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Mélanges politiques (Chateaubriand)/De l’excommunication des comédiens

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 273-279).

DE
L’EXCOMMUNICATION
DES COMÉDIENS.
FÉVRIER 1815.


Il y a quelque temps que l’on a beaucoup parlé de la scène scandaleuse qui s’est passée aux funérailles de Mlle Raucourt. Ce n’étoit qu’une répétition de celle qui eut lieu en 1802 à l’enterrement de mlle, avec cette différence qu’à la première époque on ne profana point l’église de Saint-Roch, et que le curé remporta une espèce de victoire, bien qu’il souffrît dans la suite des mesures du despotisme. Maintenant que les passions sont tranquilles, mais que l’opinion publique n’est pas encore fixée sur le sujet qui les avoit émues, il nous semble utile d’examiner, une fois pour toutes, la question de l’excommunication des comédiens. Nous la soumettrons au bon sens des lecteurs. Quoi qu’on en dise, il y a aujourd’hui beaucoup de raison en France : c’est un fruit de notre expérience et de nos malheurs. Les hommes des partis les plus opposés, las enfin de nos discordes, ne demandent qu’à se rallier à la vérité toutes les fois qu’on la leur montrera simplement, franchement, loyalement.

Deux choses doivent être considérées dans le sujet que nous prétendons examiner : 1o la cause de l’aversion de l’Église contre les spectacles ; 2o le degré d’autorité qu’un curé peut et doit exercer dans son église, lorsqu’il ne fait que suivre les canons et obéir aux ordres de ses supérieurs.

Il faut remonter jusqu’aux premiers siècles du christianisme pour trouver la cause de la sévérité de l’Église et de la rigueur de ses règlements contre le théâtre. « Tout l’appareil de ces pompes, dit Tertullien, est fondé sur l’idolâtrie. » De là, examinant l’origine des spectacles admis chez les Romains, il fait voir qu’ils tiroient presque tous leur nom de quelque divinité du paganisme : les jeux de Bacchus Libériaux, Apollinaires, Céréaux, Neptunaux, Floraux, Olympiens. Le Cirque étoit consacré, ou plutôt, comme le dit ce premier Bossuet, étoit prostitué au Soleil. Les théâtres s’élevoient sous l’invocation de Bacchus et de Vénus. Aujourd’hui les dieux n’étant plus pour nous que les fictions ingénieuses d’Homère, nous ne pouvons nous faire une idée de l’horreur qu’ils inspiroient à l’Église, lorsqu’ils étoient adorés comme des êtres réels, protecteurs des passions et des crimes, comme de véritables démons persécuteurs des chrétiens.

La prostitution et le meurtre souilloient encore ces spectacles, que l’idolâtrie rendoit déjà abominables aux yeux des fidèles. Des femmes publiques paroissoient sur le théâtre aux fêtes de Flore ; et ces malheureuses, dit encore Tertullien, étoient, du moins une fois l’an, condamnées à rougir. À l’amphithéâtre, que voyoit-on ? Les combats des gladiateurs ou les souffrances des martyrs ! « Chrétiens, s’écrie l’auteur de l’Apologétique, demandez-vous des luttes, des combats, des victoires ? Le christianisme vous en offre de toutes parts. Voyez l’impureté vaincue par la chasteté, la perfidie par la foi, la cruauté par la miséricorde, l’impudence par la modestie : c’est dans ces jeux qu’il faut mériter des couronnes. Voulez-vous du sang répandu ? Vous avez celui de Jésus-Christ. »

Si les spectacles furent si justement proscrits par les premiers chrétiens, il étoit tout simple que l’acteur demeurât frappé de l’anathème dont la pièce étoit atteinte. En cela même les fidèles ne s’écartèrent point de l’usage des païens. À Rome les comédiens, les bouffons, les cavaliers du Cirque, les gladiateurs, étoient exclus de la cour, du barreau, du sénat, de l’ordre des chevaliers et de toutes les charges publiques ; ils perdoient le droit de citoyen. Une loi des empereurs Valentinien, Valence et Gratien, permet aux évêques de conférer le baptême à un comédien en danger de mort ; elle ordonne de plus que si ce comédien baptisé revient à la vie, il ne sera point forcé de suivre son ancienne profession. Une autre loi contraint les comédiennes à demeurer au théâtre, à moins qu’elles n’aient embrassé le christianisme. Mais la même loi, renouvelée quelque temps après, ajoute que si ces femmes devenues chrétiennes, et dispensées par cette raison de jouer devant le public, continuent de vivre dans le désordre, on les obligera de reparoître sur la scène. Quelle condamnation du théâtre et quel éloge de la religion ! La profession d’acteur étoit donc si peu estimée des Romains qu’elle devenoit comme le partage exclusif de quelques familles, dotées par la loi de ce brillant, mais malheureux héritage.

Des préjugés si cruels chez le peuple, des lois si dures, émanées du sénat et des empereurs romains, nous montrent assez que cette prévention contre le théâtre ne doit point être attribuée uniquement à ce qu’on affecte d’appeler la barbarie du christianisme : elle prend naturellement sa source dans la morale et dans la gravité des lois. L’opinion de l’Église sur les spectacles n’est pas plus sévère que celle de Tacite et de Sénèque. Ovide, et son autorité n’est pas suspecte, exhorte Auguste à supprimer les théâtres, comme une école de corruption :

.....Ludi quoque semina præbent
Nequitiæ : tolli theatra jube.

Dans la patrie même de Sophocle, dans ces heureux climats où les Muses firent éclater leurs prodiges, les femmes ne paroissoient point sur la scène et n’assistoient point aux jeux du théâtre.

L’Église ne fit donc que suivre le penchant des lois lorsque, dans les premiers siècles, déterminée par les raisons que nous avons déjà déduites, elle lança ses foudres contre les spectacles. Ceux-ci s’abolirent par degrés dans le monde romain, à mesure qu’il se convertit au christianisme et qu’il passa sous la domination des barbares. Tandis que le bruit de ces jeux trop célèbres se perdoit dans le bruit de la chute des empires, il est curieux de voir ces mêmes jeux renaître obscurément parmi ces Francs, ces Huns, ces Vandales, qui venoient de les détruire : tant le cœur humain est toujours le même, tant l’homme a besoin de ces plaisirs qui le consolent un moment ! Clovis, dans les dernières années de sa vie, rassasié de victoires et de conquêtes, entretenoit auprès de lui un mime que lui avoit envoyé Théodoric : c’est à ce mime du premier roi des François qu’il faut aller, à travers les siècles, rattacher la nouvelle pompe de nos spectacles. Tout le monde connoît l’histoire et l’origine de notre théâtre : tout le monde sait que les Mystères joués par les confrères de la Passion furent les avant-coureurs de Cinna et d’Athalie.

Mais pourquoi l’Église auroit-elle montré plus d’indulgence pour ces nouveaux spectacles ? La religion y étoit profanée, les mœurs outragées, la satire poussée jusqu’à la calomnie. Enfin, quand notre scène s’épura, l’Église, toujours scrupuleuse lorsqu’il s’agit de la conservation des mœurs, ne vit pas de raisons suffisantes pour renoncer à ses souvenirs, pour abandonner ses traditions et ses lois. Bossuet, Bourdaloue, Fléchier, continuèrent à condamner le théâtre avec toute l’autorité de leur éloquence et de leur génie. L’auteur des Oraisons funèbres ne dédaigna pas de prendre la plume pour réfuter une Apologie des spectacles, attribuée à un religieux, et imprimée en 1694, à la tête d’une édition des comédies de Boursault. La lettre de Bossuet et ses Dissertations sur la comédie sont des chefs-d’œuvre, où Rousseau a puisé une partie des arguments qu’il emploie dans sa fameuse lettre à d’Alembert. Pourroit-on faire un crime à l’Église d’avoir pensé sur la comédie comme le philosophe J.-J. Rousseau ?

Tout ceci prouve-t-il qu’il faut abolir les spectacles et ne pas enterrer les comédiens ? Non. Mais cela prouve que si ceux qui blâment la rigueur de l’Église, sans avoir examiné la question, avoient bien voulu consulter l’histoire, ils se seroient moins hâtés de condamner à la fois l’antiquité païenne et l’antiquité chrétienne. Aujourd’hui que nos mœurs sont changées, l’Église doit-elle se relâcher de quelque chose sur la discipline des spectacles ? On doit tout confier à sa sagesse. « Rome, dit Voltaire, a toujours su tempérer ses lois selon les temps et selon les besoins. » Elle ne fut jamais ennemie des beaux-arts, quand ils se renfermèrent dans des bornes légitimes. Le cardinal de Richelieu, en établissant son théâtre, fit enregistrer au parlement une déclaration du roi, par laquelle il renouvelle les peines prononcées contre les comédiens qui useront d’aucunes paroles lascives ou à double entente, qui pourroient blesser l’honnêteté publique ; mais au cas qu’ils soient modestes, ils ne seront pas notés d’infamie. Maintenant que notre théâtre est devenu plus chaste, que les acteurs ont suivi le progrès général de la société, que plusieurs d’entre eux joignent à des talents distingués des qualités morales dont s’honoreroient tous les hommes, ne doit-on pas les placer au rang de ces artistes estimables et estimés qui nous font jouir des chefs-d’œuvre du génie ? Nos préjugés contre le théâtre se sont affoiblis, parce que tous nos liens religieux se sont relâchés. Si l’on pouvoit tout à coup nous rendre chrétiens zélés et fervents, il seroit très-bon sans doute de maintenir la rigueur des canons : mais qui sait si l’Église ne jugera pas à propos de mettre un accord plus général entre sa discipline et l’état actuel de nos mœurs ? Cette discipline est-elle uniforme sur ce qui regarde le théâtre ? Dans une partie de l’Italie et de l’Allemagne, les comédiens ne sont pas excommuniés : le saint-siége et les conciles généraux ne se sont jamais expliqués sur ce sujet d’une manière très-positive. Clément XIII avoit fait fermer le théâtre Albertini à Rome : Clément XIV crut devoir en tolérer le rétablissement. Innocent XI défendit seulement aux femmes de paroître sur la scène. En 1696, les comédiens françois ayant fait présenter une requête à Innocent XII, pour être relevés des censures ecclésiastiques, ce pape, sans les condamner absolument, se contenta de les renvoyer à l’archevêque de Paris pour être traités comme de droit : Ut provideat eis de jure. La modération est le caractère distinctif de l’Église gallicane[1]. « En ce qui regarde ce que l’Église défend, dit Bossuet, les évêques ont souvent jugé selon toute la rigueur des canons : quelquefois aussi ils ont toléré beaucoup de choses selon la nécessité des temps ; et quand ils n’ont point vu de danger pour la foi ou pour les mœurs, ils ont consenti à quelque adoucissement, non toutefois par un relâchement de discipline aveugle ou inconsidéré, mais pour céder à une nécessité de telle nature qu’elle auroit pu même faire changer les lois ; c’est par cette raison que les saints Pères, et même le saint-siége, ont tant de fois loué cet adoucissement des canons… Selon les expressions d’Yves de Chartres, « pourvu qu’on ne touche pas au fondement de la foi et à la règle générale des mœurs, on peut user de quelque tempérament, quand il sembleroit approcher de la foiblesse… » Accusera-t-on pour cela l’Église de légèreté ? Dira-t-on, pour user des termes de saint Paul, qu’il y a en elle le oui et le non ? À Dieu ne plaise ! mais assurée qu’elle est de son éternité et immuablement attachée à la vérité même, elle s’accommode en quelque façon, par ce qu’elle a d’extérieur, aux choses humaines, moins pour céder à la nécessité des temps que pour servir au salut des âmes. »

Ne pourroit-on pas espérer de la sagesse du clergé qu’il prendra en considération le changement des mœurs et des temps ? Mais cette part une fois faite à l’esprit du siècle, avons-nous le droit de devancer la décision de l’Église et de nous porter à des violences pour nous faire à nous-mêmes ce qu’il nous plaît d’appeler justice ? Non, sans doute. Ceci nous ramène à la seconde partie de la question.

Un curé ne fait que suivre la loi qui lui est imposée lorsqu’il refuse de recevoir le corps d’un homme notoirement frappé des censures ecclésiastiques. Quand par sa charité naturelle il seroit disposé à en agir autrement, il ne le pourroit pas sans transgresser les canons auxquels, comme prêtre et comme curé, il est nécessairement assujetti. Si un soldat a reçu une consigne, peut-il violer ou laisser violer cette consigne, sous prétexte qu’elle a des inconvénients ? Est-il le juge et l’interprète des ordres de ses supérieurs ? Que deviendroit toute la discipline si chaque soldat, au lieu d’obéir, se mettoit à examiner les raisons de la conduite de son général, à blâmer ses motifs, ses plans, ses desseins ? Nous nous servons de cette comparaison chez une nation toute militaire, qui en sentira la justesse. Un curé est seul maître dans son église, comme un officier au poste qu’on lui a confié ; nul n’a le droit de venir lui imposer des lois qu’il ne peut pas reconnoître. Eh ! combien est-on plus coupable encore si on mêle à la violence qu’on lui fait le scandale public, l’insulte au culte de la patrie et la profanation des autels !

Mais les comédiens, dit-on, jouissent de tous les droits de citoyens : ils peuvent parvenir à toutes les places, ils sont enrôlés dans la garde nationale, etc. C’est précisément ce qui rendroit leur cause moins favorable, si leurs amis, par une ignorance fâcheuse, ou par un zèle inconsidéré, continuoient à se porter pour eux à des excès qui n’ont point d’excuse. Il ne s’agit plus pour les acteurs de réclamer les lois générales de l’État, de constater leur existence civile : ils en sont en pleine possession. De quoi s’agit-il donc ? De droits purement religieux. Or, une religion a ses rites, ses usages, dont elle ne peut se départir. On ne force personne à suivre cette religion : on est chrétien ou on ne l’est pas ; voilà tout : cela ne change rien à la condition civile d’un homme. Mais si l’on se prétend, par exemple, catholique, apostolique et romain, n’est-ce pas le curé qui est juge naturel de cette prétention ? N’est-ce pas lui qui sait, d’après les règles de son culte, si la personne qui se présente a conservé ou perdu la qualité d’enfant de l’Église ?

Ajoutez que le droit de citoyens étant rendu aux acteurs, le curé ne peut plus être taxé d’inhumanité quand il refuse son ministère à leurs funérailles : car ce refus n’emporte plus la privation de la sépulture commune. Le curé ne fait que rentrer dans ses droits naturels : c’est une coutume de toutes les religions de la terre de n’accorder leurs honneurs funèbres qu’à leurs disciples. Le corps d’un chrétien mort à Constantinople seroit-il reçu dans une mosquée ? Un ministre protestant, à Philadelphie, ne renverroit-il pas le corps d’un catholique à son curé, celui d’un presbytérien à son église, celui d’un quaker à ses frères, celui d’un juif à sa synagogue ? Vous voulez qu’un curé enterre un homme qui n’avoit pas vécu dans la communion catholique : mais si le curé prétendoit s’emparer à son tour du corps d’un citoyen qui n’auroit pas voulu mourir sous la loi chrétienne, ne crieriez-vous pas au fanatisme, à l’intolérance ? N’avons-nous pas vu des prêtres repoussés du lit d’un mourant avec mépris, et des moribonds préférer aux paroles consolantes de l’homme de Dieu les stériles pompes d’un nouveau paganisme ? Accordez donc au prêtre la même indépendance que vous réclamez pour vous-mêmes : si vous n’êtes point forcés de l’appeler à votre dernier soupir, pourquoi seroit-il obligé de veiller à votre dernier asile ? par quelle dérision ceux qui ont su toute leur vie, sans y attacher aucune importance, qu’ils étoient hors de l’Église catholique, veulent-ils y rentrer après leur mort ? S’ils ont cru à la puissance de l’anathème, il est trop tard pour la réconciliation ; s’ils n’y ont pas cru, ils n’ont donc voulu produire que du scandale ? Si, comme autrefois, les registres des naissances, des mariages et des décès étoient tenus par les curés des diverses paroisses ; si, comme autrefois encore, ces curés étoient les maîtres de refuser l’inhumation en terre sainte, on pourroit dire que l’excommunication trouble l’état civil, en empêchant un citoyen d’être inscrit sur le rôle des morts et de reposer auprès d’eux ; mais il n’en est pas ainsi, puisque tous les actes publics se font aux municipalités, et que la puissance temporelle est séparée de la puissance spirituelle. Qui empêchoit Mlle Raucourt de se faire porter en pompe au cimetière, environnée de ses amis et de tous ceux qui attachoient quelque prix à ses talents ? Qu’auroient demandé de plus les admirateurs de Molière ? Voltaire, au lieu de déplorer le sort de Mlle Le Couvreur, n’auroit-il pas chanté la tolérance du siècle qui eût accordé à cette actrice de pareilles funérailles ?

Et regardons encore à quel point l’Église gallicane pousse la douceur et la charité : que faut-il à un comédien pour que ses cendres soient reçues dans l’église ? Il suffit qu’un domestique, un témoin, affirment que le moribond avant d’expirer a demandé les secours d’un prêtre. Lorsqu’on a négligé de donner ces légères marques de respect au culte antique de la patrie, à la religion de tant de grands hommes, sied-il bien de venir lui demander les dernières prières qu’elle offre pour le repos de ses enfants ? Mais en même temps quel aveu de l’insuffisance de l’homme pour consoler les cendres de l’homme ! Vainement nous avons paru mépriser la religion dans notre passage sur la terre, il s’élève de notre cercueil une voix qui réclame ses espérances et ses bénédictions.


  1. Lettre de l’Assemblée du clergé au pape, du 3 février 1682, t. IX des Œuvres de Bossuet.