Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/II

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Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 79-103).

CHAPITRE II

VEXATIONS DE SOURADJOTDOLA. CONDUITE QUE TIENNENT LES ANGLOIS. ARRIVÉE DE LEURS FORCES. ILS REPRENNENT CALCUTTA, BATTENT LE NABAB ET FONT LEUR PAIX.
Vexations de Souradjotdola.

Souradjotdola étoit un des plus riches nababs qu’il y ait jamais eu. Sans parler de ses revenus dont il ne rendoit aucun compte à la cour de Dehly, il possédoit des biens immenses, tant par l’or et l’argent monnoyés que par les bijoux ou pierreries qu’avoient laissés les trois précédents nababs. Malgré cela, Souradjotdola ne songeoit qu’à entasser. Survenoit-il quelques dépenses extraordinaires, il ordonnoit des contributions qu’il faisoit lever avec la dernière rigueur. N’ayant jamais sçu ce que c’étoit que manquer, il s’étoit imaginé que l’argent étoit à proportion aussi commun chez les autres que chez lui, et surtout que les Européens étoient inépuisables. On doit en partie à cette idée les violences qu’il a exercées sur eux. Enfin on auroit dit à la conduite qu’il tenoit que son dessein étoit de ruiner tout le monde. Il n’épargnoit personne, pas même ses parents, à qui il ôta toutes les pensions, toutes les charges qu’ils avoient du tems d’Alaverdikhan. Un pareil homme pouvoit-il jamais se soutenir ? Cependant toutes les apparences furent pour lui quelque tems. À le voir vainqueur de tous ses ennemis, confirmé soubahdar par un firman du grand Mogol, ceux qui ne le connoissoient pas particulièrement devoient lui supposer quelque grande qualité opposée à ses vices, et capable d’en détruire l’impression.

Ce jeune étourdi n’avoit d’autre talent pour le gouvernement que celui de se faire craindre, et passoit en même tems pour le plus lâche de tous les hommes. Il avoit fait voir, à la vérité, dans le commencement, des égards pour les officiers de l’armée, parceque n’étant pas encore reconnu soubahdar, il en avoit senti la nécessité. Il avoit même paru généreux ; mais cette qualité qu’il ne faisoit voir qu’en forçant son naturel, disparut bientôt pour faire place à la violence, à la cupidité qui décidèrent enfin contre lui tous ceux qui, par l’espérance que Souradjotdola devenu soubahdar auroit tenu une conduite sage, avoient favorisé son élévation.

Deuxième expédition de Souradjotdola dans la province de Pourania.

Vers le mois d’octobre, Souradjotdola informé des intrigues du jeune nabab de Pourania, qui, autorisé par des lettres du vizir, n’aspiroit à rien moins qu’à se faire faire soubahdar, fit marcher son armée dans cette province et la suivit de près. Saokotdjingue avoit bon nombre de partisans dans l’armée de Souradjotdola ; on peut dire en général qu’il etoit aussi aimé que l’autre étoit détesté, sans cependant avoir aussi bien mérité les sentiments qu’on avoit pour lui.

Chacun soupiroit après un changement, et beaucoup de monde se flattoit qu’il auroit lieu. En effet, c’étoit le tems le plus convenable pour se le procurer. Le bonheur et la tranquilité du Bengale en eussent été la suite. Nous aurions même pu prévenir les malheurs qui nous sont arrivés, en contribuant au bien commun dans lequel Mrs les Hollandois se seroient peut-être intéressés aussi. Trois ou quatre cens Européens avec quelques sypayes faisoient l’affaire ; si nous avions pu joindre ce corps aux ennemis de Souradjotdola, nous aurions placé un autre soubahdar, non pas tout à fait à notre gré peut-être, mais, pour éviter toutes les chicanes, au gré de la maison de Jogotchet et des principaux Maures et rajas. Je suis sûr que ce nabab se seroit soutenu : les Anglois se seroient rétablis paisiblement, ils auroient sans doute obtenu quelque dédommagement et s’en seroient tenus là, bon gré mal gré. La neutralité du Gange observée, du moins comme du tems d’Alaverdikhan, eût empêché les Anglois d’envahir le Bengale, et d’en faire passer ces secours qui ont si fort contribué à leurs succès à la côte ; cela dépendoit de nous ; mais devions nous prévoir cet enchainement de faits qui nous ont été aussi contraires que favorables aux Anglois ? Nous restâmes donc tranquilles et la valeur téméraire du jeune nabab de Pourania, en délivrant Souradjotdola du seul ennemi qu’il eût à craindre dans le pays, fit connoître à tout le Bengale que ce changement si désiré ne pouvoit être opéré que par les Anglois.

Complot contre Souradjotdola.

Avant le départ de l’armée de Morshoudabad, le complot étoit déjà formé, dans lequel on prétend que Mirdjafer le bockchis entroit, et quelques uns des premiers djamadars. Il avoit été décidé que pendant le combat contre le nabab de Pourania, une partie de l’armée resteroit dans l’inaction. Malheureusement Ramnarain, commandant à Patna, n’entroit pour rien dans cette affaire. On savoit que Souradjotdola lui avoit écrit de le venir joindre, mais on s’attendoit que ce raja feroit naître quelque difficulté pour ne point marcher ; de sorte qu’on fut surpris de le voir paroître avec toutes ses troupes qui formèrent une seconde armée. Les conjurés furent déconcertés ; ils auroient pu cependant remédier à cet inconvénient, si Saokotjingue n’avoit lui-même cherché sa perte.

Mort de Saokotdjingue.

Les deux armées ennemies étant assez proches l’une de l’autre, Saokotdjingue fut informé par ses arcaras que Souradjotdola étoit à la tête d’un corps de cavalerie qui paroissoit sur une éminence ; animé par la présence de son ennemi, et voulant décider avec lui seul du sort de la journée, Saokotdjingue quitte son armée, joint deux ou trois cens cavaliers qui formoient son avant-garde et se précipite sur l’ennemi, criant : « c’est le soubahdar que je cherche. » Mirdjafer qui commandoit ce détachement, au désespoir de la méprise, se hâta de répondre que le soubahdar n’y étoit pas, mais il n’étoit plus tems, l’affaire étoit déjà engagée, et dans la mêlée, Soakotdjingue reçut un coup de feu qui l’étendit mort. La nouvelle donna autant de surprise que de joie à Souradjotdola, qui, tremblant sur quelques avis de ce qui s’étoit tramé, étoit resté dans sa tente à plus d’une lieue de l’armée. Le voilà donc par cet événement débarrassé de toutes inquiétudes, détesté il est vrai, mais redouté même de ceux qui ne le connoissoient que de nom. Dans un pays où la prédestination a tant de pouvoir sur les esprits, l’étoile de Souradjotdola étoit dominante, disoit-on, rien ne pourra lui résister. Il en étoit lui-même persuadé ; sûr du bonheur qui l’accompagnoit, il s’abandonna plus que jamais à ses passions qui le portèrent à toutes les violences qu’on peut imaginer.

On peut juger ce que nous avions à souffrir nous et les Hollandois à Cassembazard. C’étoit continuellement demandes sur demandes, insultes sur insultes de la part des officiers et soldats du pays qui, formant leur caractère sur celui du maitre, croyoient ne pouvoir assés témoigner leur mépris pour tout ce qui avoit rapport aux Européens ; nous ne pouvions sortir de nos limites sans être exposés à quelque mauvaise affaire.

Cependant les Anglois étoient toujours à Folta fort tristes, fort inquiets sur le parti qu’on prendroit à leur sujet soit à la côte soit dans le Bengale. Les affaires de la côte pouvoient bien ne pas permettre à Mrs de Madras[1] de leur envoyer des secours suffisants. Il falloit donc travailler d’un autre côté, et faire dans Morshoudabad même un parti au moyen duquel on pût se rétablir, soit par une révolution s’il en falloit venir là, soit par voie de négociation ; cela n’étoit pas aisé, malgré tous les ennemis qu’avoit Souradjotdola dans tout le militaire. Il n’y avoit personne qui connut bien les Européens ; les mieux instruits étoient des banquiers, des marchands qui, par leur correspondance, par leurs affaires de commerce, avoient été dans le cas d’apprendre bien des choses. La maison de Jolgotchet[2] par exemple, étoit en état de servir les Anglois, d’autant plus, qu’aux connoissances qu’elle avoit, elle joignoit plusieurs sujets de plaintes contre Souradjotdola. Elle avoit toujours été dans le plus grand crédit jusqu’à la mort d’Alaverdikhan. C’étoit elle qui avoit conduit toutes les affaires ; on peut dire même qu’elle avoit été depuis longtems la première cause de toutes les révolutions dans le Bengale[3]. Les choses étoient bien changées ; Souradjotdola, le plus inconsidéré de tous les hommes, ne se doutant pas qu’il pût jamais avoir besoin de ces saokars ou qu’il en eût quelque chose à craindre, ne les ménageoit en rien. Leurs richesses étoient son but ; tôt ou tard il s’en seroit emparé. Ces banquiers, dis-je, étoient en état de servir les Anglois ; ils pouvoient avec le tems former un parti, mettre un autre nabab, même sans le secours des Européens, et rétablir les Anglois comme ils étoient auparavant ; mais pour cela, il falloit beaucoup de tems. Les affaires parmi les Indiens vont très lentement ; cela n’accommodoit pas les Anglois : les banquiers d’ailleurs sont Gentils, gens qui n’aiment point à se hazarder. Pour les stimuler, il falloit, de la part des Anglois du moins, un commencement d’opérations, un début heureux, dont cependant ils ne voyoient encore aucune apparence.

D’un autre côté la voie de négociation étoit encore plus difficile, à moins qu’on ne fût d’humeur à en passer par les conditions les plus dures. Souradjotdola avoit pour les Européens en général le mépris le plus outré ; une paire de papoches (pantoufles) disoit-il, étoit tout ce qu’il falloit pour les gouverner. Leur nombre, il est vrai, selon lui, ne pouvoit aller tout au plus qu’à dix mille hommes. Quelle crainte pouvoit-il avoir de la nation angloise qui assurément, ne devoit se présenter dans son esprit que pour un quart du total ? Il étoit donc très éloigné de penser que les Anglois pussent avoir l’idée de se rétablir par force. S’humilier, tendre de l’argent d’une main, et recevoir de l’autre avec joie la permission de se rétablir, étoit tout le projet qu’il devoit naturellement leur supposer. Le sien par conséquent étoit de les voir venir. C’est à cette idée sans doute qu’on doit la tranquillité avec laquelle il les laissa à Folta. Je crois bien aussi qu’il sentoit l’avantage de conserver chez lui une nation commerçante ; mais comme il savoit aussi que les Anglois avoient pour le moins autant d’intérêt à se rétablir que lui à les conserver, il devoit se flatter que les Anglois viendroient enfin à Jubé [?].

Les Anglois instruits de tout ce qui se passoit au dorbar de Morshoudabad, par leurs espions et par les correspondances qu’ils avoient avec quelques amis particuliers, dévoient être sans doute fort embarassés les deux ou trois premiers mois. La façon de penser de Souradjotdola leur ôtoit toute espérance de se rétablir de longtems à moins qu’il ne leur vint des forces de la côte. On peut juger avec quelle joie ils reçurent les premières nouvelles qui les leur annonçoient ; malgré cela rien encore n’étoit moins certain que leur rétablissement ; aussi sans se laisser aller à une joie aveugle, sans penser à intimider le nabab par des bravades qu’ils n’étoient pas encore surs de pouvoir soutenir, ils se déterminèrent à suivre toujours le même plan, c’est-à-dire à agir par négociations. Qu’il réussit ou non, ce plan ne leur pouvoit faire aucun tort. Il servoit même au pis aller à nourrir cette confiance du nabab qui faisoit toute leur sûreté, et qui leur donnoit le tems de se préparer. Leurs émissaires étoient donc sans cesse en mouvement soit pour ménager leurs amis, concerter avec eux ce qu’il convenoit de faire, soit pour amuser le nabab par de nouvelles propositions qu’ils étoient surs de ne pas obtenir. C’étoit gagner du tems pendant que le nabab perdoit le sien par une fausse sécurité, employant tout ce que son mauvais esprit pouvoit lui suggérer de propre à animer contre lui ses sujets et les étrangers. Nous en étions au point, qu’à moins d’un changement il n’étoit plus possible de tenir dans le Bengale. Ayant peu dans l’idée cette guerre européenne qui nous menaçoit, je ne désirois rien tant que de voir le nabab bien battu par les Anglois ; une médiation auroit pu s’en suivre, selon moi, tant de notre part que de celle de MM. les Danois et les Hollandois, pour obliger les Anglois à s’arrêter, supposé qu’ils eussent voulu pousser leur pointe. Elle eut mis fin aux troubles et le nabab sage à ses dépens auroit reconnu qu’il étoit de son intérêt de ménager les Européens ; mais j’étois bien loin de mon compte.

Arrivée des forces anglaises. On apprend dans le Bengale la déclaration de guerre entre la France et l’Angleterre.

Vers le milieu de décembre, nous apprimes enfin que l’escadre angloise étoit arrivée commandée par M. l’amiral Watson. Le colonel Clive commandoit les troupes de débarquement. À peu près dans le même tems, nous reçûmes des lettres de Surate qui marquoient la déclaration de guerre entre la France et l’Angleterre, et qu’on l’avoit même publiée dans Bombay au son du tambour. Naturellement on doit supposer que les Anglois dans le Bengale en furent informés presque aussitôt que nous. Cependant, s’il faut en croire un mémoire qu’ils ont répandu, la nouvelle de la déclaration de guerre ne leur parvint précisément que le lendemain de leur paix faite avec le nabab, savoir le 10 Février 1757. Mais c’est cette précision même avec laquelle ils reçoivent cette nouvelle qui me fait douter de la fidélité du mémoire. Et comment d’ailleurs imaginer que les Anglois qui, jusque là, avoient toujours eu le secret d’avoir des avis plutôt que nous, aient été assés malheureux pour être négligés dans une occasion aussi importante, et pour ne recevoir la nouvelle d’une déclaration de guerre que deux mois après nous ? Cela ne peut être admis. De plus, ils ne peuvent nier qu’ils aient été informés dans le courant de janvier 1757 de la prise de notre vaisseau nommé l’Indien par les leurs. Le fait est que l’amiral Watson, le colonel Clive et deux ou trois autres des principaux savoient à quoi s’en tenir dès le commencement de Janvier. Les raisons pour garder le secret, faire les ignorants, ménager les Français par conséquent, ne sont pas difficiles à tirer des circonstances où étoient les Anglois vis-à-vis le nabab. Ils étoient trop bons politiques pour les négliger. Nous avons bien gardé le secret nous mêmes sans trop savoir pourquoi. D’autres motifs se présentent encore qu’il seroit trop long de détailler, les Anglois ne les ignoroient pas. Quoi qu’il en soit, à peine sçut-on à Morshoudabad l’arrivée de l’escadre angloise, les négociations y furent menées plus vivement ; cela vint au point que sur de faux rapports on crut à Chandernagor que tout alloit être terminé amicalement. « Soyez sur vos gardes, m’écrivoit-on, il paroit certain que les Anglois vont finir leur affaire ; ayez grande attention à faire assurer la neutralité du Gange, avant que tout soit terminé. » Les suites d’un accommodement étoient en effet assés importantes pour y veiller de près ; mais par tout ce qui se passoit, je voyois assés clairement que la conclusion étoit encore bien éloignée. La sommation faite par M. Clive aussitôt son arrivée n’avoit fait qu’irriter l’esprit altier du nabab qui, enflé de ses succès, ne pouvoit s’imaginer qu’on osât lui tenir tête.

Embarras de MM. du Conseil de Chandernagor.

Nos Messieurs de Chandernagor dévoient se trouver, à l’arrivée des forces Angloises, dans le plus grand embarras, tant du côté des Anglois que de celui du nabab. Ils savoient que la guerre étoit déclarée en Europe ; mais la neutralité du Gange avoit toujours été observée, et l’on étoit jaloux de la conserver. Les Anglois pouvoient bien cependant n’y avoir aucun égard ; vainqueurs du nabab, il leur étoit facile de porter leurs vues plus loin, et de les étendre même sur nos établissements. Du côté du nabab, l’embarras n’étoit pas moins grand. Cette même neutralité que nous voulions conserver, étoit pour le nabab une raison de penser que nous étions toujours plus portés pour ses ennemis que pour lui. Un second refus de lui donner des secours pouvoit par la suite attirer sur nous une vengeance bien plus terrible que celle qu’il avoit tirée de nous après la prise de Calcutta. Nos petits comptoirs étoient à la merci du nabab ; il falloit ou les relever ou pourvoir à leur sûreté.

Année 1757.

Comme membre du Conseil, plus en état qu’un autre par ma position de prévoir ce qui pouvoit arriver, je pris la liberté d’écrire, au commencement de janvier, ce que je pensois, à M. le directeur [commandant à Chandernagor][4]. Mon sentiment étoit fondé sur l’intérêt que les Anglois avoient de nous ménager et de nous amuser par de belles paroles, tant que leur affaire avec le nabab ne seroit pas terminée, sur le caractère inquiet et remuant de cette nation qui la porteroit à nous attaquer aussitôt qu’elle seroit libre, sans égard pour une neutralité qui n’étoit rien moins qu’obligatoire, puisqu’il n’existoit aucun aucun traité. En effet, quelle confiance pouvoit-on avoir dans une neutralité forcée, dont l’observation n’étoit due jusqu’alors qu’à la crainte qu’on avoit du soubahdar, qui, pour le bien général de son pays ne vouloit pas permettre aux Européens de commettre la moindre hostilité ? Bien plus, c’étoit avec ce même soubahdar que les Anglois étoient en guerre ; s’ils venoient à avoir l’avantage sur lui, que devenoit cette crainte, seul fondement de la neutralité ? J’appuyois encore sur la promesse faite au nabab de lui donner des secours contre les Anglois en cas de déclaration de guerre entre eux et nous : promesse qui existoit par une lettre du gouverneur de Pondichéry nouvellement reçue : « Enfin, disois-je à M. Renault, il faut que les Anglois signent promptement une neutralité de laquelle ils ne puissent revenir[5], ou bien le seul parti qui nous reste, c’est de vous joindre au nabab. Il ne faut pas attendre les extrémités. Si le nabab fait sa paix avec les Anglois, sans qu’il ait reçu aucun secours de vous, vous ne devez pas vous attendre à en recevoir de lui, si vous venez à être attaqué ; le nabab sera charmé de voir les Européens s’entre détruire. » C’est ce qui est arrivé en effet. On verra par la suite tous les motifs qui ont déterminé le nabab.

Mr. Renault n’avoit pas besoin sans doute de ma lettre pour faire de pareilles réflexions ; mais il avoit des espérances que je n’avois pas. Peut-être avoit-il des ordres qui le restreignoient. Enfin je dois respecter les raisons qui l’ont déterminé ainsi que Mrs du Conseil, trop bons citoyens pour n’avoir pas eu en vue le bien général de la nation et de la compagnie. Chacun voit les objets différemment, et ce n’est souvent pas même sur la suite des événements qu’on doit juger de la bonté des raisons qu’on a eues pour prendre tel ou tel parti. Quoi qu’il en soit, les Anglois firent leurs préparatifs sans être traversés le moins du monde soit par nous soit par les Maures.

Les Anglois reprennent Calcutta le 2 janvier 1757.

Ils pouvoient être au nombre de 2.500 Européens tant matelots que soldats, deux ou trois cens topas et 1.800 bons sipayes disciplinés à l’européenne. La surveille du jour de l’an, les hostilités commencèrent par la prise du fort de Boudjibousia, où les Anglois trouvèrent quelque résistance. Makonatana, autre fort, fut bientôt enlevé, et le 2 Janvier 1757, l’Amiral Watson et M. Clive entrèrent triomphants dans Calcutta, d’où les Maures prirent si bien l’épouvante qu’ils évacuèrent le pays jusqu’à Ougly ; quantité de fuyards ne revinrent même de leur effroi qu’à Morshoudabad, où Manikchende, le commandant Maure de Calcutta, contribua autant qu’eux à répandre l’alarme ; il assura au nabab que les Anglois nouveaux venus étoient d’une toute autre espèce que ceux qu’il avoit battus à Calcutta.

Le nabab surpris étoit d’autant plus inquiet qu’il se doutoit bien que les Anglois ne s’en tiendroient pas là. Il recevoit d’ailleurs lettres sur lettres dans lesquelles on faisoit entendre que les François et les Hollandois étoient d’intelligence avec ses ennemis ; on assuroit même avoir vu un pavillon françois sur un des vaisseaux anglois[6]. Le nabab enfin ne savoit à qui se fier ; malgré cela, comptant sur la fortune qui ne l’avoit jamais abandonné, il se flatta de terminer cette guerre à son avantage, dès qu’il paroitroit devant l’ennemi. En conséquence ses troupes eurent ordre de marcher.

Aussitôt la prise de Calcutta, Mrs de Chandernagor envoyèrent des députés vers       Janvier 1757. l’amiral pour savoir sur quel pied on devoit le regarder dans le Gange, et pour asseoir une neutralité pure et simple telle qu’elle avoit toujours été observée. L’amiral répondit qu’il ne consentiroit à une neutralité qu’à condition que nous nous joindrions à lui contre le nabab[7]. Cette condition ne pouvant être acceptée, c’étoit assés nous dire que nous devions nous attendre à des actes d’hostilités de sa part aussitôt qu’il pourroit les exécuter ; c’étoit rompre assés formellement la prétendue neutralité, supposé même qu’elle eût jamais existé. Malgré cela, l’espérance de la conserver l’emporta. MM. de Chandernagor prirent le parti de s’en tenir à une bonne deffense, s’ils venoient à être attaqués, et du reste de laisser agir les Anglois. Les hostilités une fois commencées, on ne s’attendoit pas que leur différent avec le nabab pût être terminé promptement, et d’ailleurs on pensoit qu’on pourroit profiter du traité de paix, pour établir une neutralité exacte entre les Européens ; nos députés retournèrent donc à Chandernagor porter la réponse[8] de l’amiral. Les Anglois qui, par leurs émissaires, n’ignoroient rien de ce qui se passoit à Chandernagor et qui avoient eu soin de jeter de la poussière aux yeux des uns et des autres par une espèce de manifeste, passèrent hardiment notre colonie le 10 Janvier, et montèrent à Ougly qu’ils prirent après une foible résistance. La ville et toutes les dépendances furent mises au pillage.

La nouvelle n’en fut pas plutôt portée à Morshoudabad que le nabab partit pour [aller] joindre son armée qui descendoit. Il étoit d’autant plus irrité contre les Européens en général, qu’il savoit que les Anglois avoient passé sans difficulté devant Chandernagor et qu’on lui avoit même rapporté que les Hollandois leur avoit donné des secours. À force de requêter, et par le canal de diverses personnes, j’avois presque fait revenir le nabab à notre sujet. J’avois obtenu pour M. Renault, un paravana assès favorable. Le nabab le fit déchirer dès qu’il eut appris la nouvelle d’Ougly. Mais au reste cette colère du nabab contre nous n’eut aucune suite, Mrs de Chandernagor ayant eu occasion de prouver au nabab qu’ils étoient bien éloignés d’être d’intelligence avec les Anglois ; je veux parler de notre médiation.

Le nabab engage les François à proposer leur médiation.

Le nabab ne pouvoit comprendre la rapidité avec laquelle les Anglois avoient monté le Gange. Il voyoit beaucoup de ses principaux djamadars marcher à contre cœur ; plus il approchoit d’Ougly, plus les mauvaises nouvelles se confirmoient, plus il reconnoissoit la vérité des rapports qu’on lui avoit faits touchant la supériorité des troupes angloises sur les siennes. Il apprit que les Anglois avoient abandonné Ougly pour retourner à Calcutta ; cela releva un peu ses espérances ; mais comme il remarquoit toujours beaucoup de répugnance dans quelques uns de ses principaux officiers, il prit le parti qu’on lui conseilla de demander notre médiation. En conséquence, il écrivit à M. Renault qui, ne pouvant trouver une plus belle occasion pour parvenir au but qu’il se proposoit, se disposa à satisfaire le nabab. Aussitôt on envoya des députés à Calcutta pour proposer la médiation. Le conseil anglois parut d’abord l’accepter ; mais ce n’étoit qu’un jeu de ces Messieurs. La conduite qu’ils tinrent envers nos députés, les propositions qu’ils donnèrent par écrit, et mille choses accessoires qu’il seroit trop long de détailler, prouvent assés qu’ils n’avoient aucune envie de nous voir nous mêler de cette affaire. En effet, ils écrivirent au nabab qu’ils étoient disposés à accepter la médiation de la maison de Jogotchet, mais qu’ils ne vouloient pas absolument entendre parler de celle des François ; sur quoi nos députés furent rappellés. Le nabab convaincu par ce qui venoit de se passer que nous n’étions pas unis avec les Anglois, persuadé d’ailleurs que ce refus insultant pour la nation nous engageroit enfin à lui donner des secours, écrivit à M. Renault et jura qu’il ne finiroit cette guerre que par son entremise ou par la destruction entière des Anglois ; il se décida à les attaquer le plus vivement qu’il pourroit. [Ce n’est pas ce qu’il devoit faire.]

Les Anglois proposent de reprendre la négociation pour la neutralité.

Les Anglois assés hardis pour refuser notre médiation n’étoient cependant pas sans inquiétudes ; il falloit qu’ils fussent bien surs que nous n’étions pas portés à nous joindre au nabab ; mais aussi d’un jour à l’autre nous pouvions changer ; en signifiant à nos députés que la médiation étoit rompue, un des conseillers anglois leur dit, mais, Messieurs, vous ne nous parlez plus du traité de neutralité, nous sommes disposés à renouer cette affaire. Nos députés écrivirent à Chandernagor, mais pour réponse ils eurent ordre de s’en revenir. On sentoit bien à Chandernagor les risques qu’il y avoit à reprendre cette négociation et même à la conduire à sa fin ; le nabab étant aux portes de Calcutta, pouvant battre les Anglois et tomber ensuite sur nous ou faire sa paix avec eux à nos dépens ; on jugea donc à propos de la laisser là. Mais d’un autre côté notre silence sur la neutralité étoit une espèce de refus qui mettoit plus que jamais les Anglois en droit de nous attaquer. Il étoit aisé de sentir aussi qu’en demandant la neutralité, les Anglois craignoient notre jonction avec le nabab[9] ; en effet, si elle avoit eu lieu, les Anglois étoient perdus. Le nabab auroit suivi volontiers les avis que nous lui aurions donnés ; la peur ne le dominoit pas encore ; mais ce n’étoit pas en attaquant vivement les Anglois qu’il pouvoit les réduire. Ceux-ci ne demandoient pas mieux que de voir le nabab se précipiter sur eux ; il étoit de leur intérêt de décider la querelle au plus vite, dans la crainte que nous ne prissions le parti de nous en mêler. Aussi dès qu’ils apperçurent l’ennemi, ils répandirent exprès l’alarme dans Calcutta. Toutes les femmes eurent ordre de se rendre à bord des vaisseaux. Les marchands, les gens du pays qui étoient rentrés avec les Anglois dans Calcutta en sortirent, le tout pour donner plus de confiance au nabab, l’engager à s’approcher et, par là, être plus sûrs des coups qu’on lui porteroit.

Souradjotdola est surpris dans son camp et battu par les Anglois.

Le nabab donna dans le piège, il s’imagina que sa présence suffisoit pour faire fuir l’ennemi, que l’attaque ne différoit en rien de celle du mois de juin précédent. Il s’avance, le voilà bientôt en possession des fauxbourgs de la ville ; pour le mieux tromper et examiner la situation de son camp, les Anglois lui envoyèrent des députés la veille de l’attaque qu’ils méditoient[10] ; ces députés étoient chargés de proposer un accommodement ; mais les conditions seules devaient faire voir au nabab que cette démarche n’étoit qu’une ruse de ses ennemis. Le lendemain 5 Février sur les 5 heures du matin, par un brouillard épais, les Anglois ayant à leur tête le colonel Clive donnèrent dans le camp du nabab et tombèrent précisément sur la tente dans laquelle les députés l’avoient vu la veille. [Je tiens cela de quelques chefs Maures qui étoient dans l’armée du Nabab.] Heureusement pour lui il n’y étoit pas, un de ses divans qui se délioit de la députation lui avoit conseillé de passer la nuit dans une tente plus éloignée. Les Anglois chassèrent d’abord les Maures comme un troupeau de moutons, ils tuèrent douze ou quinze cens hommes tant sipayes que vivandiers, six cens chevaux au piquet et quantité de bœufs de charge. Le nabab épouvanté s’en fut à toute bride et ne s’arrêta qu’à plus de huit cosses au dessus de Calcutta. Cependant, le premier feu passé, quelques diamadars du nabab    Février 1757. rassemblèrent leur monde et firent tête, entr’autres un corps de cavalerie persane qui fonça avec beaucoup d’intrépidité. Cette fermeté, jointe à ce que le tems s’éclaircissoit, détermina le colonel Clive à se retirer. Les Anglois eurent plus de deux cens hommes tués ou blessés dans cette action et perdirent dans la retraite deux pièces de campagne dont les affûts étoient cassés. On peut juger de ce qu’il leur seroit arrivé si le nabab avoit eu avec lui un corps d’Européens et un homme capable de commander. Il faut dire aussi dans ce cas qu’il n’est pas probable que le colonel Clive eut fait l’attaque avec aussi peu de monde. Il n’avoit que mille Européens et quinze cens sipayes contre une armée de soixante mille hommes.

Le nabab épouvanté fait la paix avec les Anglois.

Un djamadar courut après le nabab et lui représenta que s’il vouloit rester aussi éloigné de son armée, les troupes se débanderoient ; sur quoi il se rapprocha. Mais le lendemain il reçut une lettre de l’amiral Watson dans laquelle, après avoir rappellé ce qui s’étoit passé la veille, les risques qu’il avoit courus malgré le petit nombre qu’il avoit eu à combattre, il le menaçoit d’une affaire bien plus sérieuse, même de l’enlever et de le conduire en Angleterre. Il n’en falloit pas tant pour retourner la tête à un homme déjà épouvanté. Le nabab sur le champ sans faire la moindre réflexion, oubliant la promesse qu’il avoit faite à M. Renault, accepta toutes les propositions des Ànglois et se décida à signer la paix. On en eut avis à Chandernagor, on voulut faire de puissants efforts pour parer le coup fatal, mais il n’étoit plus tems ; on avoit attendu aux extrémités, on ne parloit plus qu’à des gens découragés ; ainsi, sans qu’il fut le moindrement question de neutralité entre les Européens, la paix fut signée le 9. Le nabab fit dire à M. Renault qu’il étoit obligé de faire sa paix avec les Anglois à cause des troubles du côté de Delhy. Mais ce n’étoit qu’un prétexte pour couvrir sa lâcheté. Les troubles de Delhy dont en effet il n’avoit rien à craindre ne l’empêchèrent pas de rester tranquille dans sa capitale. Il communiqua en même tems à M. Renault les articles de son traité de paix où il étoit dit entr’autres choses, que le nabab regarderoit comme ses ennemis ceux des Anglois. Je n’ai pas vu le traité ; il peut se faire que certaines conditions réciproques n’ayent été insérées que dans une lettre particulière.


  1. C’étoit, je crois, à peu près dans ce temps que Nizam Aly ayant demandé des forces aux Anglais de Madras, il avoit été décidé que le colonel Clive iroit le rejoindre avec un corps de troupes pour faire tête à M. de Bussy.
  2. Chet Matabray et Chet Chouroupchoude, fils de Jogot Chet, banquier de la cour, le plus riche particulier qu’on ait peut-être jamais vu dans le monde entier.
  3. Alaverdikhan n’étoit parvenu au soubah du Bengale qu’à cause du mécontentement de la maison des Chets contre Safreskhan qui avoit fait enlever la femme de Chet Matabray dont on vantoit la beauté.
  4. Ce directeur était Pierre Mathieu Renault de Saint-Germain, précédemment chef de la loge de Patna et directeur à Chandernagor, après la nomination de M. de Leyrit comme gouverneur.

    Pierre Renault, né à Châtellerault en 1697, était arrivé dans le Bengale en 1725. Il fut conseiller au Conseil provincial de Chandernagor en 1734, chargé de la loge de Patna en 1746, conseiller des Indes et second du comptoir de Chandernagor en 1754, directeur de ce même comptoir en 1755. Renault fut plus tard nommé conseiller des Indes honoraire et mourut à Chandernagor le 25 mars 1777.

  5. Nous étions en effet dans le cas de prescrire les termes de la neutralité. Nous pouvions même nous flatter que les Anglois y souscriroient facilement, n’étant pas naturel qu’ils nous missent dans le cas de nous joindre au nabab et qu’ils s’exposassent par là à voir manquer leur expédition ; mais cette neutralité signée de part et d’autre auroit-elle été observée par les Anglois ? j’en doute. Les affaires finies avec le nabab, ils auroient trouvé bientôt un prétexte pour la rompre ; un des moins mauvais eut été probablement une représaille de ce qui s’étoit passé à Madras en 1746, de sorte qu’à dire vrai notre meilleur parti étoit de nous joindre au nabab, quand même les Anglois eussent été disposés à une neutralité.
  6. Les Maures n’avoient peut être jamais vu auparavant le pavillon de St George dans un temps de calme. Il pouvoit passer pour pavillon françois.
  7. Supposé que cette condition eut pu être acceptée et même remplie de notre part de la meilleure foi du monde, la dépouille du nabab eut été immanquablement un sujet de guerre entre nous et les Anglois.
  8. Un mémoire anglois dit que les députés retournèrent sur certains doutes, qu’on avoit formés des pouvoirs de Mrs de Chandernagor pour faire un traité qui put lier leurs supérieurs. Si cela est, comment est-il possible que ces doutes des Anglois qu’il n’étoit pas au pouvoir de Mrs de Chandernagor de lever, comme il paroit qu’ils en sont convenus, ne les ayent tout d’un coup déterminé le conseil de Chandernagor à se joindre au nabab ? Un autre mémoire anglois dit que M. Watson rompît les conférences pour la neutralité au commencement de mars et se détermina à l’attaque de Chandernagor, parceque le chef françois avoit dit positivement qu’il ne pouvoit répondre de la validité du traité par rapport à ses supérieurs. Mais si dès le mois de janvier les Anglois témoignèrent des doutes sur ces pouvoirs de Mrs de Chandernagor, comment, en février, ont-ils pu en faire renouveller de bonne foi les conférences pour la neutralité, et les continuer jusqu’en mars, sans probablement avoir fait lever ces doutes et reconnu la validité des pouvoirs de Mrs de Chandernagor ?
  9. [Les mémoires anglois se vantent de nous avoir amusés, pour empêcher cette jonction, ils conviennent qu’ils étoient perdus si elle avoit eu lieu.]
  10. Je ne rapporte dans cette relation que ce qui m’a été dit par plusieurs François et Maures qui m’ont paru instruits et d’accord. Les mémoires anglais disent autrement, mais ces mémoires ne sont pas toujours d’accord.