Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/XI

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Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 391-408).

CHAPITRE XI

LE DÉTACHEMENT MARCHE À PATNA
RETOUR À CHOTERPOUR

Nous partîmes de Choterpour le 5 Février et prîmes la route qui en traversant le Gemna conduit à Eleabad où nous comptions joindre le chazada.

Mahmoudcoulikhan, commandant les forces du chazada.

Au passage de cette rivière où nous arrivâmes le 25 Février, je rencontrai M. Lenoir que j’avois envoyé dès les premiers jours de Janvier auprès du prince et de Mahmoudcoulikhan. Sa commission étoit de leur représenter le triste état où j’étois faute d’argent, et de m’en faire avoir, mais Mahmoudcoulikhan, enflé de se voir commandant l’armée du prince, se flatant de réussir dans ses exploits militaires sans nous, avoit eu bien de la peine à lui permettre de voir le chazada. Mahmoudcoulikhan avoit répondu sur l’article de l’argent qu’il n’en avoit pas à donner, que bien au contraire il en attendoit de moi pour la belle occasion qu’il me procuroit de me rétablir dans le Bengale.

On avoit promis de m’attendre dans Eleabad, cependant l’armée du prince étoit déjà partie lorsque nous arrivâmes. J’y trouvai notre Février 1759.      grand bazaras et deux ou trois bateaux que M. Lenoir avoit mis en état, dont mon intention étoit de faire notre hôpital. Nous étions environ une centaine d’Européens dont une dixaine étoit hors d’état de marcher, nos sipayes alloient à cent cinquante.

Le chazada partant pour Eleabad m’avoit donné ainsi que Mahmoudcoulikhan les plus belles promesses, de sorte que naturellement je devois m’attendre à une conduite de leur part tout opposée à celle que m’annonçoit leur départ précipité ainsi que la réception faite à M. Lenoir par Mahmoudcoulikhan. Son refus de me donner de l’argent n’étoit pas ce qui m’inquiétoit le plus, je savois qu’il étoit lui-même dans l’embarras, n’ayant pas de quoi payer ses troupes ni celles du prince que l’espérance seule d’un butin conservoit auprès d’eux. Mais que penser de cette indifférence que témoignoit Mahmoudcoulikhan, Mars.      sur qui tout rouloit ? Mon inquiétude ne fit qu’augmenter par une lettre que je reçus de lui après avoir traversé le Gange vis à vis d’Eleabad. Il me marquoit en peu de mots de rester dans cette ville pour de fortes raisons qu’il me feroit connoitre. Cette lettre ne m’empêcha pas de continuer la route jusqu’à Bénarès, où nous arrivâmes le 9 Mars et repassâmes le Gange avec beaucoup de peine par le manque de bateaux qu’on refusoit de nous donner.

Chemin faisant et surtout à Bénarès, par le canal du Pyr Cheikmakmoudaly dont j’ai parlé ci-devant, j’eus l’occasion de découvrir les raisons de la conduite de Mahmoudcoulikhan, dont je me serois très peu embarrassé si je n’avois eu à faire qu’à lui.

Pendant tout le séjour que nous avions fait dans le pays de Soudjaotdola, depuis Septembre 1757 jusqu’à la fin de Février 1758, Jaferalikham conduit par la politique angloise avoit eu pour le nabab les plus grand ménagements, jusqu’à vouloir entrer avec lui dans un traité d’alliance qui auroit produit une forte somme à Soudjaotdola ainsi qu’à Mahmoudcoulikhan dont nous devions être les victimes, puisqu’il étoit question de nous livrer aux Anglois en nous forçant de rentrer dans le Bengale, mais notre marche vers Dehly avoit tout changé. La politique angloise négligeant désormais le nabab d’Aoud s’étoit tournée entièrement du côté du vizir.

Visées de Soudjaotdola sur Eléabad.

Soudjaotdola, piqué de n’avoir pu encore mettre à profit la révolution qui s’étoit faite à Bengale crut voir dans les propositions que lui faisoit le chazada ainsi qu’à moi d’y passer avec une armée un moyen de faire connoitre à Jaferalikham qu’il méritoit quelque attention. Le mécontentement de plusieurs rajas dans les provinces dépendantes du Bengale l’invitoit d’ailleurs à quelque entreprise dont le succès lui paroissoit immanquable. Soudjaotdola avoit bien encore un autre but, c’étoit celui de tirer de manière ou d’autre le soubah d’Eleabad des mains de son parent Mahmoudcoulikhan dont il n’étoit pas content. C’étoit faire d’une pierre deux coups très intéressants pour lui, en ménageant en même tems le vizir vis à vis duquel il ne voulut pas paraître se mêler des affaires du Bengale[1]. En conséquence la partie fut liée avec le chazada. Mahmoudcoulikhan fut choisi pour paroître seul conduire l’entreprise contre Jafferalikhan et Soudjaotdola restant lui-même à Laknaor où Aoud devoit saisir le moment favorable par l’éloignement de Mahmoudcoulikhan pour s’emparer de la forteresse d’Eleabad.

Ce soubah, comme je l’ai déjà dit, est un des trois appartenants à Soudjaotdola, mais Mahmoudcoulikhan à qui on l’avoit confié, abusant des droits que sa parenté avec Soudjaotdola lui donnoit, affectoit une indépendance et ne payoit presque rien des revenus au soubahdar. Celui-ci désiroit donc s’en mettre en possession, en évitant cependant, s’il étoit possible, de se brouiller avec son parent, et c’est à quoi il prétendoit parvenir par l’entreprise contre Mirdjaferalikhan. En effet Mahmoudcoulikhan devenant possesseur du soubah de Behar, n’auroit pas eu à se plaindre de se voir dépouiller du soubah d’Eleabad, moins riche, moins étendu que l’autre. Or c’étoit une affaire qu’on regardoit comme immanquable, on ne vouloit pas même admettre l’idée que Mahmoudcoulikhan put être repoussé ; au surplus, dans ce cas, c’eut été sa faute ; il devenoit alors disgracié, méprisé généralement, et Soudjaotdola possesseur d’Eleabad trouvoit de quoi justifier sa conduite, en ne lui rendant pas ce soubah.

Soudjaotdola, pour mieux cacher son jeu vis à vis du vizir, qui auroit pu prendre quelque jalousie en le voyant à la tête de son armée marchant du côté d’Eleabad, faisoit courir le bruit qu’il étoit très irrité contre Mahmoudcoulikhan, qu’il se préparoit à le faire repentir de son entreprise de concert avec le chazada sur les provinces du Bengale.

Le détachement arrêté dans sa marche vers Patna, par ordre de Mahmoudcoulikhan.

Mahmoudcoulikhan de son côté se doutoit peut-être des intentions de Soudjaotdola ; mais persuadé que son entreprise réussiroit, il s’en inquiétoit peu. Étant encore à Eleabad il avoit reçu de ses émissaires dans Patna, trompés sans doute par ceux des Anglois, beaucoup de lettres où on lui avoit marqué qu’il ne trouveront point d’Anglois à combattre, pourvu qu’il n’amenât pas avec lui le détachement françois, que tout s’arrangeroit facilement avec le raja Ramnarain, on l’avoit invité à s’y rendre au plus vite ; sur quoi il avoit pris le parti de faire des marches forcées, et de m’écrire de rester à Eleabad où son idée étoit peut-être aussi que je pourrois lui être utile contre les projets de Soudjaotdola, au cas que ses espérances sur le soubah de Behar fussent trompées.

Tout cela ne m’auroit pas arrêté. La meilleure partie de la troupe avoit déjà passé le Gange devant Bénarès, lorsque je reçus une seconde lettre de Mahmoudcoulikhan qui sous les murs de Patna étoit en traité avec Ramnarain. Cette lettre m’ordonnoit de la manière la plus positive de la part du prince de rester à Eleabad et même d’y retourner si j’avois passé cet endroit. J’en reçus aussi une du chazada dans le même goût ; cela devenoit sérieux. Nous étions au dix Mars. Beaucoup de lettres venant de Bengale marquoient que le colonel Clive à la tête des Européens et des sipayes anglois montoit avec l’armée de Jaferalikham, que les chefs avoient envoyé de l’argent au chazada, que les Anglois avoient des ouquils entretenus auprès de lui et de Mahmoudcoulikhan. Je savois, il est vrai, que Madras avoit été assiégé, mais sur quelques avis qu’avoient reçus les saokars du pays, je craignois, ce qui en effet étoit arrivé, la levée du siège dont le colonel Clive étoit instruit. Je crûs qu’il ne convenoit pas d’avancer sans savoir à quoi m’en tenir. Je me méfiois de quelque trahison, avec d’autant plus de raison que dans le peu de tems que M. Lenoir avoit passé au camp du chazada à Eleabad, beaucoup de personnes lui avoient dit que nous ne devions pas nous flatter d’engager ce prince à se battre contre les Anglois ; je me décidai donc à faire quelque séjour à Bénarès et j’écrivis au prince tout ce que je pensois sur la conduite que Mahmoudcoulikhan tenoit à mon égard.

Pendant mon séjour en cet endroit, je fis quelques visites au Pyr Cheikmahmoudaly de qui je croyois avoir gagné l’amitié par quelques petits présents ; sa réputation de sainteté étoit si bien établie, et sa manière de vivre si singulière, ne faisant rien paroitre de ce qu’on nomme ménage, que tout le peuple de Bénarès étoit persuadé qu’il ne se nourrissoit que de ce qu’un ange lui apportoit à certaines heures dans la nuit. Il prenoit souvent le ton prophétique qu’il soutenoit au mieux tant par son maintien que par une mémoire ornée et une élocution capable de séduire. Ce qu’il y a de sur, c’est que je n’ai pu le trouver en défaut sur bien des choses que j’ignorois alors, et qu’il m’avoit avancées d’un air d’assurance qui devoit me surprendre sur les affaires du tems, sur ce qui pouvoit me regarder et le petit corps que je commandois. « Non, Monsieur, me disoit-il [un jour], vos vues sont sans doute bonnes et louables, elles méritent les espérances dont vous vous flattez, mais, hélas, ce qui paroit effectif dans ce monde n’est souvent que chimère. La force mal conduite cédera à la foiblesse prudente ; la cupidité, la jalousie, la désunion ne l’emporteront jamais sur un accord parfait qui tend au bien général. Madras ne sera point pris, les forces que vous attendez ne viendront pas, je vois Pondichéry, je vois Madras ; vos commandants, vos généraux ne s’entendent point ; j’en dis assés, vous devez me comprendre. » Mon prophète ne disoit que trop vrai ; mais il faut tout dire, il devoit sa science à des correspondances suivies qu’il avoit dans le Bengale avec des personnes très instruites de ce qui se passoit à la côte de Coromandel.

Mahmoudcoulikhan ne peut prendre Patna.

Il y avoit déjà plusieurs jours que nous étions à Bénarès, lorsqu’au moment où je m’y attendois le moins, je reçus et du chazada et de Mahmoudcoulikhan lettres sur lettres pour m’engager à les venir joindre. Les affaires avoient tournées autrement qu’ils ne s’y étoient attendus. Voici comment le tout s’étoit passé.

Le chazada avoit trouvé sur les bords du Carumnassa Palouandsingue, raja de Bojepour, dépendant de Ramnarain et son ami. Ce raja après avoir complimenté le prince sur son arrivée avoit augmenté l’armée de trois ou quatre mille hommes et lui avoit fait entendre que Ramnarain étoit disposé à suivre ses ordres. Sur quoi on s’étoit avancé jusqu’aux environs de Patna. Ramnarain étoit en effet assés porté pour le chazada. Le commandant anglois dans Patna l’ayant été voir sur les premières nouvelles de la marche du chazada et lui ayant demandé ce qu’il comptoit faire, il avoit donné une réponse très ambiguë, et lui avoit fait entendre que le prince étant à la tête d’une armée formidable où il y avoit des Européens, il seroit probablement forcé de se rendre. Sur quoi les Anglois qui étoient en petit nombre avoient pris le parti d’évacuer leur loge et descendre le Gange. Ramnarain à la vérité n’étoit pas content de voir Mahmoudcoulikhan à la tête de l’entreprise du chazada, il le connoissoit pour un fourbe et n’osoit se fier à lui ; malgré cela, au moyen de quelques précautions, il s’étoit pris de manière à pouvoir satisfaire le chazada et conserver en même tems sa place. Il croyoit d’abord que nous étions avec le prince ou du moins sur le point d’arriver. Après quelques pourparlers où l’on étoit convenu que Ramnarain seroit présenté non par Mahmoudcoulikhan, mais par Moudarotdola parent du chazada qui lui avoit donné parole d’honneur [pour sa sûreté]. Ramnarain avoit paru devant le prince. Tout s’étoit passé le mieux du monde et avec des marques d’une parfaite intelligence de part et d’autre. Ramnarain avoit promis de fournir une certaine somme, le prince lui avoit donné le serpau et l’avoit congédié en lui témoignant la plus grande satisfaction. On m’a assuré que Ramnarain en se retirant avoit demandé ou j’étois, qu’on lui avoit répondu que je ne viendrois pas, sur quoi il avoit paru surpris mais sans rien dire.

Deux jours après, comme l’armée du prince se préparoit à marcher vers le Bengale, Mahmoudcoulikhan piqué au vif de ce que Ramnarain s’étoit adressé à Moudarotdola pour faire sa visite, avoit fait sommer ce raja de paroitre au camp, et de se faire accompagner de l’argent qu’il avoit promis ; mais Ramnarain remettant d’un jour à l’autre, avoit enfin répondu qu’il ne sortiroit pas de sa place et qu’il n’avoit pas d’argent à donner ; sur quoi le siège avoit commencé. Ramnarain voyant que le détachement françois n’étoit pas avec le chazada, se sentoit assés fort pour tenir jusqu’à l’arrivée du secours qui savoit être en marche. Il étoit question pour lui de sauver une somme assés forte qu’il auroit probablement donnée si nous avions été avec le prince. Le siège alors n’auroit pas eu lieu, ce qui auroit épargné beaucoup de sang que Mahmoudcoulikhan fit répandre inutilement.

Le 4 Avril, au moment d’arriver devant Patna après bien des marches forcées, nous Avril 1759.      apperçumes les équipages du chazada et de Mahmoudcoulikhan ainsi que les bazards qui défiloient grand train et rebroussoient chemin, en un mot le siège étoit levé ; je fus voir sur le champ Mahmoudcoulikhan que je trouvai étendu sur un cadre n’en pouvant plus de fatigues. Il pouvoit à peine me parler, la rage, le désespoir étoient peints sur son visage. Je voulus l’engager à rester encore vingt quatre heures, il me dit que tout son monde étoit hors de combat, que les chefs de l’armée l’avoient fort mal soutenu, que d’ailleurs l’armée angloise arrivoit ce jour même et qu’il n’avoit plus de munitions. La moitié des troupes avoit déjà défilé, nous restâmes pour faire l’arrière-garde, ce qui sauva les grosses pièces d’artillerie. Toute l’armée fut camper à sept cosses au dessus de Patna.

Le lendemain je fus voir le chazada qui me reçût très bien et témoigna qu’il étoit au désespoir des ordres qu’on m’avoit donnés de rester derrière, rejetant tout sur Mahmoudcoulikhan à qui on avoit fait entendre que s’il abandonnoit les François, il éviteroit toute opposition de la part des Anglois. Je vis aussi que la jalousie de Mahmoudcoulikhan contre moi entroit pour beaucoup dans sa conduite. Il avoit voulu avoir tout l’honneur de l’entreprise ; sachant que j’étois très bien avec le prince, il avoit craint que je ne l’eusse supplanté. Quoiqu’il en soit l’affaire étoit manquée. Le mal au reste étoit peu de chose, si notre escadre, nos forces de la côte avoient pu paroitre dans le Bengale, dans tout le mois d’Avril ; car enfin je n’avois d’autre but en partant de Choterpour que de procurer une diversion, me flattant que Madras auroit été pris et que nos forces se seroient rendues tout de suite dans le Bengale, comme les lettres de M. de Leyrit me l’a voient fait espérer. On conviendra, je crois, que cette diversion étoit assés avantageuse. Le colonel Clive à la tête de 500 Européens et de 5.000 sipayes étoit monté jusqu’à Patna. Il avoit encore à ses ordres un corps de cavalerie commandé par le fodjedar d’Ougly, de plus il étoit accompagné de Miren, fils de Mirdjafer à la tête de quinze mille cavaliers et autant de fusiliers, avec une artillerie où il avoit une cinquantaine d’Européens de toutes nations commandés par un nommé Grenier qui étoit autrefois à Chandernagor. Jaffer-Ali khan lui-même devoit suivre avec une seconde armée de 25 à 30.000 hommes, de sorte que nos forces arrivant auroient trouvé tout le pays depuis Morshoudabad jusqu’au bas du Gange presque sans défense[2]. Je ne pouvois sans elles, assurément, fonder le moindre succès pour la nation sur l’entreprise du chazada. Je n’avois avec moi que cent Européens et deux cents sipayes. L’armée du chazada paroissoit nombreuse, il est vrai, mais à l’examiner de près, il n’y avoit pas vingt mille hommes en état de se battre. La désunion régnoit parmi les chefs, personne n’étoit payé ; l’argent, les munitions manquoient totalement.

La nuit même qui suivit mon entrevue avec le prince, je reçus des lettres qui m’apprenoient, à n’en pouvoir douter, que le siège de Madras avoit été levé, et qu’on n’avoit aucune nouvelle de notre escadre. C’est alors que je m’attristai véritablement. Je regardai dès ce moment la mauvaise manœuvre de Mahmoudcoulikhan comme heureuse pour nous. Patna auroit été pris sans doute si nous avions été employé au siège, cette place étoit dans le plus mauvais état de défense. Après ce premier succès, il est difficile de dire ce qui seroit arrivé par rapport aux affaires du chazada et de Mahmoudcoulikhan ; mais quant à nous il n’en seroit résulté aucun avantage réel, [nos forces de la côte ne paroissant pas]. Pour en convenir il suffit de connoitre le caractère perfide des Indiens. Le chazada n’étoit pas en état de conserver Patna, encore moins de présenter bataille à l’ennemi, des négociations auroient été probablement entamées, les Anglois plus craints que jamais depuis la levée du siège de Madras et la prise de Mazulipatam par le colonel Ford, qu’on a sçû vers le milieu d’Avril, auroient bientôt trouvé les moyens soit par force soit par intrigues de tourner les esprits contre nous. Il s’en seroit suivi un accommodement par lequel nous n’aurions pu éviter de tomber entre leurs mains. [Patna pris et voyant les Anglois s’avancer, notre unique ressource auroit été de nous éloigner en nous retirant chez Soudjaotdola avec le butin que nous aurions pu faire ; mais à savoir si nous n’aurions pas trouvé obstacle à cela de la part du prince et de Mahmoudcoulikhan.]

Soudjaotdola s’empare d’Eleabad.

Nos affaires étant en si mauvais état, il fallut penser à se retirer ; mais nouvel embarras. Nous repassâmes le Carumnassa le 18 Avril. J’appris en même tems que Soudjaotdola s’étoit emparé de la forteresse d’Eleabad d’où il avoit chassé tous ceux qui appartenoient à Mahmoudcoulikhan. J’appris aussi qu’il avoit envoyé un corps de troupes pour joindre le raja de Bénarès à qui il avoit donné ordre d’empêcher le chazada et Mahmoudcoulikhan de passer.

Sur le premier avis de l’entrevue de Ramnarain avec le chazada, Soudjaotdola étoit parti de Laknaor avec partie de son sérail et s’étoit rendu à Eleabad. Il avoit en même tems écrit à Mahmoudcoulikhan qu’il étoit forcé à cette démarche à cause du vizir qui s’avançoit contre lui, sous prétexte des secours qu’il prétendoit qu’on avoit donnés au chazada, qu’il eût à ordonner au commandant de la forteresse d’y recevoir seulement ses femmes ; l’ordre avoit été envoyé. Mais Soujaotdola avec l’attirail du harem y avoit fait glisser beaucoup de gens armés qui s’en étoient rendus maitres. En même tems il avoit écrit à Mahmoudcoulikhan de ne pas s’inquiéter, qu’il n’avoit pas trouvé de moyen plus sûr pour faire comprendre au vizir qu’il n’y avoit aucune intelligence entre eux deux. Quelques jours après, sur la nouvelle que Mahmoudcoulikhan avoit été repoussé devant Patna et qu’il s’en revenoit avec le chazadar, Soudjaotdola avoit cru pour lors qu’il étoit de son honneur et de ses intérêts de se déclarer ouvertement contre eux et d’effacer par là l’idée où l’on étoit encore qu’il étoit l’auteur de l’entreprise. (Il vouloit prévenir par là les plaintes auxquelles il s’attendoit de la part de Mirdjafer et des Anglois). En conséquence il avoit donné ses ordres au raja de Bénarès en lui envoyant huit ou dix mille hommes de renfort.

Le détachement se retire à Mirzapour, puis revient à Choterpour.

À peine eus je passé le Carumnassa que le raja de Bénarès m’envoya signifier l’ordre de Soudjaotdola me faisant entendre qu’il falloit me joindre à lui contre Mahmoudcoulikhan. Je répondis que mon dessein étoit d’aller dans le Dékan, que je ne voulois en aucune façon me mesler de la dispute entre Soudjaotdola et son parent Mahmoudcoulikhan ; on me dit, en ce cas, de passer mon chemin. J’avois laissé l’armée du chazada cinq ou six cosses derrière. Nous avançâmes et prolongeâmes l’armée du raja de Bénarès non sans beaucoup de méfiance de part et d’autre, mais surtout de la part du raja qui s’imaginoit que nous pourrions bien avoir dessein de le prendre en queue pendant que le chazada et Mahmoudcoulikhan le chargeroient en tête. Il fit mettre son armée sous les armes, la cavalerie prête à foncer ; nous ne savions trop à quoi tout cela aboutiroit ; nous passâmes cependant sans coup férir ; on nous pria instamment de nous éloigner ; [nous ne demandions pas mieux]. Nous nous tînmes sur nos gardes jusqu’après avoir dépassé la forteresse Chenargor, et nous fumes camper au grand Mirzapour, où je voulois attendre des nouvelles du Bengale.

Je députai aussitôt une personne de confiance auprès de Soudjaotdola ; on la questionna sur tout ce qui étoit arrivé. Elle eut audience particulière de Soudjaotdola et de son ministre Gakouskhan, [eunuque qui avoit succédé à Tamkimkham]. Ils parurent extrêmement piqués contre Mahmoudcoulikhan. Soudjaotdola vouloit, disoit-il, laver dans son sang l’affront qu’il prétendoit avoir reçu et m’écrivit pour m’engager à me rendre auprès de lui, promettant de fournir tout ce qui nous seroit nécessaire et faisant entendre qu’il iroit lui même dans le Bengale, après avoir terminé quelques affaires avec le vizir. Mais mon parti étoit pris. Je ne voyois de tous côtés que trahison, d’ailleurs mon but unique, et le seul que je devois avoir après les ordres que j’avois reçus de M. de Leyrit, étoit d’être utile à ma nation, or je voyois clairement une impossibilité à l’atteindre d’une manière décisive, à moins que nos forces de la côte ne parussent dans le Bengale. Je crus qu’il valoit mieux prendre la route du Dékan. La nouvelle de la prise de Masulipatam, suite de la bataille de Pédapour, ne m’étoit pas encore parvenue.

Ce ne fut que plusieurs jours après notre arrivée au grand Mirzapour que je reçus cette fâcheuse nouvelle. Événement aussi peu inattendu qu’il étoit accablant pour l’honneur et les intérêts de la nation par les circonstances qui l’ont accompagnées, lequel d’ailleurs m’arrêtoit tout court dans le dessein que j’avois de me rendre dans le Dékan, où au lieu d’amis que je comptois y trouver, je n’aurois eu à faire qu’à des ennemis déclarés. En conséquence je me déterminai à retourner vers notre ami le raja Indoupot à Choterpour où, après quelques mois de quartier d’hiver, je pourrois prendre tel parti qui me paroitroit convenable, sur les avis que je recevrois soit de Pondichéry soit de Bengale. Avant que de quitter Mirzapour, j’expédiai M. Dangereux, accompagné du Sr. Calvé avec mes paquets pour MM. de Lally et de Leyrit par lesquels je leur rendois compte de tout ce qui s’étoit passé et de l’embarras extrême où j’allois me trouver pour l’entretien de ma petite troupe. Je permis en même tems à MM. Brayer et Kerdisien, officiers, ainsi qu’au Sr Bareau, chirurgien tous trois dangereusement malades, de se rendre par eau à Bettia ou même à Patna. Le premier s’y rendit, les deux autres moururent en chemin près de Gadjipour.

Voulant connoitre plus particulièrement le pays, je pris ma marche par les montagnes Mai 1759.       pour me rendre à Choterpour, où nous arrivâmes le 28 May.


  1. Quoique mécontent de Mirdjaferalikhan, il entroit peut être dans sa vue de ne pas lui faire connaître ce qu’il pensoit et de le ménager par conséquent ainsi que les Anglois, de sorte que si l’expédition du chazada venait à manquer, Mirdjafer et les Anglois ne voulussent se venger sur lui des hostilités commises par le chazada. (Autog.).
  2. On me dira peut-être que, si Madras avoit été pris, le colonel avec les forces du Bengale ne seroit pas monté à Patna, j’en conviens ; mais alors Patna étoit pris, la trahison de Mahmoudcoulikhan n’auroit eu aucun effet contre nous. Je me serois très peu embarassé de ses ordres. Les Anglois dans leurs écrits imprimés conviennent que la seule ruse employée pour faire rester notre détachement à Bénarès, a sauvé Patna où il n’y avoit aucun Anglois, Européen ou sipaye (Autog.)