Mélite/Acte 1/Scène 2

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Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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SCÈNE II.


MÉLITE, ÉRASTE, TIRCIS.



ÉRASTE.


De deux amis, Madame, apaisez la querelle 56.
Un esclave d’Amour le défend d’un rebelle,
Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,
Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.
Comme dès le moment que je vous ai servie
J’ai cru qu’il étoit seul la véritable vie,
Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport
Entre nos deux esprits sème quelque discord 57.
Je me suis donc piqué contre sa médisance,
Avec tant de malheur ou tant d’insuffisance.
Que des droits si sacrés et si pleins d’équité 58.
N’ont pu se garantir de sa subtilité,
Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre 59,
Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.


MÉLITE.


Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouveroit
En ce mépris d’Amour qui le seconderoit.


TIRCIS.


Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l’amour une plus haute estime 60,
Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.


MÉLITE.


Ce reproche sans cause avec raison m’étonne 61 :
Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais 62 ?


ÉRASTE.


Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour me faire un supplice 63.


MÉLITE.


Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.


ÉRASTE.


Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.


MÉLITE.


Il est rare qu’on porte avec si bon visage 64
L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage 65.


ÉRASTE.


Votre charmant aspect suspendant mes douleurs 66,
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.


MÉLITE.


Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.


ÉRASTE.


Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
Et vous n’en conservez que faute de vous voir 67.


MÉLITE.


Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?


ÉRASTE.


Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?
De si frêles sujets ne sauroient exprimer
Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer 68,
Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
Cette légère idée et foible connoissance 69
Que vous aurez par eux de tant de raretés
Vous mettra hors du pair de toutes les beautés 70.


MÉLITE.


Voilà trop vous tenir dans une complaisance
Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,
Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.


ÉRASTE.


Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.


TIRCIS.


Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.


ÉRASTE.


Voyez que d’un second mon droit se fortifie.


MÉLITE.


Voyez que son secours montre qu’il s’en défie 71.


TIRCIS.


Je me range toujours avec 72 la vérité.


MÉLITE.


Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.


TIRCIS.


Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
Et prenant désormais des sentiments plus doux,
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.


MÉLITE.


Un ennemi d’Amour me tenir ce langage !
Accordez votre bouche avec votre courage ;
Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.


TIRCIS.


J’ai connu mon erreur auprès de vos appas 73 :
Il vous l’avoit bien dit.


ÉRASTE.


Il vous l’avoit bien dit._Ainsi donc par l’issue 74
Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?


TIRCIS.


Si tes feux en son cœur produisoient même effet,
Crois-moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.


MÉLITE.


Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire
Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
Mais je pourrois bientôt, à m’entendre flatter 75,
Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.
Excusez ma retraite.


ÉRASTE.


Excusez ma retraite._Adieu, belle inhumaine.
De qui seule dépend et ma joie et ma peine 76.


MÉLITE.


Plus sage à l’avenir, quittez ces vains propos,
Et laissez votre esprit et le mien en repos.


Scène I

Acte I, scène II

Scène III


56. Var. Au péril de vous faire une histoire importune.
Je viens vous raconter ma mauvaise fortune :
Ce jeune cavalier, autant qu’il m’est ami,
Autant est-il d’Amour implacable ennemi,
Et pour moi, qui depuis que je vous ai servie
Ne l’ai pas moins prisé qu’une seconde vie,
Jugez si nos esprits, se rapportant si peu,
Pouvoient tomber d’accord et parler de son feu.
[Je me suis donc piqué contre sa médisance.] (1633-57)

57. Var. Entre nos deux esprits ait semé le discord. (i660-64)

58. Var. Que les droits de l’amour, bien que pleins d’équité. (1633-57)

59. Var. Et je l’amène à vous, n’ayant plus que répondre. (1633)

60. Var. Et ne fait de l’amour une meilleure estime, (1633-57)

61. Var. Ce reproche sans cause, inopiné, m’étonne. (1633-57).

62. Peut-être Molière se rappelait-il ce passage lorsqu’il faisait dire à Agnès :
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
(L’École des Femmes, acte II, sc. vi.)

63. Var. À pervertir son cours pour croître mon supplice. (1633-64)

64. Var. D’ordinaire on n’a pas avec si bon visage, (1633-57)

65. Var. Ni l’àme ni le cœur en un tel équipage. (1633)
Var. Ni l’àme ni le cœur en si triste équipage. (1644-57)

66. Var. Votre divin aspect suspendant mes douleurs. (1633-60)

67. Var. Et vous n’en conservez qu’à faute de vous voir. (1633-44 et 52-57)

68. Var. Ce qu’Amour dans les cœurs peut lui seul imprimer. (1633-63)

69. Var. Encor cette légère et foible connoissance. (1633-60)

70. Var. Vous mettra hors de pair de toutes les beautés. (1657 et 60)

71. Var. Mais plutôt son secours fait voir qu’il s’en défie. (1633-57)

72. Les éditions de 1668 et de 1682 donnent d’avec. Nous n’avons pas hésité à y substituer avec, qui est la leçon de toutes les autres éditions.

73. Var. J’ai reconnu mon tort auprès de vos appas. (1633)

74. Var. Il vous l’avoit bien dit._Ainsi ma prophétie
Est, à ce que je vois, de tout point réussie.
tirs. Si tu pouvois produire en elle un même effet, (1633-63)

75. Var. Mais outre qu’il m’est doux de m’entendre flatter.
Ma mère qui m’attend m’oblige à vous quitter. (1633-57)

76. Var. De qui seule dépend et mon aise et ma peine. (1633-57)