Mélanges et correspondance d’économie politique/Essai sur le principe de l’utilité

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Texte établi par Charles Comte, Chamerot (p. 406-455).
§ Ier.
Ce qu’il faut entendre par le principe de l’utilité[1].


Dans les premiers chapitres de la première partie de mon Cours complet d’Économie politique pratique, j’ai parlé des besoins qu’éprouvent les hommes en société, sans mettre en doute qu’ils éprouvassent des besoins, soit comme individus, soit comme faisant partie du corps social. J’ai seulement fait remarquer que ces besoins sont beaucoup plus nombreux dans une société civilisée que dans l’état sauvage. J’ai dû négliger de m’occuper des besoins de l’homme isolé et m’attacher aux besoins de l’homme social, puisque j’avais pour objet de faire connaître l’économie de la société.

J’ai appelé des biens toutes les choses propres à satisfaire nos besoins, et je nomme utilité la qualité qui les y rend propres. On peut critiquer ces expressions ; mais comme elles s’appliquent à des idées réellement existantes, si l’on ne les jugeait pas bien exprimées, il faudrait les désigner par d’autres expressions. Je n’ai voulu que leur donner des noms que tout le monde pût aisément comprendre ; et pour que différentes personnes n’attribuent pas à ces noms des significations diverses, je prends, comme toujours, le soin de préciser le sens que j’y attache, sans me refuser à adopter des noms meilleurs si l’on en trouve.

J’ai remarqué aussi, dès les premiers chapitres du même ouvrage, et dans tout son cours, que l’utilité des choses et des actions avait une infinité de nuances et une importance très-diverse, selon que les choses servaient à satisfaire à des besoins indispensables ou futiles ; et, sans m’arrêter au degré de Futilité, j’ai prié que l’on considérât comme utile ce qui pouvait servir, soit en pourvoyant à nos besoins indispensables, soit en multipliant nos jouissances, soit en gratifiant nos goûts ; n’apercevant d’autre différence entre une utilité et une autre, que son intensité et le degré de son importance.

L’utilité ainsi désignée peut s’appliquer aux actions des hommes, comme à toute autre chose.

Or, le principe de l’utilité consiste à mesurer l’estime que nous faisons des choses ou des actions sur le degré d’importance de cette utilité. La plus importante pour l’homme en société, ce qui lui est plus utile, est pour lui digne d’une plus haute estime, et mérite le mieux d’être le but de ses efforts.

Mais l’homme faisant partie d’une société, quand il cherche avant tout son utilité personnelle, sans égard à ce qui convient aux autres hommes, est coupable d’égoïsme ; ce qui constitue tout à la fois un vice et un mauvais calcul. Je crois cette proposition susceptible de démonstration. D’ailleurs, ce n’est pas suivre le principe de la plus grande utilité, que de donner la préférence à celle qui n’est favorable qu’à une seule personne, plutôt qu’à celle qui est favorable à plusieurs.

L’homme social, quand il cherche uniquement l’utilité de la société dont il fait partie, de sa nation, au risque de ce qui pourra en advenir au reste du monde, est coupable d’un autre vice et d’un autre mauvais calcul, que j’appellerai égoïsme national, ou patriotisme exclusif. Je crois cette seconde assertion non moins susceptible d’être démontrée, quoique beaucoup plus contestée que la première.

Mais l’homme social, qui mesure l’estime qu’il fait des choses, sur le plus ou moins d’utilité qu’elles ont pour l’homme, c’est-à-dire qui mesure son estime sur le plus grand bien du plus grand nombre, est éminemment vertueux ; et j’ajouterai que pourvu qu’il n’emploie, pour parvenir à ce but, que des moyens compatibles avec la nature des hommes qui l’entourent et de la société dont il fait partie, ses principes non-seulement dénotent un sentiment louable, mais, au total, conduisent au bien lie plus réel et le plus durable, soit pour l’humanité, soit pour sa nation, soit pour lui-même.

Je considère donc comme utile tout ce qui sert au bien-être de l’homme. Les choses qui lui sont utiles le sont à différens degrés, depuis celles qui sont indispensables a son existence, jusqu’à celles dont toute l’utilité consiste à satisfaire ses goûts les plus fugitifs. On peut disputer à l’infini sur le plus ou le moins d’utilité de chaque chose, parce que les besoins et les goûts varient comme les figures. Dans cet écrit, je ne donne la qualification d’utile qu’à ce qui est reconnu pour tel par toute personne jouissant du simple bon sens ; et même, pour éloigner toute chicane, je permets à tout lecteur de nier l’utilité qu’il m’arrive d’attribuer aux choses. Alors, les raisonnemens que je fais dans la supposition que telle chose en particulier est utile à l’homme, ne s’adressent pas à ce lecteur en particulier, mais seulement à ceux de mes lecteurs qui admettent avec moi l’utilité de la chose. Ainsi , si je dis qu’un aliment est utile en ce qu’il nous préserve de la faim, qui est un mal, qu’un vêtement est Utile en ce qu’il nous préserve du froid, il est loisible, à qui le juge à propos, de nier ces propositions, et mes raisonnemens à cette occasion ne s’adressant plus qu’à ceux des lecteurs qui pensent avec moi qu’un vêtement chaud et un aliment sain sont bons à quelque chose.

De même, si j’établis une comparaison entre l’utilité de deux objet*, et que j’attribue, par exemple, à une maison qui nous met à l’abri des intempéries de l’air, plus d’utilité qu’à une bague qui nous gêne dans l’usage de notre main, il est permis à tout le monde de soutenir qu’une bague est plus utile qu’une maison ; seulement je préviens que mes raisonnemens sur ce point ne s’adressent qu’à ceux qui pensent avec moi qu’une maison est plus utile qu’une bague.

Tout homme doué de son bon sens désire ce qui peut contribuer à son bien-être, ce qui lui est utile, et repousse ce qui produit en lui du malaise ou de la douleur, ce qui lui est nuisible. Si quelques personnes désirent et font des sacrifices pour avoir ce qui leur est nuisible, c’est :

Ou par ignorance, parce qu’elles ne connaissent pas les qualités nuisibles de ce qu’elles souhaitent, et leur attribuent des qualités utiles qu’elles n’ont pas ;

Ou par démence, lorsqu’elles souhaitent ce qu’elles savent leur être contraire ;

Ou par passion, c’est-à-dire par une faiblesse qui leur fait sacrifier un bien-être futur à la satisfaction d’un appétit présent, ou un bienêtre présent et incontestable à un bien-être futur et contesté, comme les religieux de la Trappe.

Dans tous les cas où les hommes ne préfèrent pas ce qui leur est utile à ce qui leur est nuisible, il y a démence, ignorance ou passion ; ces trois circonstances sont donc les premiers obstacles au bien-être, au bonheur de l’homme ; car la première condition pour obtenir une chose, c’est de la désirer, de la rechercher. Quiconque travaille à éclairer l’ignorance, à guérir la démence, et à soumettre les passions à l’empire de la raison, est donc un bienfaiteur de l’humanité, et travaille efficacement au bonheur des hommes.

Ce qui est utile aux hommes peut, dans beaucoup de cas, être obtenu sans nuire à personne. L’homme qui par son travail se fait un revenu et se procure tous les objets de ses besoins, non-seulement ne se satisfait pas aux dépens des autres hommes, mais sa manière d’exister leur est favorable, et augmente leur bien-être. Mais il est d’autres cas où la satisfaction de l’un est contraire à l’autre : dans ce cas, c’est une borne que la nature a opposée à la satisfaction du premier. Si chacun pouvait chercher sa satisfaction aux dépens des autres, celle de tous serait compromise

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Un auteur étranger (ou plutôt un auteur qui n’est étranger à aucune nation, puisqu’il est avant tout citoyen du monde et ami de l’humanité tout entière, Jérémie Bentham), s’est occupé d’analyser Futilité, et l’a fait avec une rare sagacité.

La nature, selon lui, a placé l’homme sous l’empire du plaisir et de la douleur. Nous leur rapportons toutes nos déterminations. Celui qui prétend se soustraire à cet assujettissement ne sait ce qu’il dit. Au moment même où il se refuse à la plus grande volupté, où il embrasse les plus vives peines, il a pour objet de chercher une satisfaction quelconque, ou bien de se soustraire à un état pénible, de s’en garantir, pour le présent ou pour l’avenir.

Nous appelons du nom de mal, une peine, une douleur, la cause d’une douleur. Nous avons nommé bien, un plaisir ou une cause de plaisir. Eh bien, l’utilité est la propriété, la tendance d’une chose à nous préserver de quelque mal, ou à nous procurer quelque bien. Pour un individu, pour une communauté, ce qui est utile c’est ce qui tend à augmenter pour eux la somme du bien, ou à diminuer la somme du mal.

Maintenant on peut se demander quel jugement un être doué de raison doit porter relativement au principe de l’utilité ainsi défini. Doit-il chérir, favoriser, ce qui pour l’humanité tend à augmenter la somme du bien ou la somme du mal ? Dans le premier cas, il adopte le principe de Futilité pour règle de ses jugemens et de ses actions ; il mesure son approbation ou sa désapprobation d’un acte privé ou public sur sa tendance à augmenter la somme des biens dont les hommes peuvent jouir, ou à diminuer la somme de leurs maux. Pour lui, ce qui sera moral, ce que la morale conseillera sera l’utile ; ce qui sera immoral, odieux, ce qu’il faudra défendre sera le nuisible, le funeste.

Il nommera bon ce qui est utile, ce qui augmente les plaisirs ou diminue les peines. Il qualifiera de mauvais ce qui engendre plus de peines que de plaisirs. Et remarquez, poursuit Bentham, que je prends ces mots plaisirs et peines dans leur signification la plus vulgaire. Je n’invente point de définitions arbitraires pour donner l’exclusion à certains plaisirs, pour préconiser certaines peines. Je ne veux consulter ni Platon, ni Épicure, pour savoir ce que c’est que la peine et le plaisir. J’appelle ainsi ce que chacun sent et appelle de ce nom, le paysan comme le prince, l’ignorant comme le philosophe.

Quiconque admet le principe de l’utilité, admet aussi le principe du juste et de l’injuste. Lorsque le bien produit devient la proie de quiconque n’y a point de droit, il y a une injustice produite, ou toute injustice est un mal, d’abord pour celui qui en est victime, et ensuite pour la société, parce qu’elle décourage de faire le bien ; elle nuit à ce qui augmente la somme des biens, en même temps qu’elle ajoute à la somme des maux. Quiconque adopte le principe de l’utilité, ne saurait donc prendre la défense de l’injustice.

Si nous croyons que ce qui est utile doit être la règle de notre approbation et de nos actions ; en moins de mots, si nous adoptons le principe de l’utilité, nous ne devons entendre par là que la véritable utilité, ce qui est vraiment utile, ce qui doit entraîner bien réellement plus de bien que de mal ; cela nous met dans l’obligation de nous éclairer sur les conséquences des choses, d’étudier la nature de chaque chose, et la manière dont les faits se lient les uns aux autres. C’est pour cela que les lumières sont nécessaires à la morale.

Je sais bien qu’à défaut de lumières, on pourrait s’en rapporter à ceux qui en ont ; mais on rencontre alors un grand danger. L’homme que l’on consulte, au lieu de conseiller à l’ignorant ce qu’il y a de plus utile à faire, peut lui conseiller ce qui convient à lui directeur, ou à sa caste, plutôt que ce qui augmente véritablement la somme des biens, ou diminue véritablement la somme des maux. Qu’une veuve dans l’Indoustan demande à un bramine : Faut-il que je me brûle sur le bûcher de mon époux ? Il est à craindre que le bramine ne lui réponde : Vous ferez une action vertueuse en montant sur le bûcher ; quoique, suivant le principe de l’utilité, cette action cruelle ne soit point recommandable, puisqu’il ne résulte aucun bien pour personne de cette horrible exécution (si ce n’est peut-être une augmentation de respect et de revenu pour la caste des bramines), et qu’il en résulte au contraire une augmentation de maux déplorable. Quand bien même l’avantage qui en reviendrait aux bramines égalerait les maux qui en résultent pour les veuves, il resterait toujours que cet avantage serait pour ceux qui n’y ont pas de droits, et le mal pour ceux qui ne l’ont pas mérité ; dès-lors, affreuse injustice, augmentation grave dans la somme du mal.

Il est donc important, en adoptant le principe de l’utilité, d’écarter les vertus et les vices de convention, et de ne donner le nom de vertu qu’à ce qui augmente bien véritablement la somme du bien, et, par conséquent, à ce qui est utile ; et le nom de vice qu’à ce qui augmente bien véritablement la somme du mal. À nos yeux la vertu n’est pas vertu, parce qu’il nous est commandé de la considérer comme telle, mais parce qu’elle est bonne et utile à la société. Le vice n’est pas vice parce qu’on nous le défend, mais parce qu’il entraîne des maux, parce qu’il est funeste à la société. Cette morale est la seule qui soit digne d’un être aussi noble et intelligent que l’homme ; tout autre tend à l’avilir, à le dégrader, « Si dans le catalogue banal des vertus, dit Bentham, il se trouve une action de laquelle il résulte évidemment plus de mal que de bien, il ne faut pas balancer à regarder cette prétendue vertu comme un vice. » Soumettons à cette épreuve la bravoure dans les combats. Elle est généralement regardée comme une vertu ; et sans doute elle l’est lorsqu’on repousse une agression injuste, parce que le résultat en doit être l’indépendance et la liberté.

Mais que faut-il en penser, de combien d’applaudissemens et de récompenses convient-il de la payer, lorsqu’elle se déploie à l’appui d’une cause inique, et dont les résultats sont l’autorité arbitraire, les abus et l’oppression ? Ce guerrier qui a prêté serment à son chef, tandis que ce chef marchait dans la route du bien public, fait-il un acte utile en continuant à le servir lorsque ce chef devient un furieux, un incendiaire ? Est-ce vertu que de sacrifier sa vie pour poursuivre et persécuter les hommes qui lui déplaisent, qui ont blessé son orgueil ?

De même, si dans le catalogué banal dés péchés, il se rencontre quelque action indifférente ou quelque plaisir innocent, faut-il être dupe de la routine où du préjugé ? ou plutôt ne faut-il pas envisager les conséquentes et déclarer innocent ce qui ne fait point de mal ?

Lorsqu’on arrivé à vouloir balancer le bien et le mal que chaque action peut produire ; lorsqu’il s’agit d’additionner tous les biens d’un côté, de l’autre tous les maux, et de faire une soustraction pour savoir de quel côté est l’excédant, et s’il y a plus de bien que de mal, de vertu que de vice dans une action donnée, on rencontre véritablement de grandes difficultés. Bentham les a fort habilement surmontées en dressant un catalogue si complet des peines et des plaisirs que l’homme peut éprouver, soif comme individu, soit comme membre de la famille et de la communauté, qu’on ne saurait trouver une sensation qui ne puisse pas s’y classer[2].

Ce grand investigateur de la nature humaine à observé avec la même sagacité les objections, les sophismes, dont on a dans tous les temps essayé d’ébranler le principe de l’utilité, sur lequel, après tout, se fonde le bonheur de notre espèce ; il range ces sophismes sous deux chefs ; qu’il appelle le principe de l’ascétisme et le principe arbitraire ou du sentiment. Ces mots ne nous disent encore rien ; cependant ils couvrent beaucoup d’idées, comme nous allons en juger.

Par l’ascétisme, il ne faut pas entendre seulement les pratiques de dévotion et de pénitence usitées dans les cloîtres, mais aussi les principes professés par des sectes entières clé philosophes, comme étaient les stoïciens, et par beaucoup de personnes éparses dans la société. Tout ce qui flatte les sens leur paraît odieux et criminel ; ils fondent la morale sur les privations, et la vertu sur le renoncement à soi-même. Au rebours des partisans de l’utilité, ils approuvent tout ce qui tend à diminuer les jouissances ; ils blâment tout ce qui tend à les augmenter.

Cependant, comme on ne peut échappera la loi de notre nature, qui nous ordonne de chercher le plaisir et de fuir la peine, il faut bien que, par un jugement dépravé, les ascétiques cherchent une satisfaction quelconque en embrassant la douleur. Il se peut que les stoïciens se crussent récompensés par l’estime et les applaudissemens de tous les sacrifices qu’ils croyaient faire à la sévérité de leurs maximes. Quant à l’ascétisme des cloîtres, ceux qui s’y livrent de bonne foi paraissent tourmentés de vaines terreurs ; ils fuient un mal imaginaire qui les poursuit. L’homme n’est à leurs yeux qu’un être dégénéré qui doit se punir sans cesse du crime de sa naissance, qui doit se tirer à grand’peine du gouffre de misères ouvert sous ses pas, et acheter, par des instans de peine dans cette vie, des siècles de bonheur dans l’autre. C’est ainsi, ô grand Pascal ! ô toi qui, par ton génie, pouvais exercer une influence si favorable sur le sort des hommes ! c’est ainsi, dis-je, que tu as usé ta vie dans l’abstinence, sous la haire et la discipline, et que tu es mort jeune, victime de cette triste manie, en regret tant de n’avoir pas assez souffert !

Comme il n’y a pas d’absurdité qui ne s’appuie sur quelque raisonnement plausible, il faut bien qu’il y ait une apparence de motif aux principes des ascétiques. On a reconnu de bonne heure que l’attrait des plaisirs pouvait être séducteur dans de certaines circonstances, c’est-à-dire porter à des actes pernicieux, à des actes dont le bien n’est pas équivalent au mal. Défendre ces plaisirs en considération de leurs mauvais effets, c’est l’objet de la saine morale et des bonnes lois. Mais pour savoir avec quelque degré de certitude quels résultats doivent avoir telles ou telles actions, il faut être passablement avancé dans les sciences morales et politiques ; sans cela, on se méprend sans cesse. On s’impose des maux qui ne vous préservent de rien ; on se permet des jouissances qui doivent être suivies des plus fâcheux effets.

En proscrivant tous les plaisirs, les ascétiques ont prouvé qu’ils ne connaissaient pas toute la morale, le moral de l’homme dans son entier. Ils ont porté un jugement incomplet ; ils n’ont contemplé que les maux résultant de l’abus de certaines jouissances, et ils ont enveloppé dans une même proscription la jouissance avec l’abus, les plaisirs sans inconvénient avec ceux qui étaient escortés d’infortunes, semblables à des gens qui se priveraient de cuire leurs alimens et de se chauffer, de peur de mettre le feu à la maison.

Pline, qui, en sa qualité de naturaliste, n’aurait dû chercher dans l’étude de la nature que les moyens d’étendre les jouissances des hommes, ne voit, dans l’usage agréable de ses productions, qu’un abus, et même un crime. En parlant des parfums, il déclame contre l’emploi qu’on en fait ; c’est un plaisir horrible, un goût monstrueux. Il raconte qu’un Plotius, proscrit par les triumvirs, fut décelé dans sa retraite par l’odeur de ses parfums, et il ajoute ces mots extravagans : Une telle infamie absout la proscription entière. De tels hommes ne méritaient-ils pas la mort ?

Sénèque n’est pas toujours ascétique, mais il l’est souvent : ce qui l’entraîne dans des pensées puériles et fausses. Qui croirait que, sous le règne de Néron, il lui restât le loisir de s’indigner contre l’invention récente de conserver la glace et la neige jusqu’au milieu de l’été ! quelle profusion d’éloquence amère sur la perversité de boire à la glace dans les ardeurs de la canicule ! « L’eau, dit-il, que la nature donnait gratuitement à tout le monde, est devenue un objet de luxe ; elle a un prix qui varie comme celui du blé ; des entrepreneurs, ô honte ! la vendent en gros comme les autres denrées. Ce n’est plus une soif, c’est une « fièvre ; une fièvre qui n’est pas dans notre sang, mais dans nos désirs. Le luxe a détruit tout ce qu’il y avait de tendre dans nos cœurs, et les a rendus plus durs que la glace elle-même. »

Ce mauvais sens et ce mauvais goût ont été reproduits de nos jours dans l’éloquence de nos missionnaires, et par ce mot je ne désigne pas seulement les missionnaires qui frappent l’imagination grossière des villageois, mais peut-être aussi ceux qui prêchent dans les salons, aidés d’un beau talent, et qui, au lieu de tirer leur morale de l’étude des choses telles qu’elles sont, vont la puiser dans les eaux du Meschassebé ou du Jourdain.


Tels sont les principes des ascétiques et les motifs sur lesquels se fondèrent les différens chefs de secte qui les ont soutenus.

Bentham signale ainsi l’autre troupe de sophismes qui combat le principe de l’utilité. Ce sont les principes de ceux qui approuvent ou blâment par sentiment, sans admettre aucune autre raison de ce jugement que le jugement lui-même, et sans se croire obligés de le justifier par le calcul éclairé des biens et des maux qui résultent de l’action qu’ils approuvent ou qu’ils blâment. « C’est ma persuasion intime, disent-ils ; je sens : cela suffit, le sentiment ne consulte personne. Malheur à qui ne pense pas ainsi ! »

Tel est le ton despotique de ce principe d’action que Bentham appelle arbitraire, et duquel il résulte une véritable anarchie d’idées, puisque chaque homme ayant autant de droits qu’un autre de donner son sentiment pour règle des sentimens de tous, il n’y aurait plus de règle de la convenance des actions. Comme l’absurdité de ce principe mis à nu est manifeste, on ne dit jamais ouvertement : Sans que je me donne la peine de raisonner avec vous, je veux que vous pensiez comme moi ; chacun se révolterait contre une prétention si folle. On a recours à diverses inventions pour la déguiser ; on voile ce despotisme sous quelque phrase insidieuse. Tel homme vous dit qu’il a en lui quelque chose qui lui fait distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, une conscience, un sens moral ; ensuite travaillant a son aise, il décide que telle chose est bien, telle autre est mal ; pourquoi ? Parce que le sens moral me le dit ainsi, parce que ma conscience l’approuve ou la désapprouve ; comme si Ravaillac ne disait pas aussi que sa conscience lui commandait d’assassiner Henri IV, l’ami le plus sincère qu’ait eu le peuple français !

Un autre, par-delà le Rhin, vous dit qu’il faut imiter le type du beau moral, et ce type, c’est lui qui vous le donne.

Un autre vous vante les charmes de l’unité ; un autre, l’absolu. Celui ci défend l’opinion d’un maître ; celui-là soutient celle d’un autre. Un troisième se rend l’interprète d’une autorité respectable qui ne vous laisse pas même la permission de discuter ce qui est bien et ce qui est mal. Vous ne vous accordez pas entre vous, dit ce dernier ; vous êtes dans le doute ; moi seul je puis vous en tirer.

Tous ces systèmes ne sont au fond que le principe arbitraire masqué sous différentes formes de langage, revêtu d’un costume plus ou moins antique et imposant. Dans tous ces cas, c’est une opinion qu’on veut faire triompher sans être obligé de l’appuyer par de bonnes raisons. Ces prétendus principes servent de prétexte au despotisme, du moins à ce despotisme en disposition, qui n’a que trop de pente à se développer en pratique du moment que ceux qui l’ont dans le cœur arrivent au pouvoir.

C’est là qu’il faut chercher la cause des sympathies et des antipathies, de l’esprit de parti, des persécutions en tout genre. Ce n’est pas que l’antipathie ne puisse fréquemment se trouver unie avec le principe de l’utilité. Quand par ressentiment on traduit un malfaiteur devant les tribunaux, on fait sans doute un acte utile ; mais le motif est dangereux : ce n’est pas une bonne base d’action. Si de tels motifs produisent quelquefois des actions utiles, ils peuvent aussi en produire de funestes. L’histoire en fournit une foule d’exemples. La seule règle toujours bonne, toujours sûre pour nos actions, c’est la considération de l’utilité. On peut souvent faire le bien par d’autres motifs ; on ne peut le faire constamment qu’en s’attachant à ce principe.

Tels sont les deux principes opposés au principe de l'utilité : celui de l'ascétisme et celui de l'arbitraire ; ce dernier comprend l'enseignement, l'autorité, c'est-à-dire vous prescrit de croire et d'agir, ou bien vous le défend, sans autre motif sinon qu'on vous l'enseigne ainsi, qu'on le veut ainsi. Le principe d'utilité seul vous prescrit ou vous défend parce qu'il en doit résulter du bien ou du mal. Il oblige à connaître les choses et à bien raisonner ; il se rectifie perpétuellement à mesure qu'on découvre que ce qu'on imaginait bon, est mauvais, ou que ce qu'on imaginait mauvais, est bon.

Après avoir appelé bon ce qui est utile, et mauvais ce qui est nuisible, il reste une autre question a examiner. Utile pour qui ? nuisible pour qui ? Un homme est-il autorisé à faire une action parce qu’elle lui est utile en même temps quelle est nuisible à un autre ? Non certes. C’est blesser le principe de l’utilité que de blesser la justice, qui est la plus utile de toutes les prescriptions. Nous avons vu combien le respect le plus scrupuleux de la propriété était indispensable pour l’existence de la société. Nous avons vu que sans la propriété réellement et efficacement maintenue, il n’y a point de production, point de moyens pour les hommes de se procurer, je ne dis pas seulement les douceurs de la vie, mais la continuation de l’existence ; nous avons vu que la plus indisputable des propriétés est la personne, les facultés de la personne, ses moyens d’exister et de jouir. Un homme qui, pour son avantage particulier, porte atteinte à cette propriété, est un voleur et un assassin ; nul ne viole plus impudemment le principe de l’utilité.

Le mal ne change pas de nature quand le violateur est un homme éminent en dignité, et quand la victime est la communauté, la nation. L’utilité de tous sacrifiée à l’avantage de quelques-uns est un vol aussi répréhensible que celui que commet une troupe de gens armés qui se précipite sur de paisibles voyageurs pour s’approprier leurs biens et leurs provisions. Ôter aux uns ce qui leur est utile, pour le donner aux autres, c’est déplacer l'utilité ; ce n’est pas se la proposer pour but, pour résultat. C’est en ce dernier sens qu’il faut entendre le principe de l’utilité.

On peut élever de petits scrupules, de petites difficultés verbales contre ce principe ; mais il n’est pas possible de lui opposer aucune objection solide. Comment pourrait-on le combattre ? Si l’on dit qu’il est dangereux, c’est comme si l'on disait qu’il est contraire à l’utilité de consulter l'utilité, qu’il est dangereux de chercher comment on peut éviter le danger.

Ce n’est que par un paralogisme, un abus du langage, qu’on représente la vertu comme étant en opposition avec Futilité. On dit : La vertu est le sacrifice de nos intérêts à nos devoirs ; mais à quoi se réduisent en dernière analyse nos devoirs ? à l’observation de ce qui est juste. Or, l’observation de la justice est dans nos intérêts. Serions-nous donc plus heureux quand nous pourrions, même impunément, être injustes, c’est-à-dire nous mettre en état d’hostilité avec la société tout entière !

Et si par ce mot devoirs on entend nos obligations envers nous-mêmes, que serait une obligation qui consisterait à sacrifier sans motif notre plus grand bien ? Car s’il y a un motif, s’il y a quelque avantage au sacrifice, alors il est conforme au principe de l’utilité, dont on ne peut jamais sortir sans tomber dans le déraisonnable et l’absurde.

Quand la vertu nous prescrit le sacrifice d’un intérêt moindre à un intérêt majeur ; le sacrifice d’un intérêt du moment à un intérêt durable ; d’un intérêt précaire et douteux à un intérêt assuré et exempt de trouble, elle n’est qu’un autre mot pour notre intérêt bien entendu.

Une vertu éclairée est donc toujours, et dans tous les cas, le respect de ce qui est utile aux autres ou à nous-mêmes : aux autres, parce que c’est l’unique moyen d’obtenir des autres qu’ils respectent ce qui nous est utile ; à nous-mêmes, parce que c’est le moyen d’obtenir directement ce qui nous est véritablement utile.

Quant à la vertu qui nous prescrit ce qui ne sert ni aux autres ni à nous-mêmes, qui nous prescrit des pratiquas sans motif et sans résultat, elle n’est bonne, dit Hume, qu’a nous ouvrir l’entrée du calendrier.

Quelquefois on veut établir une différence entre la morale publique et la morale privée. On consent que ceux qui gèrent les intérêts des nations sacrifient ce qui est honnête à ce qui est utile. Disons-le franchement, cette morale trop commune et trop suivie jusqu’ici, est détestable ; c’est elle qui, dans tous les temps ; a attiré le plus de maux sur les nations. Non, même dans les rapports de peuple à peuple, il n’y a point de différence entre l’utile et l’honnête. Ce qui est honnête est au demeurant ce qu’il y a de plus utile. Si l’on cite des cas où un gouvernement s’est bien trouvé de violer ses promesses et de s’écarter des règles de la justice, je citerai des exemples dix fois plus nombreux où l’on s’en est mal trouvé. Il faut se régler sur l’événement le plus probable ; c’est-à-dire le plus sûr et le plus constant, malgré quelques exemples contraires. Les hommes qui se disent exclusivement de pratique, n’ont qu’une pratique de convention et une politique étroite. Leurs études se bornent à un petit nombre de faits, à une tradition bornée qui n’embrasse qu’un certain nombre de combinaisons et de rapports, une diplomatie de bureau, d’où il résulte que d’année en année, de siècle en siècle, où est perpétuellement replongé dans les mêmes embarras, et que les nations éprouvent tous les mêmes malheurs.

Ceux qui ont étudié la politique, non dans la nature, mais dans les Offices de Cicéron ou dans les moralistes de l’école de Platon, citent avec complaisance le mot d’Aristide sur le projet dont Thémistocle n’avait voulu s’ouvrir qu’à lui seul : Le projet de Thémistocle est très-avantageux, dit Aristide aux Athéniens assemblés, mais il est souverainement injuste. Et il le fit rejeter.

On présente ce trait pour faire considérer l’utile comme étant opposé à l’honnête. On se trompe. Ce n’est qu’une comparaison de deux sommes de biens. C’est comme si Aristide avait dit : Le conseil de Thémistocle est utile, mais il est encore plus utile de ne pas le suivre.

En effet, de quoi s’agissait-il ? Le voici : Après la bataille de Salamine et la retraite honteuse de Xerxès, la flotte des Grecs vainqueurs était rassemblée dans le port de Pégaze, sous le commandement des Athéniens qui avaient conduit la guerre. Thémistocle, afin de rendre les Athéniens maîtres de toute la Grèce ; voulait qu’ils profitassent de l’occasion pour incendier les vaisseaux de leurs alliés ; et réduire ceux-ci à l’impuissance. Aristide, en s’opposant à cette insigne trahison, empêchait qu’elle ne soulevât contre Athènes l’indignation de toute la Grèce ; il garantissait Athènes de la rage et de la vengeance des alliés qui auraient éclate à la première occasion favorable ; il évitait enfin l’asservissement d’Athènes elle-même, qui, pour tenir le reste des Grecs dans la dépendance, aurait été obligée d’entretenir des forces militaires dont le commandant général n’aurait pas manqué de l’asservir elle-même. Il ne s’opposait donc pas seulement à ce qui était injuste, mais à ce qui était dangereux. Et s’il lui arriva de dire (ce que Midfort, dans son Histoire de la Grèce, révoque en doute), s’il lui arriva de dire que le projet de Thémistocle était fort utile, c’était pour se conformer à l’expression adoptée par la vanité des Athéniens, qui pouvaient regarder à tort comme très-utile de se rendre maîtres de leurs égaux et d’ajouter à leurs dangers réels sans rien ajouter à leurs jouissances réelles.

Dans cet exemple fameux, et que l’on regarde comme si concluant, l’honnête même en politique n’est donc pas l’opposé de l’utile bien entendu : c’est exactement la même chose. Ce qui est mauvais, ce qui a de mauvaises conséquences dans la morale privée, est mauvais dans la morale publique, dans les relations de nation à nation, ou de gouvernement à nation. Il n’y a pas deux arithmétiques : une pour les gros nombres, l’autre pour les petits.

§ II.
Objection contre le principe de l’utilité.

Ce n’est, dira-t-on, que le renouvellement de l’épicuréisme. — Et quand cela serait, où serait le mal, si l’on entend, comme on le doit, par l’épicuréisme, la doctrine qui fait trouver la volupté dans la pratique de la vertu ? Mais si l’on entendait par l’épicuréisme une grossière sensualité, je montrerais que cette sensualité, en abrutissant les facultés de l’âme et en altérant les organes du corps, est, autant qu’il est possible, contraire au principe de l’utilité, dont l’objet est le plus grand bien, la plus grande vie de ces facultés et de ces organes.

Mais si chacun, dira-t-on peut-être encore, se constitue juge de son utilité, n’est-il pas à craindre que toute obligation ne vienne a cesser du moment qu’on ne croira plus y voir son intérêt ?

Non, encore une fois, pourvu que l’intérêt soit éclairé. La fidélité à remplir un engagement onéreux, n’est que l’obéissance à un intérêt que l’on regarde avec raison comme supérieur à l’avantage passager et dangereux qu’on trouverait à ne pas remplir cet engagement. On le remplit par le sentiment de l’utilité générale de la fidélité dans les promesses ; on le remplit pour ne pas autoriser la violation des obligations des autres envers soi ; on le remplit afin d’être considéré comme homme d'honneur, et jouir des avantages attachés à la probité et à l’estime ; et quand on est assez peu, frappé de ces avantages pour oser manquer volontairement à ses engagement, les lois civiles sont là pour vous forcer à les remplir ; parce que les lois civiles ont été faites d’avance et par des gens désintéressés, qui étaient justement convaincus des avantages dont les hommes jouissent généralement lorsqu’ils sont fidèles à leurs engagemens. Cela est si vrai que l’on pourrait définir les bonnes lois, des moniteurs placés pour avertir continuellement chaque homme de ne pas sacrifier à l’intérêt du moment, qui se présente avec vivacité, l’intérêt durable, moins vif y quoique bien supérieur.

Des lois bien faites sont donc les meilleur guides qu’on puisse donner à ceux qui sont trop peu éclairés pour connaître leurs véritables intérêts ; plus on est avancé dans cette connaissance, et moins on a besoin de lois ; mais, £n même temps, des lois bien faites sont toutes conformes au principe de l’utilité, car qui oserait prendre la défense d’une loi démontrée funeste ?

Remarquez que si l’on admettait généralement pour règle le principe de l’utilité, presqu’aucun germe, non pas d’opposition, mais de querelles sanglantes, ne pourrait se développer parmi les hommes. Ce sont les opinions qu’on veut faire entrer d’autorité, qui rencontrent des résistances dont on s’irrite, et provoquent la persécution. Quiconque dit : Suivez cette loi, parce que je vous la donne, mérite qu’on lui fasse cette réponse : Je ne la suivrai pas, parce que je ne la reçois pas. Mais à celui qui dit : Suivez cette loi, parce qu’elle est avantageuse, l’opposant est obligé de prouver qu’elle n’est pas avantageuse. Dans le premier cas, la résistance peut être sans raison ; dans le second, il faut qu’elle soit motivée. Du moment qu’il y a des motifs donnés de part et d’autre, il faut un jugement qui apprécie leur valeur. Pour qu’il y ait un jugement, il faut qu’il y ait des arbitres reconnus par les uns comme par les autres, des législateurs fondés à l’être ; or ces discussions, ces formes, ce jugement sont précisément le contraire de la violence et des batailles qui ne décident rien, si ce n’est que l’un est plus fort que l’autre.

Notez bien que les raisonnemens, les discussions qui servent tant à éclairer les questions, et les jugemens qui interviennent, ne sont jamais sans appel. Et quelle est la cour suprême où se porte cet appel ? une cour dont personne ne peut décliner la juridiction : l’événement, l’expérience. Si telle opération n’a pas été suivie de l’effet qu’on en attendait, les motifs de l’approuver n’étaient pas suffisans ; les motifs de la rejeter n’ont pas été suffisamment appréciés. On les pèse de nouveau ; on apprend ce qu’ils méritent de considération, et les mêmes fautes ne se répètent pas constamment. Cette marche est la seule véritablement instructive. L’arbitraire, le principe dogmatique, ne prouvent rien, ne procurent aucune instruction réelle, inspirent quelquefois le fanatisme, et non la conviction. Il n’y a de bonne conviction que celle qui peut dire : Je suis convaincu, et voici mes raisons.

En prêchant l’utilité, j’ai le malheur de ne point me rencontrer avec une dame dont le talent, disons mieux, le génie, a brillé de nos jours d’un bien vif éclat. Jamais madame de Staël n’a prêté les puissances de son esprit qu’à des sentimens nobles et généreux, mais il fallait que ce fussent des sentimens ; elle semblait craindre de se les justifier à elle-même.

« Les Romains, dit-elle, consacraient de vastes édifices à l’urne funéraire de leurs amis ou de leurs concitoyens illustres. Ils n’avaient pas cet aride principe d’utilité qui fertilise quelques coins de terre de plus, en frappant de stérilité le vaste domaine du sentiment et de la pensée. » Corine, tome Ier, page 165.

Certes, lorsque je cherche à démontrer que le bonheur de notre espèce tient principalement à l’attention que nous donnons à ce qui est utile, je ne prétends exclure de nos âmes aucun sentiment noble et généreux. Je regarde ces sentimens comme fort utiles, non-seulement pour ceux qui en sont l’objet, mais aussi pour ceux qui les éprouvent. En parlant des consommations utiles à notre existence et à notre bien-être, j’y ai compris celles qui augmentaient notre instruction, ajoutaient à nos jouissances et embellissaient notre existence, pourvu qu'elles fussent bien entendues et qu’elles allassent à leur but. Je ne suis pas non plus un barbare qui demande la ruine des beaux-arts qui font nos délices ; je ne suis point d’avis de mettre la charrue dans les Tuileries, et mon motif en est que ce beau jardin produit cent fois plus en agrément qu’il ne pourrait produire en pommes de terre. Je ne veux donc point renverser le tombeau de Scipion et renoncer à la satisfaction que procure le souvenir de ce grand homme.

Quoi ! l’utilité prise pour fondement de nos principes et pour règle de nos travaux, frapperait de stérilité le domaine du sentiment et de la pensée ! N’est-ce pas le fertiliser, au contraire, que lui faire produire, au lieu de pathos, le repos, le bonheur de tant de millions de nos semblables ? Ah ! que les hommes s’attachent sans remords à ce qui est utile ; qu’ils comparent chaque chose à son bût ; et ils grandiront à leurs propres yeux par le sentiment de leur importance, par le bien qu’ils concevront possible, et par celui qu’ils accompliront. Je ne leur dirai pas comme Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! Je leur dirai : Vous êtes des hommes : et le sort de l’humanité est en vos mains. Oh ! que vous êtes grands, quand vous êtes éclairés !


§ III.
Si l’erreur peut être utile aux hommes.


Nous avons vu que le bonheur des nations est d’autant plus grand qu’on a plus généralement en vue l’utilité, et qu’on sait le mieux la distinguer ; mais, pour la bien distinguer, il faut embrasser la totalité des questions auxquelles elle peut donner lieu. Rien n’égare plus le jugement qu’une vue partielle et incomplète des choses. Il n’y a pas de mauvaise institution en faveur de laquelle on ne puisse donner quelques bonnes raisons. Il faut pouvoir aussi entendre et balancer les bonnes raisons qui militent contre elle.

C’est particulièrement à cause de cela que la liberté de la presse est désirable. Lorsque la presse est également accessible à toutes les opinions, on peut être assuré que tous les motifs pour ou contre chaque mesure seront allégués, que toutes les conséquences bonnes ou mauvaises seront prévues. C’est la meilleure de toutes les discussions.

Mais aussi, sans liberté, la presse est ce que je connais au monde de plus dangereux. Il n’y a rien qu’on ne puisse défendre lorsqu’on ne craint pas d’être contredit. Il vaudrait cent fois mieux que la presse n’eût jamais été inventée, que de la voir devenir un flambeau trompeur qui n’est propre qu’à égarer. Un tyran qui a tout seul la parole, ajoute la déception à l’ascendant de la force, et je ne connais point de remède à la déception qui ne peut être contredite. Les empereurs de Rome, les sultans de Constantinople, pouvaient, lorsque leurs excès devenaient intolérables, être renversés par la fureur populaire, par leurs propres satellites : tandis que Torquemada et l’inquisition ont massacré, torturé, brûlé des créatures humaines par centaines de milliers ; ils ont semé l’effroi dans les relations de l’amitié, dans l’intimité des familles, et n’ont jamais couru de risques. S’ils ont mis quelque borne à leur rage, c’est par suite des progrès du reste de l’Europe, c’est-à-dire des pays où l’opinion était un peu plus éclairée, parce que les questions y étaient un peu mieux débattues.

Pour qu’une nation puisse consulter le principe de l’utilité, il faut donc qu’elle puisse discuter ses institutions, en peser les conséquences, bonnes ou mauvaises.

Je citerai comme exemple d’une pareille discussion l’opinion de deux auteurs qui tous deux ont visité l’Italie ; tous deux l’ont vue avec des yeux très-éclairés, avec une rare sagacité et une bonne foi que personne n’a contestée. Ils ont néanmoins porté sur les conséquences de l’établissement sacerdotal en Italie deux jugemens opposés entre eux, et qu’il peut être piquant de rapprocher. Voici ce que madame de Staël pense des cérémonies fastueuses du culte telles qu’on les pratique à Rome ;

« J’aime, dit-elle, cet hommage éclatant rendu par les hommes à ce qui ne leur proie met ni la fortune, ni la puissance. J’y reconnais quelque chose de désintéressé, et dût-on multiplier trop les magnificences religieuses, j’aime cette prodigalité des richesses terrestres pour une autre vie ; du temps pour l’éternité. Assez de soins se prennent pour l’économie des affaires humaines. Oh ! que j’aime l’inutile ! l’inutile, si l’existence n’est qu’un travail pénible pour un misérable gain. Mais si nous sommes sur cette terre en marche vers le ciel, qu’y a-t-il de mieux à faire que d’élever assez notre âme pour qu’elle sente l’infini ? »

(Corine, tom. i, pag. 397.)


Voilà le passage de madame de Staël, et ce n’est point une boutade. Beaucoup d’autres endroits de ses ouvrages, et je vous en ai déjà cité, montrent jusqu’où va sa tendresse pour l’inutile. Si toutes ces belles cérémonies n’étaient qu’inutiles, c’est-à-dire si elles n’avaient pas d’autre effet que d’émouvoir les spectateurs, j’en prendrais peut-être mon parti, et je pourrais croire que ce mélodrame en vaut un autre, quoiqu’on puisse le trouver un peu cher ; mais il n’en est pas du tout ainsi, et j’en appelle à l’autre auteur que je vous ai désigné tout-à-l’heure. C’est M. de Sismondi, à qui nous devons un beau monument historique : l’Histoire des Républiques d’Italie. Le passage que je citerai de cet auteur célèbre est fort étendu ; mais il donne un tableau si complet des résultats du système sacerdotal en Italie, que je n’ai pu me résoudre à supprimer aucun des traits dont il se compose.

« Le pouvoir attribué au repentir, dit M. de Sismondi, aux cérémonies religieuses, aux indulgences, tout s’est réuni pour persuader au peuple italien que le salut ou la damnation éternelle dépend de l’absolution du prêtre ; et c’est peut-être le coup le plus funeste qui ait été porté à la morale. Le hasard, et non la vertu, a été appelé à décider du sort de Faine. L’homme le plus vertueux a pu être frappé de mort subite au moment où la colère, la douleur, la surprise, ont pu lui arracher un de ces mots profanes que l’habitude a rendus si communs, et que, d’après les décisions de l’Église, on ne peut prononcer sans tomber en péché mortel. Alors sa damnation est éternelle, parce qu’un prêtre ne s’est pas trouvé présent pour accepter sa pénitence et lui ouvrir les portes du ciel. L’homme le plus pervers, au contraire, tout souillé de crimes, peut éprouver une de ces terreurs qui ne sont pas étrangères aux cours les plus dépravés ; il fait une bonne confession, une bonne communion, une bonne mort, et il est assuré du paradis.

« Ainsi la morale tout entière a été subvertie ; les lumières naturelles, celles de la raison et de la conscience, ont été contredites par les décisions des théologiens… Aussi le meurtrier, encore couvert du sang qu’il vient de verser, fait maigre avec dévotion, tout en méditant un nouvel assassinat. La prostituée place auprès de sa couche une image de la Vierge, devant laquelle il lui suffit de dire son rosaire pour être pure de tout péché. Le prêtre, convaincu d’avoir fait un faux serment, ne s’oubliera jamais jusqu’à boire un verre d’eau avant la messe. Car, plus chaque homme vicieux a été régulier à observer les commandemens de l’Église, plus il se sent dans son cœur dispensé de l’observation de cette morale céleste, à laquelle il faudrait sacrifier ses penchans dépravés.

« La morale proprement dite n’a cependant jamais cessé d’être l’objet des prédications de l’Église ; mais l’intérêt sacerdotal a corrompu dans l’Italie moderne tout ce qu’il a touché.

« La bienveillance est le fondement des vertus sociales : le casuiste, la réduisant en préceptes, a déclaré qu’on péchait en révélant les fautes de son prochain ; il a dès-lors empêché d’exprimer le juste jugement qui doit discerner la vertu du vice ; il a imposé silence à la vérité. En accoutumant ainsi à ce que les mots n’exprimassent point la pensée, il n’a fait que redoubler la secrète méfiance de chaque homme à l’égard de tous les autres.

« La charité est la vertu par excellence de l’Évangile ; mais le casuiste a enseigné à faire l’aumône pour le bien de son ame, et non pour soulager son semblable. Il a mis en usage les aumônes sans discernement qui ont encouragé le vice et la fainéantise. Enfin, il a détourné en faveur du moine mendiant le fonds principal de la charité publique.

« La sobriété, la continence, sont des vertus domestiques qui conservent les facultés des hommes et assurent la paix des familles : le casuiste a mis à la place les maigres, les jeûnes, les vigiles, les voux de virginité ; et à côté de ces vertus monacales, la gourmandise et l’impudicité peuvent prendre racine dans les cours, pourvu qu’on soit fidèle aux pratiques par le moyen desquelles on s’en lave.

« La modestie est la plus aimable des qualités de l’homme supérieur ; elle n’exclut point un juste orgueil qui lui sert d’appui contre ses propres faiblesses et de consolation dans l’adversité ; le casuiste y a substitué l’humilité, qui s’allie avec le mépris le plus insultant pour les autres, etc.

« Telle est la confusion inextricable dans laquelle les docteurs dogmatiques ont jeté la morale. Ils s’en sont emparés exclusivement ; ils en écartent (de toute l’autorité des pouvoirs temporels et spirituels) toute recherche philosophique qui établirait les règles de la probité sur d’autres bases que les leurs, toute discussion des principes, tout appel à la raison humaine. La morale est devenue non-seulement leur science, mais leur secret. Le dépôt en est tout entier entre les mains des confesseurs et des directeurs de conscience. Le fidèle scrupuleux doit, en Italie, abdiquer la plus belle des prérogatives de l’homme : celle d’étudier et de connaître ses devoirs. On lui recommande de s’interdire une pensée qui pourrait l’égarer, un orgueil humain qui pourrait le séduire ; et toutes les fois qu’il rencontre un doute, toutes les fois que sa situation devient difficile, il doit recourir à son guide spirituel. Ainsi l’épreuve de l’adversité, qui est faite pour élever l’homme, l’asservit toujours davantage.

« Aussi serait-il impossible de dire à quel degré une fausse instruction religieuse a été funeste à la morale en Italie. Il n’y a pas en Europe un peuple qui soit plus constamment occupé de ses pratiques pieuses, qui y soit plus universellement fidèle ; et il n’y en a pas un qui observe moins les devoirs et les vertus que prescrit ce christianisme auquel il paraît si attaché. Chacun y apprend non point à obéir à sa conscience, mais à ruser avec elle. Chacun, met ses passions à l’aise par le bénéfice c[ps indulgences, par des réserves mentales, par des projets de pénitence et par l’attente d’une absolution. Et loin que la plus grande ferveur religieuse y soit une garantie de la probité, plus on y voit un homme scrupuleux dans ses pratiques de dévotion, plus on est fondé à sp défier de lui…

« Cette superstition étend son influence sur tout le cours de la vie ; elle s’appuie sur l’imagination de la jeunesse, sur la tendresse enthousiaste d’un sexe plus sensible et plus faible, sur les terreurs de l’âge avancé. Elle suit l’homme jusque dans le secret de sa pensée, pt l’atteint encore après qu’il a échappé à tout pouvoir humain…

« Le prêtre vit des péchés du peuple et de ses terreurs.

« Jamais les Italiens n’ont examiné ce qui doit être, mais seulement ce qui est. Tandis que tout dans ce monde, et hors de ce monde, leur a été représenté comme reposant sur l’autorité, jamais ils n’ont cherché l’origine d’aucune espèce d’autorité. Leur esprit est devenu trop paresseux pour pouvoir jamais remonter à la source de ce qu’il se soumet à croire. Conduits en aveugles dans leur éducation, obéissant en aveugles à leurs prêtres, ils ont été tout prêts à offrir la même obéissance à des princes usurpateurs. Obbedire a chi commanda est une maxime proverbiale représentée comme contenant en même temps tous les devoirs politiques et tous les préceptes de prudence. »

Tel est le tableau que M. de Sismondi a tracé de l’influence sacerdotale en Italie ; et ceci nous fiait comprendre comment l’utilité d’une institution peut être tout entière en faveur d’une classe de la société, tandis que ce qu’elle peut avoir de nuisible et de dangereux retombe sur une autre classe. Et lorsque la classe sur laquelle retombent les maux est la classe qui fait tous les frais de l’institution, il en résulte Une affreuse injustice : car, non-seulement ceux qui paient ne reçoivent aucun bien pour leur argent, mais ils reçoivent du mal.

Le mal et l’injustice, qui est un autre mal, sont directement en opposition avec le but qu’on se propose lorsqu’on suit le principe de l’utilité.

Quand le bien que produit une institution (la richesse et le pouvoir) est appliqué à une classe peu nombreuse de la société, et quand le mal que produit la même institution (la dépense, l’oisiveté, la fausseté du jugement, la dépravation de la morale) tombe sur la classe la plus nombreuse, il en résulte la misère, la dépopulation, la dégradation du caractère national, etc.

Ces maux avaient vivement frappé un poète philosophe que nous ne commençons à apprécier que depuis que nous l’avons perdu. Marie-Joseph Chénier, frappé des maux que devait produire le rétablissement, conçu de sang-froid et exécuté de propos délibéré, de tout ce qu’on pouvait ramasser d’abus et d’ordures anciennes, fit un discours en vers dignes de l’auteur de l’Épître à Voltaire, et qui lui aurait attiré de plus vives persécutions encore s’il avait pu le publier. Il roule sur cette question : L’erreur est-elle utile aux hommes ?

Comme, sous le gouvernement impérial, ce morceau est demeuré enseveli dans le secret de l’amitié ; comme, depuis ce temps, il n’en a paru qu’un fragment très-court et l’un des moins remarquables, et que, par des motifs que j’ignore, il a été écarté des collections qui ont paru des œuvres de Chénier, on me permettra d’en rapporter quelques passages à l’appui de ma thèse, car c’est un appui véritable que la saine raison habillée en beaux vers.

Chénier, après avoir montré que si, en raison de la faiblesse de nos organes, les plus grands génies, depuis Aristote jusqu’à Voltaire, ont été sujets à se tromper, tous du moins ont regardé l’erreur comme une infirmité, comme un mal. C’est un mal de peu d’importance lorsqu’il ne porte que sur des points qui n’influent que faiblement sur le sort des hommes.


Un esprit de travers
Peut sottement juger de musique ou de vers,
Sans qu’il faille imputer à sa lourde faconde
Les troubles d’un empire ou les larmes du monde.
On a lieu de gémir quand, par de longs abus,
Et des mœurs et des lois le vrai se trouve exclus ;
Quand, au lieu de ce vrai que sema la nature,
L’erreur cueille des fruits entés par l’imposture.


C’est précisément dans les choses importantes qu’on a prétendu que l’erreur était utile, qu’il ne fallait pas que les hommes fussent trop instruits, qu’ils en étaient moins dociles ; mais leur docilité, dans ce cas, à qui sert-elle ? Le poète répond :

Il faut, j’en suis d’accord, des dévotes aux prêtres,
Des dupes aux fripons, des esclaves aux maîtres ;
Mais des maîtres, enfin, des prêtres, des fripons,
En faut-il ? Si les loups ont besoin des moutons,
Sans phébus de collège et sans phrases subtiles,
Demandez aux moutons si les loups sont utiles ?
Au Castillan vaincu s’il veut des conquérans ?
À tout peuple opprimé s’il lui faut des tyrans ?
Or, entre les tyrans, connaissez-vous le pire ?
C’est l’erreur. Elle seule a fondé tout empire,
Tout, depuis les tréteaux où l’humble charlatan,
Aux badauds, pour deux sous, vend son orviétan,
Jusqu’au trône où Philippe, en soumettant les ondes,
Sans sortir de Madrid, régnait sur les deux mondes ;
Et depuis la banquette où Lise, le matin,
Dit son Confiteor aux pieds d’un Bernardin,
Jusqu’au siège où, couvert de la triple tiare,
Hildebrand gouvernait l’Europe encor barbare,
Aux peuples en révolte accordait son appui,
Ou permettait aux rois d’être tyrans sous lui.


Ici le poète se demande s’il faut aussi proscrire ces erreurs aimables, fruit d’une vive imagination, et dont s’alimentent les beaux-arts. Non, sans doute ; mais il faut les donner pour ce qu’elles sont, pour des fables.


Oui, l’austère sagesse
Aime et sait expliquer ces fables de la Grèce,
Mensonges instructifs, symboles enchanteurs,
Qui sont des fictions et non pas des erreurs.
Le blé n’attendit point Cérès et Triptolème ;
Mais au travail de l’homme il s’offrit de lui-même ;

Et le prix du travail fut à propriété
Qui fonda, qui maintint toute société.
La lyre d’Amphion, du sein d’une carrière -,
Sur les remparts thébains ne guida point la pierre ;
Mais des cités, partout, la puissance des arts
Dessina, construisit, décora les remparts.
La vertu, seule Astrée, embellit leur enceinte.
Jours heureux ! temps paisible où l’égalité sainte
A des frères unis garantissait leurs droits ;
Ou les mœurs gouvernaient plus encor que les lois ;
Où les humains, pieux sans temples et sans prêtres,
Justes sans tribunaux, subordonnés sans maîtres,
Reposaient sous l’abri du pouvoir paternel,
Inventaient l’art des vers pour bénir l’Éternel,
Sur la cime des monts lui rendaient leur hommage,
Et chantaient le soleil, sa plus brillante image !


À ce tableau séduisant, Chénier fait succéder celui des attentats graduels sur lesquels se fonde une tyrannie militaire. C’est sans doute le morceau qui, durant le régime sous lequel Chénier vivait encore, l’obligea d’ensevelir dans le secret de l’intimité ce bel ouvrage.


La discorde aiguisa pour la guerre
Le fer laborieux qui fécondait la terre.
Le plus fort eut raison ; sa raison fit la loi ;
Le soldat devint chef, et ce chef devint roi.
Ce roi fut conquérant. Au gré de son caprice,
Deux ministres zélés, l’orgueil et l’avance,
A l’espoir attentif confiant ses projets,
De ses égaux d’hier lui firent des sujets ;

Une cour avec art par loi-même flétrie,
Pour l’or et les honneurs lui vendit la patrie.
Le peuple osa crier… Tout, d’un commun effort,
Vint contre le plus faible au secours du plus fort.
Le guerrier, pour un mot, vexant une province,
Parla, le sabre en main, de la bonté du prince.
Le financier, pillant jusqu’au moindre hameau,
Au nom du bien public taxa la terre et l’eau,
Et des Pussort du temps l’infernale cohorte
Mit, à force de lois, la justice à la porte.


Tels sont les exemples par lesquels le poète-philosophe montre comment le charlatanisme peut déguiser, sous des prétextes spécieux, l’usurpation des droits et de la félicité des peuples, lorsque les peuples ne sont pas assez éclairés pour voir l’abîme où on les mène.

C’est anciennement sur de semblables racines que poussèrent tous les genres d’abus.


Trouvant dans son berceau ses titres de noblesse,
L’enfant porta les noms de Grandeur et d’Altesse :
C’est peu. De la vertu l’honneur fut séparé ;
De cordons fastueux le vice fut paré ;
On forgea du blason la gothique imposture ;
On flétrit le travail : tous les arts en roture
Servirent à genoux la noble oisiveté ;
Tandis qu’un monstre impur, la féodalité,
À la glèbe servile attachait ses victimes.
Le genre humain déchu de ses droits légitimes,

Au joug usurpateur semblait partout s’offrir,
Et méritait sa honte en daignant la souffrir.
Des esclaves sans peine on fait des fanatiques.
Il fallut qu’à l’amas des erreurs politiques
Vînt s’unir et peser sur l’univers tremblant,
Des mensonges sacrés l’amas plus accablant, etc.

. . . . . . . . . . . . . . .



Que de Rome à la Chine élevant leurs autels,
Mille et mille jongleurs, des crédules mortels
Berçant jusqu’au tombeau l’interminable enfance,
Régnant là par la crainte, et là par l’espérance,
Du pouvoir absolu tantôt valets soumis,
Tantôt guides adroits, tantôt fiers ennemis,
Sur le malheur constant de tout ce qui respire
Parvinssent à fonder leur sacrilège empire.
Dans ce mélange impur de fables et d’horreurs,
Quelles sont à vos yeux les utiles erreurs ?
Toutes, répondez-vous, si, du peuple adorées,
Elles restent pour lui des vérités sacrées ;
Si le moindre examen lui semble criminel ;
Si, dans ce noir chaos, il voit l’ordre éternel,
Des immuables lois l’enchaînement suprême,
Ce qui fait l’univers, ce qu’a voulu Dieu même.


À cet argument banal, l’auteur répond victorieusement que ce que Dieu a voulu, c’est que nous fissions usage de ses dons, et surtout du plus beau de tous, de la raison qu’il nous a donnée pour nous conduire. La, si un discours en vers lui avait permis les développemens qu’admet une si riche matière, il aurait sans doute ajouté que c’est précisément pour ne vouloir pas suivre ce flambeau que les sociétés humaines ont été accablées de maux et périodiquement ébranlées par les plus terribles secousses. Les maux sont venus de ce que l’ignorance du grand nombre le livrait à l’astuce des privilégiés ; et les révolutions sont arrivées de ce que les abus n’étant pas contrôlés, contenus par aucune volonté efficace, grandissaient au point de devenir crians ; et, alors, la violence était le seul remède.

Dans le discours de Chénier, il se demande comment les nations sont parvenues a sortir de ces langes et à jouir de la virilité. C’est grâce aux divisions de leurs tyrans :


………Souvent, pour s’entre-nuire,
Leurs communs oppresseurs ont osé les instruire.
Hélas ! la raison seule aurait eu toujours tort
Si toujours les erreurs avaient marché d’accord ;
Mais sans cesse on les voit, pointilleuses rivales,
De leurs jaloux débats afficher les scandales.


Ici, il peint les démêlés des Guelfes et des Gibelins, de l’encensoir et de l’empire ; les interminables polémiques des diverses sectes qui ont partagé la chrétienté.


…On compterait (dit-il) les braves de la France,
Les oliviers croissant aux bords de la Durance,
Les pachas étranglés par l’ordre des sultans,
Le nombre des écus volés par les traitans,

Et des Phrynés de cour les douces fantaisies,
Avant de compléter les noms des hérésies.

. . . . . . . . . . . . . . .



Le haineux janséniste, en dirigeant Pascal,
S’il nuisait au jésuite, eut bien sa part du mal.
Il se blessa lui-même avec le ridicule,
Et laissa sur son pied tomber les traits d’Hercule.
Ainsi le genre humain lentement éclairé
Reconnut par quel art on l’avait égaré.
Il s’écria : « Silence, ambitieux sectaires !
Cessez vos argumens ; laissez là vos mystères !

. . . . . . . . . . . . . . .



Imprudens ! c’est par vous, par vos débats honteux,
Que ce qui semblait sûr est devenu douteux.
Émules de mensonge et rivaux de puissance,
Si vous avez trompé ma longue adolescence,
Si d’un triple bandeau mes yeux furent couverts,
Vos mains l’ont déchiré, mes yeux se sont ouverts.
J’ai vu s’évanouir une clarté factice.
En vous accusant tous, vous vous rendez justice :
Tous, vous avez les torts que vous vous imputez ;
Nul de vous n’a les droits que vous vous disputez. »


Je ne pense pas avoir besoin d’apologie pour ces longues citations. Quand la poésie ajoute aux charmes qui lui sont propres ceux de la plus solide raison, elle a de quoi satisfaire les esprits les plus graves, et mérite d’être accueillie par des personnes dont les spéculations ont pour objet la félicité des hommes et le véritable honneur des nations.


FIN.

  1. Le Principe de l’Utilité, nettement proclamé par Jerémie Bentham dans ses Traités de Législation, faute d’avoir été bien compris, a donné lieu à des déclamations et à des inculpations peu charitables. Il était d’autant plus nécessaire d’éclaircir les controverses auxquelles il a donné lieu, qu’il est l’unique critérium d’après lequel on puisse juger sainement les actes et les doctrines des législateurs et de l’administration, et qu’il a servi de guide à toutes les personnes qui ont professé une philosophie élevée, souvent sans qu’elles s’en doutassent elles-mêmes.
  2. Voyez les Traités de Législation, ch. 8, p. 57, 3e édit.