Mélanges politiques (Chateaubriand)/De la guerre d’Espagne

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Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 280-284).

DE
LA GUERRE D’ESPAGNE.
12 OCTOBRE 1823.


Le roi, dans son discours à l’ouverture de la dernière session, avoit dit :

« Si la guerre est inévitable, je mettrai tous mes soins à en resserrer le cercle, à en borner la durée ; elle ne sera entreprise que pour conquérir la paix que l’état de l’Espagne rendroit impossible.

« Que Ferdinand VII soit libre de donner à ses peuples les institutions qu’ils ne peuvent tenir que de lui, et qui en assurant leur repos dissiperoient les justes inquiétudes de la France, dès ce moment les hostilités cesseront : j’en prends devant vous, messieurs, le solennel engagement. »

Les paroles royales se sont accomplies ; et malgré les bruits que la malveillance avoit fait courir en sens divers, jamais on ne s’est écarté du principe posé par le roi, lors même qu’au prix de quelques concessions on pouvoit terminer une entreprise si importante au salut de la France et de l’Europe. Le premier drapeau ennemi que les soldats de la légitimité rencontrèrent fut le drapeau tricolore ; la révolution espagnole l’avoit pris pour enseigne et pour abri ; il annonçoit des principes et des victoires dont le moment étoit passé. Un seul coup de canon mit fin au prestige, et trente années d’illusion s’évanouirent.

Alors s’ouvrit cette campagne dont le plan, tracé par Mgr le duc d’Angoulême, fait l’admiration des hommes qui s’occupent de l’art militaire. La Catalogne eut son armée à part, où les généraux Damas, Donnadieu, Curial, d’Éroles, sous les ordres d’un vieux maréchal plein d’honneur, ont montré tout ce que peuvent l’activité, la patience et le courage. En même temps les places fortes de la Navarre et des Biscayes furent masquées par les généraux Hohenlohe, Canuel et d’Espagne. Les provinces en deçà de l’Èbre étant ainsi occupées, deux colonnes partirent, l’une sous la conduite du général Molitor, l’autre sous les ordres du général Bourcke : la première commençant par le combat de Logrono, et forçant Ballesteros à capituler devant Grenade, après avoir délivré du joug révolutionnaire la Catalogne et les royaumes de Valence et de Murcie, la seconde chassant les rebelles des Asturies et des Galices, et déterminant la soumission de Morillo.

Au centre de ces deux colonnes, qui, nettoyant les côtes occidentales et orientales de l’Espagne, étoient destinées à se rejoindre sous les murs de Cadix, marchoit la colonne qui, sous les ordres mêmes du prince généralissime, devoit arriver par un chemin plus direct au dernier rempart de la révolution. Le prince s’arrête un moment à Madrid, organise le gouvernement espagnol, que les grandes puissances du continent reconnoissent, envoie devant lui les généraux Bourmont et Bordesoulle, dirige le mouvement des divisions Bourcke et Molitor, lorsqu’elles sont parvenues à la hauteur déterminée, va lui-même emporter le Trocadéro, bombarder Cadix, forcer cette ville réputée impénétrable à lui ouvrir ses portes et à lui rendre le royal prisonnier.

Une nouvelle réserve entroit toutefois en Espagne sous les ordres du maréchal Lauriston, pour enlever Pampelune, se porter ensuite sur Lerida, et hâter la réduction de la Catalogne, où Figuières tomboit par le brillant fait d’armes de Llers et Llado. Figuières, Pampelune, Saint-Sébastien, Santona, élargissoient, en capitulant, la barrière par laquelle nous étions entrés en Espagne, et dégageoient vingt à vingt-cinq mille hommes qui pouvoient se porter partout où leur présence auroit été nécessaire. Ainsi, en moins de six mois, l’armée françoise s’est avancée des rives de la Bidassoa à la baie de Cadix, en touchant à tous les points de l’Espagne. Dans ce court espace de temps, elle a parcouru plus de mille lieues de terrain, livré des combats, fait des sièges, emporté des forteresses d’assaut, pour venir étouffer la révolution espagnole au lieu même de sa naissance, dans cette île demeurée inaccessible à la puissance de Buonaparte. Un des derniers noms que nous voyons figurer sur le champ de bataille pour la cause des Bourbons d’Espagne est celui de La Rochejaquelein : le sang vendéen n’a point perdu sa vertu dans les plaines de l’Estramadure.

Il seroit injuste d’oublier la part que notre marine renaissante a prise à ces succès : par les blocus qu’elle a formés, par son attaque à Algesiras, elle a amené la reddition de places importantes ; par la prise du fort de Santi-Petri, elle nous a ouvert l’île de Léon, où elle se préparoit à débarquer nos soldats. Tout a été grand, noble, chevaleresque dans la délivrance de l’Espagne. La France légitime conservera éternellement la gloire d’avoir interdit l’armement en course, d’avoir la première rétabli sur mer ce droit de propriété respecté dans toutes les guerres sur terre par les nations civilisées, et dont la violation dans le droit maritime est un reste de la piraterie des temps barbares.

Avant notre entrée en Espagne, il s’agissoit de savoir si nous existions ou si nous n’existions pas ; si nous avions ou non une armée ; si cette armée étoit fidèle, quand on faisoit tout pour la corrompre ; si nous pouvions sans danger réunir quelques bataillons au drapeau. Force étoit de sortir de ce doute qui avoit pénétré dans les meilleurs esprits, par la constance des calomniateurs à le répandre ; il étoit impossible de rien établir dans un pareil état d’incertitude. Une occasion naturelle de trancher la question s’est présentée : il a fallu défendre la France de la contagion morale des troubles de l’Espagne. L’expérience a été faite, et le même événement qui nous a délivrés du retour de la révolution a prouvé que la légitimité a des soldats.

Parmi les circonstances qui signalent cet événement extraordinaire, il en est une que nous voulons particulièrement remarquer pour les intérêts politiques de notre pays. C’est la première fois, depuis le commencement de la monarchie, que la France a fait la guerre sous un gouvernement constitutionnel régulièrement organisé, et en présence de la liberté de la presse ! Que de personnes disoient à l’ouverture de la campagne qu’il seroit impossible de marcher sans suspendre les libertés publiques ! Qu’on se figure en effet ce que seroient devenues les opérations militaires de Buonaparte si une opposition active avoit pu en attaquer les succès, en exagérer les revers. Et nous, au sortir d’une révolution de trente années ; et nous, en proie à l’esprit de parti ; et nous, menacés par une faction qui se sentoit attaquée au cœur par la guerre d’Espagne, nous avons osé entreprendre cette guerre sans condamner l’opinion au silence !

Quoi ! la première fois que le drapeau blanc reparoissoit sur le champ de bataille, avec une armée dont on avoit intérêt à calomnier la fidélité, on a eu la témérité de laisser la presse libre, lorsqu’on avoit une loi qui permettoit de la suspendre ! N’étoit-il pas évident, comme cela en effet est arrivé, qu’on alloit dénaturer les faits, nier les victoires, inventer des défaites, blâmer les plans, calomnier les intentions, juger les généraux, flétrir le principe même d’une guerre juste, et se faire le champion des ennemis ? Eh bien, le roi légitime s’est senti assez fort pour braver ces dangers ; il n’avoit pas de conscription à demander, de projets ambitieux à cacher ; il étoit obligé de recourir aux armes pour soutenir les droits de la monarchie : cela peut se dire tout haut, aucune loi d’exception n’étoit nécessaire. La France a prouvé qu’avec un gouvernement ferme et vigoureux la monarchie constitutionnelle de Louis XVIII peut obtenir des triomphes aussi éclatants que la monarchie absolue de Louis XIV.

Deux révolutions abattues d’un seul coup, deux rois arrachés des mains des factieux, tels sont les effets immédiats d’une campagne de six mois. D’autres résultats immenses et incalculables sortent pour nous de cet événement. Pour ne parler que de celui qui frappe à présent tous les yeux, nos succès en Espagne font remonter notre patrie au rang militaire des grandes puissances de l’Europe, et assurent notre indépendance.

Les victoires de la révolution ne sont point effacées, mais elles n’exercent plus sur le souvenir une influence dangereuse ; d’autres victoires sont venues se placer entre le trône des Bourbons et celui de l’usurpateur. Un caractère particulier d’ordre et de modération, le caractère de la légitimité, a marqué des succès auxquels ne s’attache aucun sentiment pénible : on sent qu’ils sont faits pour tout conserver, comme les autres pour tout détruire.

Les soldats françois, qui se modèlent toujours sur leur capitaine, se sont montrés religieux, disciplinés, intrépides, et ont réfléchi, pour ainsi dire, dans chacun de leurs combats l’image et les vertus de leur chef illustre. Et quel chef ! l’héritier de soixante-huit rois ; le prince qui, instruit par l’adversité, doit monter un jour sur le trône et servir d’exemple à l’enfant du miracle ; le prince qui, longtemps opprimé par une révolution dont il alloit renverser l’empire, n’a trouvé dans son cœur au milieu du triomphe que de la générosité pour les vaincus, de la miséricorde pour les coupables ; d’une main plantant le drapeau de la victoire, de l’autre arrêtant les vengeances et sauvant les victimes !

L’Europe attentive a contemplé avec étonnement ce nouveau spectacle d’une armée qui n’a rien coûté au pays qu’elle a délivré, d’une armée dans les rangs de laquelle tous les partis cherchoient un abri, d’une armée qui va se retirer après ses conquêtes, n’emportant rien, ne demandant rien que l’amour du peuple qu’elle a sauvé ; d’un prince qui ne laissera après lui qu’une mémoire adorée et des conseils d’indulgence et de sagesse qu’il plaira à la Providence de faire écouter, car elle ne permettra pas que les passions corrompent et défigurent cet immortel ouvrage.

Prince objet du respect et de l’admiration publique, agréez ce tribut d’hommages qui vous est si justement dû. On peut louer des victoires que la religion bénit et que la morale réclame ; des victoires qui consolident la restauration, qui donnent de la stabilité à l’avenir, qui nous assurent des alliés confiants dans notre force et dans nos principes comme nous le sommes dans les leurs, qui terminent la révolution en Europe et commencent un nouvel ordre de choses dans les affaires humaines.

Il y a loin de la France de 1815 à la France de 1823, et six mois ont suffi pour achever une renaissance qu’on n’espéroit que des années. Quel cœur françois ne seroit attendri en voyant le bonheur que la Providence avoit réservé à celte famille si éprouvée, à ce roi si sage et si éclairé, à son auguste frère, dont le cœur paternel avoit tant besoin d’être consolé, à cette orpheline du Temple, qui retrouve un mari dans le héros et le libérateur de l’Espagne, à cette illustre veuve, associée si jeune à de si longs malheurs, et qui ne peut se réjouir de la gloire du prince son frère sans songer qu’il auroit pu avoir un rival ! Tous les François, quelles que soient leurs opinions, doivent prendre part à la nouvelle gloire de la France : pour les uns elle est sans tache, car elle orne le trône légitime ; pour les autres elle est sans péril, car elle ne détruira point la liberté.