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Mélanges politiques (Chateaubriand)/Le 21 janvier 1815

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Œuvres complètes
Garnier frères (tome 7p. 267-272).

LE
VINGT-UN JANVIER
MIL HUIT CENT QUINZE.


Le 21 janvier approche. On se demande depuis longtemps : Que ferons-nous ? Que fera la France ? Laissera-t-on passer encore ce jour de douleur sans aucune marque de regret ? Où sont les cendres de Louis XVI ? Quelle main les a recueillies ? Sans la pitié d’un obscur citoyen, à peine sauroit-on aujourd’hui où repose la sainte dépouille de ce roi qui devoit dormir à Saint-Denis auprès de Louis XII et de Charles le Sage. Pendant quelques années on a voulu que le jour de la mort de ce juste fût un jour de réjouissance ; mais combien les factions s’aveugloient ! Tandis qu’elles prétendoient soulever le crêpe funèbre qui couvroit notre patrie, tandis qu’elles ordonnoient des pompes dérisoires, les citoyens multiplioient les marques de leur douleur ; chacun pleuroit dans la solitude, ou faisoit célébrer en secret le sacrifice expiatoire. En vain quelques hommes appeloient la foule à d’abominables spectacles ; la tristesse publique sembloit leur dire : Non, la France n’est point coupable avec vous ; elle ne prend aucune part à vos crimes et à vos fêtes.

Louis XVI dès le commencement de son règne avoit aboli les corvées, amélioré les branches de l’administration, relevé sur la mer la gloire de nos armes, et fait retentir nos victoires sur les côtes de l’Inde et de l’Amérique. Au milieu des orages de la révolution, malgré la chaleur des partis, on fut si persuadé de ses vertus, qu’on le nomma d’une commune voix le plus honnête homme de son royaume. Abreuvé d’amertume, accablé d’outrages, on l’amena à Paris, précédé de la tête de quelques-uns de ses gardes ; on l’y réduisit à vivre dans les fers, à languir dans la douleur. Mais ce n’est point devant la famille royale qu’il convient d’achever le récit de telles adversités. L’orpheline est là, et sa seule présence nous en dit assez. Témoins et juges, vous vivez : vos yeux ont vu ce qu’il y eut de public, et votre conscience vous racontera ce qu’il y a de secret dans l’histoire de nos malheurs.

À Dieu ne plaise qu’aucun de nous cherche à trouver des coupables, et à alimenter des haines ! Mais, si nous prétendons aux vertus, il faut avoir le courage d’être hommes : il faut, à l’exemple des peuples de l’antiquité, que notre caractère soit assez mâle pour soutenir la vue de nos propres fautes. Quiconque craint de se repentir ne tire aucun fruit de ses erreurs. Oublions donc le criminel, mais souvenons-nous toujours du crime. Eh bien, si tandis que nous pleurerons quelques hommes se croient obligés de fuir nos larmes, cette innocente vengeance ne nous seroit-elle pas permise ? Faut-il que tout un peuple étouffe dans son cœur la morale et la religion, qu’il renonce à toute justice, qu’il ait l’air d’approuver dans sa raison ce que sa foiblesse lui fit supporter, parce qu’il est des consciences ombrageuses, qui ne croient la patrie tranquille qu’autant qu’elles ne sont point troublées par leurs remords, et qui prennent la voix de ces remords pour le cri de nos factions ?

Chez presque tous les peuples on a vu de grands crimes, et partout on a établi des sacrifices pour les expier. Lorsque Agis périt à Lacédémone en voulant, comme Louis, donner à son peuple de meilleures lois, « les citoyens de Sparte estimèrent, dit Plutarque, qu’il n’avoit oncques été commis un si cruel, si malheureux ni si damnable forfait depuis que les Doriens étoient venus habiter le Péloponèse. »

Après la restauration de Charles II en Angleterre, on éleva une statue sur le lieu même où Charles Ier avoit été décapité, et le jour anniversaire de la mort de ce roi devint un jour de jeûne et de prière.

Mais il ne s’agit ici d’imiter aucune nation étrangère : tous les bons exemples peuvent être trouvés parmi nous. Après la bataille de Poitiers, les états de la langue d’oc ordonnèrent « qu’homme ni femme pendant l’année, si le roi (Jean) n’étoit délivré, ne porteroient sur leurs habits or, argent ni perles, et qu’aucuns ménestriers ni jongleurs ne joueroient de leurs instruments. »

Nos pères furent plus heureux que nous : ils purent se livrer à leur naïve douleur aussitôt qu’ils l’éprouvèrent. Cette douleur même cessa bientôt : le roi Jean revint de sa captivité. Mais les marques de nos regrets seront éternelles : Louis XVI ne reparoîtra plus parmi nous.

Du moins nous allons voir s’accomplir ce que nous avons tant désiré, ce que toute l’Europe attendoit : notre douleur, si longtemps comprimée, va enfin sortir du fond de notre âme ; le roi vient encore pour ainsi dire au-devant du besoin de nos cœurs ; il va satisfaire à la piété de son peuple, nous rendre aux idées morales et religieuses, comme de sa paisible main il nous a soustraits au despotisme et rangés sous l’empire de nos antiques lois.

Le 21 janvier Monsieur, Mgr le duc d’Angoulême, Mgr le duc de Berry, se rendront au cimetière de la Madeleine, appartenant aujourd’hui à M. Descloseaux. Le terrain a été légalement reconnu ; on s’est assuré d’avance du lieu où repose le corps du roi ; on croit pouvoir aussi retrouver les cendres de la reine. Par un hasard touchant, les Suisses tués à la journée du 10 août sont enterrés aux pieds de Louis XVI. La fosse où notre monarque fut jeté avoit dix pieds de profondeur. On n’a pas voulu remuer la terre avant le moment de l’exhumation. Rien ne doit être secret dans cet acte saint : toute la France a vu mourir son roi, toute la France doit voir reparoître au même moment sa dépouille mortelle. Ah ! que ne sentiront point les spectateurs quand la terre enlevée laissera voir les os blanchis de Louis XVI, son tronc mutilé, sa tête déplacée et déposée à l’autre extrémité de son corps, signe auquel on doit reconnoître le descendant de tant de rois ! Se représente-t-on bien les trois princes tombant à genoux avec le clergé dans ce moment redoutable, la religion entonnant son hymne de paix et de gloire, les reliques du martyr sortant triomphantes du sein de la terre pour protéger désormais notre patrie et attirer par leur intercession la bénédiction du ciel sur tous les François !

Les restes sacrés du roi étant retrouvés ainsi que les cendres de la reine, le cortège se mettra aussitôt en route pour Saint-Denis. Les malheurs de Louis XVI feront toute la magnificence de cette pompe funèbre. La modestie convient au triomphe de tant de vertus, et la simplicité à la grandeur de tant d’infortunes. Les passions humaines ne doivent point troubler le calme et la majesté de cette cérémonie. Tout ce qui accuse en sera banni ; on n’y verra que ce qui console : le père de famille en retrouvant son tombeau veut que tous ses enfants ensevelissent dans ce tombeau leurs dissensions et leurs inimitiés.

Le convoi suivra la route que prit, il y a six siècles, celui de saint Louis, premier aïeul des Bourbons. « Et leva, dit Joinville, le saint corps l’archevêque de Rheims, et après qu’il fut levé, frère Jehan de Seymours le prêcha. Et entre autres de ses faits rameuta souvent une chose que je lui avois dicte du bon roi : c’estoit de sa grande loyauté… Quand le sermon fut fini, ajoutent les chroniques, le roi (Philippe le Hardi) prit son père sur son col, et se mit à la voie tout à pied à aller droict à Sainct-Denys en France. »

Quel abîme de réflexions ! quelle comparaison à faire entre les événements, le temps, les lieux et les pompes funèbres de saint Louis et de Louis martyr !

Le cortège se rendra donc à l’église de l’apôtre de la France, mais les successeurs de ces religieux qui vinrent avec l’oriflamme au-devant de la châsse de saint Louis ne recevront point le descendant du saint roi. Dans ces demeures souterraines, où dormoient ces rois et ces princes anéantis ; dans ces sombres lieux, où les rangs étoient si pressés qu’on pouvoit à peine y placer Mme Henriette, Louis XVI se trouvera seul !… Comment tant de morts se sont-ils levés ? Pourquoi Saint-Denis est-il désert ? Demandons plutôt pourquoi son toit est rétabli, pourquoi son autel est debout. Quelle main a reconstruit la voûte de ses caveaux et préparé ces tombeaux vides ? La main de ce même homme qui étoit assis sur le trône des Bourbons. Ô Providence ! il çroyoit préparer des sépulcres à sa race, et il ne faisoit que bâtir le tombeau de Louis XVI ! L’injustice ne règne qu’un moment : il n’y a que la sagesse qui compte des aïeux et laisse une postérité. Voyez en même temps le maître de la terre tomber au milieu de ses violences, Louis XVIII ressaissir le sceptre et Louis XVI retrouver la sépulture de ses pères. La royauté des légitimes monarques avoit dormi pendant vingt années ; mais leurs droits, fondés sur leurs vertus, étoient indestructibles comme leur noblesse. Dieu finit d’un seul coup cette révolution épouvantable, et les rois de France reprennent à la fois possession de leur trône et de leur tombeau.

Tandis que les restes mortels de Louis XVI et de Marie-Antoinette seront portés à Saint-Denis, on posera la première pierre du monument qui doit être élevé sur la place Louis XV.

Ce monument représentera Louis XVI[1] qui déjà, quittant la terre, s’élance vers son éternelle demeure. Un ange le soutient et le guide, et semble lui répéter ces paroles inspirées : Fils de saint Louis, montez au ciel ! Sur un des côtés du piédestal paroîtra le buste de la reine dans un médaillon ayant pour exergue ces paroles si dignes de l’épouse de Louis XVI : J’ai tout su, tout vu, et tout oublié. Sur une autre face de ce piédestal, on verra un portrait en bas-relief de Mme Élisabeth. Ces mots seront écrits autour : Ne les détrompez pas ; mots sublimes qui lui échappèrent dans la journée du 20 juin, lorsque des assassins menaçoient ses jours en la prenant pour la reine. Sur le troisième côté sera gravé le Testament de Louis XVI, où on lira en plus gros caractères cette ligne évangélique :

JE PARDONNE DE TOUT MON CŒUR À CEUX QUI SE SONT FAITS MES ENNEMIS.

La quatrième face portera l’écusson de France avec cette inscription : Louis XVIII à Louis XVI. Les François solliciteront sans doute l’honneur d’unir au nom de Louis XVIII le nom de la France, qui ne peut jamais être séparée de son roi.

Ce monument sera aussi touchant qu’admirable. Un autel funèbre au milieu de la place Louis XV n’eût été convenable sous aucun rapport. Cette place est une espèce de grand chemin où la foule passe pour courir à ses plaisirs ou pour étaler ses vanités. Dans les distractions naturelles à la foiblesse de nos cœurs, les accents de la joie auroient trop souvent profané un monument de douleur. Non, aucun François ne sera obligé de détourner ses pas ou ses regards du monument projeté : les uns y trouveront dans le Testament de Louis XVI l’origine et la confirmation de l’article de notre Charte qui les met à l’abri de toutes recherches ; les autres y recueilleront ces souvenirs qui dépouillés par le temps de leur amertume ne laissent au fond de l’âme qu’un attendrissement religieux. Le roi, qui jusqu’à présent n’a osé fouler le champ du sang, pourra peut-être y passer un jour, sinon sans tristesse, du moins sans horreur, tandis que le juge de Louis XVI, à l’abri du monument de miséricorde, pourra lui-même traverser cette place, sinon sans remords, du moins sans crainte. Enfin, ce monument expiatoire deviendra pour tous les François une source de consolations : nos enfants y puiseront à l’avenir ces graves leçons, ces utiles pensées qui forment dans tous les temps et dans tous les pays les grands peuples et les grands hommes.

Ce monument ne sera pas le seul consacré au malheur et au repentir. On élèvera une chapelle sur le terrain du cimetière de la Madeleine. Du côté de la rue d’Anjou, elle représentera un tombeau antique ; l’entrée en sera placée dans une nouvelle rue que l’on percera lors de l’établissement de cette chapelle. Pour mieux envelopper les différentes sépultures, l’édifice entier se déploiera en forme d’une croix latine, éclairée par un dôme qui n’y laissera pénétrer qu’une clarté religieuse. Dans toutes les parties du monument on placera des autels où chacun ira pleurer une mère, un frère, une sœur, une épouse, enfin toutes ces victimes, compagnes fidèles, qui pendant vingt ans ont dormi auprès de leur maître dans ce cimetière abandonné : c’est là qu’on viendra particulièrement honorer la mémoire de M. de Malesherbes. On nous pardonnera peut-être d’associer ici le nom du sujet au souvenir du roi : il y a dans la mort, le malheur et la vertu, quelque chose qui rapproche les rangs.

Le roi fondera à perpétuité une messe dans cette chapelle : deux prêtres seront chargés d’y entretenir les lampes et les autels. À Saint-Denis, une autre fondation plus considérable sera faite, au nom de Louis XVI, en faveur des évêques et des prêtres infirmes qui, après un long apostolat, auront besoin de se reposer de leurs saintes fatigues. Ils remplaceront l’ordre religieux qui veilloit aux cendres de nos rois. Ces vieillards, par leur âge, leur gravité et leurs travaux, deviendront les gardiens naturels de cet asile des morts, où eux-mêmes seront près de descendre. Le projet est encore de rendre à cette vieille abbaye les tombeaux qui la décoroient, et auprès desquels Suger faisoit écrire notre histoire, comme en présence de la mort et de la vérité.

Quand on songe que le prince qui vient de consacrer nos libertés ; que le prince qui sans verser une seule goutte de sang a fait cesser nos divisions et rendu le repos à la France ; que le prince qui par la politique la plus généreuse défend au dehors les droits des souverains malheureux, quand on songe que ce prince est le même monarque par qui de si grands exemples de religion vont être donnés, peut-on trouver assez de bénédictions pour les répandre sur sa tête ? Et qui ne voit déjà que les siècles le placeront au rang des meilleurs et des plus grands rois de sa race ?

Pendant la cérémonie funèbre, Madame se retirera à Saint-Cloud. Nous avons dit que les princes accompagneroient les cendres de Louis XVI à Saint-Denis ; le roi seul restera à Paris, pour confier sa douleur à son peuple, pour mêler des consolations à nos pleurs et pour adoucir l’amertume de nos regrets par sa présence vénérable.


  1. On a changé le projet de quelques-uns de ces monuments.