Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre quatrième/Section 6

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M. le prince, qui avoit eu quelques accès de fièvre tierce, alla jusqu’à Linas recevoir ses troupes qui revenoient d’Etampes ; et comme la cour n’avoit observé en façon du monde ce qu’elle avoit promis touchant l’éloignement des siennes des environs de Paris, il ne s’y crut pas plus obligé de son côté, et il posta sa petite armée à Saint-Cloud : poste considérable, parce que le pont lui donnoit lieu de la poster, en cas de besoin, où il lui plairoit.

M. de Turenne, qui étoit avec celle du Roi aux environs de Saint-Denis, où Sa Majesté étoit venue elle-même pour être plus proche de Paris, fit un pont de bateaux à Epinal, en intention de venir attaquer les ennemis avant qu’ils eussent le temps de se retirer. M. de Tavannes en eut avis, et il l’envoya dire aussitôt à M. le prince, qui se rendit au camp en toute diligence. Il se leva vers le soir, et marcha vers Paris à dessein d’arriver au jour à Charenton, d’y passer la Marne, et d’y prendre un poste dans lequel il ne pourroit être attrapé. M. de Turenne ne lui en donna pas le temps : car il attaqua son arrière-garde dans le faubourg Saint-Denis. M. le prince en fut quitte pour quelques hommes qu’il perdit du régiment de Conti ; et il manda à Monsieur, par le comte de Fiesque, qu’il lui répondoit qu’il gagneroit le faubourg Saint-Antoine, dans lequel il prétendoit qu’il auroit plus de lieu de se défendre. C’est en cet endroit où je regrette, plus que je n’ai jamais fait, que M. le prince ne m’ait pas tenu la parole qu’il m’avoit donnée de me donner le mémoire de ses actions. Celle qu’il fit en cette rencontre[1] est l’une des plus belles de sa vie. J’ai ouï dire à Laigues, qui est homme du métier, et qui ne le quitta point ce jour-là, qui pourtant étoit plus mécontent de lui que personne au monde, qu’il y eut quelque chose de surhumain dans sa valeur et dans sa capacité en cette occasion. Je serois inexcusable si j’entreprenois de décrire le détail de l’action du monde la plus grande et la plus héroïque, sur des mémoires qui courent les rues, et que j’ai ouï dire à des gens de guerre être très-mauvais. Je me contenterai de vous dire qu’après le combat du monde le plus sanglant et le plus opiniâtre, il sauva ses troupes, qui n’étoient qu’une poignée de monde, et attaquées par M. de Turenne, renforcé de l’armée de M. le maréchal de La Ferté. Il y perdit le comte de Bossu, flamand ; La Roche-Giffart, Flamarin, et d’Hacquest, du nom de Montmorency. Messieurs de La Rochefoucauld[2], de Tavannes, de Coigny, le vicomte de Melun et le chevalier de Fort y furent blessés. Esclainvilier le fut du côté du Roi, et messieurs de Saint-Mesgrin et Mancini tués. Je ne puis vous exprimer l’agitation de Monsieur dans le cours de ce combat. Tout le possible lui vint dans l’esprit ; et (ce qui arrive toujours en cette rencontre) tout l’impossible succéda dans son imagination à tout le possible. Jouy, qu’il m’envoya sept fois en moins de trois heures, me dit qu’il avoit peur un moment que la ville ne se révoltât contre lui ; qu’il craignoit un instant après qu’elle ne se déclarât trop pour M. le prince. Il envoya des gens inconnus pour voir ce qui se faisoit chez moi ; et rien ne le rassura véritablement, que le rapport qu’on lui fit que je n’avois que mon Suisse à la porte. Bruneau, de qui je le sus le lendemain, dit que le mal n’étoit pas grand dans la ville, puisque je ne me précautionnois pas davantage. Mademoiselle, qui avoit fait tous ses efforts pour obliger Monsieur à aller dans la rue Saint-Antoine pour faire ouvrir la porte à M. le prince, qui commençoit à être très-pressé dans le faubourg, prit le parti d’y aller elle-même. Elle entra dans la Bastille, où La Louvières[3] n’osa, par respect, lui refuser l’entrée. Elle fit tirer le canon sur les troupes du maréchal de La Ferté, qui s’avançoient pour prendre en flanc celles de M. le prince. Elle harangua ensuite la garde qui étoit à la porte Saint-Antoine. Elle s’ouvrit, et M. le prince y entra avec son armée, plus couverte de gloire que de blessures, quoiqu’elle en fût chargée. Ce combat si fameux arriva le 2 juillet.

Le 4, l’assemblée générale de l’hôtel-de-ville, qui avoit été ordonnée le premier par le parlement pour aviser à ce qui étoit à faire pour la sûreté de la ville, fut tenue l’après-dînée. Monsieur et M. le prince s’y trouvèrent, sous prétexte de remercier la ville de ce qu’elle avoit donné l’entrée à leurs troupes le jour du combat ; mais dans la vérité pour l’engager à s’unir encore plus étroitement avec eux : au moins voilà ce que Monsieur en sut. Voici le vrai, que je ne sus que long-temps depuis de la bouche même de M. le prince, qui me l’a dit trois ou quatre ans après à Bruxelles. Je ne me ressouviens pas précisément s’il me confirma ce qui étoit fort répandu dans le public, de l’avis que M. de Bouillon lui avoit donné que la cour ne songeroit jamais sincèrement et de bonne foi à se raccommoder avec lui, jusqu’à ce qu’elle connût clairement qu’il fût effectivement maître de Paris. Je sais bien que je lui demandai, à Bruxelles, si ce que l’on avoit dit sur cela étoit véritable ; mais je ne me puis remettre ce qu’il me répondit sur cet avis particulier de M. de Bouillon. Voici ce qu’il m’apprit du gros de l’affaire : il étoit persuadé que je le desservois beaucoup auprès de Monsieur : ce qui n’étoit pas vrai, comme vous l’avez vu ci-devant ; mais il l’étoit aussi, que je lui nuisois beaucoup dans la ville : ce qui n’étoit pas faux, par les raisons que je vous ai aussi expliquées, ci-dessus. Il avoit observé que je ne me gardois nullement, et que je me servois même avec affectation du prétexte de l’incognito auquel le cérémonial m’obligeoit, pour faire voir ma sécurité, et la confiance que j’avois en la bonne volonté du peuple, au milieu de ses plus grands mouvemens. Il résolut, et très-habilement, de s’en servir de sa part pour faire une des plus sages et des plus belles actions qui ait peut-être été pensée de tout le siècle. Il fit dessein d’émouvoir le peuple le matin du jour de l’assemblée de l’hôtel-de-ville ; de marcher droit à mon logis sur les dix heures, qui étoit justement l’heure où l’on savoit qu’il y avoit le moins de monde, parce que c’étoit celle où pour l’ordinaire j’étudiais ; de me prendre civilement dans son carrosse, de me mener hors de la ville, et de me faire une défense en forme à la porte de n’y plus rentrer. Je suis convaincu que le coup étoit sûr, et qu’en l’état où étoit Paris, les mêmes gens qui eussent mis la hallebarde à la main pour me défendre, s’ils eussent eu loisir d’y faire réflexion, en eussent approuvé l’exécution : étant certain que dans les révolutions qui sont assez grandes pour tenir tous les esprits dans l’inquiétude, ceux qui priment sont toujours applaudis, pourvu que d’abord ils réussissent. Je n’étois point en défense. M. le prince se fût rendu maître du cloître sans coup férir, et j’eusse pu être à la porte de la ville avant qu’il y eût eu une alarme assez forte pour s’y opposer. Rien n’étoit mieux imaginé : Monsieur, qui eût été atterré du coup, y eût donné des éloges. L’hôtel-de-ville, auquel M. le prince en eût donné part sur l’heure même, en eût tremblé. La douceur avec laquelle M. le prince m’auroit traité auroit été louée et admirée. Il y auroit eu un grand déchet de réputation pour moi, à m’être laissé surprendre : comme en effet j’avoue qu’il y auroit eu beaucoup d’imprudence et de témérité à n’avoir pas prévu ce possible. La fortune tourna contre M. le prince ce beau dessein, et elle lui donna le succès le plus funeste que la conjuration la plus noire eût pu produire.

Comme la sédition avoit commencé vers la place Dauphine par des poignées de paille que l’on forçoit tous les passans de mettre à leur chapeau, M. de Cumont, conseiller au parlement et serviteur particulier de M. le prince, qui y avoit été obligé comme les autres qui avoient passé par là, alla en grande diligence au Luxembourg pour en avertir Monsieur, et le supplier d’empêcher que M. le prince, qui étoit dans la galerie, ne sortît dans cette émotion : laquelle apparemment, dit Cumont à Monsieur, est faite ou par les mazarins, ou par le cardinal de Retz, pour faire périr M. le prince. Monsieur courut aussitôt après monsieur son cousin, qui descendroit le petit escalier pour monter en carrosse et pour venir chez moi, et y exécuter son dessein. Il le retint par autorité, et même par force : il le fit dîner avec lui, et il le mena ensuite à l’hôtel de-ville où l’assemblée, dont je vous ai parlé se devoit tenir. Ils en sortirent après qu’ils eurent remercié la compagnie, et témoigné la nécessité qu’il y avoit de songer aux moyens de se défendre contre le Mazarin. La vue d’un trompette qui arriva dans ce temps-là de la part du Roi, et qui porta ordre de remettre l’assemblée à huitaine, échauffa les peuples[4] qui étoient dans la Grève, et qui crioient sans cesse qu’il falloit que la ville s’unît avec messieurs les princes. Quelques officiers que M. le prince avoit mêlés le matin dans la populace n’ayant point reçu l’ordre qu’ils attendoient, ne purent arrêter sa fougue : elle se déchargea sur l’objet le plus présent. On tira dans les fenêtres de l’hôtel-de-ville ; l’on mit le feu aux portes ; l’on entra dedans l’épée à la main ; on massacra M. Le Gras, maître des requêtes, et M. Miron, maître des comptes, un des plus hommes de bien et des plus accrédités dans le peuple qui fussent à Paris. Vingt-cinq où trente bourgeois y périrent aussi ; et M. le maréchal de L’Hôpital ne fut tiré de ce péril que par un miracle, et par le secours de M. le président Barentin. Un garçon de Paris appelé Noblet[5], duquel je vous ai déjà parlé à propos de ce qui m’arriva avec M. de La Rochefoucauld dans le parquet des huissiers, eut encore le bonheur de servir le maréchal en cette occasion. Vous vous pouvez imaginer l’effet que le feu de l’hôtel-de-ville et le sang qui y fut répandu produisirent à Paris. La consternation y fut d’abord générale ; toutes les boutiques y furent fermées en moins d’un clin d’œil. On demeura quelque temps en cet état ; l’on se réveilla un peu vers les six heures en quelques quartiers, où l’on fit des barricades pour arrêter les séditieux, qui se dispersèrent presque d’eux-mêmes. Il est vrai que Mademoiselle y contribua : elle alla elle-même, accompagnée de M. de Beaufort, à la Grève, où elle en trouva encore quelques restes qu’elle écarta. Ces misérables n’avoient pas rendu tant de respect au saint-sacrement que le curé de Saint-Jean leur présenta, pour les obliger d’éteindre le feu qu’ils avoient mis aux portes de l’hôtel-de-ville.

M. de Châlons vint chez moi au plus fort de ce mouvement ; et la crainte qu’il avoit pour ma personne l’emporta sur celle qu’il devoit avoir pour la sienne, dans un temps où les rues n’étoient sûres pour personne sans exception. Il me trouva avec si peu de précaution, qu’il m’en fit honte ; et je ne puis encore concevoir, l’heure qu’il est, ce qui me pouvoit obliger à en avoir si peu dans une occasion où j’en avois, ou du moins où j’en pouvois avoir tant de besoin. C’est une de celles qui m’a persuadé, autant que chose du monde, que les hommes sont souvent estimés par les endroits par lesquels ils sont les plus blâmables. On loua ma fermeté ; on devoit blâmer mon imprudence. Celle-ci étoit effective, l’autre n’étoit qu’imaginaire. La vérité est que je n’avois fait aucune réflexion sur le péril. Je n’y fus plus insensible quand on me l’eut fait faire. M. de Caumartin envoya sur-le-champ querir chez lui mille pistoles (car je n’en avois pas vingt chez moi), avec lesquelles je fis quelques soldats. Je les joignis à des officiers réformés, que j’avois toujours conservés des restes du comte de Montross. Le marquis de Sablière, mestre de camp du régiment de Valois, m’en donna cent des meilleurs hommes, commandés par deux capitaines du même régiment, qui étoient mes domestiques. Querieux m’amena trente gendarmes de la compagnie du cardinal Antoine, qu’il commandoit. Bussy-Lameth m’amena quarante hommes choisis de la garnison de Mézières. Je garnis tout mon logis et toutes les tours de Notre-Dame de grenades ; je pris mes mesures, en cas d’attaque, avec les bourgeois des ponts Notre-Dame et de Saint-Michel, qui m’étoient fort affectionnés. Enfin je me mis en état de disputer le terrain, et de n’être plus exposé à l’insulte.

Ce parti paroissoit plus sage que celui de l’aveugle sécurité dans laquelle j’étois auparavant. Il ne l’étoit pas davantage au moins par comparaison à celui que j’eusse choisi, si j’eusse su connoître mes véritables intérêts, et prendre l’occasion que la fortune me présentoit. Il n’y avoit rien de plus naturel, et à ma profession, et à l’état où j’étois, que de quitter Paris, après une émotion qui jetoit la haine publique sur le parti qui, dans ce temps-là, paroissoit m’être le plus contraire. Je n’eusse point perdu ceux des frondeurs qui étoient de mes amis, parce qu’ils eussent considéré ma retraite comme une résolution de nécessité. Je me fusse insensiblement rétabli, et sans presque qu’ils eussent pu s’en défendre eux-mêmes, dans l’esprit des pacifiques, parce qu’ils m’eussent regardé comme exilé pour une cause qui leur étoit commune. Monsieur n’eût pas pu se plaindre de ce que l’abandonnois un lieu où il paroissoit assez qu’il n’étoit plus le maître. M. le cardinal Mazarin même eût été obligé en ce cas, et par bienséance et par intérêt, de me ménager ; et il ne se pouvoit même que naturellement l’aigreur que la cour avoit contre moi ne diminuât de beaucoup, par une conduite qui eût contribué à noircir celle de ses amis. Les circonstances dont j’eusse pu accompagner ma retraite eussent empêché facilement que je n’eusse participé à la haine publique que l’on avoit contre le Mazarin, parce que je n’avois qu’à me retirer au pays de Retz, sans aller à la cour : ce qui eût même purgé le soupçon du mazarinisme pour le passé. Ainsi je fusse sorti de l’embarras journalier où j’étois et de celui que je prévoyois pour l’avenir, et que je prévoyois sans en pouvoir jamais prévoir l’issue. Ainsi j’eusse attendu en patience ce qu’il eut plu à la Providence d’ordonner de la destinée des deux partis, sans courir aucun des risques auxquels j’étois exposé à tous les momens des deux côtés. Ainsi je me fusse approprié l’amour public, que l’horreur que l’on a d’une action violente concilie toujours infailliblement à celui qu’elle fait souffrir. Ainsi je me fusse trouvé, à la fin des troubles, cardinal et archevêque de Paris, chassé de son siége par le parti qui étoit publiquement joint avec l’Espagne, purgé de la faction par ma retraite hors de Paris, purgé du mazarinisme par ma retraite hors de la cour ; et le pis du pis qui m’en pouvoit arriver après tous ces avantages, étoit d’être sacrifié par les deux partis s’ils se fussent réunis contre moi à l’emploi de Rome, qu’ils eussent été ravis de me faire accepter, avec toutes les conditions que j’eusse voulu, et qui à un cardinal archevêque de Paris ne peut jamais être à charge, parce qu’il y a mille occasions dans lesquelles il a toujours lieu d’en revenir. J’eus toutes ces vues, et plus grandes et plus étendues qu’elles ne sont sur ce papier. Je ne doutai pas un instant que ce ne fussent les bonnes et les justes. Je ne balançai pas un moment à ne les pas suivre. L’intérêt de mes amis, qui s’imaginoient que je trouverois à la fin dans le chapitre des accidens lieu de les servir et de les élever, me représenta d’abord qu’ils se plaindroient de moi si je prenois un parti qui me tiroit d’affaire, et qui les y laissoit. Je ne me suis jamais repenti d’avoir préféré leur considération à la mienne propre : elle fut appuyée par mon orgueil, qui eût eu peine à souffrir que l’on eût cru que j’eusse quitté le pavé à M. le prince. Je me reproche et me confesse de ce mouvement, qui eut toutefois en ce temps-là un grand pouvoir sur moi. Il fut imprudent, il fut foible : car je maintiens qu’il y a autant de foiblesse que d’imprudence à sacrifier ses grands et solides intérêts à des pointilles de gloire, qui est toujours fausse, quand elle nous empêche de faire ce qui est plus grand que ce qu’elle nous propose. Il faut reconnoître de bonne foi qu’il n’y a que l’expérience qui puisse apprendre aux hommes à ne pas préférer ce qui les pique dans le présent, à ce qui les doit toucher bien plus essentiellement dans l’avenir. J’ai fait cette remarque une infinité de fois. Je reviens à ce qui regarde le parlement.

Je vous expliquerai en peu de paroles ce qui s’y passa depuis le 4 juillet jusques au 13. La face en fut très-mélancolique : tous les présidens à mortier s’étant retirés, et beaucoup des conseillers s’étant aussi absentés, par la frayeur des séditions, que le feu et le massacre de l’hôtel-de-ville n’avoient pas diminuées. Cette solitude obligea ceux qui restoient à donner un arrêt qui portoit défenses de désemparer : en quoi ils furent mal obéis. Il se trouvoit par la même raison fort peu de monde aux assemblées de l’hôtel-de-ville. Le prévôt des marchands, qui ne s’étoit sauvé de la mort que par un miracle le jour de l’incendie, n’y assistoit plus. M. le maréchal de L’Hôpital demeuroit clos et couvert dans sa maison. Monsieur fit établir en sa place, par une assemblée peu nombreuse, M. de Beaufort pour gouverneur, et M. de Broussel pour prévôt des marchands. Le parlement ordonna à ses députés, qui étoient à Saint-Denis, de presser leur réponse ; et en cas qu’ils ne la pussent obtenir, de revenir dans trois jours reprendre leurs places.

Le 13, les députés écrivirent à la compagnie, et ils lui envoyèrent la réponse du Roi par écrit. En voici la substance : Que bien que Sa Majesté eût tout sujet de croire que l’instance que l’on faisoit pour l’éloignement de M. le cardinal Mazarin ne fût qu’un prétexte, elle vouloit bien lui permettre de se retirer de la cour, après que les choses nécessaires pour établir le calme dans le royaume auroient été réglées, et avec les députés du parlement qui étoient déjà présens à la cour, et avec ceux qu’il plairoit à messieurs les princes d’y envoyer. Messieurs les princes, qui avoient connu que le cardinal ne proposoit jamais de conférences que pour les décrier dans les esprits des peuples, se récrièrent à cette proposition ; et Monsieur dit avec chaleur qu’elle n’étoit qu’un piége qu’on leur tendoit, et que ni lui ni monsieur son cousin n’avoient aucun besoin d’envoyer les députés en leur nom, puisqu’ils avoient toute confiance à ceux de la cour du parlement. L’arrêt qui suivit fut conforme au discours de Monsieur, et ordonna aux députés de continuer leurs instances pour l’éloignement du cardinal. Messieurs les princes écrivirent aussi au président de Nesmond, pour l’assurer qu’ils continueroient dans la résolution de poser les armes aussitôt que le cardinal seroit effectivement éloigné.

Le 17, les députés mandèrent au parlement que le Roi étoit parti de Saint-Denis pour aller à Pontoise ; qu’il leur avoit commandé de le suivre ; que sur la difficulté qu’ils en avoient faite, il leur avoit ordonné de demeurer à Saint-Denis.

Le 18, ils écrivirent qu’ils avoient reçu un nouvel ordre de Sa Majesté de se rendre à Pontoise. La compagnie s’émut beaucoup, et donna arrêt par lequel il fut dit que les députés retourneroient à Paris incessamment. Monsieur, M. le prince et M. de Beaufort sortirent eux-mêmes avec douze cents chevaux pour les ramener, et pour faire voir au peuple qu’on les tiroit d’un fort grand péril.

La cour ne s’endormoit pas de son côté : elle lâchoit à tous momens des arrêts du conseil qui cassoient ceux du parlement. Elle déclara nul tout ce qui s’étoit fait, tout ce qui se faisoit et tout ce qui se feroit dans les assemblées de l’hôtel-de-ville ; et elle ordonna même que les deniers destinés au paiement de ses rentes ne seroient portés dorénavant qu’aux lieux où Sa Majesté feroit sa résidence.

Le 19, M. le président de Nesmond fit la relation de ce qu’il avoit fait à la cour avec les autres députés. Cette relation qui étoit toute remplie de dits et de contredits, ne contenoit rien en substance de plus que ce que vous en avez vu dans les précédentes : à la réserve d’un article d’une lettre écrite par M. Servien aux députés, qui portoit qu’en cas que Monsieur et M. le prince continuassent à faire difficulté d’envoyer des députés en leur nom, Sa Majesté consentoit qu’ils chargeassent ceux du parlement de leurs intentions. Cette même lettre assuroit que le Roi éloigneroit M. le cardinal de ses conseils aussitôt que l’on seroit convenu des articles qui pourroient être contestés dans la conférence, et qu’il n’attendroit pas même pour le faire qu’ils fussent exécutés. On opina ensuite : mais l’on ne put finir la délibération que le 20. Il passa à déclarer que le Roi étant détenu prisonnier par le cardinal Mazarin, M. le duc d’Orléans seroit prié de prendre la qualité de lieutenant général de Sa Majesté, et M. le prince convié à prendre sous lui le commandement des armées, tant et si long-temps que le Mazarin ne seroit pas hors du royaume ; que copie de l’arrêt seroit envoyée à tous les parlemens du royaume, qui seroient priés d’en donner un pareil. Ils ne déférèrent point à sa prière car à la réserve de celui de Bordeaux, il n’y en eut aucun qui en délibérât seulement ; et bien au contraire celui de Bretagne avoit mis surséance à ceux qu’il avoit donnés auparavant, jusqu’à ce que les troupes espagnoles qui étoient entrées en France fussent tout-à-fait hors du royaume. Monsieur ne fut pas mieux obéi sur ce qu’il écrivit de sa nouvelle dignité à tous les gouverneurs des provinces : et il m’avoua de bonne foi, quelque temps après, que pas un seul, à l’exception de M. de Sourdis, ne lui avoit fait réponse. La cour les avoit avertis de leur devoir, par un arrêt solennel que le conseil donna en cassation de celui du parlement, qui établissoit la lieutenance générale. Son autorité n’étoit pas même établie, au moins en la manière qu’elle le devoit être, dans Paris : car deux misérables ayant été condamnés à être pendus le 23, pour avoir mis le feu dans l’hôtel-de-ville, les compagnies des bourgeois qui furent commandées pour tenir la main à l’exécution refusèrent d’obéir.

Le 24, on ordonna qu’on feroit une assemblée générale à l’hôtel-de-ville, pour aviser aux moyens de trouver de l’argent pour la subsistance des troupes et que l’on vendroit les statues qui étoient dans le palais Mazarin, pour faire le fonds de la tête à prix.

Le 26, Monsieur dit dans les chambres assemblées que sa nouvelle qualité de lieutenant général l’obligeant à former un conseil, il prioit la compagnie de nommer deux de son corps qui y entrassent, et de lui dire aussi si elle n’approuvoit pas qu’il priât M. le chancelier d’y assister. Il passa à cet avis ; et M. Bignon même, avocat général, et le Caton de son temps, n’y fut pas contraire : car il dit dans ses conclusions, qui furent d’une force et d’une éloquence admirables, que le parlement n’avoit pas donné à Monsieur la qualité de lieutenant général ; mais qu’il la pouvoit prendre dans la conjoncture, comme l’ayant de droit par sa naissance, qui le constituoit naturellement le premier magistrat du royaume. Il allégua sur cela Henri-le-Grand qui, étant premier prince du sang, s’étoit appelé ainsi dans un discours qu’il avoit fait dans le temps des troubles.

Le 27, le conseil fut établi par M. le duc d’Orléans ; et il fut composé de Monsieur, de M. le prince, de messieurs de Beaufort, de Nemours, de Sully, de Brissac, de La Rochefoucauld et de Rohan ; des présidens de Nesmond et de Longueil ; Aubry et Larcher, présidens des comptes ; Dorieux et Le Noir, de la cour des aides.

Le 29, il fut résolu dans l’assemblée de l’hôtel-de-ville de lever huit cent mille, livres pour fortifier les troupes de Son Altesse Royale, et d’écrire à toutes les grandes villes du royaume pour les exhorter à s’unir avec la capitale. Le Roi ne manqua pas de casser, par des arrêts du conseil, tous ceux du parlement, et toutes ces délibérations de l’hôtel-de-ville.

Je crois que je me suis acquitté exactement de la parole que je vous ai donnée de ne vous guère importuner de mes réflexions sur tout ce qui se passa dans les temps que je viens de parcourir plutôt que de décrire. Ce n’est pas, comme vous le jugez aisément, faute de matière : il n’y en peut guère avoir qui en soit plus digne, ni qui en dût être plus féconde. Les événemens en sont bizarres, rares, extraordinaires ; mais comme je n’étois pas proprement dans l’action, et que je ne la voyois même que d’une loge qui n’étoit qu’au coin du théâtre, je craindrois, si j’entrois trop avant dans le détail, de mêler dans mes vues mes conjectures ; et j’ai tant de fois éprouvé que les plus raisonnables sont souvent fausses, que je les crois toujours indignes de l’histoire, et de l’histoire particulièrement qui n’est faite que pour une personne à laquelle on doit, par tant de titres, une vérité pleinement incontestable. En voici deux, sur cette matière, qui sont de cette nature.

L’une est que, bien que je ne puisse vous démêler en particulier les différens ressorts des machines que vous venez de voir sur le théâtre, parce que j’en étois dehors, je puis vous assurer que l’unique qui faisoit agir si pitoyablement Monsieur, c’étoit la persuasion où il étoit que tout étant à l’aventure, le parti le plus sage étoit de suivre toujours le flot (c’étoit son expression) ; et que ce qui obligeoit M. le prince à se conduire comme il se conduisoit, c’étoit l’aversion qu’il avoit à la guerre civile, qui fomentoit, réveilloit même à tous momens, dans le plus intérieur de son cœur, l’espérance de la terminer promptement par une négociation. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’elles n’eurent jamais d’intermission. Je vous ai expliqué le détail de ces différens mouvemens dans ce que je vous ai expliqué ci-dessus : mais je crois qu’il n’est pas inutile de vous les marquer encore en général dans le cours d’une narration qui vous présente à tous les instans des incidens dont vous me demandez sans doute les raisons, que j’omets parce que je n’en sais pas le particulier.

Je vous ai déjà dit que j’avois rebuté Monsieur par mes monosyllabes. Je m’y étois fixé à dessein, et je ne les quittai que lorsqu’il s’agit de la lieutenance générale. Je la combattis de toute ma force, parce qu’il me força de lui en dire mon sentiment. Je la lui traitai d’odieuse, de pernicieuse et d’inutile ; et je m’en expliquai si hautement et si clairement, que je lui dis que je serois au désespoir que tout le monde ne sût pas sur cela mes sentimens, et que l’on crût que ceux qui avoient mon caractère particulier dans le parlement fussent capables d’y donner leurs voix. Je lui tins ma parole. M. de Caumartin s’y signala même par l’avis contraire. Je croyois devoir cette conduite au Roi, à l’État, et à Monsieur même. J’étois convaincu, comme je le suis encore, que les mêmes lois qui nous permettent quelquefois de nous dispenser de l’obéissance exacte nous défendent toujours de ne pas respecter le titre du sanctuaire, qui, en ce qui regarde l’autorité royale, est le plus essentiel. J’étois de plus en cet état, à vous dire le vrai, de soutenir ma maxime et mes démarches : car la contenance que j’avois tenue dans la résolution de l’hôtel-de-ville avoit saisi l’imagination des gens et leur avoit fait croire que j’avois beaucoup plus de force que je n’en avois en effet. Ce qui la fait croire l’augmente. J’en avois fait l’expérience, et je m’en étois servi avec fruit, aussi bien que des autres moyens que je trouvai encore en abondance dans les dispositions de Paris qui s’aigrissoit tous les jours contre le parti des princes, et par les taxes desquels on se voyoit menacé, et par le massacre de l’hôtel-de-ville qui avoit jeté l’horreur dans tous les esprits, et par le pillage des environs, où l’armée, qui depuis le combat de Saint-Antoine étoit campée dans le faubourg Saint-Victor, faisoit des ravages incroyables. Je profitois de tous ces désordres : je les relevois d’une manière qui me rendoit agréable à tous ceux qui les blâmoient ; je ramenois insensiblement et docilement à moi tous ceux des pacifiques qui n’étoient point attachés par profession particulière au Mazarin. Je réussis dans ce manège, au point que je me trouvai à Paris en état de disputer le pavé à tout le monde et qu’après m’être tenu sur la défensive trois semaines dans mon logis, avec les précautions que je vous ai marquées ci-dessus, j’en sortis avec pompe, nonobstant le cérémonial romain. J’allai tous les jours au Luxembourg ; je passois au milieu des gens de guerre que M. le prince avoit dans le faubourg ; et je crus que j’étois assez assuré du peuple pour croire que j’en pouvois user ainsi avec sûreté. Je ne m’y trompai pas, au moins par l’événement. Je reviens au parlement.

Le 6 d’août 1652, Buchifert, substitut du procureur général, apporta aux chambres assemblées deux lettres du Roi : l’une adressée à la compagnie, l’autre au président de Nesmond, avec une déclaration du Roi qui portoit la translation du parlement à Pontoise. La cour avoit pris cette résolution, après avoir connu que son séjour à Saint-Denis n’avoit pas empêché que le parlement et l’hôtel-de-ville n’eussent fait les pas que vous avez vus ci-devant. L’on s’émut fort dans l’assemblée des chambres à cette nouvelle : on opina et il fut dit que les lettres et la déclaration seroient mises au greffe, pour y être fait droit après que le cardinal Mazarin seroit hors de France. Le parlement de Pontoise, composé de quatorze officiers, à la tête desquels étoient messieurs les présidens Mole, Novion et Le Coigneux, qui s’étoient un peu auparavant retirés de Paris en habits déguisés, fit des remontrances au Roi, tendantes à l’éloignement du cardinal Mazarin. Le Roi lui accorda ce qu’il lui demandoit, à l’instance même de ce bon et désintéressé ministre, qui sortit effectivement de la cour, et se retira à Bouillon. Cette comédie, très-indigne de la majesté royale fut accompagnée de tout ce qui la pouvoit rendre encore plus ridicule. Les deux parlemens se foudroyèrent, par des arrêts sanglans qu’ils donnoient les uns contre les autres.

Le 13 août, celui de Paris ordonna que ceux qui assisteroient à l’assemblée de Pontoise seroient rayés du tableau et du registre.

Le 17 du même mois, celui de Pontoise vérifia la déclaration du Roi, qui portoit injonction au parlement, à la chambre des comptes et à la cour des aides, que, vu l’éloignement du cardinal Mazarin, ils étoient prêts de poser les armes, pourvu qu’il plût à Sa Majesté de donner une amnistie, d’éloigner ses troupes des environs de Paris, retirer celles qui étoient en Guienne, donner une route et sûreté pour celles d’Espagne, et permettre à messieurs les princes d’envoyer vers Sa Majesté pour conférer de ce qui pourroit rester à ajuster. Ce parlement donna ensuite arrêt par lequel il fut ordonné que Sa Majesté seroit remerciée de l’éloignement du cardinal, et très-humblement suppliée de revenir en sa bonne ville de Paris.

Le 26, le Roi fit vérifier au parlement de Pontoise l’amnistie qu’il donna à tous ceux qui avoient pris les armes contre lui ; mais avec des restrictions qui faisoient que peu de gens y pouvoient trouver leur sûreté.

Les 29 et 31 d’août et le 2 septembre, l’on ne parla presque à Paris, dans les chambres assemblées, que du refus que la cour avoit fait à Monsieur et à M. le prince des passeports qu’ils lui avoient demandés pour messieurs le maréchal d’Etampes, le comte de Fiesque et Goulas ; et de la réponse que le Roi avoit faite à une lettre de Monsieur. Cette réponse étoit, en substance, qu’il s’étonnoit que M. le duc d’Orléans n’eût pas fait de réflexion qu’après l’éloignement de M. le cardinal Mazarin il n’avoit autre chose à faire, suivant sa parole et sa déclaration, qu’à poser les armes, renoncer à toutes associations et traités, faire retirer les étrangers : après quoi ceux qui viendroient de sa part seroient très-bien venus.

Le 2 septembre, l’on opina sur cette réponse du Roi ; mais on n’eut pas le temps d’achever la délibération. Il fut seulement arrêté que défenses seroient faites aux lieutenans criminel et particulier de faire publier aucune déclaration du Roi sans ordre du parlement : ce qui fut ordonné, sur l’avis que l’on eut que ces officiers avoient reçu commandement du Roi de faire publier et afficher dans la ville celle d’amnistie qui avoit été vérifiée à Pontoise.

Le 3, l’on acheva la délibération sur la réponse du Roi à Monsieur. Il fut arrêté que les députés de la compagnie iroient trouver le Roi pour le remercier de l’éloignement du cardinal Mazarin, et pour le supplier de revenir en sa bonne ville de Paris ; que M. le duc d’Orléans et M. le prince seroient priés d’écrire au Roi, et de l’assurer qu’ils mettroient bas les armes aussitôt qu’il auroit plu à Sa Majesté d’envoyer les passeports nécessaires pour la retraite des étrangers, et une amnistie en bonne forme, et qui fut vérifiée dans tous les parlemens du royaume ; que Sa Majesté seroit suppliée de recevoir les députés de messieurs les princes ; que la chambre des comptes et la cour des aides de Paris seroient conviées de faire la députation ; qu’assemblée générale seroit faite dans l’hôtel-de-ville : et que l’on écriroit à M. le président de Mesmes, qui s’étoit aussi retiré à Pontoise, afin qu’il sollicitât les passeports.

Permettez-moi, je vous supplie, de faire une pause en cet endroit, et de considérer avec attention cette illusion scandaleuse et continuelle avec laquelle un ministre se joue effectivement du nom et de la parole sacrée d’un grand roi, et avec laquelle d’autre part le plus auguste parlement du royaume, la cour des pairs, se joue, pour ainsi parler, d’elle-même, par des contradictions perpétuelles, et plus convenables à la légèreté d’un collége qu’à la majesté d’un sénat ! Je vous ai dit quelquefois que les hommes ne se sentent pas dans ces sortes de fièvres d’État, qui tiennent de la frénésie. Je connoissois en ce temps-là des gens de bien qui étoient persuadés jusqu’au martyre, s’il eût été nécessaire, de la justice de la cause de messieurs les princes. J’en connoissois d’autres, et d’une vertu désintéressée et consommée, qui fussent morts avec joie pour la défense de celle de la cour. L’ambition des grands se sert de ces dispositions comme il convient à leurs intérêts : ils aident à aveugler le reste des hommes, et ils s’aveuglent encore eux-mêmes après plus dangereusement que le reste des hommes.

Le bonhomme M. de Fontenay, qui avoit été deux fois ambassadeur à Rome, qui avoit de l’expérience, du bon sens, et l’intention sincère et droite pour l’État, déploroit tous les jours avec moi la léthargie dans laquelle les divisions domestiques font tomber même les meilleurs citoyens.

À l’égard du dehors de l’État, l’archiduc reprit cette année-là Gravelines et Dunkerque. Cromwell prit, sans déclaration de guerre, et avec une insolence injurieuse à la couronne, sous je ne sais quel prétexte de représailles, une grande partie des vaisseaux du Roi. Nous perdîmes Barcelone, la Catalogne et Casal, la clef de l’Italie. Nous vîmes Brisach révolté, sur le point de retomber entre les mains de la maison d’Autriche. Nous vîmes les drapeaux et les étendards d’Espagne voltigeant sur le Pont-Neuf ; les écharpes jaunes de Lorraine parurent dans Paris avec la même liberté que les isabelles et les bleues. On s’accoutumoit à ces spectacles, et à ces funestes nouvelles de tant de pertes. Cette habitude, qui avoit de terribles conséquences, me fit peur, et certainement beaucoup plus pour l’État que pour ma personne. M. de Fontenay, qui en fut pénétré, et qui le fut même de ce qu’il m’en vit touché, m’exhorta à sortir moi-même de la léthargie « où vous êtes, me dit-il, à votre mode : car enfin si vous vous considérez tout seul, vous avez pris le bon parti. Mais si vous faites réflexion sur l’état où est la capitale du royaume, à laquelle vous êtes attaché par tant de titres, croyez-vous n’être pas obligé à vous donner plus de mouvement que vous ne vous en donnez ? Vous n’avez aucun intérêt, vos intentions sont bonnes : faut-il que par votre inaction vous fassiez autant de mal à l’État que les autres en font par leurs mouvements les plus irréguliers ? » M. de Sève-Châtignonville, que vous avez vu depuis dans le conseil du Roi, et qui étoit mon ami très-particulier et homme d’une grande intégrité, m’avoit fait depuis un mois ou six semaines ; même avec empressement, des instances pareilles. M. de Lamoignon[6] qui est présentement premier président du parlement de Paris, et qui a eu dès sa jeunesse toute la réputation que mérite une aussi grande capacité que la sienne, jointe à une aussi grande vertu, me faisoit tous les jours le même discours. M. de Valençay, conseiller d’État, qui n’avoit pas à beaucoup près les talens des autres, mais qui étoit aussi bien qu’eux colonel de son quartier, me venoit dire tous les dimanches au matin à l’oreille : « Sauvez l’État, sauvez la ville ! j’attends vos ordres. » M. des Roches, chantre de Notre-Dame, et qui avoit la colonelle du cloître, homme de peu de sens, mais de bonne intention, pleuroit réglément avec moi deux ou trois fois la semaine sur le même sujet. Ce qui me toucha le plus sensiblement de toutes ces exhortations fut une parole de M. de Lamoignon, dont j’estimois autant le bon sens que la probité. « Je vois monsieur, me dit-il un jour qu’il se promenoit avec moi dans ma chambre, qu’avec l’intention du monde la plus droite, vous allez tomber de l’amour public dans la haine publique. Il y a déjà quelque temps que les esprits qui étoient tous pour vous dans le commencement se sont partagés. Vous avez regagné du terrain par les fautes de vos ennemis : je vois que vous commencez à le reperdre. Que les frondeurs croient que vous ménagez le Mazarin, et que les mazarins croient que vous appuyez les frondeurs : je sais que cela n’est pas vrai, et je juge même qu’il ne peut être vrai ; mais ce qui me fait peur pour vous, c’est qu’il commence à être cru par une espèce de gens dont l’opinion forma toujours avec le temps la réputation publique. Ce sont ceux qui ne sont ni frondeurs ni mazarins, et qui ne veulent que le bien de l’État. Cette espèce de gens ne peut rien dans le commencement des troubles : elle peut tout dans les fins. » Il n’y a rien, comme vous voyez, de plus sensé que ce discours ; mais comme il ne m’étoit pas tout-à-fait nouveau, et que j’avois déjà fait beaucoup de réflexions qui au moins en approchoient, il ne m’émut pas au point du dernier mot par lequel il le termina. « Voici d’étranges conjonctures, ajouta-t-il. Il est d’un homme sage d’en sortir avec précipitation et même avec perte, parce que l’on court fortune d’y perdre tout son honneur, quoique l’on s’y conduise avec toute sorte de sagesse. Je doute fort que le connétable de Saint-Paul[7] ait été aussi coupable et ait eu d’aussi mauvaises intentions qu’on nous le dit. » Cette dernière parole, qui est d’un sens droit et profond, me pénétra d’autant plus que le père don Carouges, chartreux, que j’avois été voir la veille dans sa cellule, m’avoit dit, à propos de la conduite que je tenois : « Elle est si nette, elle est si haute, que tous ceux qui n’en seroient pas capables, au poste où vous êtes, y conçoivent du mystère ; et dans les temps embarrassés et malheureux, tout ce qui passe pour mystère est odieux. » Je vous rendrai compte de l’effet que tous ces discours dont je viens de vous parler firent sur mon esprit, après que j’aurai touché, le plus brièvement qu’il me sera possible, quelques faits qui méritent de n’être pas oubliés.

Vous avez vu ci-dessus que le Roi, après qu’il eut établi son parlement à Pontoise, étoit allé à Compiègne. Il n’y mena pas M. de Bouillon, qui mourut en ce temps-là d’une fièvre continue ; mais il fit venir M. le chancelier, qui sortit de Paris déguisé, et qui préféra le conseil du Roi à celui de Monsieur, dans lequel il est vrai qu’il eut fort lieu de ne pas entrer. Il n’y a que la foiblesse qui puisse excuser un pas de cette nature à un chancelier de France ; mais je ne suis pas moins persuadé qu’il n’y a aussi que la mollesse du gouvernement du cardinal Mazarin qui eût pu remettre à la tête de tous les conseils et de toutes les justices du royaume un chancelier qui avoit été capable de le faire. L’un des plus grands maux que le ministériat de M. le cardinal Mazarin ait fait au royaume est le peu d’attention qu’il a eu à en garder la dignité. Le mépris qu’il en a fait lui a réussi ; et ce succès est un second malheur plus grand encore que le premier, parce qu’il couvre et qu’il pallie les inconvéniens qui arriveront infailliblement tôt ou tard à l’État, de l’habitude que l’on en a prise.

La Reine, qui avoit de la hauteur, eut assez de peine à se résoudre au rappel du chancelier ; mais le cardinal en étoit le maître, et au point que quand il s’entêta de M. de Bullion, entre les mains de qui il mit même les finances, il répondit à la Reine, qui l’avertissoit de ne se pas fier à un homme de cet esprit : « Il vous appartient bien, madame, de me donner des avis ! » Je sus cette particularité trois jours après par Varennes, à qui M. de Bullion lui-même l’avoit dite.

Il ne seroit pas juste d’oublier en ce lieu la mort de M. de Nemours, qui fut tué en duel dans le Marché aux Chevaux, par M. de Beaufort[8]. Vous vous pouvez souvenir de ce que je vous ai dit de leur querelle, à propos du combat de Gergeau. Elle se renouvela par la dispute de la préséance dans le conseil de Monsieur. M. de Nemours força presque M. de Beaufort à se battre ; il y périt sur-le-champ d’un coup de pistolet à la tête. M. de Villars, que vous connoissez, le servoit en cette occasion ; et il tua Héricourt, lieutenant des gardes de M. de Beaufort. Je reviens au Luxembourg.

Vous croyez aisément que la confusion de Paris n’aidoit pas à mettre l’ordre dans la cour de Monsieur. La mort de M. de Valois, qui arriva le jour de la Saint-Laurent, y mit la douleur, qui fait toujours la consternation quand elle tombe sur le point de l’incertitude et de l’embarras. Un avis donné à Monsieur justement dans ce temps par madame de Choisy, d’une négociation de M. de Chavigny avec la cour, du détail de laquelle je vous parlerai dans la suite, le toucha infiniment. Les nouvelles qui venoient de tous côtés, assez mauvaises pour le parti, le trouvant en cet état, agitoient encore plus son esprit qu’il ne l’étoit dans son assiette naturelle, quoiqu’elle ne fût jamais bien ferme. Persan avoit été obligé de rendre Montrond à Paluau, qui fut fait maréchal de France après cette expédition. M. le comte d’Harcourt avoit presque toujours eu avantage dans la Guienne ; et Bordeaux même se trouvoit divisé en tant de folles partialités, qu’il eût été difficile d’y faire aucun fondement. Marigny disoit assez plaisamment que madame la princesse et madame de Longueville, M. le prince de Conti et Marsin, le parlement, les jurats et l’armée, Marigny et Sarasin, y avoient chacun leurs factions ; il avoit commencé une manière de catholicon de ce qu’il avoit vu en ce pays-là, qui en faisoit une image bien ridicule. Je n’en sais pas assez le détail pour vous en entretenir ; et je me contente de vous dire que ce qui en étoit revenu à Monsieur ne contribuoit pas à lui donner du repos dans ces agitations, et à lui faire croire que le parti où il étoit engagé étoit bon.

La providence de Dieu, qui, par des secrets ressorts inconnus à ceux même qu’elle fait agir, dispose les moyens pour leur fin, se servit des exhortations de ces messieurs que je viens de vous nommer, pour me porter à changer ma conduite, justement au moment dans lequel ce changement trouvoit Monsieur dans des dispositions susceptibles de celles que je lui pourrois inspirer. La plus grande difficulté fut de me l’inspirer à moi-même : car quoique je n’eusse dans le vrai que de très-bonnes et de très-sincères intentions pour l’État, et quoique je ne souhaitasse que de sortir d’affaire avec quelque sorte d’honneur, je ne laissois pas de vouloir conserver un certain décorum, qu’il étoit assez difficile de rencontrer bien juste dans la conjoncture présente. Je convenois avec ces messieurs qu’il avoit de la honte à demeurer les bras croisés, et à laisser périr la capitale et peut-être l’État ; mais ils convenoient aussi avec moi qu’il y avoit fort peu d’honneur à revenir d’aussi loin, que de contribuer au rétablissement d’un ministre odieux à tout le royaume, et dans la perte duquel je m’étois autant distingué. Nous ne pouvions douter, ni les uns ni les autres, que tous les pas que nous ferions pour la paix feroient cet effet infailliblement, quoiqu’indirectement ; parce que nous ne pouvions ignorer que ce rétablissement étoit l’unique vœu de la Reine. M. de Fontenay me convainquit à la fin par ce raisonnement, qu’il me fit une après-dînée dans les Chartreux en nous promenant. « Vous voyez que le Mazarin n’est qu’une manière de godenot[9] qui se cache aujourd’hui, et qui se montrera demain : mais vous voyez aussi que, soit qu’il se cache, soit qu’il se montre, le filet qui l’avance et qui le retire est celui de l’autorité royale, lequel ne se rompra pas apparemment sitôt, de la manière que l’on s’y prend à le rompre. Beaucoup de ceux même qui lui paroissoient les plus contraires seroient bien fâchés qu’il pérît. Beaucoup d’autres seront très-consolés qu’il se sauve : personne ne travaille véritablement et entièrement à sa ruine ; et vous-même, monsieur (il parloit à moi), vous-même vous n’y donnez que mollement, parce qu’il y a une infinité d’occasions dans lesquelles l’état où vous êtes avec M. le prince ne vous permet pas de vous étendre contre la cour aussi librement et aussi pleinement que vous le feriez sans cette considération. Je conclus qu’il est impossible que le cardinal ne se rétablisse pas, ou par une négociation avec M. le prince, qui entraînera Monsieur toutes les fois qu’il lui plaira de se raccommoder à la cour, ou par la lassitude des peuples, qui ne s’aperçoivent déjà que trop clairement que l’on ne sait faire dans ce parti ni la paix, ni la guerre. Dans tous ces deux cas, que je tiens pour infaillibles, vous perdrez beaucoup : car si vous ne vous tirez d’embarras avant que le mouvement finisse par un accommodement de la cour avec M. le prince, vous aurez peine à vous démêler d’une intrigue dans laquelle et la cour et M. le prince songeront assurément à vous faire périr. Si la résolution vient par la lassitude des peuples, en êtes-vous mieux ? et cette lassitude, de laquelle l’on se prend toujours à ceux qui ont le plus brillé dans le mouvement, ne peut-elle pas corrompre et tourner contre vous-même la sage inaction dans laquelle vous êtes demeuré depuis quelque temps ? Voilà, ce me semble, ce que vous pouvez prévoir ; mais voilà aussi ce que vous ne pouvez éviter, qu’en en trouvant l’issue avant que la guerre civile se termine par l’un ou l’autre de ces moyens que je viens de vous expliquer. Je sais bien que l’engagement où vous êtes avec Monsieur, et même avec le public, touchant le Mazarin, ne vous permet pas de travailler à son rétablissement ; et vous savez que, par cette raison, je ne vous ai jamais rien proposé tant qu’il a été à la cour. Il n’y est plus ; et quoique son éloignement ne soit qu’un jeu et qu’une illusion, il ne laisse pas de vous donner lieu de faire de certaines démarches qui conduisent naturellement à ce qui vous est bon. Paris, tout soulevé qu’il est, souhaite avec passion la présence du Roi ; et ceux qui la demanderont les premiers seront ceux qui en auront l’agrément dans le peuple. J’avoue que le peuple, selon ce principe, ne sait ce qu’il demande : car cette présence contribuera apparemment à y ramener plus tôt le Mazarin ; mais enfin il la demande : et comme le cardinal est éloigné, ceux qui la demanderont les premiers ne passeront pas pour mazarins. C’est votre unique compte : car comme vous n’avez pas d’intérêts particuliers, et que vous ne voulez dans le fond que le bien de l’État et la conservation de votre réputation dans le public, vous faites l’un sans nuire à l’autre. Je conviens que si vous pouviez empêcher le rétablissement du cardinal, le parti que je vous propose ne seroit ni d’un politique ni d’un homme de bien : car ce rétablissement doit être considéré, par une infinité de raisons, comme une calamité publique. Mais supposé, comme vous le supposez vous-même, qu’il soit infaillible par la mauvaise conduite de ses ennemis, je ne conçois pas comment la vue d’une chose que vous ne pouvez empêcher vous peut empêcher vous-même de sortir de l’embarras où vous vous trouvez, par une porte qui vous ouvre un champ et de gloire et de liberté. Paris, dont vous êtes archevêque, gémit sous le poids ; le parlement n’y est plus qu’un fantôme l’hôtel-de-ville est un désert ; Monsieur et M. le prince n’y sont maîtres qu’autant qu’il plaira à la canaille la plus insensée ; les Espagnols, les Allemands et les Lorrains sont dans ses faubourgs, qui ravagent jusque dans les jardins. Vous qui en êtes le pasteur et le libérateur, en deux ou trois rencontres vous avez été obligé de vous garder dans votre propre maison trois semaines durant ; et vous savez bien qu’encore aujourd’hui vos amis sont en peine quand vous n’y marchez pas armé., Ne comptez-vous pour rien de faire finir toutes ces misères ? et manquerez-vous le moment unique que la Providence vous donne pour vous donner l’honneur de les terminer ? Le cardinal, qui est un homme de contre-temps, peut revenir demain ; et s’il étoit à la cour, le parti que je vous propose vous seroit plus impraticable qu’à homme qui vive. Ne perdez pas l’instant qui vous convient aussi, par la raison des contraires, plus qu’à homme qui vive ; prenez avec vous votre clergé, menez-le à Compiègne ; remerciez le Roi de l’éloignement du Mazarin ; demandez-lui son retour dans sa capitale ; entendez-vous avec ceux des corps qui ne veulent que le bien, qui sont presque tous vos amis particuliers, et qui vous considèrent déjà comme leur chef naturel, par votre dignité dans une occasion qui lui est si propre et si convenable. Si le Roi revient effectivement à la ville, le peuple de Paris vous en aura l’obligation ; s’il vous le refuse, on ne laissera pas d’avoir de la reconnoissance de votre intention. Si vous pouvez gagner Monsieur sur ce point, vous sauvez tout l’État : parce que je suis persuadé que s’il savoit jouer son personnage en cette rencontre, il ramèneroit le Roi à Paris, et que le Mazarin n’y reviendroit jamais. Je suppose qu’il y revienne dans le temps : prévenez ce hasard, que je vois bien que vous craignez, à cause du reproche que le peuple vous en pourroit faire ; prévenez, dis-je, ce hasard par l’emploi de Rome, auquel vous m’avez dit plusieurs fois que vous étiez résolu, plutôt que de figurer avec lui. Vous êtes cardinal, vous êtes archevêque de Paris ; vous avez l’amour du public ; vous n’avez que trente-sept ans : sauvez la ville, sauvez l’État ! » Voilà en substance ce que M. de Fontenay me dit, et ce qu’il me dit avec une rapidité qui n’étoit nullement de sa froideur ordinaire ; et il est vrai que j’en fus touché : car quoiqu’il ne m’apprît rien à quoi je n’eusse déjà pensé, comme vous l’avez vu par les réflexions que j’avois faites à mon égard sur l’incendie de l’hôtel-de-ville, je ne laissai pas de me sentir plus ému de ce qu’il me représentoit sur cela, que de tout ce qui m’en avoit été dit jusque là, et même que de tout ce que je m’en étois moi-même imaginé.

Il y avoit déjà assez long-temps que cette députation du clergé nous rouloit dans l’esprit à M. de Caumartin et à moi, et que nous en examinions et les manières et les suites. Je dois à M. Joly la justice de dire que ce fut lui qui le premier l’imagina, aussitôt que le cardinal Mazarin se fut éloigné. Nous joignîmes tous ensemble, à la substance, les circonstances que nous y jugeâmes les plus nécessaires et les plus utiles. La première et la plus importante en tout sens fut de porter Monsieur à approuver du moins cette conduite ; et les dispositions où je vous ai marqué ci-dessus qu’il étoit nous donnoient lieu de croire que nous pourrions le tenter avec fruit. J’employai pour cet effet celles des raisons qui étoient le plus à son goût, dans ce que je vous ai dit ci-dessus à propos du sentiment de M. de Fontenay. J’y ajoutai les avantages qu’il se donneroit à lui-même, en procurant une amnistie bonne, véritable, non fallacieuse, et au parlement et à la ville, qu’on ne lui refuseroit pas certainement, s’il faisoit voir à la cour un désir sincère de s’accommoder. Je lui fis voir que quand sa retraite à Blois, après laquelle il soupiroit depuis si long-temps, auroit été précédée du soin qu’il auroit eu de chercher dans la paix les sûretés nécessaires et au public et aux particuliers, elle ne lui pourroit donner que de la gloire ; et d’autant plus qu’elle ne seroit considérée que comme l’effet de la ferme résolution qu’il avoit prise de n’avoir aucune part au rétablissement du ministre. Que celle que je prétendois en mon particulier faire à Rome, avant que ce rétablissement s’effectuât, se pourroit attribuer à nécessité, parce que beaucoup de gens croiroient que j’y serois forcé par la crainte de ne pouvoir trouver ma sûreté dans les suites de ce rétablissement ; que sa naissance le mettoit au dessus et de ces discours et de ces soupçons ; et que s’il faisoit pour le public, avant que de se retirer, ce qui lui seroit assurément très-aisé du côté de la cour, il seroit à Blois avec quatre gardes, chéri, respecté, honoré et des Français et des étrangers, et en état de profiter, même pour le bien de l’État, toutes les fois qu’il lui plairoit, de toutes les fautes qui se feroient dans tous les partis.

Je vous prie d’observer que, quand je fis ce discours à Monsieur, j’étois averti de bonne part qu’il avoit eu la frayeur, cinq ou six jours avant la dernière, que je m’accommodasse avec M. le prince. Il me l’avoit lui-même assez témoigné quoique indirectement ; mais Jouy, à qui il s’en étoit ouvert à fond, à propos d’un je ne sais quel avis qu’il avoit eu que M. de Brissac y travailloit de nouveau, m’avoit dit que Monsieur s’étoit écrié : « Si cela est, nous avons la guerre civile pour l’éternité. » Vous jugez bien que cette circonstance ne me détourna pas de la résolution que j’avois prise de le tenter. Je n’eus pas lieu de m’en repentir : car aussitôt que je fus entré en matière, il entra lui-même dans tout ce que je lui disois. Il me railla sur la cessation des monosyllabes : ce qui étoit toujours signe en lui qu’il approuvoit ce dont on lui parloit. Il ajouta ensuite des raisons aux miennes : ce qui en est un certain à tout le monde ; et puis tout d’un coup il revint, comme s’il fût parti de bien loin (ce qui étoit son air, particulièrement quand il n’avoit bougé d’une place) ; et il me dit : « Mais que ferons-nous de M. le prince ? » Je lui répondis : « C’est à Votre Altesse Royale, monsieur, à savoir où elle en est avec lui : car l’honneur est préférable à toutes choses ; mais comme j’ai lieu de croire que les négociations que l’on voit à droite et à gauche se font en commun, je m’imagine que vous vous pouvez entendre sur ce que je vous propose, comme vous vous entendez sur le reste. — Vous vous jouez, me dit-il ; mais je ne suis pas si embarrassé sur ce point que vous croyez. M. le prince a plus d’impatience que vous d’être hors de Paris ; et il s’armeroit mieux à la tête de quatre escadrons dans les Ardennes, que de commander à douze millions de gens tels que nous en avons ici, sans en excepter le président Charton. » Cela étoit vrai, et Croissy, qui étoit un des hommes du monde qui le moins de secret (défaut qui est assez rare aux gens qui sont accoutumés aux grandes affaires), me disoit tous les jours que M. le prince séchoit d’ennui ; et qu’il étoit si las d’entendre parler de parlement, de cour des aides, de chambres assemblées et d’hôtel-de-ville, qu’il disoit souvent que monsieur son grand-père n’avoit jamais été plus fatigué des ministres de La Rochelle.

Je ne laissai pas de connoître à ce discours de Monsieur qu’il cherchoit des raisons pour se satisfaire lui-même à l’égard de M. le prince. J’affectai, pour me satisfaire moi-même, de ne lui en fournir ni de lui en suggérer aucune. Je demeurai dans la règle des monosyllabes sur ce fait particulier, sur lequel il ne tint pas toutefois à Monsieur de me faire parler, non plus que sur les différentes négociations dont les bruits couroient toujours, faux ou vrais. Je me contentai de prendre ou plutôt de former ma mission. En voici la substance. Monsieur me commanda de faire une assemblée générale des communautés ecclésiastiques ; de faire députer à la cour de toutes ces communautés ; d’y mener et d’y présenter moi-même la députation, qui seroit à l’effet de supplier le Roi de donner la paix à ses peuples, et de revenir dans sa bonne ville de Paris ; de travailler par le moyen de mes amis, dans les autres corps de ville pour le même effet ; de faire savoir à la cour par madame la palatine, sans aucune lettre toutefois au moins que l’on pût montrer, que Son Altesse Royale donnoit le premier branle à ce mouvement ; de ne rien négocier pourtant en détail que lorsque je serois moi-même à Compiègne où je dirois à la Reine qu’elle voyoit bien que Monsieur ne feroit ni même ne souffriroit les démarches de tous les corps, s’il n’avoit de très-bonnes et de très-sincères intentions ; qu’il vouloit la paix, et qu’il la vouloit de bonne foi ; que les engagemens publics qu’il avoit pris contre M. le cardinal Mazarin ne lui avoient pas permis de la conclure, ni même de l’avancer, tant qu’il avoit été à la cour ; que présentement qu’il étoit dehors, il souhaitoit avec passion de faire connoître à Sa Majesté qu’il n’y avoit eu que cet obstacle qui l’eût empêché d’y travailler avec succès ; qu’il lui déclaroit par moi qu’il renonçoit à tous les intérêts particuliers ; qu’il n’en prétendoit ni pour lui ni pour aucun de son parti ; qu’il ne demandoit que la sûreté publique, pour laquelle il n’y avoit qu’à expliquer quelques articles de l’amnistie, et qu’à la revêtir de quelques formes qui se trouvoient être autant, par l’événement, du service du Roi que de la satisfaction des particuliers ; qu’après qu’il auroit eu celle de voir le Roi dans le Louvre, il se retireroit avec autant de joie que de promptitude à Blois, en résolution de n’y penser qu’à son repos et qu’à son salut ; et que tout ce qui se feroit après cela à la cour ne seroit plus sur son compte, pourvu qu’on voulût bien ne l’y pas mettre et le laisser dans sa solitude, où il promettoit de demeurer de bonne foi. Cette dernière période étoit, comme vous voyez substancielle. Monsieur ajouta à cette instruction un ordre précis et particulier d’assurer la Reine que si M. le prince ne se vouloit pas contenter de pouvoir demeurer en repos dans son gouvernement, avec la pleine jouissance de toutes ses pensions et de toutes ses charges, il l’abandonneroit. Comme je lui représentai qu’il me paroissoit qu’il pouvoit et qu’il devoit même adoucir cette expression : « Point de fausse générosité, reprit-il en colère ; je sais ce que je dis, et je saurai bien le soutenir et le justifier. »

Voilà précisément comme je sortis de chez Monsieur ; j’exécutai ses ordres à la lettre, et je ne rencontrai dans leur exécution aucunes difficultés que du côté duquel je n’en devois point attendre. Ce que je vais vous raconter est incroyable. Après que j’eus ménagé tous les préalables que je crus nécessaires aux points de cette nature, j’envoyai Argenteuil ou Joly à madame la palatine (je ne me ressouviens pas précisément lequel ce fut), pour en conférer avec elle. Elle l’approuva au dernier point ; mais elle m’écrivit que si je désirois effectivement qu’elle réussît, c’est-à-dire qu’elle obligeât le Roi de revenir à Paris, il étoit nécessaire que je surprisse la cour ; parce que si je lui donnois le loisir de consulter l’oracle, il ne lui répondroit que selon ce qui auroit été inspiré et soufflé par les prêtres des idoles, lesquels (me mandoit-elle par un chiffre que nous avions toujours cru indéchiffrable) aiment mieux que tout le temple périsse, que de vous laisser mettre seulement une pierre pour le réparer. Elle me demanda seulement cinq jours de délai, pour avoir le temps d’en donner elle-même, avis au cardinal. Elle le tourna d’une manière qui le força pour ainsi dire, à y donner les mains, et à écrire à la Reine qu’elle devoit au moins recevoir agréablement ma députation.

Dès que les Le Tellier, les Servien, les Ondedei et les Fouquet en eurent le vent, ils s’y opposèrent de toutes leurs forces, disant que ce ne pouvoit être qu’un piège dans lequel je voulois faire tomber la cour ; que si mon intention avoit été droite et sincère, j’aurois commencé par une négociation, et non pas par une proposition qui forçoit le Roi de revenir à Paris sans avoir pris ses sûretés préalables, ou de s’attirer les plaintes de toute la ville en n’y revenant pas. Madame la palatine, qui avoit l’ordre du cardinal en main se sentoit bien forte, et leur répondoit que quand j’aurois la meilleure volonté du monde, je ne pouvois pas me conduire autrement que je me conduisois parce qu’il étoit beaucoup moins sûr pour moi de me commettre à une négociation dans laquelle on me pouvoit tendre à moi-même mille et mille piéges, qu’à une députation sur laquelle enfin le pis du pis étoit de faire connoître une bonne intention sans effet. Ondedei soutenoit que l’unique fin de ma proposition étoit de pouvoir aller en sûreté pour prendre mon bonnet. Madame la palatine répondit que la réception de ce bonnet, qui n’étoit qu’une pure cérémonie, m’étoit, comme il étoit vrai, de toutes les choses du monde la plus indifférente. L’abbé Fouquet revenoit à la charge, et soutenoit que les intelligences qu’il avoit dans Paris y rétabliroient le Roi au premier jour, sans qu’il en eût obligation à des gens qui ne proposoient de l’y mettre que pour être plus en état de s’y maintenir eux-mêmes contre lui. Messieurs Le Tellier et Servien, qui avoient été au commencement de leur avis, se rendirent sur la fin, et à l’ordre du cardinal, et aux fortes et solides raisons de la palatine ; et la Reine, qui avoit tenu l’abbé Charrier, que j’avois envoyé pour obtenir les passeports, trois jours entiers à Compiègne, même depuis la parole qu’elle avoit donnée de les accorder, les fit expédier et elle y ajouta même beaucoup d’honnêteté. Je partis aussitôt avec les députés de tous les corps ecclésiastiques de Paris et près de deux cents gentilshommes qui m’accompagnoient, entre lesquels j’avois avec moi cinquante gardes de Monsieur. J’eus avis à Senlis qu’on avoit résolu à la cour de n’y pas loger mon cortège ; et Bautru même, qui s’étoit mis de mon cortège pour pouvoir sortir de Paris, dont les portes étoient gardées, me dit qu’il me conseilloit de n’y pas entrer avec tant de gens. Je lui répondis que je ne croyois pas aussi qu’il me conseillât d’y aller seul avec des curés, des chanoines et des religieux, dans un temps où il y avoit à la campagne une infinité de coureurs de tous les partis. Il en convint, et il prit les devants pour expliquer à la Reine et cette escorte et ce cortége, que l’on lui avoit très-ridiculement grossi. Tout ce qu’il put obtenir fut que l’on me donneroit logement pour quatre-vingts chevaux. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que j’en avois cent douze, seulement pour les carrosses. Cette foiblesse ne me fit que pitié ; ce qui me donna de l’ombrage fut que je ne trouvai point sur mon chemin l’escouade des gardes du corps, qui avoit accoutumé, en ce temps-là d’aller au devant des cardinaux la première fois qu’ils paroissoient à la cour. Ma défiance se fût changée en appréhension, si j’eusse su ce que je n’appris qu’à mon retour à Paris, que la cause pour laquelle l’on ne m’avoit pas fait cet honneur étoit que l’on n’avoit pas encore bien résolu de ce que l’on feroit de ma personne : les uns soutenant qu’il me falloit arrêter, les autres qu’il étoit nécessaire de me tuer ; et quelques-uns disant qu’il y avoit trop d’inconvéniens à violer en cette occasion la foi publique. M. le prince Thomas[10] fit dire à mon père, par le P. Senault[11] de l’Oratoire, le propre jour que je retournai à Paris, qu’il avoit été de ce dernier avis ; qu’il ne nommoit personne, mais qu’il y avoit au monde des gens bien scélérats. Madame la palatine ne me témoigna pas que l’on eût été jusque là ; mais elle me dit, dès le lendemain que je fus arrivé, qu’elle m’aimoit mieux à Paris qu’à Compiègne. La Reine me reçut pourtant fort bien : elle se fâcha devant moi contre l’exempt des gardes, qui ne m’avoit pas rencontré, et qui s’étoit égaré, disoit-elle, dans la forêt. Le Roi me donna le bonnet le matin du lendemain, et l’audience l’après-dînée. Je lui fis la harangue qui est imprimée[12].

La réponse du Roi fut honnête, mais générale ; et j’eus même beaucoup de peine à la tirer par écrit[13].

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Voilà ce qui parut à tout le monde de mon voyage de Compiegne : voici ce qui s’y passa dans le secret.

  1. Celle qu’il fit en cette rencontre : Des détails très-étendus sur le combat de Saint-Antoine se trouvent dans les Mémoires de Mademoiselle, et dans ceux de La Rochefoucauld.
  2. La Rochefoucauld : Il fut blessé au visage au dessus des yeux, et pendant quelque temps privé de la vue. Épris de madame de Longueville, il s’étoit applique les vers suivans de la tragédie d’Alcyonée :
    Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
    J’ai fait la guerre aux rois : je l’aurois faite aux dieux.
    Instruit bientôt qu’elle le trompoit, il parodia ainsi ces vers :
    Pour mériter son cœur, qu’enfin je connois mieux,
    J’ai fait la guerre aux rois : j’en ai perdu les yeux.
  3. Gouverneur de la Bastille, et fils de M. de Broussel. (A. E.)
  4. Échauffa les peuples : La principale cause de la sédition fut un propos inconsidéré que tinrent les princes en sortant de l’hôtel-de-ville. Ils dirent que la majorité de l’assemblée étoit dévouée à Mazarin.
  5. Joly, dans ses Mémoires, l’appelle Noblet d’Auvilliers. (A. E.)
  6. M. de Lamoignon : Guillaume II étoit alors maître des requêtes.M. de Lamoignon : Guillaume II étoit alors maître des requêtes. Louis XIV qui à peine sorti de l’enfance assistoit quelquefois au conseil, vantoit la netteté et la droiture que montroit ce magistrat. « Je n’entends bien, disoit-il, que les affaires que M. de Lamoignon rapporte. » Mort en 1677.
  7. Le connétable de Saint-Paul : Louis de Luxembourg. Il abandonna le service de Louis XI pour passer à celui de Charles, duc de Bourgogne. Ayant été livré au Roi par ce dernier, il eut la tête tranchée sur la place de Grève le 19 décembre 1475.
  8. 30 juillet 1652. (A. E.)
  9. Godenot : Petite figure ou marionnette dont se servoient les charlatans pour amuser le peuple,
  10. Thomas-François de Savoie, prince de Carignan, etc., mort en 1656. Il étoit fils de Charles-Emmanuel. (A. E.)
  11. Le père Senault : Jean-François. Il fut l’un des premiers prédicateurs qui donnèrent à l’éloquence sacrée la dignité qui lui convient. Ses talens et ses vertus le firent nommer général de l’Oratoire fonctions qu’il’exerça pendant dix ans. Il mourut en 1672.
  12. La harangue qui est imprimée : L’extrait de cette harangue se trouve dans la Notice.
  13. Il y a quelques lignes effacées dans cet endroit du manuscrit. (A. E.)