même production.

Comme la diversité de nos définitions du mot richesse dépend uniquement de celle que nous mettons dans la définition du mot valeur, je ne vous fatiguerai pas en insistant sur cette controverse. J’observerai néanmoins que je ne saurais admettre entièrement que les billets de banque soient une exception à ma définition de la richesse, puisqu’en eux-mêmes on ne peut pas les considérer comme richesses, mais comme des signes représentatifs de richesses (d’un droit à la possession d’une certaine quantité d’or, par exemple) ; de même que nous ne saurions appeler du nom de richesse, le titre, le parchemin qui constate la propriété d’un domaine, quoique dans un marché nous le donnions ou nous le recevions pour de la monnaie.

Je ne suis pas tout-à-fait disposé à admettre en totalité ce que vous dites dans vos Considérations générales au sujet des définitions. Ce que vous dites de l’abus des définitions est très-juste ; mais vous paraissez (quoique je ne prétende pas que telle soit votre intention) mettre en doute l’utilité de toute espèce de définition. Je crois, comme vous, que toute définition doit embrasser les différens caractères de la chose définie, suivant l’objet du discours pour lequel elle est faite ; mais différentes définitions du même objet, en même temps qu’elles servent à donner au lecteur une conception plus complète du sujet, peuvent n’être pas moins exactes en raison de cela, ni moins utiles pour le sens. C’est ainsi que la définition d’un taureau par un naturaliste différera de celle qu’en donnera un fermier, sans être contradictoires ; et toutes deux seront utiles au but qu’ils se proposent l’un et l’autre.

Je fais ces critiques, non que je les croie importantes, mais uniquement parce que tous avez exprimé le désir d’avoir mon avis.

Puisqu’il est question de vos Considérations générales, je dois vous dire que, dans le cours de mes lectures, je n’ai jamais rencontré un discours plus propre à exciter l’intérêt en faveur de la science que nous cultivons, ni plus capable de renverser les objections de l’ignorance et des préjugés.

Pour en revenir à nos intérêts particuliers, je vous dirai que mon fils parle dans les termes les plus vifs de la manière affectueuse dont il a été reçu par vous et par votre famille, il dit que les momens qu’il a passés au faubourg Saint-Martin ne sortiront pas de sa mémoire. Il envoie ses complimens à votre fils Alfred. De mon côté, j’ai eu un vrai plaisir à faire connaissance avec votre fils aîné. Son mérite personnel, indépendamment de son nom, doit le faire accueillir partout. J’ai le plus grand désir d’entretenir des relations avec lui, et me regarderai comme très-heureux de voir s’en renouveler les occasions.

Croyez que je suis, etc.

Thomas TOOKE.
Richmond-Terrace, Whitehall, 24 mai 1828.


Thomas TOOKE à J.-B. SAY.


Londres, 22 décembre 1828.


Mon cher Monsieur,


J’ai bien reçu l’aimable présent que vous m’avez fait du deuxième volume de votre Cours complet. Comme il m’est parvenu à cette époque de l’année où les affaires commerciales me laissent peu de loisir, j’en ai renvoyé la lecture de quelques semaines, et saisis cette occasion de vous en remercier.

Je l’ai lu avec une satisfaction peu commune. L’économie politique attendait depuis longtemps un ouvrage qui, fondé sur les principes les plus sains de la science, la montrât sous des formes vivantes et surtout attrayantes. Nous avions des livres sur quelques parties de l’industrie qui réunissaient des faits précieux ; mais pour être instructifs, il fallait qu’ils fussent analysés, classés et rattachés à des principes généraux. D’un autre côté, nous avions ce que l’on peut nommer une algèbre de l’économie politique, qui, réduite à des suppositions abstraites et rigoureuses, ne tenait aucun compte, ou du moins ne tenait pas un compte suffisant des combinaisons variées de lieu, de temps et de circonstances. Elle effrayait les lecteurs par un appareil scientifique, au lieu de fixer leur attention par des réalités qu’ils pussent rattacher aux affaires de la vie ordinaire. Bref, au bout de cinquante années, nous avions besoin d’un autre Adam Smith qui pût se prévaloir des nouvelles découvertes et des nouveaux exemples présentés par cette période féconde en événemens, et qui présentât le tout sous une forme élégante et facile. Si je voulais me contenter de vous dire en termes généraux : Votre ouvrage est ce qu’il fallait pour satisfaire à tous les désirs, vous pourriez regarder cela comme un compliment hyperbolique et qui, par conséquent, ne prouve rien ; mais je justifierai mon opinion à cet égard en spécifiant en particulier votre classement des diverses manières d’exploiter les biens fonds, et l’esclavage considéré sous le point de vue de l’industrie ; vos considérations sur le choix des localités pour les manufactures, ainsi que sur la nature et les résultats de l’industrie commerciale.

Dans notre pays, nous sommes si accoutumés, pour nos biens ruraux, à l’invariable système des fermages en argent, sans jamais y mêler aucune portion de rente en nature ou en services personnels, que nous donnons à peine la moindre attention aux résultats que les différens modes d’exploitation ont eus et ont encore chez une grande partie des autres nations du globe. Vos remarques sur l’effet moral, sur les avantages et les désavantages de la culture, d’un côté, par la main des propriétaires du terrain, et de l’autre par des mains esclaves, et la comparaison que vous faites entre les produits qu’on en retire et le prix auquel on les obtient, tout cela est d’une haute portée.

Dans vos chapitres sur l’industrie manufacturière, il est aisé de reconnaître la main d’un homme qui a pu joindre la pratique à la connaissance des principes généraux. Il aurait été heureux pour beaucoup de capitalistes, aussi bien en Angleterre qu’en France, qu’ils eussent toujours pesé les suggestions qu’ils auraient ici trouvées avant de hasarder leur fortune dans de grandes entreprises. Je suis persuadé qu’à l’avenir il s’en trouvera beaucoup qui vous rendront grâce des réflexions qu’aura fait naître votre chapitre XII sur la comparaison, dans la pratique, de la somme des frais avec la valeur des produits. Vous aurez écarté bien des entreprises ruineuses.

Quant aux résultats du commerce et à votre réfutation des communes erreurs qui circulent à ce sujet, je ne peux rien vous dire de plus, sinon que cette partie est de tous points digne de la doctrine neuve si habilement établie dans votre Traité d’Économie politique.

Lorsque j’en suis venu a mon sujet de prédilection, les monnaies, j’ai été bien content de voir si parfaitement établi que la monnaie est elle-même une marchandise servant d’instrument pour l’échange des autres marchandises, et de voir l’erreur que l’argent est seulement un signe représentatif des valeurs détruite si complètement et avec autant de bonheur : l’analogie du cheval et du cabriolet qui s’échangent l’un contre l’autre, sans pour cela que l’un représente l’autre, couvre de ridicule une telle absurdité. Et lorsque ensuite vous prouvez que ni la monnaie, ni aucune autre marchandise ne peut présenter un type invariable des valeurs, l’explication du phénomène de la circulation est bien avancée.

J’y vois aussi mon opinion sur la question du droit de fabrication et sur la question, s’il convient d’en établir un, confirmée et illustrée, à une légère différence près, dans votre dernier chapitre.

Comme je suis persuadé que des critiques faites de bonne foi sont aussi bien reçues de tous que des paroles approbatives, je n en ai que bien peu à vous offrir. Il me semble que vous n’attachez pas tout-à-fait assez d’importance à l’opinion de Ricardo sur le fermage (the rent). Il est vrai que vous aviez précédemment habilement traité cette matière ; mais je crois qu’elle n’avait cependant pas reçu toute l’évidence dont elle est susceptible[4]. En même temps je conviens volontiers que le morceau que vous avez cité de lui à votre page 98, a quelque chose de paradoxal. Il est bien vrai que ce ne sont pas de plus grands frais de production qui causent une augmentation dans le prix du blé ; le blé monte par une augmentation de demande, et son prix peut alors payer de plus grands frais de production.

Cette question me remet en mémoire de vous demander s’il vous serait possible de me procurer une plus grande extension, soit antérieure, soit postérieure, au tableau que vous avez donné dans le Morning-Chronicle, du 21 août 1822, des prix moyens du blé au marché de Roye, de 1803 à 1807, que j’ai rapporté dans la douzième section de mon ouvrage sur les Hauts et bas prix. Il m’importerait beaucoup de pouvoir étendre cette donnée de 1798 a 1827, pour servir à un nouvel ouvrage qui m’occupe, et que j’espère être en état de vous envoyer le mois prochain. Dans cet ouvrage, mon objet est de prouver, par de nouveaux faits et de nouveaux argumens, les conclusions que j’ai cru pouvoir établir dans mon ouvrage sur les Hauts et bas prix ; savoir : que le rétablissement de la valeur des monnaies, en Angleterre, a été l’effet naturel et inévitable du système auquel la circulation a été soumise durant la suspension du remboursement des billets de banque ; et que la reprise des paiemens en espèces aurait pu avoir, et probablement aurait eu lieu tout de même sans l’intervention de la législature, que l’on nomme le bill de M. Peel.

Plus j’examine la matière, et plus je demeure convaincu que les effets de la suspension du paiement des billets de banque, en élevant les prix, et de la reprise du paiement effectif en les faisant baisser, ont été beaucoup exagérés ; et que la hausse ou la baisse, dans la grande majorité des cas, doit être attribuée à des circonstances qui ont affecté chaque article en particulier ; de la même manière, en un mot, que vous-même avez expliqué, dans votre lettre à M. James, que j’ai citée, les variations survenues en France dans le prix du. blé et des denrées coloniales.

Du 24 décembre. Pendant que j’attendais de pouvoir vous faire parvenir oe qui précède, j’ai eu le plaisir de recevoir, par les mains du docteur Elmore, votre troisième volume et les quelques lignes qui l’accompagnaient. Je vais le lire dans la ferme attente d’y trouver l’agrément et l’instruction qu’on trouve dans tout ce qui vient de vous. Après y avoir jeté un coup d’oil rapide, je vois que j’y trouverai un renseignement, qui s’applique parfaitement au but que je me propose, en prouvant que les prix en France ont éprouvé une élévation proportionnée à celle de ce pays-ci, si ce n’est tout-à-fait égale, du moins fort approchante, et conséquemment que cette hausse en Angleterre ne saurait être attribuée à l’état de notre monnaie. Le renseignement que je veux dire est celui kqui se trouve page 28 : Comparaison des objets à l’usage d’un fermier de l’arrondissement de Saint Denis, avant 1789 et sous Napoléon, extrait d’un Rapport fait en 1811 à Napoléon, par le ministre de l’intérieur.

Il me semble que vous avez reçu de l’ouvrage de Mushet une impression que je ne saurais m’empêcher de trouver exagérée, de la reprise qui a eu lieu, chez nous, des paiemens de la banque en espèces, et de ses effets sur les baux et sur le prix des terres.

Thomas TOOKE.

  1. Auteur d’un ouvrage publié successivement en cinq parties, sous ce titre : Thoughts and details, etc. ; c’est-à-dire, Pensées et Développemens sur les prix des choses dans les trente dernières années.
  2. M. Tooke est un des principaux négocians de Londres.
  3. M. Tooke ne représente pas ici exactement mon sens. J'établis dans mes ouvrages que la cause immédiate de la valeur d’un objet est dans son utilité (en comprenant toujours dans ce mot la faculté de pouvoir servir d’une façon quelconque), mais que l’élévation de cette valeur est bornée par les frais de sa production.
    (Note de l’auteur.)
  4. Lorsque M. Tooke écrivait cette lettre, les deux premiers volumes seulement du Cours complet avaient été publiés. La réfutation de la doctrine de Ricardo, développée ensuite par Macculloch, a reçu de nouvelles confirmations dans le ch. 20, 5e partie, intitulé : D’une opinion relative au profit des fonds de terre.