Mémoire à Turgot/Édition Garnier

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MÉMOIRE A M. TURGOT (1773 - 1776)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 439-440).

MÉMOIRE


À M. TURGOT[1]


(1776)




Le petit pays de Gex n’a que dix lieues de surface. La terre n’y rend que trois pour un, et le tiers du pays est en marécages.

Cependant, sans compter environ soixante et deux mille livres qu’il paye au roi par année en taille, capitation, vingtième, etc., il donne à la ferme générale, à commencer du 1er janvier 1776, trente mille francs. Les registres des droits du domaine se montent, année commune, à plus de vingt mille livres.

Ainsi ce pays aride et presque incultivable, de dix lieues carrées, n’ayant aucun commerce, et n’étant point soumis au droit des aides, fournit à la ferme générale cinquante mille francs par an.

Si la France, dont l’étendue est d’environ quarante mille lieues carrées, était aussi stérile que le pays de Gex, aussi privée de commerce ; si elle ne payait point d’aides, et si chaque terrain de même étendue que le pays de Gex payait à la ferme cinquante mille francs, il est clair que la ferme aurait de ce seul article deux cents millions de revenu: elle en rend au roi environ cent trente ; ses frais et son profit iraient à soixante et huit millions.

Mais le royaume étant environ trois fois plus riche, trois fois mieux cultivé, trois fois plus commerçant que le petit pays de Gex, doit probablement fournir à la ferme trois fois davantage à proportion.

Quand la ferme ne tirerait du royaume entier qu’une fois plus à proportion qu’elle tire du pays de Gex, il paraît qu’elle tirerait de la France quatre cents millions.

Réduisons ces quatre cents millions à trois cents : voilà donc une somme énorme de trois cents millions que la ferme recueillerait en renonçant à la gabelle et au tabac, comme elle y a renoncé avec nous.

Il paraît donc que le roi ne retire pas de la France ce qu’il en pourrait tirer, quoique les peuples soient surchargés d’impôts.

On a donc lieu de présumer que l’intention du ministère est d’enrichir le roi et l’État, en simplifiant la recette et en soulageant le peuple.

En voici un exemple et une preuve. Nos dix lieues carrées payent à présent trente mille francs à la ferme, et se pourvoient de sel où elles peuvent.

Je suppose que Sa Majesté nous permettra de prendre du sel à Peccais en Languedoc : nous en ferons venir cinq mille minots, tant pour notre consommation que pour la santé de nos bestiaux, et pour l’engrais de nos terres, lesquelles étant d’une nature de terre à pot seraient fertilisées par le sel même, malgré l’ancien préjugé qui a fait du sel le symbole de la stérilité[2].

Si le roi nous laissait prendre cinq mille minots à Peccais, nous l’achèterions dix sous le quintal, comme les fermiers généraux. Ainsi un pays de dix lieues de surface fournirait au roi, pour le seul achat du sel, deux mille cinq cents livres ; et la France entière, quatre mille fois plus étendue que le pays de Gex, en achèterait pour dix millions ; et ce seul objet rendrait à la culture de la terre une armée immense de commis.

On ose croire que le ministère agit dans cette vue, et prépare toutes ses opérations suivant son grand principe de rendre la recette moins onéreuse, et de faire passer dans les coffres du roi les contributions des sujets avec les moindres frais possibles.

Ceux qui ne peuvent entrevoir que de loin une faible partie de ces projets les bénissent et les admirent : que feront ceux qui en sont les témoins ?


fin du mémoire à m. turgot

  1. Dans les éditions de Kehl et dans beaucoup d’autres, ce Mémoire était imprimé dans la Correspondance, à la suite de la lettre à Turgot, du 8 janvier 1776.
  2. Deutéronome, xxix, 23.