Mélanges et correspondance d’économie politique/Correspondance avec le prince royal du Danemarck

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Texte établi par Charles Comte, Chamerot (p. 348-356).


J.-B. SAY
au
PRINCE ROYAL DE DANEMARCK.


Paris, 3 janvier 1824.


Monseigneur,


Votre Altesse Royale a eu la bonté de m’envoyer, sous une magnifique reliure, la traduction danoise de mon Traité d’Économie politique, et je m’aperçois, par la date de la lettre de M. Adler, que l’envoi en a été fait dès le mois de juin, quoiqu’il ne me soit parvenu qu’à la fin de décembre. Je serais sans cela inexcusable de n’avoir pas témoigné plus tôt à Votre Altesse Royale combien j’en ai été reconnaissant.

Mais je me fais de vifs reproches d’avoir tardé si long-temps à l’entretenir du plaisir qu’elle m’a fait en m’adressant un homme d’un mérite aussi éminent que celui de M. le professeur Oersted ; j’ai surtout vivement ressenti, en lisant la lettre qu’il m’a remise de la part de Votre Altesse Royale, les expressions de la précieuse faveur dont elle m’honore.

J’ai en même temps reconnu son excellent cœur dans la patriotique sollicitude qu’elle éprouve relativement a la situation économique des possessions danoises. Le bas prix des biens-fonds et des produits ruraux est d’autant plus remarquable et affligeant, qu’il est, pour ainsi dire, universel. Presqu’en même temps je recevais des plaintes semblables de Païenne et d’Odessa ; et l’on sait d’ailleurs que l’Angleterre, plusieurs provinces de France et une grande partie de l’Allemagne souffraient et souffrent encore du même mal.

Je crains, monseigneur, qu’il n’y ait pas en Europe d’économiste politique assez savant pour dévoiler complètement les causes de ce mal, ni de prince assez puissant pour y porter remède, du moins un prompt remède. C’est beaucoup si nous pouvons indiquer une partie des circonstances qui l’ont amené, et un régime qui puisse, à l’aide du temps, y apporter quelque soulagement.

Il y a eu des consommations extraordinaires et beaucoup de gaspillages pendant la guerre. Comment y a-t-on pourvu ? Par des emprunts, par des contributions de guerre, etc. On a acheté plus de produits que n’en achètent de simples revenus, puisqu’on y a consacré des portions de capitaux. Lorsque la consommation de paix a succédé, la demande des produits agricoles étant moins considérable, leur prix a du baisser, et celui des biens-fonds par conséquent.

Quelques récoltes qui paraissent avoir été généralement abondantes, du nord au midi, ont concouru à rabaissement des prix. Cet abaissement a dû être favorable aux manufactures et au commerce ; aussi voyons-nous que ces industries ont pris beaucoup d’extension, de même que la population, principalement chez les nations déjà industrieuses.

Je suis tenté de croire que le développement de la culture des pommes de terre, en multipliant la matière nutritive, a contribué de son côté à la baisse des blés et des terres à blé.

Il nous est permis de supposer aussi que l’augmentation de la valeur des monnaies est pour quelque chose dans la baisse des terres et de leurs produits ; car plus la monnaie devient précieuse, et moins on en donne dans les échanges pour une même quantité de blé. Que les monnaies aient généralement haussé de valeur me semble vraisemblable. La plupart des monnaies européennes étaient de papier quand la guerre a cessé, et on en a plutôt réduit qu’étendu la somme. Quant aux monnaies métalliques, elles ont pu hausser accidentellement par l’effet des troubles du Mexique et du Pérou, qui fournissent les cinq sixièmes des métaux précieux que réclament annuellement les besoins de l’industrie croissante du monde entier. Les travaux des mines n’ont pas pu être poussés comme en pleine paix.

Il n’est point contradictoire de supposer que l’or et l’argent soient devenus un peu plus rares relativement aux besoins, quoique les capitaux soient devenus plus abondans. Votre Altesse Royale sait fort bien que ce sont deux choses essentiellement différentes.

En même temps que les monnaies ont généralement haussé, notamment en Angleterre, les dépenses des gouvernemens sont restées à peu près les mêmes, et elles ont été levées sur les peuples en monnaie nominale valant plus ; de sorte que le contribuable, en payant une même somme, a payé en réalité une plus forte valeur. De là les frais de culture sont devenus plus considérables lorsque les produits agricoles valaient moins ; ce qui explique peut-être en partie la difficulté des rentrées des contributions directes en Danemarck.

Plusieurs autres causes sans doute ont concouru à l’effet que l’on déplore dans toute l’Europe ; et, parmi ces causes, Votre Altesse Royale me semble placer avec grande raison les emprunts publics qu’on a faits au sein de la paix, ou pour des guerres que l’on devait éviter. Les générations futures ne se verront pas de sang-froid dépouillées par celles qui les ont précédées. L’avenir demandera des comptes sévères au présent, et je prévois des bouleversemens de fortunes qui entraîneront peut-être des bouleversemens politiques.

Au surplus, la recherche des causes de cet état de souffrance, quelque intéressante qu’elle soit spéculativement, est maintenant beaucoup moins utile que ne serait la recherche des remèdes qu’on pourrait lui opposer.

Je sens, monseigneur, que, pour bien parler de ce qui intéresse votre nation, j’aurais besoin de ces connaissances locales dont Votre Altesse Royale m’a donné de si fréquentes preuves dans nos entretiens. Je n’ai que à ressource de juger de vos intérêts nationaux par les nôtres, et cette ressource doit être insuffisante à beaucoup d’égards.

Ne pouvant pas, pour l’écoulement de vos produits agricoles, compter sur les consommateurs étrangers, qui, de leur côté, sont approvisionnés avec surabondance, il convient de vous créer chez vous des consommateurs. Or, les consommateurs naturels des produits agricoles sont les manufacturiers et les négocians. Les hommes employés par eux mangent de meilleur pain et ils font des enfans.

Mais quelles manufactures, quels trafics peuvent convenir à votre climat, à l’aptitude de vos citoyens, aux consommateurs des campagnes qui en achèteront les produits du moment qu’ils vendront les leurs ? C’est ce que Votre Altesse Royale et les personnes éclairées qu’elle consulte savent mieux que moi. Tout ce qu’on peut dire de si loin, c’est que le gouvernement a, pour favoriser les fabriques et le commerce, des moyens qui conviennent à tous les États.

Je ne parlerai pas des institutions qui assurent les propriétés, de quelque nature qu’elles soient, c’est-à-dire la propriété industrielle, intellectuelle même, aussi bien que les terres ; j’ai lieu de croire que ces institutions sont plus parfaites en Danemarck, surtout sous le roi actuel, que dans la plupart des autres États de l’Europe. Il faut seulement prendre garde qu’en protégeant la propriété, on n’entrave pas, par des mesures administratives, ceux qui veulent en faire usage ; car, si je ne peux transporter aisément et à peu de frais mes marchandises d’un endroit à un autre, on a beau ne pas me les prendre, c’est pomme si on dm les prenait, puisqu’on m’empêche d’en tirer parti. Le respect de la propriété comprend le droit d’user et d’abuser garanti au propriétaire, pourvu qu’il n’attente pas aux droits d’autrui. C’est ce qui peut s’exprimer aussi par le mot liberté d’industrie.

S’il y a des entraves naturelles, des défauts de routes, de canaux, de ports, etc., le plus grand bienfait que l’industrie puisse recevoir d’un gouvernement éclairé consiste à lever ces obstacles, ou du moins à les rendre moins insurmontables. Il y a beaucoup de lieux oh l’on achèterait le blé qui surabonde un pieu plus loin, si les frais de transport n’en doublaient pas le prix. La majeure partie du prix des produits ruraux provient des frais de transport ; ce prix peut être établi beaucoup plus bas à l’aide de bons moyens de communication, et rien ne favorise la consommation de quelque produit que ce soit comme l’abaissement de son prix.

Les produits du commerce et des manufactures de leur côté, parvenant dans les parties les plus reculées du Royaume, à peu de frais, beaucoup de ces produits seraient mis à la portée des campagnes ; le pays deviendrait plus civilisé et fournirait des consommateurs aux fabriques, comme celles-ci en fourniraient aux campagnes.

Comme les capitaux sont un instrument nécessaire à toutes les industries, on ne saurait trop honorer l’épargne qui les multiplie ; l’épargne qui consiste, non pas à ne pas dépenser une partie de ses revenus, mais à faire des avances à l’industrie, ou, si l’on veut, à faire des dépenses reproductives.

Quant aux arts industriels, ils se perfectionnent et s’étendent d’eux mêmes, toutes les fois que les institutions ne mettent point d’obstacles au développement des esprits en général.

Je rougis réellement, monseigneur, de n’avoir à mettre sous les yeux de Votre Altesse Royale que des vérités si communes, lorsqu’elle est digne d’entendre celles qui réclament les plus hautes capacités de l’esprit ; mais je sais qu’elle ne dédaigne rien de ce qui est utile, et que le gros bon sens est estimé des plus grands princes. Puisse-t-elle au moins voir dans ce faible tribut de mes pensées la preuve de mon profond dévouement et des vœux sincères de celui qui ose se dire,

Monseigneur,
De Votre Altesse Royale, etc.
J.-B. SAY.
Paris, 3 janvier 1824.