Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre quatrième/Section 5

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Le 15 d’avril, le bureau des entrées de la porte Saint-Antoine fut rompu et pillé par la populace ; et M. de Cumont, conseiller du parlement, qui s’y trouva par hasard, l’étant venu dire à Monsieur dans le cabinet des livres, où j’étois, eut pour réponse ces propres paroles : « J’en suis fâché ; mais il n’est pas mauvais que le peuple s’éveille de temps en temps. Il n’y a personne de tué ; le reste n’est pas grand’chose. »

Le 30 du même mois, le prevôt des marchands et d’autres officiers de la ville, qui revenoient de chez Monsieur, faillirent à être massacrés au bas de la rue de Tournon ; et ils se plaignirent dès le lendemain, dans les chambres assemblées, qu’ils n’avoient reçu aucun secours quoiqu’ils l’eussent fait demander et au Luxembourg et à l’hôtel de Condé.

Le 10 de mai, le procureur du Roi de la ville et deux échevins eussent été tués dans la salle du Palais sans M. de Beaufort, qui eut très-grande peine à les sauver.

Le 13, M. Quelin, conseiller du parlement et capitaine de son quartier, ayant mené sa compagnie au Palais pour la garde ordinaire fut abandonné de tous les bourgeois qui la composoient, et qui crioient qu’ils n’étoient pas faits pour garder des mazarins. Et le 24 du même mois, M. Mole de Sainte-Croix porta sa plainte en plein parlement de ce que, le 20, il avoit été attaqué et presque mis en pièces par les séditieux.

Vous observerez, s’il vous plaît, que toute la canaille qui seule faisait tout ce désordre, n’avoit dans la bouche que le nom et le service de messieurs les princes, qui dès le lendemain la désavouoient dans les assemblées des chambres. Ce désaveu, qui se faisoit au moins pour l’ordinaire de très-bonne foi, donnoit lieu aux arrêts sanglans que le parlement donnoit en toute occasion contre les-séditieux ; mais il n’empêchoit pas que ce même parlement ne crût que ceux qui désavouoient la sédition ne l’eussent faite ; et ainsi il ne diminuoit rien de la haine que beaucoup de particuliers en concevoient, et il accoutumoit le corps à donner des arrêts qui n’étoient pas, au moins à ce qu’il s’imaginoit, du goût de messieurs les princes. Je sais bien, comme je l’ai déjà dit ailleurs, que, dans les temps où il y a de la foiblesse et du trouble, ce malheur est inséparable des pouvoirs populaires : et nul ne l’a plus éprouvé que moi. Mais il faut avouer aussi que Monsieur et M. le prince n’eurent pas toute l’application nécessaire à sauver les apparences de ce qu’ils ne faisoient point en effet. Monsieur, qui étoit foible, craignoit de se brouiller avec le peuple, en réprimant avec trop de véhémence les criailleurs ; et M. le prince, qui étoit intrépide, ne faisoit pas assez de réflexion sur les mauvais et puissans effets que ces émotions faisoient à son égard dans les esprits de ceux qui en avoient peur.

Il faut que je me confesse en cet endroit, et que je vous avoue que comme j’avois intérêt à affoiblir le crédit de M. le prince dans le public, je n’oubliai, pour réussir, aucune des couleurs que je trouvai sur ce sujet assez abondamment dans les manières de beaucoup de gens de son parti. Jamais homme n’a été plus éloigné que M. le prince de ces sortes de moyens. Il n’y en a jamais eu un seul sur qui il fût plus aisé d’en jeter l’envie et les apparences. Pesch étoit tous les jours dans la cour de l’hôtel de Condé, et le commandeur de Saint-Simon[1] ne bougeoit de l’antichambre. Il faut que ce dernier se soit mêlé d’un étrange métier, puisque, nonobstant sa qualité, je n’ai pas honte de le confondre avec un misérable criailleur de la lie du peuple. Il est certain que je me servis utilement de ces deux noms contre les intérêts de M. le prince, qui dans la vérité n’avoit de tort à cet égard que celui de ne pas faire assez d’attention à leur sottise. J’ose dire, sans manquer au respect que je lui dois qu’il fut moins excusable en celle qu’il n’eut pas de s’opposer d’abord à de certaines libertés que des particuliers prirent dans tous les corps, de lui résister en face, et de l’attaquer même personnellement. Je sais bien que les douceurs naturelles de Monsieur, jointes à l’ombrage que monsieur son cousin lui donnoit toujours, l’obligeoient quelquefois à dissimuler ; mais je sais bien aussi qu’il eut lui-même trop de douceur en ces rencontres ; et que s’il eût pris les choses sur le ton qu’il les pouvoit prendre dans le moment que la cour lui donna si beau jeu, il eût soumis Paris et Monsieur même à sa volonté sans violence. La même vérité qui m’oblige à remarquer la faute m’oblige à en admirer le principe ; et il est si beau à l’homme du monde du courage le plus héroïque d’avoir péché par excès de douceur, que ce qui ne lui a pas succédé dans la politique doit être au moins admiré et exalté par tous les gens de bien dans la morale. Il est nécessaire d’expliquer en peu de paroles ce détail.

M. le procureur général Fouquet, connu pour mazarin, quoiqu’il déclamât à sa place contre lui comme tous les autres, entra dans la grand’chambre le 17 avril ; et, en présence de M. le duc d’Orléans et de M. le prince, requit, au nom du Roi, que M. le prince lui donnât communication de toutes les associations et de tous les traités qu’il avoit faits et dedans et dehors le royaume. Et il ajouta qu’en cas que M. le prince le refusât, il demandoit acte de sa réquisition, et de l’opposition qu’il faisoit à l’enregistrement de la déclaration que M. le prince venoit de faire, qu’il poseroit les armes aussitôt que M. le cardinal Mazarin seroit éloigné.

M. Menardeau opina publiquement, dans la grande assemblée de l’hôtel-de-ville qui fut faite le 10 avril, à ne point faire de remontrances contre le cardinal, qu’après que messieurs les princes auroient posé les armes.

Le 22 du même mois, messieurs les présidens des comptes, à la réserve du premier, ne se trouvèrent pas à la chambre, sous je ne sais quel prétexte qui parut en ce temps-là assez léger. Je ne me souviens pas du détail. M. Perroches, un instant après, soutint à messieurs les princes, en face, qu’il falloit donner arrêt qui portât défense de lever aucunes troupes sans la permission du Roi ; et le même jour M. Amelot, premier président de la cour des aides, dit à M. le prince ouvertement qu’il s’étonnoit de voir sur les fleurs de lis un prince qui, après avoir si souvent triomphé des ennemis de l’État, venoit de s’unir à eux, etc. Je ne vous rapporte ces exemples que comme des échantillons. Il y en eut tous les jours quelques-uns de cette espèce ; et il n’y en eut point, pour peu considérable qu’il parût sur l’heure, qui ne laissât dans les esprits une de ces sortes d’impressions qui ne se sentent pas d’abord, mais qui se réveillent dans la suite. Il est de la prudence d’un chef de parti de souffrir tout ce qu’il doit dissimuler : ce qui accoutume les corps ou les particuliers à la résistance. Monsieur, par son humeur et par l’ombrage que M. le prince lui faisoit à tous les instans, ne vouloit déplaire à qui que ce soit. M. le prince, qui n’étoit dans la faction que par force, n’étudioit pas avec assez d’application les principes d’une science dans laquelle l’amiral de Coligny disoit que l’on ne pouvoit jamais être docteur. Ils laissèrent non-seulement l’un et l’autre la liberté, mais encore la licence des suffrages, à tous les particuliers. Ils crurent, dans toutes les occasions dont je viens de parler, que le plus de voix qu’ils y avoient eu leur suffisoit : comme il leur auroit effectivement suffi, s’il ne s’étoit agi que d’un procès. Ils ne connurent pas d’assez bonne heure la différence qu’il y a entre la liberté et la licence dés suffrages. Ils ne purent se persuader qu’un discourus haut sentencieux et décisif, fait à propos et dans des momens qui se trouvent quelquefois décisifs par eux-mêmes, eût pu faire et produire cette distinction, sans la moindre ombre de violence : et ainsi ils laissèrent toujours dans Paris un certain air de parti contraire, qui ne manque jamais de s’épaissir quand il est agité par les vents qu’y jette l’autorité royale. S’il eut plu Monsieur et à M. le prince de faire sortir de Paris, même avec civilité, le moindre de ceux qui leur manquèrent au respect dans ces rencontres, les compagnies même dont ils étoient membres y eussent donné leurs suffrages. Le président Amelot fut désavoué publiquement par la cour des aides de ce qu’il avoit dit à M. le prince. Elle eût opiné à son éloignement, si M. le prince eût voulu ; elle l’en auroit remercié le jour même, et le lendemain elle auroit tremblé. Le secret, dans les grands inconvéniens, est d’y retenir les gens dans l’obéissance par des frayeurs qui ne leur soient causées que par les choses dont ils aient été eux-mêmes les instrumens. Ces peurs sont, pour l’ordinaire, les plus efficaces, et toujours les moins odieuses. Vous verrez ce que la conduite contraire produisit. Mais ce qui aida fort à produire la conduite contraire fut la démangeaison de négociation : c’est ainsi que le vieux Saint-Germain l’appeloit, qui, à proprement parler ; étoit la maladie populaire du parti de M. le prince.

M. de Chavigny, qui avoit été dès son enfance, nourri dans le cabinet, ne pensoit qu’à y rentrer par toutes voies. M. de Rohan, qui n’étoit, à proprement parler, bon qu’à danser, ne se croyoit lui-même que bon pour la cour. Goulas ne vouloit que ce que vouloit M. de Chavigny. Voilà des naturels bien susceptibles de propositions et de négociations. M. le prince étoit, par son inclination, par son éducation et par ses maximes, plus éloigné de la guerre civile qu’homme que j’aie jamais connu, sans exception. Et Monsieur, dont le caractère dominant étoit d’avoir toujours peur et défiance, étoit celui de tous ceux que j’aie jamais vus le plus capable de donner dans tous les faux pas, à force de les craindre tous. Il étoit en cela semblable aux lièvres. Voilà des esprits bien portés à recevoir les propositions de négociations ! Le fort de M. le cardinal Mazarin étoit proprement de ravauder de donner à entendre, de faire espérer, de jeter des lueurs, de les retirer ; de donner des vues, de les brouiller : voilà un génie tout propre à se servir des illusions que l’autorité royale a toujours abondamment en main pour engager à des négociations. Il y engagea, à la vérité, tout le monde ; et cet engagement fut ce qui produisit en partie, comme je viens de vous le dire la conduite que je vous ai expliquée ci-dessus, en ce qu’elle amusa par de fausses espérances d’accommodement ; et ce fut encore ce qui acheva, pour ainsi dire de la gâter et de la corrompre, en ce qu’il donna du courage à ceux qui, dans la ville et dans le parlement, avoient de bonnes intentions pour la cour, et qu’il l’ôta à ceux qui étoient de bonne foi dans ce parti. Je vous expliquerai ce détail après que je vous aurai rendu compte du mouvement des armées de l’un et de l’autre parti, et de celui que je fus obligé de me donner, contre mon inclination et contre ma résolution, dans ces conjonctures.

Le Roi, dont le dessein avoit toujours été de s’approcher de Paris, comme il me semble que je vous l’ai déjà dit, partit de Gien aussitôt après le combat de Bleneau ; et il prit son chemin par Auxerre et par Melun jusqu’à Corbeil pendant que messieurs de Turenne et d’Hocquincourt, qui s’avancèrent avec l’armée jusqu’à Moret, couvroient sa marche, et que messieurs de Beaufort et de Nemours, qui avoient été obligés de quitter Montargis faute de fourrages, s’étoient allés camper à Etampes. Leurs Majestés étoient passées jusqu’à Saint-Germain ; M. de Turenne se posta à Palaiseau : ce qui obligea messieurs les princes de mettre garnison dans Saint-Cloud, au port de Neuilly et à Charenton. Vous voyez aisément que tous ces mouvemens de troupes ne se faisoient pas sans beaucoup de désordre et de pillage ; et ce pillage, qui étoit trouvé tout aussi mauvais au parlement que celui des tireurs de laine sur le Pont-Neuf, donnoit tous les jours quelque scène qui n’auroit pas été indigne du Catholicon[2]. Celle dans laquelle je jouois mon personnage au Luxembourg n’étoit pas assurément de la même nature. J’y allois tous les jours réglément, et parce que Monsieur le vouloit ainsi, pour faire voir à M. le prince qu’en cas de besoin il seroit toujours assuré de moi, et parce qu’il me convenoit aussi en mon particulier que le public vît que ce que les partisans de M. le prince publioient incessamment contre moi, de mon intelligence avec le Mazarin, n’étoit ni cru ni approuvé de Son Altesse Royale. J’étois toujours dans le cabinet des livres, parce que le défaut de bonnet, que je n’avois pas encore reçu de la main du Roi, faisoit que je ne paroissois pas en public. M. le prince étoit très-souvent en même temps dans la galerie ou dans la chambre. Monsieur alloit et venoit sans cesse de l’une à l’autre, et parce qu’il ne demeuroit jamais en place, et parce qu’il l’affectoit même quelquefois pour différentes fins. Le commun du monde, qui prend toujours plaisir à être mystérieux, vouloit que l’agitation qui lui étoit naturelle fût l’effet des différentes impressions que nous lui donnions. M. le prince m’attribuoit tout ce que Monsieur ne faisoit pas pour le bien du parti. Le peu d’ouverture que j’avois laissé aux offres de M. de Brissac, par le moyen de M. le comte de Fiesque, l’avoit encore tout fraîchement aigri. Il y eut même des rencontres où Monsieur crut qu’il lui convenoit qu’il ne s’adoucît pas à mon égard. Les libelles recommencèrent, j’y répondis. La trêve de l’écriture se rompit, et ce fut en cette occasion, ou du moins dans les suivantes, où je mis au jour quelques-uns de ces libelles, desquels je vous ai parlé dans le premier volume de cet ouvrage, quoique ce n’en fût pas le lieu, pour n’être pas obligé de retoucher une matière qui est trop légère en elle-même pour être rebattue tant de fois. Je me contenterai de vous dire que les Contre-temps de M. de Chavigny, premier ministre de M. le prince, que je dictai en badinant à M. de Caumartin, touchèrent à un point cet esprit altier et superbe, qu’il ne put s’empêcher d’en verser des larmes en présence de douze ou quinze personnes de qualité qui étoient dans sa chambre. L’un de ceux-là me l’ayant dit le lendemain, je lui répondis, en présence de messieurs de Liancourt et de Fontenay : « Je vous supplie de dire à M. de Chavigny que, connoissant en sa personne autant de bonnes qualités que j’en connois, je travaillerois à son panégyrique encore plus volontiers que je n’ai fait au libelle qui l’a tant touché. ».

Je vous ai déjà dit ci-dessus que j’avois fait la résolution de demeurer tout le plus qu’il me seroit possible dans l’inaction, parce qu’il est vrai que j’avois beaucoup à perdre, et rien Il gagner dans le mouvement. J’accomplis en partie cette résolution, parce qu’il est vrai que je n’entrai presque en rien de tout ce qui se fit dans ce temps-là, étant très-convaincu qu’il n’y avoit rien de beau à faire pour l’ordinaire, et que le bon même ne se feroit pas dans le peu d’occasions où il étoit possible, à cause des vues différentes et compliquées que chacun avoit, vu l’état des choses. Je m’enveloppai donc, pour ainsi dire, dans mes grandes dignités, auxquelles j’abandonnai les espérances de ma fortune ; et je me souviens qu’un jour M. le président Bellièvre me disant que je devois me donner plus de mouvement, je lui repartis sans balancer : « Nous sommes dans une grande tempête, où il me semble que nous voguons tous contre le vent. J’ai deux bonnes rames en main, dont l’une est la masse de cardinal, et l’autre la crosse de Paris. Je ne les veux pas rompre, et je n’ai présentement qu’à me soutenir. »

Je vous ai déjà dit que l’obligation de voir Monsieur très-souvent me força à ne pas garder toutes les apparences de cette inaction. Je me trouvai nécessité à ne la pas même observer pleinement et entièrement, par les criailleries des partisans de M. le prince, qui m’attaquèrent par leurs libelles, comme fauteur du Mazarin. Je fus obligé d’y répondre : et cet éclat, joint à la cour assidue que je faisois au Luxembourg, qui paroissoit d’autant plus mystérieuse qu’elle sembloit couverte par la raison que vous avez déjà vue, quoiqu’elle fût publique ; cet éclat, dis-je, fit trois effets très-mauvais contre moi. Le premier fut qu’il fit croire, même aux indifférens que je ne pouvois demeurer en repos ; le second, qu’il persuada à M. le prince que j’étois irréconciliable avec lui ; et le troisième, qu’il acheva d’aigrir au dernier point la cour contre moi, parce que je ne me pouvois défendre contre les libelles de M. le prince qu’en insérant dans les miens des choses qui ne pouvoient être agréables à M. le cardinal. Cet embarras n’étoit évitable que par des inconvéniens qui étoient encore plus grands que l’embarras. Je ne me pouvois défendre du premier que par une retraite entière, qui n’eût été ni de la bienséance, dans un temps où on l’eût attribuée à la peur qu’on eût cru que j’eusse eue de M. le prince, ni du respect et du service que je devois à Monsieur dans un moment où ma présence, au moins selon qu’il se l’imaginoit, lui étoit nécessaire. Je ne pouvois me parer du second qu’en me raccommodant avec M. le prince, ou en lui laissant prendre contre moi dans le public tous les avantages qu’il lui plaisoit. Ce dernier parti eût été d’un innocent : l’autre étoit impraticable, et par les engagemens que j’avois sur cet article particulier avec la Reine, et par la disposition de Monsieur, qui me vouloit toujours tenir en lesse pour me lâcher en cas de besoin. Je ne pouvois éviter le troisième sans faire des pas vers la cour, desquels M. le cardinal n’eût pas manqué de se servir pour me perdre. En voici un exemple :

Aussitôt que j’eus reçu la nouvelle de ma promotion, j’envoyai Argenteuil au Roi et à la Reine pour leur en rendre compte ; et je lui donnai charge expresse de ne point voir M. le cardinal, auquel j’étois bien éloigné, comme vous avez vu, de m’en croire obligé, et que j’étois bien aise de plus de marquer, par une circonstance de cette nature, et dans le parlement et dans le peuple pour mon ennemi. Monsieur eut l’honnêteté ou la prudence de me dire de lui-même qu’il avouoit que l’ordre que je donnois sur cela à Argenteuil étoit nécessaire ; mais qu’il y falloit toutefois un retentum (ce fut son mot) ; et qu’en l’état où étoient les choses, et où elles seroient peut-être quand il arriveroit à Saumur, où la cour étoit à cette heure-là, il étoit à propos de lui laisser la bride plus longue, et de ne lui point ôter la liberté de conférer secrètement avec le cardinal s’il le souhaitoit, et si madame la palatine, à qui j’adressois Argenteuil pour le présenter à la Reine, croyoit qu’il y pût avoir quelque utilité. « Que savons-nous, ajouta Monsieur, si par l’événement cela ne pourra pas être bon à quelque chose, même pour le gros des affaires ? La bonne conduite veut que l’on ne perde pas les occasions naturelles d’amuser quand on a affaire à des amuseurs en titre d’office. Le Mazarin ne manquera jamais de dire la conférence ; mais quel inconvénient ? C’est un menteur fieffé que personne ne croit ; et il la dira, fausse comme véritable. » Voilà les paroles de Monsieur : elles furent prophétiques. M. le cardinal voulut voir Argenteuil, chez madame la palatine, la nuit. Il lui dit, par excès de tendresse pour moi, que si j’avois été assez malhabile pour lui avoir ordonné de le voir publiquement, il y auroit suppléé, pour me servir par un refus public. Il entra bonnement dans tous mes égards et dans tous mes intérêts. Il lui voulut faire croire qu’il étoit résolu de partager le ministériat avec moi.

Véritablement Argenteuil n’étoit pas encore revenu à Paris, que Monsieur étoit averti par Goulas, non pas de ce qui s’étoit passé réellement à l’égard de cette visite, mais de tout ce qui s’y fût passé effectivement si elle eût été recherchée par moi, et faite à l’insu de Son Altesse Royale et contre son service. Cet échantillon vous fait voir les replis de la pièce qui étoit sur le métier, et peut contribuer, ce me semble, à justifier la conduite que j’eus en ce temps-là.

J’écris par votre ordre l’histoire de ma vie : et le plaisir que je me fais de vous obéir avec exactitude a fait que je m’épargne si peu moi-même. Vous avez pu jusqu’ici vous apercevoir que je ne me suis pas appliqué à faire mon apologie. Je m’y trouve forcé en cette rencontre, parce que c’est là où l’artifice de mes ennemis a rencontré le plus de facilité à surprendre la crédulité du vulgaire. Je savois que l’on disoit en ce temps-là : Est-il possible que le cardinal de Retz ne soit pas content d’être, à son âge, cardinal et archevêque de Paris ? et comme se peut-il mettre dans l’esprit qu’on lui donnera, à force d’armes, la première place dans les conseils du Roi ? Je sais qu’encore aujourd’hui les misérables gazettes de ce temps-là sont pleines de ces ridicules idées. Je conviens qu’elles l’eussent été encore sans comparaison davantage dans mes espérances et dans mes vues, qui en vérité, en étoient très-éloignées, je ne dis pas seulement par la force de la raison, à cause des conjonctures, mais je dis même par mon inclination, qui me portoit avec tant de rapidité et aux plaisirs et à la gloire, que le ministériat qui trouble beaucoup ceux-là, et qui rend toujours l’autre odieuse, étoit encore moins à mon goût qu’à ma portée. Je ne sais si je fais mon apologie en vous parlant ainsi ; je ne crois pas au moins vous faire mon éloge. Surtout je vous dois la vérité, qui ne me servira pas beaucoup dans l’esprit de la postérité pour ma décharge, mais qui au moins n’y sera pas inutile pour faire connoître que la plupart des hommes du commun qui raisonnent sur les actions de ceux qui sont dans les grands postes sont tout au moins des dupes présomptueuses, Je m’aperçois qu’il y a trop de prolixité dans cette digression : vous l’attribuerez peut-être à vanité : je ne le crois pas, et je sens que le plaisir que j’ai à me pouvoir justifier est uniquement l’effet de celui que je trouve à n’être pas désapprouvé de vous.

Il n’est pas possible que lorsque vous faites réflexion sur l’embarras où j’étois dans le temps que je viens de vous décrire vous ne vous ressouveniez de ce que je vous ai déjà dit plus d’une fois, qu’il y en a où il est impossible de bien faire. Je crois que Monsieur me répétoit ces paroles cent fois par jour, avec des soupirs et des regrets incroyables de ne m’avoir pas cru quand je lui représentois, et qu’il tomberoit en cet état, et qu’il y feroit tomber tout le monde. Il étoit encore aggravé à mon égard par les contre-temps, que je puis, ce me semble, appeler domestiques, qui m’arrivèrent dans ces conjonctures.

Vous avez déjà vu que madame de Chevreuse, Noirmoutier et Laigues avoient commencé en quelque façon à faire bande à part ; et que, sous le prétexte de ne pouvoir entrer ni directement ni indirectement dans les intérêts de M. le prince, ils étoient effectivement séparés de ceux de Monsieur, quoiqu’ils y gardassent toujours les mesures de l’honnêteté et du respect. Celles qu’ils avoient avec la cour étoient beaucoup plus étroites. L’abbé Fouquet avoit succédé pour cette négociation à Bertet ; je l’appris par Monsieur même, qui m’obligea ou plutôt qui me força à la pénétrer plus que je n’eusse fait sans son ordre exprès : car, dans la vérité, depuis ce qui s’étoit passé à l’hôtel de Chevreuse quand M. le cardinal rentra dans le royaume, je n’y comptois plus rien ; et je ne continuois même à y aller que parce que je voyois mademoiselle de Chevreuse qui ne m’avoit pas manqué. Je me sentois obligé à Monsieur de ce qu’il n’avoit ajouté aucune foi aux mauvais offices que Chavigny et Goulas me rendoient du matin au soir sur les correspondances de l’hôtel de Chevreuse avec la cour, qui donnoient à la vérité un beau champ à me calomnier ; et ainsi je me sentis aussi plus obligé moi-même à les éclairer. Cette considération fit que, contre mon inclination, je pris quelques mesures avec l’abbé Fouquet. Je dis contre mon inclination ; car le peu qui m’avoit paru de cet esprit chez madame de Guémené, où il alloit voir assez souvent mademoiselle de Menessin, qui étoit sa parente, ne m’avoit pas donné du goût pour sa personne. Il étoit en ce temps-là fort jeune ; mais il avoit dès ce temps-là un je ne sais quel air d’emporté et de fou qui ne me revenoit pas. Je le vis deux ou trois fois sur la brune chez Le Fèvre de La Barre, qui étoit fils du prévôt des marchands, et son ami, sous prétexte de conférer avec lui pour rompre les cabales que M. le prince faisoit pour se rendre maître du peuple. Notre commerce ne dura pas long-temps, et parce que de mon côté j’en tirai d’abord les éclaircissemens qui m’étoient nécessaires, et parce que lui du sien se lassa bientôt des conversations qui n’alloient à rien. Il vouloit dès le premier moment que je fusse mazarin sans réserve comme lui. Il ne concevoit pas qu’il fût à propos de garder des mesures. Je crois qu’il peut être devenu depuis un habile homme ; mais je vous assure qu’en ce temps-là il ne parloit que comme un écolier qui ne fût sorti que de la veille du collége de Navarre. Je crois que cette qualité put ne lui pas nuire auprès de mademoiselle de Chevreuse, de laquelle il devint amoureux, et laquelle devint amoureuse de lui. La petite de Roye, qui étoit une Allemande fort jolie, et qui étoit à elle, m’en avertit. Je me consolai assez aisément avec la suivante de l’infidélité de la maîtresse, dont, pour vous dire le vrai, le choix ne m’humilia point. Je ne laissai pas de prendre la liberté de faire quelques railleries de l’abbé Fouquet, qui se persuada ou qui voulut se persuader qu’elles avoient passé jeu, et que j’avois dit que je lui ferois donner des coups de bâton. Je n’y avois jamais pensé ; et il en a eu le même ressentiment que si la chose eût été vraie. Il contribua beaucoup à ma prison : et M. Le Tellier me dit à Fontainebleau, après que je fus revenu des pays étrangers, qu’il avoit proposé à la Reine plusieurs fois de me tuer. Ma colère contre lui ne fut pas si grande : elle se mesura à ma jalousie, qui ne fut que médiocre. Mademoiselle de Chevreuse n’avoit que de la beauté, de laquelle on se rassasie lorsqu’elle n’est pas accompagnée. Elle n’avoit de l’esprit que pour celui qu’elle aimoit ; mais comme elle n’aimoit jamais long-temps, on ne trouvoit pas aussi long-temps qu’elle eût de l’esprit. Elle s’indignoit contre ses amans, comme contre ses hardes. Les autres femmes s’en lassent : elle les brûloit ; et ses filles avoient toutes les peines du monde de sauver une jupe, des coiffes, des gants, un point de Venise. Je crois que si elle eût pu mettre au feu ses amans quand elle s’en lassoit, elle l’eût fait du meilleur de son cœur. Madame sa mère, qui la vouloit brouiller avec moi quand elle se résolut de s’unir entièrement à la cour, n’y put réussir, quoiqu’elle eût fait en sorte que madame de Guémené lui eût fait lire un billet de ma main, par lequel je m’étois donné corps et ame à elle, comme les sorciers se donnent au diable. Dans l’éclat qu’il y eut entre l’hôtel de Chevreuse et moi, à l’entrée du cardinal dans le royaume, elle éclata avec fureur en ma faveur ; elle changea deux mois après à propos de rien, et sans savoir pourquoi. Elle prit tout d’un coup de la passion pour Charlotte, une fille de chambre fort jolie qui étoit à elle, qui alloit à tout ; elle ne lui dura que six semaines, après lesquelles elle devint amoureuse de l’abbé Fouquet, jusqu’au point de l’épouser s’il eût voulu. Ce fut dans ce temps-là que madame de Chevreuse se voyant assez hors d’œuvre à Paris, prit le parti d’en sortir et de se retirer à Dampierre, sous l’espérance que Laigues, qui avoit fait un voyage à la cour, lui rapporta qu’elle y seroit très-bien reçue. Je déchargeai mon cœur à mademoiselle de Chevreuse, qui en vérité n’étoit pas fort gros ; et je ne laissai pas de faire accompagner la mère et la fille, et au sortir de Paris, et même à la campagne jusqu’à Dampierre, par tout ce que j’avois auprès de moi et de noblesse et de cavalerie. Je ne puis finir ce léger crayon que je vous donne ici de l’état où je me trouvois à Paris, sans rendre la justice que je dois à la générosité de M. le prince. Angerville, qui étoit à M. le prince de Conti vint de Bordeaux à dessein d’entreprendre sur moi ; au moins M. le prince le crut-il ou le soupçonna-t-il. J’ai honte de n’être pas plus éclairci de ce détail, parce qu’on ne le peut jamais assez être des bonnes actions, et particulièrement de celles dont on doit avoir de la reconnoissance. M. le prince le rencontrant dans la rue de Tournon lui dit qu’il le feroit pendre s’il ne partoit dans deux heures pour aller retrouver son maître.

Quelques jours après M. le prince étant chez Prudhomme qui logeoit dans la rue d’Orléans, et ayant enfilé dans la rue sa compagnie de gardes et un fort grand nombre d’officiers, M. de Rohan y arriva tout échauffé, pour lui dire qu’il me venoit laisser en beau débat ; que j’étois à l’hôtel de Chevreuse, très-mal accompagné ; et que je n’avois auprès de moi que le chevalier d’Humières, enseigne de mes gendarmes, avec trente maîtres. M. le prince lui répondit en souriant : « Le cardinal de Retz est trop fort ou trop foible. » Marigny me raconta presque dans le même temps que s’étant trouvé dans la chambre de M. le prince, et ayant remarqué qu’il lisoit avec attention un livre, il avoit pris la liberté de lui dire qu’il falloit que ce fût un bel ouvrage, puisqu’il y prenoit tant de plaisir et que M. le prince lui répondit : « Il est vrai que j’y en prends beaucoup : car il me fait connoître mes fautes, que personne n’ose me dire. » Vous observerez, s’il vous plaît, que ce livre étoit celui qui étoit intitulé Le Vrai et le Faux du prince de Condé et du cardinal de Retz ; qui pouvoit piquer et fâcher M. le prince, parce que je reconnois de bonne foi que j’y avois manqué au respect que je lui devois. Ces paroles sont belles, hautes, sages, grandes, et proprement des apophthegmes, desquels le bon sens de Plutarque auroit honoré l’antiquité avec joie.

Je reprends le fil de ce qui se passoit en ce temps-là dans les chambres assemblées, dont vous avez déjà vu la meilleure partie dans ces observations, sur lesquelles il y a déjà quelque temps que je me suis même assez étendu. Je vous ai parlé de la démangeaison de négociation, comme de la maladie qui régnoit dans le parti des princes. M. de Chavigny en avoit une réglée, mais secrète, avec M. le cardinal ; par le canal de M. de Fabert[3]. Elle ne réussit pas parce que le cardinal ne vouloit point dans le fond d’accommodement, et il n’en recherchoit que les apparences, pour décrier dans le parlement et dans le peuple M. le duc d’Orléans et M. le prince. Il employa pour cela le roi d’Angleterre, qui proposa au Roi à Corbeil une conférence. Elle fut acceptée à la cour, et elle le fut aussi à Paris par Monsieur et par M. le prince, auxquels la reine d’Angleterre en parla. Monsieur en donna part au parlement le 26 avril, et fit partir dès le lendemain messieurs de Rohan, de Chavigny et Goulas pour aller à Saint-Germain, où le Roi étoit allé de Corbeil. Je pris la liberté de demander le soir à Monsieur s’il avoit quelques certitudes, ou au moins quelques lumières, que cette conférence pût être bonne à quelque chose ; et il me répondit en sifflant : « Je ne le crois ; pas mais que faire ? Tout le monde négocie, je ne veux pas demeurer tout seul. » Permettez-moi, je vous supplie, de marquer cette réponse comme l’époque de toute la conduite que Monsieur tint à l’égard de toutes les négociations que vous verrez dans la suite. Il n’y eut jamais d’autre vue que celle-là ; il n’y apporta jamais ni plus de dessein, ni plus d’art, ni plus de finesse. Il ne me fit jamais d’autres réponses quand je lui représentois les inconvéniens de cette conduite : ce que je ne faisois pourtant jamais qu’il ne me l’eût commandé plus de cinq ou six fois.

Je crois que vous ne vous étonnerez plus de mon inaction ; elle vous surprendra encore moins quand je vous aurai dit qu’après la négociation de laquelle je viens de vous parler, qui n’alla à rien qu’à décrier le parti, comme vous l’allez voir, il y en eut cinq ou six autres, ou plutôt qu’il y en eut un tissu que messieurs de Rohan, de Chavigny, Goulas, Gourville et mademoiselle de Châtillon tinrent à différentes reprises sur le métier. Ils ne travaillèrent pas tout seuls à l’ouvrage : je le brodai de tout ce qui en pouvoit rehausser les couleurs dans le public. Comme il me convenoit de rejeter sur ce parti-là la haine et l’envie du mazarinisme, dont il essayoit de me charger en toutes occasions, je n’oubliois rien de tout ce qui étoit en moi pour découvrir et pour faire éclater dans le monde les avantages que les particuliers qui le composoient n’oublioient pas de leur côté de rechercher dans les traités. Les propositions des gouvernemens de Guienne pour M. le prince, de la Provence pour monsieur son frère, de l’Auvergne pour M. de Nemours ; les cent mille écus que l’on demandoit pour M. de La Rochefoucauld, le bâton de maréchal de France pour M. Du Dognon, les lettres de duc pour M. de Montespan, la surintendance des finances pour M. Du Dognon, le pouvoir de faire la paix générale à Monsieur et à M. le prince, celui de nommer des ministres, y fut figuré de toutes les couleurs et de toute leur étendue. Je ne crus pas être imposteur en publiant que tout ce que je viens de vous dire avoit été proposé ; parce qu’il est vrai que les avis que j’avois de la cour me l’assuroient. Je ne voudrois pas jurer qu’il n’y eût dans ces avis de l’exagération sur de certains points. Ce que je sais de science certaine, c’est que M. le cardinal faisoit espérer tout ce que l’on prétendoit, et qu’il ne fut jamais un instant dans la pensée d’en tenir quoi que ce soit. Il se donna le plaisir de donner au public le spectacle de messieurs de Rohan, de Chavigny et de Goulas conférant avec lui et devant le Roi, et en particulier au moment même que Monsieur et M. le prince disoient publiquement, dans les chambres assemblées, que le préalable de tous les traités étoit de n’avoir aucun commerce avec le Mazarin. Il joua la comédie en leur présence, dans laquelle il se fit retenir comme par force par le Roi, qu’il supplioit à mains jointes de lui permettre qu’il pût s’en retourner en Italie. Il se donna la satisfaction de montrer à toute la cour Gourville, qu’il ne laissoit pas de faire monter par un escalier dérobé. Il se donna la joie d’amuser Gaucourt, qui par sa profession de négociateur donnoit encore plus d’éclat à la négociation. Enfin les choses en vinrent au point que madame de Châtillon alla publiquement à Saint-Germain. Nogent disoit qu’il ne lui manquoit, en entrant dans le château, que le rameau d’olive à la main. Elle y fut reçue et traitée effectivement comme Minerve auroit pu être : la différence fut que Minerve auroit apparemment prévu le siége d’Etampes que M. le cardinal entreprit dans le même instant, et dans lequel il ne tint presque à rien qu’il n’ensevelît tout le parti de M. le prince. Vous verrez le détail de ce siége dans la suite ; et je ne le touche ici que parce qu’il servit de clôture à ces négociations que je viens de marquer, et que j’ai été bien aise de renfermer toutes ensemble dans ces deux ou trois pages, afin que je ne fusse point obligé d’interrompre si fréquemment le fil de ma narration.

Vous l’interrompez sans doute vous-même à l’heure qu’il est, en me disant qu’il falloit que M. le cardinal Mazarin fût bien habile pour jeter aussi utilement pour lui tant de faveurs apparentes d’accommodemens ; et je vous supplie de me permettre de vous répondre que toutes les fois que l’on dispose de l’autorité royale, l’on trouve des facilités incroyables à amuser ceux qui ont beaucoup d’aversion à faire la guerre au Roi. Je ne sais si j’excuse M. le prince, je ne sais si je le loue : je dis la vérité que j’ai pris la liberté de lui dire. Il ne s’en fallut pas beaucoup qu’il n’y eût du bruit dans le parlement, le jour que Monsieur parla des conférences que messieurs de Rohan, de Chavigny et de Goulas avoient eues à Saint-Germain avec le cardinal.

Ce fut le 30 avril. Le murmure y fut si grand, que Monsieur, qui craignit l’éclat, dit publiquement qu’ils ne l’y reverroient jamais que le cardinal ne fût sorti. L’on y résolut aussi que M. le procureur général iroit à la cour pour solliciter les passeports nécessaires pour les députés qui devoient faire les nouvelles remontrances, et pour se plaindre des désordres que les gens de guerre commettoient aux environ de Paris.

Le 3 de mai, M. le procureur général fit la relation de ce qu’il avoit fait à Saint-Germain en conséquence des ordres de la compagnie. Il dit que le Roi entendroit les remontrances le lundi 6 du mois, et que Sa Majesté étoit très-fâchée que la conduite de Monsieur et de M. le prince l’obligeassent à tenir son armée si près de Paris. L’on commença ce jour-là la garde des portes, pour laquelle toutefois le corps de ville souhaita une lettre de cachet qui en portât le commandement. La cour l’envoya, parce qu’elle vit bien que Monsieur, à la fin, la feroit faire de son autorité. Elle étoit à la vérité plus que nécessaire, le désordre et le tumulte populaire croissant dans Paris à vue d’œil.

Le 6, les remontrances du parlement et de la chambre des comptes furent portées au Roi avec une grande force.

Le 7, celles de la cour des aides et de la ville se firent. La réponse du Roi aux unes et aux autres fut qu’il feroit retirer ses troupes quand celles des princes seroient éloignées. M. le garde des sceaux, qui parla au nom de Sa Majesté, ne proféra pas seulement le nom de M. le cardinal.

Le 10, il fut arrêté au parlement que l’on enverroit les gens du Roi à Saint-Germain, pour y demander réponse touchant l’éloignement du cardinal Mazarin, et pour insister encore sur l’éloignement des armées des environs de Paris.

Le 11, M. le prince vint au Palais, pour avertir la compagnie que le pont de Saint-Cloud étoit attaqué. Il fit prendre les armes à ce qu’il trouva de bourgeois de bonne volonté, et les mena jusqu’au bois de Boulogne, où il apprit que ceux qui avoient cru qu’ils emporteroient d’emblée le pont de Saint Cloud y ayant trouvé de la résistance, s’étoient retirés. Il se servit de l’ardeur de ce peuple pour se saisir de Saint-Denis, où deux cents Suisses étoient en garnison. Il les prit l’épée à la main et sans aucune forme de siége, ayant passé le premier le fossé ; et il vint le lendemain au matin à Paris, après y avoir laissé le régiment de Conti, ce me semble, pour le garder. Il y fut inutile : car Semeville ou Saint-Mesgrin (je ne sais plus précisément lequel ce fut) le reprit deux jours après avec toute sorte de facilité, les bourgeois s’étant déclarés pour le Roi. La Lande, qui y commandoit pour M. le prince, fit une assez grande résistance dans les voûtes de l’église de l’abbaye, qu’il défendit deux ou trois jours.

Le 14, il y eut un grand mouvement au parlement ; plusieurs voix confuses s’élevèrent pour demander que l’on délibérât sur les moyens que l’on pourroit tenir pour empêcher les séditions et les insolences qui se commettoient journellement dans la ville, et même dans la salle du Palais. Monsieur, qui en fut averti, et qui eut peur que sous ce prétexte les mazarins du parlement ne fissent faire à la compagnie quelque pas qui fût contraire à ses intérêts, vint au Palais assez à l’improviste, et il proposa qu’elle lui donnât un plein pouvoir. Ce discours, qui fut inspiré à Monsieur par M. de Beaufort à la chaude, sans dessein et très-légèrement, fit trois mauvais effets, dont le premier fut que tout le monde se persuada qu’il avoit été fait après une profonde délibération ; le second, qu’il diminua beaucoup de la dignité de Monsieur, dont la naissance et le poste n’avoient pas besoin, vu les conjonctures, d’une autorité empruntée ; le troisième, que les présidens en prirent tant de courage, qu’ils osèrent dire en face à Monsieur que personne n’ignoroit le respect qu’on lui devoit, et que par cette raison il n’étoit pas à propos de mettre cette proposition dans le registre. Il n’y a rien de si dangereux que les propositions qui paroissent mystérieuses et qui ne le sont pas ; parce qu’elles allient toute l’envie, qui est inséparable du mystère, et qu’elles sont même un obstacle aux avantages que l’on prétend d’en tirer.

Le 15, Monsieur fit une fâcheuse expérience de cette vérité : car il eut le déplaisir de voir un ajournement personnel donné par les trois chambres à un imprimeur, qui avoit mis au jour un libelle qui portoit que le parlement avoit remis toute son autorité et celle de la ville entre les mains de Monsieur. Il me dit le soir, en jurant, qu’il ne s’étonnoit plus que M. de Mayenne, dans la Ligue, n’avoit pu souffrir les impertinences de cette compagnie ; et il se servit de cette expression, à laquelle il en ajouta une autre qui étoit encore plus licencieuse. Je lui répondis quelque chose dont je ne me souviens plus ; mais je sais qu’il le mit sur ses tablettes, en riant et en me disant : « Je le paraphraserai à M. le prince. »

Le 16, M. le président de Nesmond fit la relation des remontrances que le Roi fit lire en la présence des députés. Après qu’il eut fait toutefois quelques difficultés il lui répondit qu’il y feroit réponse par écrit dans deux ou trois jours. M. le procureur général fit ensuite rapport de sa députation ; et il dit qu’ayant demandé l’éloignement des troupes à dix lieues de Paris, et expliqué la déclaration que messieurs les princes avoient faite de faire aussi retirer celles qu’ils avoient au pont de Saint-Cloud et à Neuilly, le Roi avoit nommé de sa part M. le maréchal de l’Hôpital, et envoyé un passeport en blanc pour celui qui seroit envoyé par Monsieur, pour conférer ensemble des moyens de procéder à cet éloignement. Il ajouta que le comte de Béthune, qui avoit été choisi par Monsieur à cet effet, en avoit conféré avec messieurs de Bullion, de Villeroy et Le Tellier ; et que Sa Majesté se relâchoit, à la considération de sa bonne ville de Paris, à accorder cet éloignement, pourvu que messieurs les princes exécutassent ce à quoi ils s’étoient aussi engagés sur le même chef. M. le procureur général, qui étoit assisté de M. Bignon, avocat général, présenta ensuite à la compagnie un écrit signé Louis, et plus bas Guénégaud, qui portoit que le Roi manderoit au plus tôt deux présidens et deux conseillers de chaque chambre, pour leur faire entendre ses volontés à l’égard des remontrances. Le parlement en ordonna de nouvelles sur ces rapports, dans lesquelles le nom du cardinal fut encore pour ainsi dire réagravé.

Le 24 et le 28 de mai ne produisirent rien de considérable dans les chambres assemblées.

Le 29, les députés des enquêtes entrèrent dans la grand’chambre, et y demandèrent l’assemblée des chambres pour délibérer sur les moyens qu’il y auroit de faire la somme de cent cinquante mille livres, promise à celui qui représenteroit en justice le cardinal Mazarin. Le clerc de Courcelles, qui vit qu’à ce même moment le grand vicaire de M. de Paris entroit au parquet des gens du Roi, pour y conférer de la descente de la châsse de sainte Geneviève, dit assez plaisamment : « Nous sommes aujourd’hui en dévotion de fêtes doubles ; nous ordonnons des processions, et nous travaillons à faire assassiner un cardinal. » Il est temps de parler du siége d’Etampes.

Vous avez vu ci-dessus que l’on étoit convenu dans les deux partis que l’on éloigneroit de dix lieues les troupes des environs de Paris. M. de Turenne, qui avoit déjà, quelque temps auparavant, assez maltraité celles de messieurs les princes dans le faubourg d’Etampes, où les régimens de Bourgogne d’infanterie et ceux de Wirtemberg et de Brow de cavalerie, avoient beaucoup souffert, se résolut de les opprimer toutes en gros dans la ville même ; et la foiblesse de la place, jointe à la foiblesse de tous les généraux, lui fit croire que la chose n’étoit pas impraticable. Le comte de Tavannes, qui y commandoit pour M. le prince (car messieurs de Beaufort et de Nemours étoient à Paris), fit l’une des plus belles et des plus vigoureuses résistances qui se soient faites de nos jours. Il y eut beaucoup de sang répandu de part et d’autre : les chevaliers de La Vieuville et de Parabère y furent blessés ; les attaques furent fréquentes et vives ; la défense n’y fut pas moindre. Le petit nombre eût enfin cédé au plus fort, si M. de Lorraine[4] ne fût arrivé à propos, qui obligea M. de Turenne à lever le siége. Cette marche de M. de Lorraine mérite de vous être expliquée.

Il y avoit assez long-temps que les Espagnols le pressoient d’entrer en France, et de secourir messieurs les princes. Monsieur et Madame l’en sollicitoient avec empressement. Il ne répondit à ceux-là qu’en leur demandant de l’argent. Il ne répondit à ceux-ci qu’en leur demandant Jametz, Clermont et Stenay, qui avoient autrefois été de son domaine, et que le Roi avoit données depuis à M. le prince. Monsieur me força de dicter un jour à Fromont une instruction pour Le Grand, qu’il envoyoit à Bruxelles pour le persuader ; et je puis dire avec vérité que ç’a été le seul trait de plume que j’aie fait dans tout le cours de cette guerre. Je disois toujours à Monsieur que je me voulois conserver la satisfaction de pouvoir au moins penser dans moi-même que je n’étois en rien d’une affaire où tout alloit à la peggio ; et je l’avois presque accoutumé à ne me plus demander même mon sentiment sur ce qui se passoit, en lui répondant toujours par monosyllabes. Il m’en grondoit un jour, et je lui ajoutai : « Et le monosyllabe, monsieur, est unique : car c’est toujours non. » Je ne pus tenir la même conduite à l’égard de la marche de M. de Lorraine : car il voulut absolument, et Madame encore plus que lui que je dressasse l’instruction dont je viens de parler. Je ne sais si elle le trouva ébranlé. Il marcha avec son armée, qui étoit composée de huit mille hommes de vieilles et bonnes troupes ; il les laissa à Lagny, et vint à Paris, où il entra à cheval, avec un applaudissement incroyable du peuple. Monsieur et M. le prince allèrent au devant de lui jusqu’à Bourget le dernier mai ; et ils y furent accompagnés de messieurs de Beaufort, de Nemours, de Rohan, de Sully, de La Rochefoucauld, de Gaucourt, de Chavigny, et de don Gabriel de Tolède. Il se trouva par hasard que ces deux derniers figurèrent ensemble dans cette entrée. Monsieur, qui haïssoit M. de Chavigny, me le dit le soir avec un emportement de joie ; et je lui répondis que j’étois surpris de ce qu’il me paroissoit étonné de cela ; que M. de Chavigny ne faisoit que ce que le président Jeannin, qui avoit été l’un des plus grands ministres de Henri IV avoit fait autrefois ; que la différence n’étoit qu’en ce que le président Jeannin avoit escadronné avec les Espagnols avant qu’il fût ministre, et que M. de Chavigny n’y escadronnoit qu’après. Monsieur fut très-satisfait de l’apologie, et il la fit courir malicieusement dans le Luxembourg, à un tel point que je la trouvai sur les degrés et dans le Cours un quart-d’heure après.

Je gardai beaucoup de mesure à l’égard de M. de Lorraine. Quoiqu’il fût frère de Madame, à laquelle j’étois très-particulièrement attaché, je me contentai de lui envoyer un gentilhomme, et de l’assurer de mes services. Monsieur souhaita que je le visse : en quoi il se trouva de la difficulté, parce que les ducs de Lorraine prétendent la main chez les cardinaux. Nous nous trouvâmes chez Madame, et après dans la galerie chez Monsieur, où il n’y a point de rang, et où de plus quand il y en auroit eu il ne se seroit point trouvé d’embarras, parce qu’il ne me disputoit point le pas en lieu tiers. Cette conférence ne se passa qu’en civilités et qu’en railleries, dans lesquelles il étoit inépuisable. Il lui vintdeux ou trois jours après dans l’esprit une nouvelle manière de m’entretenir. Madame me commanda de le voir au noviciat des Jésuites. Je lui dis d’abord que j’étois très-fâché que le cérémonial romain ne m’eût pas permis de lui rendre mes devoirs chez lui ; comme je l’aurois souhaité ; et il me paya sur-le-champ en même monnoie, en me répondant qu’il étoit au désespoir que le cérémonial de l’Empire l’eut empêché de me rendre chez moi ce qu’il eût souhaité. Il me demanda ensuite, sans aucun préambule, si son nez me paroissoit propre à recevoir des chiquenaudes. Il pesta tout d’une suite contre l’archiduc, contre Monsieur et contre Madame, qui lui en faisoient recevoir douze ou quinze par jour, en l’obligeant de venir, au secours de M. le prince, qui lui détenoit son bien. Il entra de là dans un détail de propositions et d’ouvertures auxquelles je vous proteste que je n’entendois rien. Je crus que je ne pouvois mieux lui répondre que par des discours auxquels je vous assure qu’il n’entendit pas grand’chose. Il s’en est ressouvenu toute sa vie ; et lorsqu’il revint en Lorraine, le premier compliment qu’il me fit faire par M. l’abbé de Saint-Mihiel fut qu’il ne doutoit pas que nous nous entendrions dorénavant l’un et l’autre, bien mieux que nous ne nous étions entendus au noviciat à Paris. J’eusse eu tort, pour vous dire le vrai, de m’expliquer plus clairement que lui, sachant ce que je savois de ce qui se passoit de tous côtés à cet égard. J’étois très-bien averti que la cour lui donnoit à peu près la carte blanche ; et je n’ignorois pas que, bien qu’il la pût remplir presque à sa mode, il ne laissoit pas d’écouter de simples propositions qui étoient bien au dessous de celles qu’on lui offroit.

Madame de Chevreuse, qui n’étoit pas encore sortie de Paris en ce temps-là, lui dit, plutôt en riant que sérieusement, qu’il pouvoit faire la plus belle action du monde, s’il faisoit lever le siége d’Etampes : en quoi il satisferoit pleinement et Monsieur et les Espagnols ; et si au même moment il ramenoit ses troupes en Flandre : en quoi il plairoit au dernier point à la Reine, de qui il avoit fait en tout temps profession publique d’être serviteur particulier. Ce parti, qui tenoit comme des deux côtés, plut à son incertitude naturelle ; il le prit sans balancer, et madame de Chevreuse s’en fit honneur à la cour, qui de sa part ne fut pas fâchée de couvrir la nécessité où elle se trouva de lever le siége d’Etampes de quelques apparences de négociations, qu’elle grossit dans le monde de mille et mille particularités que les raisonnemens du vulgaire honorent toujours de mille et mille mystères. Il n’y eut rien au monde de plus simple que ce qui se fit en ces rencontres ; et quoique je ne fusse point du tout en ce temps-là, du secret ni de la mère ni de la fille, comme vous avez vu ci-dessus, j’en fus assez instruit, malgré l’une et l’autre, pour vous pouvoir assurer pour certain ce que je vous en dis. La conduite que M. de Lorraine prit dès le lendemain, est une marque que je ne me trompe pas, ou du moins une preuve que M. de Lorraine ne fut pas long-temps content de lui-même à l’égard de cette action. Car, quoiqu’il eût soutenu d’abord à Monsieur qu’il lui avoit rendu un service signalé, en obligeant la cour à lever le siége d’Etampes, il me parut aussitôt après qu’il eut honte d’avoir fait ce traité, et que cette honte l’obligea à leur accorder ce qu’ils lui demandèrent : qui étqit de ne point s’en retourner encore, et de demeurer à Villeneuve-Saint-Georges, jusqu’à ce que les troupes sorties d’Etampes fussent effectivement en lieu de sûreté.

M. de Turenne, voyant que M. de Lorraine ne tenoit pas la parole qu’il avoit donnée de reprendre le chemin des Pays-Bas, marcha à Corbeil, à dessein d’y passer la Seine et de le combattre. Il y eut des allées et des venues en explication de ce qui avoit été promis ou non promis, pendant lesquelles l’armée lorraine se retrancha. M. de Turenne s’étant avancé avec celle du Roi, ayant passe la rivière d’Yerre, et s’étant mis en bataille en présence des Lorrains, l’on n’attendoit de part et d’autre, que le signal du combat, qui certainement eût été sanglant, vu la bonté des troupes qui composoient les deux armées : mais qui apparemment eût succédé à l’avantage des troupes du Roi, parce que les Lorrains n’avoient pas assez de terrain. Dans cet instant, que l’on peut appeler fatal, milord Germain vint dire à M. de Turenne que M. de Lorraine étoit prêt d’exécuter ce dont l’on étoit convenu à telle et telle négociation. On négocia sur l’heure même. Le roi d’Angleterre, qui sur l’apparence d’une bataille avoit joint M. de Turenne, fit lui-même des allées et des venues ; et l’on convint que M. de Lorraine sortiroit du royaume dans quinze jours, et des postes où il étoit dès le lendemain ; qu’il remettroit entre les mains de M. de Turenne les bateaux qui lui avoient été envoyés de Paris pour faire un pont sur la rivière ; et qu’aussi M. de Turenne ne pourroit se servir de ces bateaux pour passer la Seine, et pour empêcher le passage des troupes sorties d’Etampes ; que celles de messieurs les princes qui étoient dans son camp pussent rentrer dans Paris en sûreté ; et que le Roi fît fournir des vivres à l’armée lorraine dans sa retraite. Ces deux dernières conditions ne reçurent pas beaucoup de contradiction, M. de Turenne disant qu’il étoit très-persuadé que l’armée lorraine épargneroit au Roi, par le soin qu’elle prendroit de se pourvoir elle-même, la peine et la dépense que l’on stipuloit. Et pour ce qui étoit de la liberté que l’on demandoit pour les troupes des princes de se pouvoir rendre à Paris en sûreté, il la leur accordoit avec joie parce qu’il étoit assuré que la ville en seroit beaucoup plus effrayée que rassurée. M. de Beaufort, qui avoit amené au camp cinq ou six cents bourgeois volontaires, dit le lendemain au soir à Monsieur qu’ils avoient été si épouvantés, qu’il avoit peur lui-même qu’ils ne donnassent l’alarme à toute la ville. M. le prince, qui étoit malade en ce temps-là, n’avoit pas été d’avis par cette raison que l’on les laissât sortir dans cette conjoncture. Je reviens au parlement.

J’ai eu si peu de part dans les dernières assemblées et dans les dernières occasions desquelles je viens de parler, qu’il y a déjà quelque temps que je me fais un scrupule à moi-même de les insérer dans un ouvrage qui ne doit être, à proprement parler, qu’un simple compte que vous m’avez commandé de vous rendre de mes actions. Il est vrai que la nouvelle de ma promotion tomba justement sur un point où l’état des choses que je vous ai expliquées ci-devant eût fait de moi une figure presque immobile, quand même j’aurois continué d’assister aux délibérations du parlement. La pourpre qui m’en ôta la séance en fit une figure muette dans le Palais. Je vous ai dit qu’elle ne le fut guère moins au Luxembourg ; et je puis assurer de bonne foi qu’elle n’y eut presque qu’un mouvement imaginaire, et tel qu’il plut aux spéculatifs de se fantaisier. Mais comme il leur plut de se fantaisier toutes choses sur mon sujet, j’étois continuellement exposé à la défiance des uns, à la frayeur des autres et au raisonnement de tous. Ce personnage, qui n’est jamais que de pure défensive, et encore tout au plus, est très-dangereux dans les temps dans lesquels on le joue. Il est très-incommode dans ceux dans lesquels on le décrit, parce qu’il a toujours beaucoup d’apparence de vaine gloire et d’amour-propre. Il semble que l’on s’incorpore soi-même dans tout ce qui s’est passé de considérable dans un État, quand, dans un ouvrage qui ne doit regarder que sa personne, l’on s’étend sur des matières auxquelles l’on n’a eu aucune part. Cette considération m’a fait chercher avec soin les moyens de démêler celles qui sont de cette nature du reste de cette histoire, qui n’est que particulière ; et il m’a été impossible de les trouver, parce que la figure que j’ai faite, quoique médiocre, dans les temps qui ont précédé et qui ont suivi ceux dans lesquels je n’ai point agi, leur donne tant de rapport et tant d’enchaînement les uns avec les autres, qu’il seroit très-difficile que l’on pût vous les bien faire entendre, si on les délioit tout-à-fait, Voilà ce qui m’oblige à continuer le récit de ce qui se passa dans ce temps-la, que j’abrégerai toutefois le plus qu’il me sera possible, parce que ce n’est jamais qu’avec une extrême peine que j’écris sur les mémoires d’autrui. J’y poserai les faits, je n’y raisonnerai point, je déduirai ce qui m’y paroîtra le plus de poids, j’omettrai ce qui me semblera le plus léger ; et en ce qui regarde les assemblées du parlement, je n’observerai les dates qu’à l’égard de celles qui ont produit des délibérations considérables. Je ne parlerai pas seulement des autres ; et je suis persuadé que je vous les représente plus que suffisamment, en vous disant qu’elles ne furent presque employées qu’en déclamations contre le cardinal, en plaintes et en arrêts contre les insolences et les séditions du peuple, et en désaveux faits par messieurs les princes de ces séditions, qui dans la vérité n’étoient au moins pour la plupart que trop naturelles.

Le premier juin, Monsieur envoya au parlement pour savoir quelle place il donneroit à M. le duc de Lorraine dans l’assemblée des chambres. Il répondit tout d’une voix que M. de Lorraine étant ennemi de l’État, il ne lui en pouvoit donner aucune. Monsieur, qui me fit l’honneur de venir chez moi deux ou trois jours après, parce que j’étois malade d’une fluxion sur les yeux, me dit : « Eussiez-vous cru que le parlement m’eût fait cette réponse ? » Et je lui répondis : « J’aurois bien moins cru, monsieur, que vous eussiez hasardé de vous l’attirer. » Il me repartit en colére : « Si je ne l’eusse hasardé, M. le prince eût dit que j’eusse été mazarin., » Vous voyez en ce mot le principe de tout ce que Monsieur faisoit dans ce temps-là.

Le 7, on fit un fort grand bruit au parlement de l’approche des troupes de Lorraine, qui avoient passé Lagny, et qui faisoient beaucoup de désordre dans la Brie ; et l’on y parla de leur marche avec la même surprise et la même horreur que l’on auroit pu faire, s’il n’y avoit eu dans le royaume aucunes partialités.

Le 10, M. le président de Nesmond fit la relation de ce qui s’étoit passé à la députation vers le Roi, qui s’étoit avancé à Melun dès le commencement du siége d’Etampes. La réponse de Sa Majesté fut que la compagnie pouvoit envoyer qui il lui plairoit pour conférer avec ceux qu’elle voudroit choisir, et pour achever au moins de rétablir le calme dans le royaume. L’on opina ensuite, et l’on résolut de renvoyer à la cour les mêmes députés pour entendre la volonté du Roi, et y renouveler toutefois les remontrances contre le cardinal Mazarin. Monsieur et M. le prince n’avoient pas été de l’avis de l’arrêt, et ils avoient soutenu qu’il ne falloit recevoir aucunes propositions de conférence, dont le préalable ne fût l’éloignement réel et effectif du Mazarin.

Le 14, les plaintes se renouvelèrent contre l’approche des troupes de Lorraine ; et elles furent au point que les gens du Roi furent mandés au parlement. Ils conclurent à ce que M. le duc d’Orléans fût prié de les faire retirer. Un conseiller, du nom duquel je ne me souviens pas, ayant dit qu’il ne concevoit pas comme on prétendoit qu’il fût utile à la compagnie qu’elles se retirassent en l’état où elle étoit avec la cour, Menardeau répondit que cette raison obligeant encore davantage le parlement à lever tous les prétextes que l’on pouvoit prendre pour le calomnier dans l’esprit du Roi, il étoit d’avis de donner arrêt par lequel il seroit enjoint aux communes de leur courir sus. L’on en demeura à dire que l’on en parleroit plus au long quand Monsieur seroit au Palais. Vous croyez apparemment que la retraite de M. de Lorraine, de laquelle je vous ai déjà parlé, et qui fut sue le 16 à Paris, ne fit pas une grande commotion dans les esprits, puisqu’elle avoit été souhaitée de tant de gens. Elle fut incroyable ; et je remarquai que beaucoup de ceux qui avoient crié hautement contre son approche crièrent le plus hautement contre son éloignement. Il n’est pas étrange que les hommes ne se connoissent pas : il y a des temps même où l’on peut dire qu’ils ne se sentent point.

Le 20, le président de Nesmond fit la relation de ce qui s’étoit passé à sa députation à Melun, et la lecture de la réponse qui lui avoit été faite par le Roi : dont la substance étoit que bien que Sa Majesté ne pût ignorer que la demande que l’on faisoit de l’éloignement de M. le cardinal Mazarin ne fût qu’un prétexte, elle ne laisseroit peut-être pas de lui accorder ce qu’il demande tous les jours lui-même avec instance, après avoir réparé son honneur par des déclarations que l’on doit à son innocence, si elle étoit assurée qu’elle pût avoir de bonnes et réelles sûretés de la part de messieurs les princes, pour l’exécution des offres qu’ils ont faites en cas de son éloignement. Que Sa Majesté désire donc d’apprendre :

1. Si en ce cas ils renonceront à toutes les ligues et à toutes les associations faites avec les princes étrangers ;

2. S’ils n’auront plus aucunes prétentions ;

3. S’ils se rendront auprès de Sa Majesté ;

4. S’ils feront sortir les étrangers qui sont dans le royaume ;

5. S’ils licencieront leurs troupes ;

6. Si Bordeaux rentrera dans son devoir, aussi bien que M. le prince de Conti et madame de Longueville ;

7. Si les places que M. le prince a fortifiées se remettront en leur premier état.

Voilà les principales des douze questions sur lesquelles M. le duc d’Orléans s’emporta avec beaucoup d’émotion, en disant qu’il étoit inouï que l’on mît ainsi sur la sellette un fils de France et un prince du sang ; et que la déclaration qu’ils avoient faite l’un et l’autre qu’ils poseroient les armes aussitôt que le cardinal Mazarin seroit hors du royaume étoit plus que suffisante pour satisfaire la cour, si elle avoit de bonnes intentions. L’on opina ; mais la délibération n’ayant pu être achevée, elle fut remise au lendemain.

Le 21, Monsieur ne s’y étant pu trouver parce qu’il avoit eu la nuit une fort grande colique, l’on n’y traita en présence de M. le prince que d’un fonds que l’on cherchoit pour la subsistance des pauvres qui souffroient beaucoup à la ville, et de celui qui étoit nécessaire pour faire la somme de cent cinquante mille livres pour la tête à prix. Il fut dit, à l’égard de ce dernier chef, que l’on feroit incessamment inventaire de ce qui restoit des meubles du cardinal. M. de Beaufort fit ce jour-là une lourderie digne de lui. Comme il y avoit eu le matin une fort grande émeute dans le Palais, dans laquelle messieurs de Vanau et Partial auroient été massacrés sans lui, il crut qu’il feroit mieux, pour détourner le peuple du Palais, de l’assembler dans la place Royale. Il y donna un rendez-vous public pour l’après-dînée ; il y amassa quatre ou cinq mille gueux, à qui il est constant qu’il fit proprement un sermon, qui n’alloit qu’à les exhorter à l’obéissance qu’ils devoient au parlement. J’en sus tout le détail par des gens de croyance que j’y avois envoyés moi-même exprès. La frayeur qui avoit déjà saisi la plupart des présidens et des conseillers leur fit croire que cette assemblée n’avoit été faite que pour les perdre. Ils firent parler M. de Beaufort de toutes les manières qui pouvoient redoubler leurs alarmes ; et ils la prirent si chaude qu’il ne fut pas au pouvoir de Monsieur ni de M. le prince de rassurer messieurs les présidens, qui ne purent jamais se résoudre d’aller au Palais. Ce qui arriva le même jour à M. le président de Maisons dans la rue de Tournon ne les rassura pas. Il faillit à être tué par une foule de peuple, comme il sortoit de chez Monsieur ; et M. le prince et M. de Beaufort eurent beaucoup de peine à le sauver. Cette journée fit voir que M. de Beaufort ne savoit pas que qui assemble un peuple l’émeut toujours. Il y parut car deux ou trois jours après ce beau sermon la sédition fut plus forte qu’elle n’avoit encore été dans la salle du Palais ; et même M. le président de Novion fut poursuivi dans les rues, et courut tout le risque qu’un homme peut courir.

Le 25, messieurs les princes déclarèrent, dans les chambres assemblées, qu’aussitôt que M. le cardinal seroit hors du royaume, ils exécuteroient fidèlement tous les articles qui étoient portés dans la réponse du Roi, et enverroient ensuite des députés pour conclure ce qui resteroit à faire ; et l’on donna ensuite arrêt par lequel il fut dit que les députés du parlement retourneroient incessamment à la cour pour porter cette déclaration au Roi.

Le 26, aucun président ne se trouva au Palais.

Le 27, M. le président de Novion y fut, et donna un sanglant arrêt contre les séditieux.

On n’employa les autres jours qu’à donner les ordres nécessaires pour la sûreté de la ville : à quoi l’on étoit très-embarrassé, parce que ceux de la garde étoient assez souvent ceux-là même qui se soulevoient. Il est temps, ce me semble, de reprendre ce qui est de la guerre.

  1. Louis de Saint-Simon, chevalier de Malte, commandeur et capitaine aux gardes ; mort en (A. E.)
  2. Du Catholicon : L’un des titres des premières éditions de la Satire Ménippée étoit : De la vertu du Catholicon d’Espagne. On appeloit catholicon l’argent que cette puissance faisoit passer aux ligueurs.
  3. Fabert : Abraham maréchal de France en 1646 ; mort en 1662.
  4. Charles IV, duc de Lorraine, mort âgé de soixante-onze ans cinq mois seize jours, en 1675, le 2 de septembre. (A. E.)