Mémoire sur l'indépendance de l'Ukraine, présenté à la Conférence de la paix par la Délégation de la République ukrainienne (1919)/La vie économique

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IV

LA VIE ÉCONOMIQUE

1. L’Exploitation des surfaces.

a) Observations générales.

En Europe Occidentale, on n’a pas considéré jusqu’à ces derniers temps l’Ukraine comme vivant d’une vie économique propre, indépendante de l’existence de la Russie entière. On se la représentait plutôt comme faisant partie intégrante de l’ancien Empire des tsars, mais sans se rendre bien compte de la place qu’elle y occupait. C’était la Russie, dans sa totalité, qui était considérée comme l’organisme économique véritable.

Ce n’est qu’après l’abolition du pouvoir central par la Révolution que l’on a commencé de comprendre en Europe Occidentale que la Russie n’était pas un organisme indivisible, mais qu’elle était formée d’un ensemble de groupements qui tous ont retrouvé en eux-mêmes un centre économique, national et administratif.

Que représente donc l’Ukraine au point de vue économique ? Possède-t-elle en elle un organisme complet, doué d’une vie propre ou est-elle simplement un membre d’un organisme qui, séparé du tronc, est voué à une mort économique certaine ou du moins à un dépérissement lent, qui peu à peu entraînera sa mort économique ?

Il est un fait cependant que l’Europe Occidentale n’ignore pas entièrement à savoir que, peu développée au point de vue industriel, l’Ukraine est le pays agricole par excellence. Voici des chiffres éloquents : En Ukraine, la population urbaine ne représente que 15 % de la population totale, alors qu’elle est en France de 45 %, aux États-Unis de 46 %, en Allemagne de 60 % et en Grande-Bretagne de 78 %.

En Ukraine, 75 à 80 % de la totalité de la population vit directement de l’agriculture, 9 à 10 %, de l’industrie et des mines, et 5 % du commerce, tandis qu’en Europe, le rapport des professions des habitants se présente de la façon suivante :

ÉTATS
POPULATION AGRICOLE
Eaux et Forêts
INDUSTRIE ET MINES
COMMERCE
Italie 
60 25 17
Autriche 
53 27 10
France 
43 32 14
Allemagne 
29 43 13
Grande-Bretagne 
13 46 21

L’Ukraine est donc bien, en effet, le pays agricole par excellence, et l’agriculture constitue manifestement sa base économique.

Or, si l’Europe Occidentale n’ignore pas entièrement la place spéciale qu’occupe l’Ukraine au point de vue agricole, elle ne se fait pas une idée très nette des conditions dans lesquelles se trouve l’agriculture ukrainienne.

On se représente l’Ukraine avec des plaines se déroulant à perte de vue, des steppes se perdant à l’horizon, avec de côté et d’autre de rares villages abritant une population disséminée, et quelques terres laissées en friche. Il n’en est pas tout à fait ainsi.

Il y a en Ukraine, il est vrai, de vastes étendues de terrains où les villages sont très espacés : ce sont les parties du Sud dont la colonisation par les Ukrainiens est de date plus récente (le gouvernement de Tauride, quelques régions du Don, du Kouban et de Stavropol). Mais, quand on parcourt le Centre, l’Ouest et le Nord du pays, on y voit une population extrêmement dense. Dans ces régions, la surpopulation agricole est plus grande que dans n’importe quelle autre région de l’Europe Occidentale.

Ce fait devient évident si l’on compare la densité de la population agricole ukrainienne avec celle de la population agricole des autres pays, de la France et de l’Allemagne par exemple. Alors que la population agricole, pour 1 000 hectares de terre arable, est en France de 509 habitants et en Allemagne de 505, dans le Sud et l’Est de l’Ukraine, elle est pour :

Kouban 
 440
Ekaterinoslav 
 490
Tauride 
 330
Kherson 
 410

Dans le Centre et dans le Nord, elle est pour :

Kiev 
 1 010
Podolie 
 990
Volhynie 
 800
Tchernigov 
 775
Poltava 
 780
Kharkov 
 645

Il résulte de ces chiffres que seules ont une population agricole inférieure à celle de la France et de l’Allemagne, les régions les moins peuplées du Kouban, d’Ekaterinoslav et de Kherson ; et encore cette infériorité est-elle à peine sensible. Par contre, dans l’Ukraine Centrale, dont la colonisation est plus ancienne, la population agricole est une fois et demie et même deux fois plus dense qu’en France et en Allemagne.

D’où vient cette grande surpopulation agricole en Ukraine ? De ce fait que, par suite de la politique économique de Pétrograd, l’industrie n’a pas pu se développer dans la partie méridionale de l’ancien Empire russe. En conséquence, une main-d’œuvre agricole superflue est demeurée dans les campagnes.

C’est aussi dans les régions où la population agricole est plus dense que la répartition de la propriété foncière s’est effectuée le plus inégalement et que se trouvent les plus grandes propriétés. Les vastes domaines que l’on voit en Ukraine sont le résultat de la politique foncière de Moscou et de la Pologne.

En effet, ce sont les paysans ukrainiens et les Cosaques qui ont d’abord colonisé les steppes du Dnièpr et de la Mer Noire, puis les ont défendues contre les incursions des hordes tatares et des autres peuples nomades. Il semblerait donc qu’ils en dussent être les légitimes propriétaires. Catherine II et les rois de Pologne en décidèrent autrement. Les enlevant à ceux qui les avaient arrosées de leur sueur et de leur sang, les tsars de Moscou et les rois de Pologne donnèrent ces terres aux seigneurs et aux courtisans.

La grande propriété en Ukraine est donc le fait de deux gouvernements étrangers.

Lors de l’abolition du servage, les paysans de l’Ukraine ne reçurent que près de 45 % de la totalité des terres. Les grands et les moyens propriétaires en eurent autant. Le reste (8 à 9 %) fut réservé à l’État, à l’Église, aux monastères.

Le demi-siècle qui s’est écoulé depuis a démontré que les paysans ukrainiens sont capables de conserver la propriété des terres qui leur ont été réparties. Alors que la noblesse aliénait 45 % de ses propriétés, les paysans se rendaient acquéreurs de la presque totalité de celles-ci. Et cela, bien que les terres des grands propriétaires et des nobles fussent moins imposées que les terres des paysans, et malgré les conditions très favorables que le Crédit foncier consentait à la noblesse.

Cette évolution se continuant, la propriété foncière dans les neuf gouvernements de l’Ukraine est arrivée à la proportion que voici :

Petites et moyennes propriétés paysannes 
60 %
Grandes propriétés (plus de 100 déciatines[1]
33 %
Propriétés d’État, églises, monastères et autres institutions 
7 %

Alors que les grandes propriétés de plus de 10 000 déciatines forment 20 % de la totalité des terres, la superficie moyenne des petites propriétés paysannes n’excède pas 7 déciatines, et 40 % de ces familles paysannes ont un bien-fonds inférieur à 5 déciatines.

La répartition inégale de la propriété foncière a eu pour résultat d’augmenter les besoins des paysans par rapport à la terre et d’accroître la surpopulation des campagnes.

En conséquence, les paysans de l’Ukraine ont émigré et sont allés cultiver d’autres terres. Ils se sont répandus surtout à l’Est et au Sud ; et, après avoir colonisé, au XVIIIe siècle, le Kouban, ils ont gagné les steppes du Don méridional et du Nord du Caucase qu’ils ont labourées et ensemencées et sur lesquelles ils ont acquis des droits incontestables.

Les Grands-Russes peu accoutumés aux labours des « steppes du Sud » se sont répandus vers le Nord-Est et vers la Sibérie, laissant les Ukrainiens s’emparer de terres importantes au Sud-Est.

D’autre part, au cours de ces vingt dernières années, la colonisation ukrainienne s’est répandue au delà de l’Oural, en Sibérie et au Turkestan. Près de deux millions d’Ukrainiens, soit plus, de 50 % de la totalité des émigrants de la Russie européenne en Sibérie et au Turkestan, ont franchi l’Oural, ce qui revient à dire que l’Ukraine a, sinon le droit de posséder des territoires dans l’ancienne Russie asiatique, du moins celui d’étendre ses colonies en Sibérie et au Turkestan.

La culture à laquelle se livre la population agricole ukrainienne est assez variée. À ce point de vue, voici comment le sol ukrainien se divise :

Terre arable 
 65 % à 7
Forêts 
 10 % à 7
Pâturages, prairies 
 12 % à 7
Autres terres productives 
 6 % à 7
Terres stériles 
 6 à 7 %

b) Les forêts.

Ce que l’on constate tout d’abord en Ukraine, quand on traverse ses campagnes, c’est que le pays est peu boisé comparativement aux autres pays de l’Europe Centrale et de l’Europe Occidentale. Ainsi, alors que les forêts forment en Autriche 32 % de la totalité des terres, en Allemagne 26 %, en France 18 % et en Italie 15 %, en Ukraine elles ne sont que de 10 %, chiffre supérieur à celui de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, de la Hollande et de la Belgique.

L’Ukraine a deux centres forestiers. Le premier se trouve à l’extrémité nord-est de l’Ukraine et comprend la Volhynie, Pinsk, le nord de Kiev, Tchernigov. Dans ces régions, près d’un quart des terres est couvert de forêts. Les Carpathes de la Galicie et de la Bukovine sont plus boisées encore. L’Ukraine exporte les bois de ces différentes régions jusqu’en Europe Occidentale.

L’autre centre forestier se trouve dans les contreforts du Caucase, dans la vallée du Kouban, dont 15 % des terres sont boisées et dans le gouvernement de la Mer Noire où se voient d’assez belles forêts.

Par contre, le Centre et le Sud de l’Ukraine possèdent peu de forêts : Ekaterinoslav, Poltava, la Tauride et Kherson n’ont que 5 % de leur territoire boisé. Mais l’Ukraine Centrale est arrosée par le Dnièpr qui est la voie naturelle pour l’acheminement des bois de la Russie-Blanche et de la Lithuanie.

En résumé, si l’Ukraine n’est pas un pays forestier dans le vrai sens du mot, elle est du moins assurée d’obtenir par la voie du Dnièpr tout le bois dont elle peut avoir besoin.

c) L’agriculture.

La base économique de l’Ukraine est, sans conteste, l’agriculture.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, les deux tiers du territoire se composent de terres arables, ce qui prouve, d’une part, qu’en Ukraine il n’y a pas beaucoup de terres incultes et, d’autre part, que dans l’économie ukrainienne la forêt et l’élevage ne jouent pas un grand rôle parce que ni le terrain propre aux pâturages et aux prairies ni le terrain boisé ne sont considérables.

Les céréales forment la richesse principale de l’agriculture ukrainienne : elles couvrent plus de 90 % des terres ensemencées alors qu’il n’y a que 8 1/2 % de tubercules, de légumineuses, de fourrages, d’herbage, et de cultures industrielles (betteraves à sucre, plantes oléagineuses, tabac, etc.). Cela prouve que, bien qu’en Ukraine la population agricole soit très dense dans beaucoup d’endroits, la culture n’a pas encore atteint partout un haut degré de développement. On n’y trouve pas toujours un assolement régulier. Mais, dans les grandes et moyennes propriétés, la culture est plus avancée.

La cause de l’infériorité relative de la culture chez les paysans est l’ignorance dans laquelle ceux-ci ont vécu jusqu’ici par la faute du gouvernement central qui a ouvert peu d’écoles en Ukraine et y a fait donner l’enseignement en une langue étrangère (la langue russe), incomprise des paysans. D’autre part, les associations agricoles, les coopératives et autres organisations paysannes qui jouent un rôle si important dans l’extension et l’amélioration de la petite culture ont été jusqu’en 1905 interdites de la façon la plus absolue.

Enfin le gouvernement central a suivi une politique telle dans la répartition de l’impôt que la plupart des charges ont pesé sur les paysans.

Les dix années qui se sont écoulées après la Révolution de 1905 indiquent d’une manière évidente que les paysans ukrainiens, placés dans des conditions plus favorables, amélioreraient rapidement l’agriculture. Aussitôt qu’ils ont eu obtenu la faculté d’organiser des coopératives, malgré les entraves apportées à leurs nouveaux droits et bien que les autres conditions défavorables restassent les mêmes, ces paysans ont réalisé de très grands progrès. L’emploi des machines agricoles (ensemenceuses, moissonneuses, batteuses) est devenu habituel chez eux, surtout dans les endroits les moins peuplés. La culture des plantes industrielles (oléagineuses et tabac), des herbages et des tubercules, a été partout augmentée et intensifiée. Dans les centres les plus importants de betteraves, dans les gouvernements de Kiev, de Podolie et de Volhynie, les paysans ont triplé en dix ans leur culture de betteraves, et, au cours des dernières années, près d’un tiers de la culture totale s’est fait sur leurs terres.

D’autre part, les paysans commencent à améliorer l’élevage des bêtes à cornes et à effectuer sur une plus grande échelle l’élevage de la volaille destinée à l’exportation. Dans les gouvernements de Kiev et de Volhynie, les paysans élèvent des bœufs destinés à la boucherie, pour les exporter à Varsovie, à Pétrograd et à l’étranger.

Ces progrès réalisés dans la production agricole en Ukraine, alors que jusqu’à nos jours, les conditions y ont été très défavorables, montrent ce que pourra être l’agriculture ukrainienne quand le peuple jouira d’une entière liberté, qu’il aura la faculté de s’instruire, de former des organisations, et quand surtout la loi agraire aura obtenu sa pleine réalisation.

La superficie de terre arable est plus grande en Ukraine que dans toutes les autres parties de l’Europe, la Russie exceptée. Dans les frontières ethnographiques ukrainiennes il y a plus de 45 000 000 d’hectares de terres arables, alors qu’en Allemagne il n’y en a que 25 000 000, en France 24 000 000, et dans l’ancienne Autriche-Hongrie 24 000 000.

Sur ces 45 000 000 d’hectares de terres arables, près de 35 000 000 ont été ensemencés chaque année, ce qui donne plus de 40 % des terres ensemencées de l’ancienne Russie européenne.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, plus de 90 % de la terre ensemencée sont pris par les céréales parmi lesquelles la première place est donnée au froment, la deuxième à l’orge, et la troisième au seigle et à l’avoine. Le froment forme près de 40 % de la totalité des ensemencements, l’orge près de 20 %, le seigle près de 15 %, l’avoine près de 10 %, et les autres céréales près de 5 %. La surface ensemencée en froment en Ukraine est de 40 % de la totalité des terrains ensemencés en froment dans l’ancienne Russie européenne et asiatique. Pour l’orge, la proportion est de 50 et même de 70 %. La culture du seigle et de l’avoine occupe une superficie moindre, ce qui d’ailleurs est sans grande importance, puisque ces deux céréales ne font pas l’objet d’une exportation spéciale.

La moyenne de la récolte des céréales a été, en Ukraine, pour les années 1911-1915, de plus de 275 000 000 de quintaux, et ce chiffre ne comprend pas la récolte de la Galicie, non plus que de la Bukovine. Et, bien que le rendement des récoltes soit plus faible en Ukraine qu’en Europe Occidentale, elle fournit autant de céréales que l’Allemagne et deux fois plus que la France.

Si nous prenons les neuf gouvernements de l’Ukraine, et si nous y ajoutons le gouvernement du Kouban qui appartient ethnographiquement en totalité à l’Ukraine, la moyenne des céréales récoltées au cours des années 1911-1915 est de 230 000 000 de quintaux qui se répartissent de la façon suivante :

Froment 
 80 000 000 de quintaux
Orge 
 54 000 000 de quintaux
Seigle 
 43 000 000 de quintaux
Avoine 
 28 000 000 de quintaux

auxquels il faut ajouter plus de 100 000 000 de quintaux de betteraves et 60 000 000 de quintaux de pommes de terre.

Pendant les campagnes agricoles de 1911-1915, l’Ukraine a récolté 65 000 000 kilogrammes de tabac, dont 22 000 000 de qualité supérieure (presque les 2/3 de la récolte russe). Les centres de culture sont, pour le tabac de qualité supérieure, les gouvernements de Tauride, du Kouban et les rivages de la Mer Noire, et pour le tabac ordinaire et le tabac de qualité inférieure, les gouvernements de Poltava et de Tchernigov, où pendant ces dernières années on a également commencé la culture du tabac de qualité supérieure.

La production des graines oléagineuses a produit le chiffre considérable de près de 6 000 000 de quintaux. Le centre de production le plus important est le Kouban, qui à lui seul a fourni plus de 3 000 000 quintaux.

La récolte du chanvre a atteint environ 1 000 000 de quintaux ; celle du lin s’est élevée à 600 000 quintaux. La culture du lin et du chanvre est surtout développée dans les régions du Nord de l’Ukraine.

La vigne peut être cultivée sur presque tout le territoire ukrainien, sauf dans le Nord ; mais les vignobles les plus importants se trouvent dans les gouvernements de Tauride, de Kherson, du Kouban et de la Mer Noire. Quelques vins de Crimée et des Côtes de la Mer Noire sont aussi réputés que les vins étrangers des meilleurs crus. L’Ukraine produit plus d’un million de quintaux de raisins qui fournissent presque 500 000 hectolitres de vin.

Ces chiffres tout à fait sommaires indiquent quel rôle l’Ukraine a déjà joué, et celui surtout qu’elle est appelée à jouer, à l’avenir, dans le ravitaillement de l’Europe Occidentale, quand le peuple ukrainien aura atteint son libre essor et aura amélioré son agriculture, quand il aura porté la récolte des 10 à 11 quintaux à l’hectare qu’il produit actuellement aux 18 à 20 quintaux à l’hectare obtenus par les paysans de l’Europe Occidentale. Alors ce ne seront plus 275 000 000 de quintaux de céréales que récoltera l’Ukraine, mais 500 000 000 et plus.

d) L’élevage.

L’Ukraine n’est pas seulement le grenier de l’Europe ; elle a également chez elle tout ce qui est nécessaire au développement d’un élevage rationnel.

Celui-ci se trouve pour le moment dans une période critique. D’une part, l’éleveur ukrainien n’a plus à sa disposition les vastes plaines en friche qui permettent l’élevage extensif, toujours possible quand le bétail peut trouver sa pâture au dehors. D’autre part, l’élevage intensif ne se fait pas encore en Ukraine sur une très vaste échelle, parce qu’il est intimement lié à l’agriculture intensive, laquelle, nous l’avons vu précédemment, n’est pas encore pratiquée.

L’élevage extensif des steppes vit ses derniers jours en Tauride, au sud d’Ekaterinoslav, et surtout plus à l’Est, dans le Kouban et dans le gouvernement de Stavropol où de grands troupeaux de moutons (Tauride) et de chevaux (Stavropol) se rencontrent çà et là.

L’élevage intensif, lui, fait ses premiers essais dans les gouvernements les plus peuplés, c’est-à-dire dans les gouvernements de Kiev, de Poltava, de Volhynie, de Podolie et de Tchernigov. Dans ces endroits, l’élevage est étroitement lié à l’intensification de l’agriculture. Il est pratiqué en partie par les grands propriétaires qui s’adonnent particulièrement à la culture de la betterave et qui possèdent des sucreries. Mais les paysans commencent également à faire l’élevage intensif, surtout dans les endroits situés près des sucreries et qui sont en train de devenir des centres importants d’élevage du bétail à cornes destiné à l’exportation.

Pour l’heure, cependant, l’Ukraine prise dans son ensemble, est, au point de vue de l’élevage, dans une situation inférieure à celle des pays de l’Europe Occidentale, bien que, considéré en soi, le chiffre représentant la quantité d’animaux élevés en Ukraine (Bukovine et Galicie non comprises) soit assez important. Il peut se détailler ainsi :

UKRAINE
BUKOVINE ET GALICIE
non comprise
UKRAINE :
(9 gouvernements)
(Kouban, Stavropol, Mer Noire, Terèk)
mille têtes millions millions
Chevaux 
18,1 5,8 1,7
Bêtes à cornes 
12,4 8,0 3,1
Moutons, chèvres 
15,2 7,4 6,1
Porcs 
16,3 4,9 0,9

Si l’on considère ce chiffre de bétail par rapport à la superficie de terre arable et au nombre d’habitants, on voit que l’Ukraine a moins de bétail pour 1 000 habitants et 1 000 hectares de terre arable que les pays de l’Europe Occidentale. Ceci ressort avec évidence du tableau suivant, dans lequel une bête à cornes est donnée comme égale à un cheval, à quatre porcs, à dix moutons.

PAR 1 000 HECTARES de terre arable
PAR 1 000 HABITANTS
Ukraine :
a) (9 gouvernements 1916) 
414 483
b) Kouban (1911) 
402 804
France (1905) 
788 545
Grande-Bretagne (1909) 
953 424
Allemagne (1907) 
903 509

Si l’on passe maintenant aux différentes espèces de bétail qui font l’objet de l’élevage en Ukraine, on peut voir que l’Ukrainien produit peu de bétail de boucherie et de vaches laitières, tandis que les bêtes de trait, et notamment les chevaux, y sont relativement plus nombreuses qu’en Europe Occidentale. Le tableau suivant en fournit la preuve :

ÉTATS
PAR 100 HECT. de terre arable
PAR 1 000 HABITANTS
CHEVAUX
BÊTES À CORNES
PORCS
VACHES
Ukraine :
a) (9 gouvernements) 
151 211 124 102
b) Kouban 
152 216 218
France 
117 530 280 207
Allemagne 
124 589 632 178
Grande-Bretagne 
105 620

L’élevage des moutons producteurs de la laine se fait plus spécialement dans les gouvernements du Sud de l’Ukraine où il y a encore beaucoup de troupeaux de moutons sur les terres des grands propriétaires. Malheureusement, la concurrence des pays transocéaniques est telle que cet élevage est en train de diminuer.

L’élevage du bétail de boucherie et des vaches laitières est lié au développement industriel, beaucoup plus que la culture des céréales. Tandis que les céréales peuvent se transporter au loin sans aucune difficulté d’ordre technique, les produits de l’élevage et de la laiterie demandent un outillage spécial de transport : glacières, voitures, wagons et bateaux frigorifiques, et quelques-uns même ne sont pas du tout transportables. Pour le développement de l’élevage intensif, il faut avoir des marchés à proximité, des grandes villes, parce que la population des villes consomme davantage de viande que celle des campagnes. C’est pourquoi le développement de l’élevage intensif en Ukraine, lequel est la base du développement de la culture intensive, est lié directement au progrès industriel qui, comme nous le verrons plus loin, a été jusqu’à maintenant entravé.

Il est indubitable que l’Ukraine a absolument besoin d’une politique économique indépendante. La politique du gouvernement central, qui absorbait l’industrie du centre de la Russie, a gardé jusqu’ici à l’Ukraine son seul caractère de pays agricole et a ainsi nui au progrès de l’agriculture elle-même. L’intensification de l’agriculture doit être en Ukraine le pivot de la politique économique.

La réforme agraire, c’est-à-dire la répartition des grandes propriétés parmi les paysans, ne peut pas seule résoudre la crise agricole qui sévit en Ukraine. Le parcellement des terres ne peut pas augmenter la surface arable et, par conséquent, ne peut pas détruire la cause principale de la crise agricole, qui est la surpopulation des campagnes. Il y aurait deux remèdes à cette crise : d’une part, l’intensification de l’agriculture et le développement de l’élevage intensif du bétail et de la volaille, et, d’autre part, l’industrialisation du pays qui ouvrirait des débouchés à la main-d’œuvre inutile à la campagne, et fournirait des marchés aux produits de l’agriculture intensive.

2. L’Exploitation du sous-sol.

a) Observations générales.

Pour que le développement économique indépendant d’un pays soit possible, pour que le développement harmonique de ses forces puisse s’effectuer, pour que soit créé l’organisme qui peut assurer à son existence les principales conditions matérielles, il faut que ce pays possède les matières premières les plus indispensables, les sources d’énergie les plus nécessaires à l’industrie, c’est-à-dire le combustible (ou ce qui le remplace : la houille blanche, par exemple), un peuple laborieux et une porte ouverte sur les autres pays.

Nous avons déjà vu que l’Ukraine possède une grande quantité de matières premières produites par l’agriculture et l’élevage. Elle a du blé en surabondance, des betteraves pour les sucreries, du tabac pour les manufactures, des plantes oléagineuses, etc. L’élevage lui fournit les matières premières (peau, laine, etc.) nécessaires à l’industrie du vêtement, de la cordonnerie et même à l’industrie chimique. Nous allons voir qu’elle possède encore d’autres éléments qui concourent à son progrès indépendant économique.

Ce sont d’abord de grands gisements de combustible minéral : les mines de charbon du Donetz ukrainien, puis les riches minerais du bassin de Krivoï-Rog et de la péninsule de Crimée, près de Kertch, le manganèse (métal si rare dans le reste de l’Europe), les pétroles si abondants en Galicie, au Kouban et au Terèk étroitement lié par ses colons à l’Ukraine Orientale, les mines de sel du Donetz, et de vastes gisements de kaolin.

b) Les charbonnages.

On sait que c’est sur le territoire ukrainien que sont situés le bassin houiller et le bassin d’anthracite du Donetz, le premier dans sa presque totalité, le second dans sa plus grande partie. Le reste du bassin se trouve dans la partie du Don qui appartient à la Grande-Russie. L’ensemble du combustible minéral (houille et anthracite) extrait par l’Ukraine dans le Donetz s’élève à 95 % de la production totale de ce bassin tout entier. Le tableau suivant le démontre avec une évidence complète :

ANNÉE
PRODUCTION TOTALE DU DONETZ
PRODUCTION DU DONETZ UKRAINIEN
HOUILLE
anthracites
OUVRIERS
HOUILLE
anthracites
TOTAL
millions de tonnes
millions de tonnes
millions de tonnes
millions de tonnes
millions de tonnes
1913 20,5 4,5 168 500 20,3 3,5 23,8
1914 22,5 5,2 185 800 22,3 3,9 26,2
1915 21,5 5,2 180 600 21,3 3,7 25,0
1916 22,5 6,3 235 000 22,2 4,4 26,6
1917 19,2 6,0 279 000 19,0 4,3 23,3

Cette production de combustible minéral ne peut assurément pas se comparer à la production des États-Unis, de l’Angleterre ou de l’Allemagne ; mais on peut la mettre sur le même rang que celle de la France, de la Belgique et de l’ancienne Autriche. Quant à l’Italie, on sait qu’elle ne produit aucun charbon, ce qui ne l’empêche pas d’occuper sa place parmi les grandes nations. L’Ukraine, par sa production minière, occupe le cinquième rang et vient immédiatement après la France. Mais elle est loin d’extraire tout le charbon que le bassin pourrait fournir. Du moins, l’échelle de l’extraction poursuit-elle une ascension des plus satisfaisantes.

En 1873, la production était de 0,6 millions de tonnes.
En 1890, la production était de 3,0 millions de tonnes.
En 1900, la production était de 11,2 millions de tonnes.
En 1910, la production était de 16,7 millions de tonnes.
En 1913, la production était de 25,0 millions de tonnes.
En 1916, la production était de 26,6 millions de tonnes.

Cette production est loin d’épuiser le gisement de charbon qui est pratiquement inépuisable. Le Comité géologique de l’ancienne Russie évalue les gisements du Donetz à près de 60 000 millions de tonnes, c’est-à-dire qu’en prenant pour base l’extraction annuelle actuelle il faudrait plus de deux mille années pour épuiser le bassin.

Le développement de l’industrie minière en Ukraine est dû en grande partie aux capitaux étrangers, surtout aux capitaux français et belges. Quand le syndicat des entreprises minières du bassin du Donetz se constitua pour unifier la vente des charbons, il choisit Paris comme siège administratif.

Une opinion très répandue veut que le bassin du Donetz soit plus nécessaire à l’industrie russe qu’à l’industrie ukrainienne et que, pour exister économiquement, la Russie ait besoin de plus de la moitié de ce bassin. Les faits prouvent le contraire. Plus des trois quarts de la production totale du Donetz sont toujours restés en Ukraine, et la métallurgie ukrainienne à elle seule consomme plus de 30 % de la production totale des charbons du Donetz. La Russie occidentale et septentrionale, au Nord de Moscou et à l’Ouest de Minsk, ne consomme que du charbon venu d’Allemagne ou d’Angleterre. En réalité, il n’y a pour consommer du charbon du Donetz que le chemin de fer du Nord de l’État, et il n’y trouve pas son avantage, puisque le charbon du Donetz lui revient plus cher que le charbon anglais. La région industrielle de Moscou n’a pas consommé constamment d’une manière régulière le charbon du Donetz ; elle l’a souvent remplacé par le naphte de Bakou, le bois, la tourbe et le charbon des régions minières qui se trouvent aux environs de Moscou.

C’est pendant la guerre seulement, alors que le blocus de la mer Baltique empêchait l’arrivée des charbons anglais, que la Russie a commencé à transporter les charbons du Donetz jusqu’à Pétrograd. Mais, même alors, le centre de consommation de ce charbon est resté dans le Sud, en Ukraine, bien que, suivant sa politique stupide, le gouvernement central ait organisé dans les seules régions de Pétrograd et de Moscou ses usines de guerre, empêchant par cette méthode le développement de l’industrie de guerre en Ukraine et ruinant, de ce fait, la défense de tout le pays pendant la guerre (ce qui précipita l’effondrement du front oriental des Alliés).

Les prétentions des Russes sur le bassin du Donetz ne sont donc pas aussi bien fondées que ceux-ci le disent. Quand le charbon étranger pourra s’acheminer à travers la Baltique et si la Russie veut se donner la peine de développer la production de ses propres régions minières, la question du bassin minier du Donetz n’aura plus pour elle une grande importance.

c) Le minerai et la fonte.

Ce qui rend possible le développement économique indépendant de l’Ukraine, c’est surtout l’existence, dans les mêmes régions, d’immenses gisements de houille, de minerai et de manganèse, et la possibilité d’obtenir du coke de la plus grande partie du charbon que donne le Donetz.

Il y a, en Ukraine, deux régions principales de minerai : celle de Krivoï-Rog, dans le gouvernement de Kherson, et celle de Kertch, dans la péninsule de Crimée.

La première région, possède un minerai extrêmement riche (65 % de fer pur). Malheureusement, ses gisements ne sont pas très importants. Le minerai de l’autre région est moins riche (42-44 % de fer pur) ; mais les gisements sont plus considérables.

L’extraction du minerai en Ukraine se présente de la manière suivante :

ANNÉES
KRIVOÏ-ROG
KERTCH
TOTAL
millions de tonnes
millions de tonnes
millions de tonnes
1913 6,5 0,5 7,0
1914 4,9 0,5 5,4
1915 3,8 0,3 4,1
1916 5,2 0,3 5,4

Non seulement l’Ukraine assure l’approvisionnement de son industrie métallurgique ; mais, avant la guerre, elle exportait de 500 000 à 1 000 000 de tonnes de minerai en Europe occidentale, surtout en Allemagne et en Angleterre. Elle en exportait aussi en Russie et en Pologne.

On sait combien le manganèse est nécessaire pour la fonte spéciale et l’acier. Dans l’extraction de ce métal, l’Ukraine occupe le troisième rang, tout de suite après le Caucase et l’Inde, avec une production de 2 à 3 millions de quintaux. Le principal gisement est près de Nicopol, non loin de la partie méridionale du bassin du Donetz.

Les conditions très propices dans lesquelles se trouve l’Ukraine ont permis de développer son industrie métallurgique qui, dans l’économie ukrainienne, se place tout de suite après l’agriculture.

Toute la métallurgie de l’ancienne Russie méridionale, à l’exception d’une seule usine, se trouve sur le territoire ukrainien. Elle s’est développée au cours des trente dernières années, et surtout au début du XXe siècle.

La production métallurgique ukrainienne, comparée à la production totale de la Russie, est la suivante :

ANNÉES
FONTE EN UKRAINE
FONTE TOTALE EN
ANCIENNE RUSSIE
par millions de tonnes
par millions de tonnes
1913 3,1 4,7
1914 3,1 4,3
1915 2,8 3,7
1916 2,9 3,7

Ainsi l’Ukraine produit près de 70 % de la totalité de la fonte produite en ancienne Russie ; et elle se place de ce fait au cinquième rang, immédiatement après les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre et la France.

Plus encore que l’industrie minière, l’industrie métallurgique ukrainienne a eu besoin, pour s’accroître, des capitaux étrangers, et plus particulièrement des capitaux français et belges.

L’industrie métallurgique s’étant développée surtout au cours des trente dernières années, les usines et l’outillage sont des plus modernes.

Les grandes usines métallurgiques sont au nombre de 17 et ont ensemble plus de 50 hauts-fourneaux. Quelques-unes d’entre elles produisent plus d’un demi-million de tonnes de fonte chaque année. En 1915, la métallurgie industrielle occupait 72 000 ouvriers ; et, au début de 1918, elle en occupait 96 000. Outre la fonte, ces usines métallurgiques produisent du fer et de l’acier à l’état brut, des rails, des roues, des arcs, des tuyaux, du fil de fer, etc.

En 1913, l’Ukraine a produit en fer et en acier, 2,4 millions de tonnes, et en 1916, elle en a produit 2,2 millions de tonnes, soit 64 % de la production totale de l’ancienne Russie. L’Ukraine, qui produit moins d’acier que de fonte, exporte une partie de sa fonte en Russie et en Pologne où elle est travaillée.

La guerre incessante que l’Ukraine a à soutenir contre les bolcheviks a presque arrêté le travail des usines et celui des mines ; mais ce serait une erreur de croire que les usines et les mines ont été détruites. Quand la vie reprendra son cours normal, les usines comme les mines pourront de nouveau s’ouvrir et travailler comme par le passé, avec, bien entendu, l’apport des capitaux étrangers, car sans leur concours, la reprise du travail serait des plus difficiles.

Quant aux débouchés nécessaires à l’écoulement des produits de la métallurgie ukrainienne, il est à croire que l’Ukraine n’aura pas à les chercher, du moins pendant les années prochaines. D’une part, les besoins de fer de l’Ukraine seront considérables, car il faudra reconstruire les chemins de fer et les usines. D’autre part, ce n’est pas parce que l’Ukraine aura recouvré son indépendance que la Russie, qui était le marché où s’écoulaient les produits métallurgiques de l’Ukraine, cessera d’avoir besoin des mêmes produits.

d) Le pétrole.

L’industrie pétrolifère a deux centres principaux en Ukraine : le premier en Galicie, le deuxième dans le Kouban et le Terèk

Les gisements de pétrole en Galicie sont situés au pied des Carpathes, à Borislav et à Toustanivici ; et le territoire ukrainien fournit plus de 85 % de la production totale de toute la Galicie.

La production totale des mines pétrolifères de la Galicie se chiffre ainsi :

1907 
 17,5 millions de quintaux.
1911 
 14,9 millions de quintaux.
1913 
 10,6 millions de quintaux.
1915 
 6,0 millions de quintaux.
1916 
 10,0 millions de quintaux.

Pendant la guerre l’industrie pétrolifère de la Galicie a subi un moment d’arrêt ; mais, dès la cessation des hostilités, elle avait commencé à revivre, et la production augmentait dans des proportions considérables.

Les deux principales régions pétrolifères du Caucase septentrional sont : la région du Kouban, près de Maïkop, et celle de Grosni, dans le bassin du Terèk.

La première région a absorbé beaucoup de capitaux anglais, mais sans grand succès. L’extraction du naphte, après avoir atteint le chiffre d’un million et demi de quintaux, est tombée à un demi-million.

La région de Grosni est beaucoup plus importante et semble avoir un grand avenir ; sa production de naphte progresse rapidement : de 12,5 millions de quintaux en 1913, elle est passée à 17,5 millions de quintaux en 1916. Si, pendant la guerre, alors que les conditions de transport étaient très précaires, il a fallu arrêter le travail des pompes à fermer les jets, la production possible, en 1917, n’en a pas moins été évaluée à près de 40 millions de quintaux.

Ainsi, la production annuelle effective de naphte a été, en Ukraine, de plus de 30 000 000 de quintaux ; et la possibilité de cette extraction est telle que l’Ukraine n’est pas seulement assurée de cette matière première, mais qu’elle peut encore en exporter une grande quantité en Russie et aussi en Europe occidentale, soit par voie de terre, soit par voie de mer.

Au total, les conditions naturelles qui peuvent favoriser le développement économique de l’Ukraine et lui permettre d’exister comme État indépendant sont excellentes.

Outre les matières premières dont il a été parlé, l’Ukraine possède encore du sel, du kaolin, du mercure, des phosphorides, etc. Si (comme la plupart d’ailleurs des grandes nations) elle ne produit pas de coton, elle produit un grand nombre d’autres textiles, tels que le lin, le chanvre, sans compter la laine fournie par ses troupeaux.

3. L’industrie manufacturière.

a) Observations générales.

Bien qu’elles n’aient manqué ni de matières premières ni de main-d’œuvre, les industries manufacturières ukrainiennes, à l’exception de quelques-unes, se sont peu développées.

Si l’on remonte le cours de l’Histoire, on voit que l’industrie manufacturière s’est d’abord installée au centre de la Russie, aux environs de Moscou où les grands manufacturiers devinrent assez puissants pour obtenir l’appui du gouvernement contre la concurrence des manufactures établies dans les autres régions de la Russie. Les capitaux, les écoles techniques, les commandes de l’État, tout enfin, fut centralisé à Moscou, puis à Pétrograd. Les manufactures éloignées de ces deux centres furent ainsi placées dans une situation défavorable.

En 1914, la situation industrielle dans les neuf gouvernements de l’Ukraine se présentait comme suit :

INDUSTRIES
USINES
OUVRIERS
POURCENTAGE d’usines ukrainiennes par rapport au chiffre total des usines de l’ancienne Russie
POURCENTAGE d’ouvriers ukrainiens par rapport au chiffre total des ouvriers de l’ancienne Russie
pour cent
pour cent
Coton 
11 191 1,3 0,04
II 
Laine 
43 5 881 3,5 4,8
III 
Soie 
   
IV 
Lin, chanvre, jute 
32 5 935 15,8 7,6
Divers textiles 
12 702 1,2 1,0
VI 
Papier, imprimerie
  
a) papier 
73 6 195 18,8 13,8
  
b) imprimerie 
195 6 888 23,8 16,8
VII 
Bois, scierie, menuiserie 
368 13 415 19,8 12,8
VIII 
Mécanique, serrurerie, charpente 
486 69 431 24,8 20,8
IX 
Céramique 
440 38 504 30,8 22,8
Déchets : peau, savon, cuir, bougie, etc. 
71 2 685 12,8 5,8
XI 
Alimentation
  
a) Minoterie 
509 10 608 45,8 29,8
  
b) Sucreries et raffineries 
210 129 256 73,8 76,8
  
c) Divers 
909 30 256 32,8 22,8
XII 
Chimie 
71 9 047 16,8 12,8
XIII 
Divers 
31 2 428 
  
totaux 
3 461 331 690 25,8 17,8

Dans ce tableau ne sont pas comprises les industries du charbon et des minerais dont il a été précédemment parlé. La petite industrie n’y figure pas non plus.

Pour se rendre compte du développement de l’industrie en Ukraine, il faut se rappeler que la population des neuf gouvernements constitue la cinquième partie de la population totale de l’ancienne Russie européenne, tandis que le chiffre des ouvriers dans la moyenne et la grande industrie ne forme que 17 % de la totalité des ouvriers des industries similaires en Russie. C’est dire qu’en Ukraine l’industrie est un peu moins active que dans les autres parties de la Russie ancienne. Cependant, les industries du sucre et de la minoterie sont plus importantes en Ukraine qu’en Russie, et la mécanique et la céramique y sont aussi développées.

D’une manière générale, seules sont développées en Ukraine les industries qui trouvent dans le pays des conditions naturelles beaucoup plus propices que dans les autres parties de la Russie ancienne ou qui, au point de vue technique, ne peuvent exister que là où se trouvent les matières premières nécessaires à leur alimentation.

b) L’industrie textile.

L’industrie la moins développée est l’industrie textile. Bien qu’en ce qui concerne le transport du coton de l’étranger et du Turkestan, l’Ukraine ne soit pas moins favorisée que la Russie, bien qu’au point de vue de la soie et de la laine, elle jouisse de conditions plus avantageuses et qu’elle ait sur place le charbon nécessaire et beaucoup de main-d’œuvre, cette industrie textile est restée à l’état embryonnaire. Le Nord du gouvernement de Tchernigov possède des fabriques de lainage assez importantes ; la fabrication des sacs de toile, des cordes, des toiles à voile, est suffisamment développée à Odessa, à Kharkov, et dans le Nord du gouvernement de Tchernigov : et c’est tout.

c) La Métallurgie et la mécanique.

Au chapitre de l’industrie minière il a été parlé du développement considérable de la métallurgie. Les grandes usines métallurgiques ont créé, au cours des dernières années, ainsi que pendant la guerre, des ateliers spéciaux pour travailler leur fer et leur acier, pour fabriquer des produits ouvrés, pour construire des locomotives, des cadres de wagons, des ponts en fer et fournir du matériel de guerre.

En Ukraine, il y a, pour la construction des locomotives, trois grandes usines dont la production suffit aux chemins de fer ukrainiens. Au bord de la mer Noire, à Nikolaiev, des ateliers très vastes ont été créés pour la construction des navires de guerre et de commerce.

En ce qui concerne la construction des machines agricoles, l’Ukraine a, à l’heure actuelle, plus de 80 usines, grandes et moyennes, dont la production totale s’élève à 150 millions de francs. Avant la guerre, elle a exporté en nombre considérable quelques-uns de ses modèles dans la Grande-Russie.

Pendant la guerre, l’industrie électro-technique a commencé à s’organiser en Ukraine. Une importante usine pour la fabrication des machines et des appareils électro-techniques a été construite à Kharkov.

d) L’Industrie sucrière.

L’Ukraine convient mieux que tous les autres pays de l’Europe à la culture de la betterave sucrière, à cause de son climat et de son terrain gras. Il est vrai que le rendement des récoltes de betteraves y est de 30 % moindre à l’hectare qu’en France et qu’en Autriche et de 40 % moindre qu’en Allemagne, en Belgique et en Hollande. Mais la betterave ukrainienne est plus sucrée que celle de tous les autres pays, l’Allemagne exceptée.

L’industrie ukrainienne du sucre forme 85 % de l’industrie sucrière de toute la Russie, y compris la Pologne russe. Au cours de la campagne sucrière de 1914-1915, l’Ukraine possédait 222 sucreries sur 265 que possédait toute l’ancienne Russie. La superficie du sol ensemencé en betteraves était de 685 000 hectares sur 797 000 que comptait l’ancienne Russie tout entière. La récolte de betteraves s’éleva à 11,1 millions de tonnes et la production du sucre atteignit 17 800 000 quintaux sur 20 700 000 quintaux produits par toute la Russie, c’est-à-dire que cette production fut de 87 % de la production totale de l’ancienne Russie et plus d’un cinquième de la production mondiale du sucre de betterave.

L’Ukraine occupe la deuxième place dans la production du sucre de betterave et vient immédiatement après l’Allemagne qui, pendant la campagne 1914-1915, a donné 25 000 000 de quintaux de sucre de betterave. La production de la France avant la guerre n’était que le tiers de la production ukrainienne.

Après la guerre, cette production est plus de deux fois inférieure à celle d’avant la guerre ; mais les rendements des pays concurrents, l’Allemagne et l’Autriche, ont diminué dans les mêmes proportions.

Le centre de l’industrie sucrière se trouve dans les gouvernements de Kiev, de Podolie, de Kharkov et dans la partie ukrainienne du gouvernement de Koursk : c’est là qu’ont été concentrées les sucreries et les grandes raffineries.

Les progrès de l’industrie sucrière en Ukraine ont été fort rapides. Au cours des dix campagnes sucrières de 1905 à 1915, la superficie des terres ensemencées en betteraves a augmenté de 70 %, et la production du sucre de plus de 100 %. Néanmoins l’industrie sucrière ukrainienne n’a pas atteint son point culminant. Même dans les gouvernements de Kiev et de Podolie, la superficie des champs ensemencés en betteraves sucrières peut être doublée ; dans les gouvernements de Kharkov et de Koursk, elle peut être quadruplée ; dans les autres parties de l’Ukraine, elle peut être développée à l’infini.

e) La Minoterie.

Tout de suite après l’industrie du sucre se place la minoterie.

Il existe sur tout le territoire de l’Ukraine un grand nombre de petits moulins (plus de 50 000) où les particuliers viennent moudre le blé nécessaire à leur ménage. À côté de ces moulins privés, l’Ukraine possède plus de 800 grands moulins c’est-à-dire plus de 35 % de la totalité des grands moulins de toute l’ancienne Russie. La farine provenant de ces grands moulins est d’ailleurs consommée pour la plus grande partie dans le pays même, car l’exportation de céréales de l’Ukraine en Europe occidentale se fait sous forme de blé à l’état naturel.

f) L’Industrie de l’alcool et du tabac.

L’industrie de l’alcool est assez développée. Dans les neuf gouvernements, pendant la campagne 1912-1913, la production d’alcool a été de près de 4 000 000 d’hectolitres, soit le quart de la production de l’ancien empire russe. L’Ukraine possède plus de 500 distilleries. Par contre, elle a peu de brasseries. Sans doute elle produit plus de la moitié du houblon récolté en Russie ; mais ce houblon est exporté en Allemagne. Les brasseries ukrainiennes ne fournissent que 2 000 000 d’hectolitres, c’est-à-dire 17 % de la production totale de l’ancienne Russie.

Notons qu’en Ukraine les manufactures de tabac sont au nombre d’une centaine et que leur production s’élève à 100 millions de francs pour 25 000 000 de kilogrammes de tabacs. Le tabac brut non utilisé en Ukraine est expédié aux manufactures de la Grande-Russie.

g) L’Industrie céramique.

Nous avons vu que cette industrie est plus développée en Ukraine que dans toute autre région de l’ancien empire russe.

En plus des briques, des tuiles et des tuyaux qui se fabriquent sur tout le territoire de l’Ukraine, l’industrie céramique ukrainienne fournit encore de la faïence, de la porcelaine et du verre, ainsi que du ciment « Portland ». Les fabriques de faïence, de verre ne sont pas aussi nombreuses que le permettraient les conditions très favorables qu’offre l’Ukraine ; c’est ainsi qu’il n’y a encore que 12 faïenceries et 30 verreries, pour la plupart dans les gouvernements de Kiev, de Volhynie et de Kharkov. Il y a 12 usines de ciment qui sont presque toutes dans le gouvernement d’Ekaterinoslav et sur les bords de la Mer Noire, près de Novorossiisk. Ces derniers centres peuvent fournir tout le ciment nécessaire à la construction des nombreuses habitations et édifices qui s’élèvent sur les rivages de cette Mer.

h) L’Industrie chimique.

Cette industrie a réalisé pendant la guerre des progrès considérables. Actuellement, l’Ukraine est en situation de lui donner un développement tel qu’elle soit à même de satisfaire tous les besoins du pays en produits bruts chimiques. L’Ukraine a trois grandes usines pour la fabrication de la soude dont la production s’élève à un demi-million de quintaux. La production de l’acide sulfurique atteint 1 000 quintaux ; celle de l’acide nitrique a, pendant la guerre, décuplé et arrive à 150 000 quintaux. Mais la production principale est celle des dérivés du coke, tels que le benzol, le solvant, l’ammoniaque, la naphtaline, etc. Grâce au bassin du Donetz, l’Ukraine peut désormais fournir tous les produits chimiques qu’elle recevait naguère d’Allemagne.

4. Commerce extérieur.

L’aperçu que nous avons donné sur l’agriculture et sur l’industrie de l’Ukraine permet de voir tout de suite quels sont les produits sur lesquels s’exerce le commerce extérieur de ce pays.

Il va sans dire que la première place dans l’exportation appartient aux céréales et aux autres produits agricoles. Si l’industrie fournit quelques matières premières et quelques objets manufacturés à l’étranger, son rôle au point de vue de l’exportation n’en est pas moins secondaire, pour l’instant.

L’importation consiste principalement en produits manufacturés, et surtout en produits de l’industrie textile : tissus, étoffes, draps, lainages, vêtements confectionnés.

Le fait que l’Ukraine n’importe que peu de matières et en exporte beaucoup montre que ses conditions naturelles lui permettent d’obtenir très vite un développement que de mauvaises conditions de culture générale et la déplorable politique économique de l’ancien empire russe ont empêché jusqu’ici.

Si l’on prend les neuf gouvernements de l’Ukraine, sans tenir compte du Kouban, de la Galicie et de quelques autres parties des gouvernements voisins qui appartiennent ethnographiquement à l’Ukraine, on voit que la balance de son commerce extérieur est égale à un peu plus de la moitié de la balance du commerce extérieur total de la Russie des tsars. Pour les années 1909-1913, l’exportation ukrainienne a été de 1 900 millions de francs, et son importation de 1 300 millions de francs. Pendant la même période, la balance du commerce extérieur des autres pays a été la suivante :

PAYS
EXPORTATION
IMPORTATION
TOTAL
POPULATION
Par millions de francs
Par millions de francs
Par millions de francs
Millions d’habitants
Russie (1909-11) 
3 600 2 600 16 200 160 à 170
Italie 
2 500 3 600 16 100 35,5
France 
6 300 8 400 14 700 40,5
Autriche-Hongrie 
2 900 3 500 16 400 52,5

La balance du commerce extérieur de l’Ukraine peut donc se placer d’ores et déjà sur la même ligne que celle de l’ancienne Autriche-Hongrie et que celle de l’Italie.

L’exportation pour ses neuf gouvernements se décompose ainsi :

millions
de francs
Céréales 
 1 000
64 % du total
Élevage : Volaille, Bétail 
 150
64 % du total
Sucre 
 425
22 % du total
Fer brut et ouvragé 
 200
64 % du total
Minerai 
 25
2 % du total
Autres produits 
 40
3 % du total

Les neuf gouvernements de l’Ukraine ont exporté près de 50 millions de quintaux de céréales, c’est-à-dire près de la moitié de l’exportation totale de céréales de l’ancien empire russe.

Mais, si à cette exportation des neuf gouvernements on ajoute celle du Kouban, de Stavropol, du Terèk et des autres territoires qui appartiennent ethnographiquement à l’Ukraine, ce chiffre atteint 70 millions de quintaux, ce qui donne le chiffre respectable de 1 400 millions de francs.

Les neuf gouvernements de l’Ukraine ont effectué près de 50 % de l’exportation totale du froment de l’ancienne Russie, et près de 60 % de l’orge. Et si l’on prend toute l’Ukraine dans ses frontières ethnographiques, l’exportation totale du froment et de l’orge au delà de son territoire s’élève à près de 60 % de l’exportation totale des mêmes céréales de l’ancienne Russie.

Presque toute l’exportation des céréales de l’Ukraine se fait au delà des frontières de l’ancienne Russie, en Europe Occidentale. L’exportation des céréales de l’Ukraine en Russie n’a jamais été bien importante ; elle ne forme pas 15 % de la totalité de l’exportation des céréales ukrainiennes.

Il en est de même pour ce qui touche l’exportation des produits de l’élevage. La plus grande quantité de ces produits œufs, volaille, peaux, etc., est expédiée en Europe Occidentale. Il n’y a que le bétail destiné à la boucherie, et notamment les bêtes à cornes, qui soit dirigé vers le Nord de la Russie, et en majeure partie vers la Pologne.

Tout au contraire, c’est la Russie qui offre le débouché le plus important à l’exportation des autres denrées, et surtout du sucre. L’exportation totale du sucre au delà des frontières de l’Ukraine a atteint 9 et 10 millions de quintaux par an ; et 1/5 seulement de cette exportation s’est effectué au delà des frontières de l’ancienne Russie, principalement vers les marchés de la Perse et de la Turquie. Néanmoins, quand la campagne sucrière est très abondante, l’Ukraine exporte aussi ses sucres en Europe Occidentale, jusqu’en Angleterre, mais à de bas prix.

L’Ukraine exporte de grandes quantités de fer, sous forme de fonte, de fer brut et aussi de rails, de poutres, de tuyaux, etc.

Quant aux objets de l’industrie fine du fer, l’Ukraine en importe plus qu’elle n’en exporte ; et, en fait de machines, elle ne vend à l’étranger que des machines agricoles. Presque tout le fer exporté et presque toute la fonte sont vendus dans les limites du territoire de l’ancienne Russie et en Pologne. L’Ukraine n’a eu en effet jusqu’ici, pour son industrie métallurgique, aucun accès sur les marchés de l’Europe Occidentale. Cependant, au cours des années qui ont précédé la guerre, elle commençait à diriger son fer vers la Turquie, vers les Balkans et jusqu’en Italie et en Égypte.

Il semblerait donc que, pour la vente de ses sucres et de ses fers, au moins, l’Ukraine soit tributaire de la Russie. Mais il ne faut pas oublier que le sucre comme le fer sont des produits de première nécessité ; et la guerre terminée, l’Ukraine n’aura pas à redouter la perte des marchés russes pour l’écoulement de son sucre et de son fer. La Russie absorbera toujours ces deux produits ukrainiens, si l’Ukraine ne trouve pas dans les autres pays des débouchés plus avantageux. L’indépendance de l’Ukraine n’empêchera pas la vente en Russie du sucre, du fer ni même du charbon.

Les produits manufacturés, et surtout les produits de l’industrie textile, forment plus de la moitié du chiffre des produits importés en Ukraine. Les seuls produits de l’industrie textile, tels que les étoffes, les tissus, les vêtements confectionnés, comptent pour 55 % dans l’importation totale des neuf gouvernements de l’Ukraine.

Tissus, étoffes, vêtements et autres produits de l’industrie textile 
700 à 750 millions de francs
Cuirs et objets en cuir 
60 à 770 millions de francs
ALIMENTATION
a) Poissons 
90-100 millions de francs
b) Coloniales : thé, café, épices 
60-70 millions de francs
c) Vins 
30-70 millions de francs
d) Huile 
30-70 millions de francs
Naphte et dérivés 
60-70 millions de francs
Bois 
30-70 millions de francs
Machines et autres instruments en fer 
40-70 millions de francs
Autres produits 
100-70 millions de francs

Ce tableau, redisons-le, ne comprend que l’importation des neuf gouvernements de l’Ukraine ; et des produits tels que le naphte et l’huile sont considérés comme importation extérieure. Ces produits sont importés du Kouban et des gouvernements situés au Nord du Caucase, lesquels font partie intégrante de l’Ukraine et, par conséquent, doivent être considérés comme objets de commerce intérieur, puisque ces gouvernements font partie de l’Ukraine ethnographique. Il en est de même, du moins en grande partie, pour ce qui regarde l’importation du poisson.

Les objets en cuir, les machines de toutes sortes, les produits coloniaux, le vin sont importés de l’Europe Occidentale.

Seuls, les tissus, les étoffes, les produits de l’industrie textile sont importés principalement de la Russie et en moindre partie de la Pologne : ce qui n’est certes pas avantageux pour l’Ukraine, car elle achète à Moscou et en Pologne des produits de moins bonne qualité que ceux que lui fournirait l’Europe Occidentale à des prix moins élevés.

Il est bon de mentionner que la balance du commerce extérieur de l’Ukraine a toujours été très active. Cette activité a une très grande importance pour l’existence du système monétaire indépendant en Ukraine, parce que cette activité de balance pourra toujours appuyer le change de son argent à l’étranger.

En somme, la situation économique de l’Ukraine n’entrave en aucune façon son développement indépendant, mais, au contraire, elle le fortifie.

5. Les coopératives.

a) Observations générales.

Malgré le manque d’instruction dans la population et malgré les lois russes et les difficultés administratives du vieux régime, l’organisation coopérative, en Ukraine, a pris une grande extension[2].

Aussi bien par le nombre des coopératives, que par le nombre de leurs adhérents, l’Ukraine occupait une des premières places dans l’ancienne Russie.

Avant la guerre la situation des coopératives ukrainiennes par rapport aux autres contrées de la Russie se présentait ainsi :

Pour le 1er janvier 1914.
PAYS
TOTAL des coopératives
ENTRE AUTRES COOPÉRATIVES
NOMBRE approximatif d’habitants, en millions
NOMBRE d’habitants pour une coopérative
De con-sommation
Crédit Mutuel
Coopératives agricoles
Ukraine 
6 510 3 075 2 370 992 31,5 4 839
Russie d’Europe 
15 092 4 407 7 300 3 458 94,5 6 262
Pologne 
3 460 1 366 863 1 230 13,0 3 757
Caucase 
1 209 237 894 128 12,3 10 173
Sibérie 
1 926 865 932 129 9,5 4 932
Russie d’Asie 
863 130 686 47 11,2 13 000
Total 
29 060 10 080 12 995 5 985 175,0
Pourcentage de l’Ukraine en proportion avec toute la Russie 
22 % 31 % 19 % 17 % 18 %

D’après ces chiffres déjà anciens, nous voyons que la proportion des coopératives ukrainiennes est de 1 pour 14 habitants, alors qu’en Angleterre, en Hollande et en Belgique, elle est de 1 pour 16, en Finlande de 1 pour 15, en Allemagne de 1 pour 13.

Ce résultat a été obtenu en une vingtaine d’années. Le nombre des coopératives a commencé à s’accroître surtout depuis 1907.

Depuis cette époque, les coopératives ont prospéré.

Au 1er janvier 1914, dans les 9 gouvernements de l’Ukraine, il y avait 2 370 Sociétés coopératives de crédit ; un an après, ce chiffre s’élevait à 3 000, augmentant dans une proportion de 27 %.

Cet accroissement se manifesta dans toutes les branches.

Après la révolution, alors que les coopératives pouvaient se développer sans restrictions de la part du Gouvernement, le contrôle de la police étant supprimé, le nombre des coopératives s’est multiplié excessivement par rapport à l’année 1914.

Il n’existe pas aujourd’hui un seul village en Ukraine qui ne compte une, deux ou trois associations coopératives ; il n’y a pas de famille non plus qui ne fasse pas partie de quelque coopérative.

On peut juger de l’extension prise par les Coopératives en Ukraine, après la révolution, en comparant les chiffres des Unions d’Associations coopératives qui en 1915 étaient pour toute la Russie de 10, dont 7 pour l’Ukraine, avec les chiffres de la fin de 1918 qui sont environ de 250 pour l’Ukraine seule et qui englobent pas moins de 15 000 coopératives de tous genres.

b) Coopératives de consommation.

Aujourd’hui, nous ne comptons pas moins de 10 000 coopératives de consommation, avec 12 000 000 d’adhérents, presque tous habitants des villages. En comptant cinq personnes par famille, on voit que les coopératives alimentaires groupent la majorité de la population.

Pendant la guerre lorsque les produits atteignaient « artificiellement » des prix que les pays occidentaux n’ont jamais connus, lorsque le marché s’est trouvé privé des objets de première nécessité, les entreprises coopératives sont largement venues en aide à la population ; leurs membres parcoururent tout le pays, pour y trouver les objets nécessaires qu’ils revendaient à la coopérative au prix coûtant.

Les Sociétés coopératives de consommation se groupent en des Unions locales. Beaucoup d’elles réunissent des centaines d’associations, et ont des bilans se chiffrant par dizaine de millions de francs.

Au-dessus des Unions coopératives de toute l’Ukraine, se trouve actuellement « L’Union dniprovienne des Unions coopératives de consommation[3] », connue sous le nom de « Dnipro-Soïouze ».

Elle a commencé son action dès les premiers jours de la Révolution, n’en ayant pu obtenir auparavant l’autorisation. Elle a rapidement prospéré. Voici un tableau de sa progression commerciale à différentes époques de l’année 1918 :

NOMBRE des Unions-Membres
LES CHIFFRES D’AFFAIRES en milliers de karbovanetz[4]
BILAN en milliers de karbovanetz
1er janvier 
32 24 771,2
1er juillet 
55 26 106,6 14 820,1
1er novembre 
69 100 151,90 28 210,6

Dans le cours de l’année 1918, son capital-actions s’élevait de 316 000 karbovanetz (environ 820 000 francs) à 1 355 000 karbovanetz. Son chiffre de vente, dans la même année, dépassa 58 284 000 karbovanetz. Le nombre des unions-membres est monté de 32 à 75.

Il faut remarquer que ces résultats ont été obtenus, pendant que Kiev et toute l’Ukraine se trouvaient dans la zone de guerre d’abord avec les bolcheviks, ensuite avec l’hetman, alors que, pendant des mois entiers, l’activité des coopératives était paralysée et qu’il était impossible, avec les bolcheviks régnant à Kiev, de faire des opérations commerciales.

Dnipro-Soïouze possède des usines de savonnerie, de tricots et de lainage, de faïencerie-émaillerie, de chaussures, auxquelles il faut ajouter des imprimeries typographiques, des maisons d’éditions, et de dépôts de livres, des écoles primaires et d’instructions économiques.

Le bureau central de la Dnipro-Soïouze à Kiev, compte plus de 300 employés.

La Dnipro-Soïouze a des agences à Kharkov, Odessa et Vienne.

Désireuse d’entrer en rapport avec l’Union centrale des coopératives de France et d’Angleterre, elle a expédié des mémoires à cet effet dans ces deux pays, dès que l’Ukraine put se mettre en relations avec eux.

Dnipro-Soïouze ne s’occupe pas seulement de commerce et d’entreprises industrielles : elle se propose, dans l’intérêt de ses membres, un but humanitaire et social qu’elle réalisera de différentes façons. Son rayon d’action est vaste ; il comprend : l’instruction en général, l’établissement de statistiques économiques, la diffusion et la propagande des idées de coopération, l’impression de livres et brochures intéressant les coopératives, la rédaction de deux journaux ; enfin l’établissement d’un contentieux pour aider juridiquement les Sociétés affiliées, et d’un bureau d’assurances, pour créer et développer dans la population cette question d’assurances, actuellement à l’ordre du jour.

En 1918, l’Union dniprovienne offrit pour l’instruction plus de 300 000 karbovanetz, elle vendit des livres, principalement dans les villages, pour la somme de 767 000 karbovanetz ; elle organisa des spectacles, aida au développement des chœurs, et des théâtres dans les villages, même les plus éloignés des centres. En 1918, l’Union a édité beaucoup de livres et de brochures traitant la question des coopératives dans le monde entier.

c) Coopératives de crédit

Le gouvernement russe ne s’est jamais montré désireux d’organiser ou de favoriser le moindre mouvement qui eût eu pour but d’améliorer la vie villageoise. La moindre prospérité dans un village lui semblait un grand danger de même que l’instruction du peuple. Mais la vie exige chaque jour du nouveau, puisque chaque jour naissent de nouveaux besoins. Les villageois, cherchant à faire prospérer leurs fermes et leurs ménages, avaient recours le plus souvent à des usuriers qui les exploitaient honteusement. Ils devenaient ainsi leurs victimes et restaient de pauvres travailleurs toute leur vie, voyant leurs dettes augmenter sans cesse, et perdant même souvent tout leur bien.

Nécessitées par les besoins mêmes de la vie, les coopératives de crédit sont nées grâce au concours actif du peuple. On a vu se former des sociétés d’Épargne et de secours mutuel dans les villages ; chaque paysan disposant de quelque argent le portait à la caisse de la société de secours mutuel. De cette façon, des avances pouvaient être consenties dans les villages mêmes, aidant à des installations agricoles, tout en ne rapportant aux actionnaires qu’un intérêt très modeste.

Avant la guerre le besoin d’avance d’argent était très sensible dans les campagnes. Tout le monde avait recours à l’emprunt.

La guerre apporta beaucoup d’argent aux paysans grâce aux ventes de bétail à l’armée, et grâce aussi à l’interdiction de boire de l’alcool. Les ménages, étant réduits par le départ des principaux membres de la famille, voyaient leurs dépenses diminuées, et la population n’éprouvait plus le besoin de recourir à l’emprunt. Au lieu de cela, elle portait son argent dans les coopératives de crédit qu’elle avait elle-même organisées.

Au commencement de 1916, dans les coopératives de crédit, en Ukraine, on évaluait la mise de fonds à 218 millions de francs.

Si on se rapporte au bilan général, publié le 1er octobre 1915, on voit que la situation des coopératives, se présente ainsi qu’il suit :

1er octobre 1915
DANS L’UKRAINE
DANS TOUTE LA RUSSIE
% de toute la Russie
Coopératives 
2 914,000 15 350,000 19
Membres 
2 084 053 10 102 235 20
Sommes déposées en francs 
218 000 000 1 229 000 000 18
Bilan en francs 
467 000 000 2 192 000 000 21

Les coopératives de crédit comme celles de consommation sont réunies dans les Unions. Quelques-unes de ces Unions sont fortement organisées financièrement et économiquement. Le bilan de l’Union de Kiev des coopératives de crédit en 1918, était de 40 millions de karbovanetz, celui de Kharkov, plus de 35 millions de karbovanetz, celui de Poltava 15 millions de karbovanetz. Pour appuyer les coopératives, il existe une banque qui, sous le nom « Ukrain-Banque » soutenait les idées des coopératives. L’idée de réunir toutes les coopératives en une seule Union financière centrale, existait déjà depuis longtemps.

En 1911, les organisateurs des Coopératives ukrainiennes firent des démarches pour la fondation d’une Banque centrale coopérative, à Kiev, et adressèrent au gouvernement une demande d’autorisation ; mais le gouvernement russe a gardé le silence sur le statut pendant six ans, jusqu’à la Révolution ; c’est seulement après la Révolution de 1917 qu’on réalisa cette idée et l’Union fonda sa banque sous le nom « Banque populaire ukrainienne coopérative » ou « Ukrain-Banque ».

L’extension progressive de cette banque s’établit ainsi :

année 1918
NOMBRE
d’Unions-Membres
LES MISES DE FONDS en milliers de karbovanetz
BILAN
en milliers de karbovanetz
Pour le 1er janvier 
139 12 732,2 24 834,6
Pour le 1er juillet 
185 14 628,9 25 641,3
Pour le 1er novembre 
124 17 061,4 46 680,4

Le développement des opérations de la Banque les premiers mois de son existence, exigea l’augmentation du capital déposé. Le premier capital des actionnaires était de 1 000 000 de karbovanetz, divisé en 4 000 actions qui avaient été souscrites au Congrès de la fondation. Au mois de juin la souscription fut renouvelée et portée à la somme de 2 millions de karbovanetz ; vers le 15 du mois les actions étaient toutes souscrites ; la Banque annonça l’émission d’une troisième souscription pour la somme de 7 millions de karbovanetz.

On ouvrit des crédits aux succursales, on acheta les objets nécessaires, principalement les machines et les outils de culture, du fer, du matériel de construction. En 1918, la Banque acheta pour 44 millions de karbovanetz d’objets divers et les vendit immédiatement ; les Unions des Coopératives lui faisaient des commandes diverses pour une somme de 77 millions de karbovanetz.

L’Ukrain-Banque a 13 succursales dans les villes différentes de l’Europe.

On projeta l’ouverture de succursales en Crimée, en Galicie, à Paris, et aux États-Unis d’Amérique.

Le bureau central de l’Ukrain-Banque à Kiev compte à lui seul plus de 150 employés.

d) La coopération paysanne-agricole.

D’une façon générale, les Sociétés de coopératives paysannes-agricoles ont un triple but : 1o Organiser la transformation, l’exploitation, le développement des produits venant des petites propriétés ; 2o Importer des machines agricoles et les instruments nécessaires aux paysans ; 3o Trouver des marchés pour l’écoulement des stocks de céréales, non utilisées pour les besoins de la population ou les semailles.

Tels sont les buts auxquels tendent les Coopératives agricoles, s’efforçant de réaliser par l’association ce que les petits propriétaires n’auraient pu réaliser individuellement. Elles s’associent pour la construction de moulins, d’huileries, de laiteries coopératives, et pour tirer parti de la production agricole. Elles achètent, en commun, les machines agricoles et accessoires, la nourriture pour le bétail, les semences, les greffes pour les arbres des jardins, les graines pour l’engraissement du bétail, et les meilleurs animaux reproducteurs pour l’accroissement du cheptel.

Ces coopératives, enfin, font en commun, la culture de la terre et en vendent les produits, également en commun.

Le nombre de ces coopératives était en 1915, d’environ un millier. Elles ne commencent guère, en somme, qu’à se développer.

Une réunion centrale groupe les coopératives en Union et Sociétés agricoles.

L’Union (Fédération) centrale ukrainienne agricole ou « Central » devait se former en 1913, mais le gouvernement russe ne l’autorisant pas elle s’est réalisée pendant le nouveau régime.

Au mois de janvier, le bilan du « Central » présentait le chiffre de 6 132 millions de karbovanetz (roubles) ; vers le 1er octobre ce chiffre s’élevait à 11,2 millions. Cette Union englobait 31 unions coopératives et 213 Sociétés coopératives. L’Union possède une grande usine de machines et d’outils qu’elle a achetée à l’ancienne maison Hena pour la somme de 20 millions de roubles.

e) Fédération éditoriale des coopératives.

Toutes les grandes unions coopératives, pour développer l’instruction publique et entretenir les masses dans l’idée nationale formèrent une fédération pour les éditions ukrainiennes. L’édition de livres à notre époque est une question très grave. En même temps les demandes de livres ukrainiens après la suppression de l’interdiction de publier des livres en langue maternelle dépassent toutes les productions des maisons d’édition.

L’union commença par éditer toute une longue série de livres se rapportant à toutes les branches de la science.

f) Comité central des coopératives ukrainiennes.

Le centre d’idées est le Comité central des coopératives ukrainiennes, qui à la suite du Congrès général des Coopératives ukrainiennes du mois de juin 1917, poursuivit l’œuvre de l’instruction et de l’organisation du pays : et c’est lui qui élabora le statut de cette Union centrale. Ce comité servit de principal facteur d’union entre la législation des coopératives, et les organisateurs, le directeur et le Conseil central.

Ce comité comprend les sections suivantes : 1o Juridique, 2o Statistique, 3o Bureau de Presse, 4o Bureau de Travail ; 5o Musée et Librairie ; 6o Bureau d’édition. En outre de ces sections, il existe encore plusieurs commissions qui se transformeront bientôt en sections :

1o Assurances ; 2o Économie financière ; 3o Juridique ; 4o Culturelle.

Le Comité assure la rédaction d’une grande revue mensuelle consacrée à l’étude théorique des affaires coopératives, sous le titre La Coopération ukrainienne, avec la rédaction en chef du professeur Touhan-Baranovsky ainsi que d’un Bulletin hebdomadaire.

Le Comité central des coopératives ukrainiennes, au nom de la Coopération ukrainienne générale, se transforma en Alliance internationale coopérative et fut dès lors en relation avec le monde entier.


  1. Un déciatine vaut 1.09 hectare.
  2. Nous regrettons de ne pouvoir donner les résultats obtenus par les coopératives dans les régions de Kholm, du Kouban, de la Galicie, de la Bukovine et l’Ukraine Hongroise, faute de savoir les chiffres.
  3. La Fédération des Unions locales.
  4. Un Karbovanetz : 2 Shillings : 2 3/5 Francs.