Mélanges et correspondance d’économie politique/Correspondance avec Alexandre Everett

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Texte établi par Charles Comte, Chamerot (p. 340-347).


J.-B. SAY
À M. Alexandre EVERETT,

chargé d’affaires des états-unis d’amérique à la cour des pays-bas.


Paris, 10 janvier 1824.


Monsieur,


Vous avez eu la bonté de me faire parvenir vos Nouvelles Idées sur la population, en réponse à Malthus et à Godwin ; veuillez en recevoir mes sincères remercîmens. J’ai trouvé dans cet écrit des vues intéressantes et cet amour de l’humanité qui devrait toujours guider la plume des publicistes ; je l’étudierai avec plaisir et avec profit.

Vous me demandez mon avis, monsieur, et malheureusement je n’ai pas le loisir nécessaire pour établir entre nous une discussion épistolaire. Je me permettrai seulement de vous faire une observation : la proposition que l’augmentation de population est une cause d’abondance et non de rareté, en la supposant vraie dans tous ses degrés, ne me paraît pas détruire le fond du principe de Malthus, ni celui que j’établis dans mon Traité d’Économie politique, quatrième édition, tome 2, page 181, qui est que le nombre des hommes est toujours en raison des moyens d’existence.

En effet, Malthus, dans son livre, et moi, dans cette partie du mien, nous ne recherchons point les causes qui multiplient les produits ; nous disons seulement qu’avec une quantité quelconque de produits et avec des besoins déterminés chez les consommateurs, la population croît jusqu’au point où ses produits lui permettent de croître.

Maintenant que les produits soient beaucoup plus abondans là où la population est plus nombreuse et plus industrieuse, c’est ce que personne ne révoque en doute ; et c’est aussi pour cela qu’elle est plus nombreuse dans les pays où il y a beaucoup d’industrie et de capitaux ; mais il n’y a pas de l’industrie et des capitaux parce qu’elle est nombreuse.

J’ajouterai que vous ne faites aucune différence entre les produits ; cependant les produits alimentaires ne peuvent pas se multiplier indéfiniment ; ils ne peuvent pas même se multiplier beaucoup au-delà de ce que le pays peut fournir ; car, lorsqu’il faut les tirer d’un peu loin, ils coûtent plus qu’ils ne valent, et dès lors on ne peut pas s’en servir. Si les Anglais sont obligés de se pourvoir de blé tellement loin que la quantité de blé qui sera nécessaire pour nourrir un homme pendant un jour, coûte deux jours de travail, quelle que soit l’industrie des Anglais, il leur sera impossible de se procurer ce blé là, et, par conséquent, leurs moyens de subsistance ne sauraient croître dans la même proportion que leur nombre.

Excusez-moi, monsieur, si je me permets ces objections qui ébranlent les fondemens de votre ouvrage ; votre franchisé m’y autorise ; mais je sens que le temps et la force me trafiquent pour donner à ces idées les développemens qui leur seraient nécessaires : souffrez donc que je me borne à vous assurer de ma reconnaissance et de ma parfaite estime.

J.-B. SAY.


M. Al. EVERETT à J.-B. SAY.


Bruxelles, 18 février 1824.


Monsieur,


J’ai eu l’honneur de recevoir votre obligeante lettre du 10 janvier. Je dois d’abord vous prier de recevoir mes remercîmens pour l’approbation que vous voulez bien donner aux intentions qui ont dicté mon ouvrage sur la population, et pour la franchise avec laquelle vous établissez vos objections sur quelques principes fondamentaux. Vos raisons, je l’avoue, ne m’ont point convaincu ; mais je ne veux pas vous importuner en y répondant longuement. Une correspondance épistolaire, comme vous l’observez avec justesse, ne permet pas la discussion des grandes questions ; et je sens très-bien que votre temps est trop précieux pour vous-même, pour vos amis et pour le public, pour que vous puissiez être à la disposition des étrangers. Dans l’édition plus étendue de ce traité, que je publierai probablement plus tard, je discuterai vos idées avec tout le respect dû à des opinions sur l’économie politique, auxquelles vous donnez la sanction de votre autorité.

J’ajouterai seulement ici une remarque sur le passage de votre lettre dans lequel vous établissez que mon principe fondamental que l’augmentation de la population est une cause d’abondance, n’est pas nécessairement en opposition avec celui soutenu par vous et par Malthus, que la population est toujours en proportion des moyens de subsistance. Il est vrai que ces deux propositions ne sont pas en opposition ; mais je crois que vous n’avez pas présenté, le principe que je combats dans toute sa force. Le but de Malthus, dans tout le cours de son ouvrage, paraît être de prouver que la population a une tendance naturelle à aller au-delà des moyens de subsistance, et que, par conséquent, son augmentation est une cause de disette. Vous observez aussi (vol. 2, page 185) que non seulement la population s’augmente en proportion des moyens de subsistance, mais qu’elle va au-delà, ce qui amène la misère et la disette. J’admets avec vous que la population est toujours en proportion des moyens de subsistance ; mais je pense que vous reconnaîtrez que ma doctrine, établissant qu’une augmentation de population est une cause d’abondance, et la vôtre établissant que c’est une cause de disette, nous nous trouvons néanmoins dans une opposition complète.

Les deux objections que vous faites à ma théorie sont : que l’augmentation de la population n’entraîne pas nécessairement une augmentation dans la production, et que chaque pays doit uniquement vivre sur les produits directs de son propre sol. Cette objection, dis-je, est examinée dans le 2e, 3e et 4e chapitre de mon ouvrage, auxquels je prends la liberté de vous renvoyer. À l’égard de la seconde de ces objections, je remarque, dans le volume 2, page 185, de votre traité, quelques observations qui semblent en opposition avec mes vues sur ce sujet. Puisque la Grande-Bretagne est obligée de prévenir par des lois l’importation du blé de Pologne et la farine des États-Unis, les frais nécessaires pour transporter les articles d’une grande distance ne les empêcheraient pas d’être apportés sur le marché.

Je vous dois, monsieur, des excuses pour vous avoir envoyé un ouvrage combattant une des opinions émises dans votre estimable traité, sans avoir parlé de cette circonstance dans ma lettre. Le fait est que j’ignorais à cette époque que vous eussiez adopté dans votre ouvrage l’opinion de Malthus. J’ai acheté et lu votre traité quand j’ai été à Paris, dans l’année 1812. Il était très-rare alors, et je me souviens d’avoir payé 30 francs un exemplaire dont j’ai depuis disposé en faveur d’un ami. Je n’avais pas relu votre ouvrage depuis, et je n’avais pas une idée nette de votre opinion sur la population, dont vous ne traitiez peut-être pas dans la première édition. Dans l’intervalle du moment où je vous écrivis à celui où j’ai reçu votre réponse, j’ai acheté un exemplaire de votre quatrième édition et je l’ai lu avec le plus grand plaisir. Vous penserez peut-être que c’est une preuve de mes préjugés si j’ajoute que mes vues à l’égard de la population paraissent s’accorder mieux avec le ton général de votre philosophie que celles de Malthus. Au fait Malthus diffère avec vous, comme vous ne l’ignorez pas, à l’égard de quelques-uns de vos principes les plus importans ; par exemple, qu’un excès de production est impossible ; dans cela il est peut-être conséquent, puisque votre doctrine détruit de fond en comble sa théorie favorite. Si un excès de production est impossible, il s’ensuit qu’un excès de producteurs, c’est-à-dire un excès de population, l’est également Votre découverte, comme on peut l’appeler, fournit, par conséquent, une réfutation des principes de Malthus et une preuve convaincante de l’exactitude du contraire que j’ai cherché à établir par mes raisonnemens. Je serais hautement flatté, si un plus mûr examen du sujet vous conduisait à reconnaître la similitude entre vos opinions sur la production et les miennes, et si cet examen vous engageait à mettre mes lettres à la place de celles de Malthus dans la cinquième édition de votre ouvrage.

Permettez-moi, monsieur, en finissant, de vous renouveler mes remercîmens sur la franche communication de vos opinions et l’assurance de ma haute estime et de mon respect. Si mes services pouvaient vous être de quelque utilité, je vous prie bien instamment d’en faire usage avec la plus grande liberté.

A. EVERETT.