Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/17

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CHAPITRE XVII.


Brias archevêque de Cambrai. — Sa mort. — Abbé de Fénelon. — Mme Guyon. — Fénelon précepteur des enfants de France. — Fénelon archevêque de Cambrai. — Boucherat, chancelier, ferme sa porte aux carrosses mêmes des évêques. — Harlay archevêque de Paris. — Dégoût de ses dernières années. — Sa mort. — Sa dépouille. — Coislin, évêque d’Orléans, nommé au cardinalat. — Noailles, évêque-comte de Châlons, archevêque de Paris, et son frère, évêque-comte de Châlons. — Régularisation de la Trappe. — Évêque-duc de Langres. — Gordes. — Sa mort. — Abbé de Tonnerre évêque-duc de Langres. — Sa modestie. — M. le maréchal de Lorges ne sert plus. — Forte picoterie des princesses.


Avant de parler de ce qui se passa depuis mon retour de l’armée, il faut dire ce qui se passa à la cour pendant la campagne. M. de Brias, archevêque de Cambrai, étoit mort, et le roi avoit donné ce grand morceau à l’abbé de Fénelon, précepteur des enfants de France. Brias étoit archevêque lorsque le roi prit Cambrai. C’étoit un bon gentilhomme flamand, qui fit très-bien pour l’Espagne pendant le siège, et aussi bien pour la France aussitôt après. Il le promit au roi avec une franchise qui lui plut, et qui toujours depuis fut si bien soutenue de l’effet, qu’il s’acquit une considération très-marquée de la part du roi et de ses ministres, qui tous le regrettèrent et son diocèse infiniment. Il n’en sortoit presque jamais, le visitoit en vrai pasteur, et en faisoit toutes les fonctions avec assiduité. Grand aumônier, libéral aux troupes, et prêt à servir tout le monde, il avoit une grande, bonne et fort longue table tous les jours, il l’aimoit fort et en faisoit grand usage et en bonne compagnie, et à la flamande, mais sans excès, et s’en levoit souvent pour le moindre du peuple qui l’envoyoit chercher pour se confesser à lui, ou pour recevoir sa bénédiction et mourir entre ses bras, dont il s’acquittoit en vrai apôtre.

Fénelon étoit un homme de qualité qui n’avoit rien, et qui, se sentant beaucoup d’esprit, et de cette sorte d’esprit insinuant et enchanteur, avec beaucoup de talents, de grâces et du savoir, avoit aussi beaucoup d’ambition. Il avoit frappé longtemps à toutes les portes sans se les pouvoir faire ouvrir. Piqué contre les jésuites, où il s’étoit adressé d’abord comme aux maîtres des grâces de son état, et rebuté de ne pouvoir prendre avec eux, il se tourna aux jansénistes pour se dépiquer, par l’esprit et par la réputation qu’il se flattoit de tirer d’eux, des dons de la fortune qui l’avoit méprisé. Il fut un temps assez considérable à s’initier, et parvint après à être des repas particuliers, que quelques importants d’entre eux faisoient alors une ou deux fois la semaine chez la duchesse de Brancas. Je ne sais s’il leur parut trop fin, ou s’il espéra mieux ailleurs qu’avec gens avec qui il n’y avoit rien à partager que des plaies, mais peu à peu sa liaison avec eux se refroidit, et à force de tourner autour de Saint-Sulpice, il parvint à y en former une dont il espéra mieux. Cette société de prêtres commençoit à percer, et d’un séminaire d’une paroisse de Paris à s’étendre. L’ignorance, la petitesse des pratiques, le défaut de toutes protections, et le manque de sujets de quelque distinction en aucun genre, leur inspira une obéissance aveugle pour Rome et pour toutes ses maximes, un grand éloignement de tout ce qui passoit pour jansénisme, et une dépendance des évêques qui les fit successivement désirer dans beaucoup de diocèses. Ils parurent un milieu très-utile aux prélats qui craignoient également la cour sur les soupçons de doctrine, et la dépendance des jésuites qui les mettoient sous leur joug dès qu’ils s’étoient insinués chez eux, ou les perdoient sans ressource, de manière que ces sulpiciens s’étendirent fort promptement. Personne parmi eux qui pût entrer en comparaison sur rien avec l’abbé de Fénelon ; de sorte qu’il trouva là de quoi primer à l’aise et se faire des protecteurs qui eussent intérêt à l’avancer pour en être protégés à leur tour. Sa piété qui se faisoit toute à tous, et sa doctrine qu’il forma sur la leur en abjurant tout bas tout ce qu’il avoit pu contracter d’impur parmi ceux qu’il abandonnoit, les charmes, les grâces, la douceur, l’insinuation de son esprit le rendirent un ami cher à cette congrégation nouvelle, et lui y trouva ce qu’il cherchoit depuis longtemps, des gens à qui se rallier, et qui pussent et voulussent le porter. En attendant les occasions, il les cultivoit avec grand soin sans toutefois être tenté de quelque chose d’aussi étroit pour ses vues que de se mettre parmi eux, et cherchoit toujours à faire des connoissances et des amis. C’étoit un esprit coquet qui, depuis les personnes les plus puissantes jusqu’à l’ouvrier et au laquais, cherchoit à être goûté et vouloit plaire, et ses talents en ce genre secondoient parfaitement ses désirs.

Dans ces temps-là, obscur encore, il entendit parler de Mme Guyon, qui a fait depuis tant de bruit dans le monde qu’elle y est trop connue pour que je m’arrête sur elle en particulier. Il la vit, leur esprit se plut l’un à l’autre, leur sublime s’amalgama. Je ne sais s’ils s’entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle qu’on vit éclore d’eux dans les suites, mais ils se le persuadèrent, et la liaison se forma entre eux. Quoique plus connue que lui alors, elle ne l’étoit pas néanmoins encore beaucoup, et leur union ne fut point aperçue, parce que personne ne prenoit garde à eux, et Saint-Sulpice même l’ignora.

Le duc de Beauvilliers devint gouverneur des enfants de France, sans y avoir pensé, comme malgré lui. Il avoit été fait chef du conseil royal des finances, à la mort du maréchal de Villeroy, par l’estime et la confiance du roi. Elle fut telle qu’excepté Moreau que, de premier valet de garde-robe, il fit premier valet de chambre de Mgr le duc de Bourgogne, il laissa au duc de Beauvilliers la disposition entière des précepteurs, sous-gouverneurs et de tous les autres domestiques de ce jeune prince, quelque résistance qu’il y fit. En peine de choisir un précepteur, il s’adressa à Saint-Sulpice où il se confessoit depuis longtemps et qu’il aimoit et protégeoit fort. Il avoit déjà ouï parler de l’abbé de Fénelon avec éloge ; ils lui vantèrent sa piété, son esprit, son savoir, ses talents, enfin ils le lui proposèrent ; il le vit, il en fut charmé, il le fit précepteur. Il le fut à peine qu’il comprit de quelle importance il étoit pour sa fortune de gagner entièrement celui qui venoit de le mettre en chemin de la faire et le duc de Chevreuse, son beau-frère, avec qui il n’étoit qu’un, et qui tous deux étoient au plus haut point de la confiance du roi et de Mme de Maintenon. Ce fut là son premier soin, auquel il réussit tellement au delà de ses espérances qu’il devint très-promptement le maître de leur cœur et de leur esprit et le directeur de leurs âmes. Mme de Maintenon dînoit de règle une et quelquefois deux fois la semaine à l’hôtel de Beauvilliers et de Chevreuse, en cinquième entre les deux sœurs et les deux maris, avec la clochette sur la table, pour n’avoir point de valets autour d’eux et causer sans contrainte. C’étoit un sanctuaire qui tenoit toute la cour à leurs pieds, et auquel Fénelon fut enfin admis. Il eut auprès de Mme de Maintenon presque autant de succès qu’il en avoit eu auprès des deux ducs. Sa spiritualité l’enchanta ; la cour s’aperçut bientôt des pas de géant de l’heureux abbé, et s’empressa autour de lui. Mais le désir d’être libre et tout entier à ce qu’il s’étoit proposé, et la crainte encore de déplaire aux ducs et à Mme de Maintenon, dont le goût alloit à une vie particulière et fort séparée, lui fit faire bouclier de modestie et de ses fonctions de précepteur, et le rendit encore plus cher aux seules personnes qu’il avoit captivées, et qu’il avoit tant d’intérêt de retenir dans cet attachement.

Parmi ces soins, il n’oublioit pas sa bonne amie Mme Guyon ; il l’avoit déjà vantée aux deux ducs et enfin à Mme de Maintenon. Il la leur avoit même produite, mais comme avec peine et pour des moments, comme une femme tout en Dieu, et que l’humilité et l’amour de la contemplation et de la solitude retenoient dans les bornes les plus étroites, et qui craignoit surtout d’être connue. Son esprit plut extrêmement à Mme de Maintenon ; ses réserves, mêlées de flatteries fines, la gagnèrent. Elle voulut l’entendre sur des matières de piété, on eut peine à l’y résoudre. Elle sembla se rendre aux charmes et à la vertu de Mme de Maintenon, et des filets si bien préparés la prirent. Telle étoit la situation de Fénelon, lorsqu’il devint archevêque de Cambrai et qu’il acheva de se faire admirer par n’avoir pas fait un pas vers ce grand bénéfice ; et qu’il rendit en même temps une belle abbaye qu’il avoit eue lorsqu’il fut précepteur, et qui, jusqu’à Cambrai, fut sa seule possession. Il n’avoit eu garde de chercher à se procurer Cambrai ; la moindre étincelle d’ambition auroit détruit tout son édifice, et de plus ce n’étoit pas Cambrai qu’il souhaitoit.

Peu à peu il s’étoit approprié quelques brebis distinguées du petit troupeau que Mme Guyon s’étoit fait, et qu’il ne conduisoit pourtant que sous la direction de cette prophétesse. La duchesse de Mortemart, sœur des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, Mme de Morstein, fille de la première, mais surtout la duchesse de Béthune, étoient les principales. Elles vivoient à Paris, et ne venoient guère à Versailles qu’en cachette et pour des instants, lorsque, pendant les voyages de Marly, où Mgr le duc de Bourgogne n’alloit point encore, ni par conséquent son gouverneur, Mme de Guyon faisoit des échappées de Paris chez ce dernier et y faisoit des instructions à ces dames. La comtesse de Guiche, fille aînée de M. de Noailles, qui passoit sa vie à la cour, se déroboit tant qu’elle pouvoit pour profiter de cette manne. L’Échelle et Dupuy, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, y étoient aussi admis, et tout cela se passoit avec un secret et un mystère qui donnoient un nouveau sel à ces faveurs.

Cambrai fut un coup de foudre pour tout ce petit troupeau. Ils voyoient l’archevêque de Paris menacer ruine ; c’étoit Paris qu’ils vouloient tous, et non Cambrai, qu’ils considérèrent avec mépris comme un diocèse de campagne dont la résidence, qui ne se pourroit éviter de temps en temps, les priveroit de leur pasteur. Paris l’auroit mis à la tête du clergé, et dans une place de confiance immédiate et durable qui auroit fait compter tout le monde avec lui, et qui l’eût porté, dans une situation à tout oser avec succès pour Mme Guyon et sa doctrine qui se tenoit encore dans le secret entre eux. Leur douleur fut donc profonde de ce que le reste du monde prit pour une fortune éclatante, et la comtesse de Guiche en fut outrée jusqu’à n’en pouvoir cacher ses larmes. Le nouveau prélat n’avoit pas négligé les prélats qui faisoient le plus de figure, qui de leur côté regardèrent comme une distinction d’être approchés de lui. Saint-Cyr, ce lieu si précieux et si peu accessible, fut le lieu destiné à son sacre, et M. de Meaux, le dictateur alors de l’épiscopat et de la doctrine, fut celui qui le sacra. Les enfants de France en furent spectateurs, Mme de Maintenon y assista avec sa petite et étroite cour intérieure, personne d’invité, et portes fermées à l’empressement de faire sa cour.

Il y avoit eu cet été une assemblée du clergé, et c’étoit la grande, comme il y en a une grande et petite de cinq ans en cinq ans, c’est-à-dire de quatre ou de deux députés par province. Le chancelier Boucherat, dès qu’il fut dans cette grande place, ferma sa porte aux carrosses des magistrats, puis des gens de condition sans titre, enfin des prélats. Jamais chancelier n’avoit imaginé cette distinction, et la nouveauté sembla d’autant plus étrange, que les princes du sang n’ont jamais fermé la porte de la cour à aucun carrosse. On cria, on se moqua, mais chacun eut affaire au chancelier, et comme en ce temps-ci rien ne décide plus que les besoins, on subit : cela forma l’exemple, et il ne s’en parla plus. À la fin de cette assemblée qui se tendit à Saint- Germain, elle fit une députation au chancelier pour mettre la dernière main aux affaires, et l’archevêque de Bourges, fils du duc de Gesvres, étoit à la tête. Quand leurs carrosses se présentèrent à la chancellerie à Versailles, la porte ne s’ouvrit point ; on parlementa, les députés prétendirent que le chancelier étoit convenu de les laisser entrer, non à la vérité comme évêques, mais comme députés du premier ordre du royaume. Lui maintint qu’ils avoient mal entendu. Conclusion, qu’ils n’entrèrent point, mais aussi qu’ils ne le voulurent pas voir chez lui, et que par accommodement tout se finit entre eux dans la pièce du château où le chancelier tient le conseil des parties [1].

Harlay, archevêque de Paris, avoit présidé à cette assemblée, et lui qui avoit toujours régné sur le clergé par la faveur déclarée et la confiance du roi qu’il avoit possédée toute sa vie, y avoit essuyé toutes sortes de dégoûts.

L’exclusion que peu à peu le P. de La Chaise étoit parvenu à lui donner de toute concurrence en la distribution des bénéfices l’avoit déjà éloigné du roi ; et Mme de Maintenon, à qui il avoit déplu d’une manière implacable en s’opposant à la déclaration du mariage dont il avoit été l’un des trois témoins, l’avoit coulé à fond. Le mérite qu’il s’étoit acquis de tout le royaume, et qui l’avoit de plus en plus ancré dans la faveur du roi, dans l’assemblée fameuse de 1682, lui fut tourné à poison quand d’autres maximes prévalurent. Son profond savoir, l’éloquence et la facilité de ses sermons, l’excellent choix des sujets et l’habile conduite de son diocèse, jusqu’à sa capacité dans les affaires et l’autorité qu’il y avoit acquise dans le clergé, tout cela fut mis en opposition de sa conduite particulière, de ses mœurs galantes, de ses manières de courtisan du grand air. Quoique toutes ces choses eussent été inséparables de lui depuis son épiscopat et ne lui eussent jamais nui, elles devinrent des crimes entre les mains de Mme de Maintenon, quand sa haine de puis quelques années lui eut persuadé de le perdre, et elle ne cessa de lui procurer des déplaisirs. Cet esprit étendu, juste, solide, et toutefois fleuri, qui pour la partie du gouvernement en faisoit un grand évêque, et pour celle du monde un grand seigneur fort aimable et un courtisan parfoit quoique fort noblement, ne put s’accoutumer à cette décadence et au discrédit qui l’accompagna. Le clergé, qui s’en aperçut et à qui l’envie n’est pas étrangère, se plut à se venger de la domination quoique douce et polie qu’il en avoit éprouvée, et lui résista pour le plaisir de l’oser et de le pouvoir. Le monde, qui n’eut plus besoin de lui pour des évêchés et des abbayes, l’abandonna.

Toutes les grâces de son corps et de son esprit, qui étoient infinies et qui lui étoient parfaitement naturelles, se flétrirent. Il ne se trouva de ressource qu’à se renfermer avec sa bonne amie la duchesse de Lesdiguières qu’il voyoit tous les jours de sa vie, ou chez elle ou à Conflans, dont il avoit fait un jardin délicieux, et qu’il tenoit si propre, qu’à mesure qu’ils s’y promenoient tous deux, des jardiniers les suivoient à distance pour effacer leurs pas avec des râteaux.

Les vapeurs gagnèrent l’archevêque ; elles s’augmentèrent bientôt, et se tournèrent en légères attaques d’épilepsie. Il le sentit et défendit si étroitement à ses domestiques d’en parler et d’aller chercher du secours quand ils le verroient en cet état, qu’il ne fut que trop bien obéi. Il passa ainsi ses deux ou trois dernières années. Les chagrins de cette dernière assemblée l’achevèrent. Elle finit avec le mois de juillet ; aussitôt après il s’alla reposer à Conflans. La duchesse de Lesdiguières n’y couchoit jamais, mais elle y alloit toutes les après-dînées, et toujours tous deux tout seuls. Le 6 août il passa la matinée à son ordinaire jusqu’au dîner. Son maître d’hôtel vint l’avertir qu’il étoit servi. Il le trouva dans son cabinet, assis sur un canapé et renversé ; il étoit mort. Le P. Gaillard fit son oraison funèbre à Notre-Dame ; la matière étoit plus que délicate, et la fin terrible. Le célèbre jésuite prit son parti ; il loua tout ce qui méritoit de l’être, puis tourna court sur la morale. Il fit un chef-d’œuvre d’éloquence et de piété.

Le roi se trouva fort soulagé, Mme de Maintenon encore davantage. M. de Reims eut sa place de proviseur de Sorbonne, M. de Meaux celle de supérieur de la maison de Navarre, et M. de Noyon son cordon bleu. Sa nomination au cardinalat et son archevêché demandent un peu plus de discussion. M. d’Orléans l’eut, et d’autant plus agréablement que, ni lui ni pas un des siens, n’avoient eu le temps d’y penser. M. de Paris étoit mort à Conflans au milieu du samedi 6 août ; le roi ne le sut que le soir. Le lundi matin 8 août, le roi, étant entré dans son cabinet pour donner l’ordre de sa journée à l’ordinaire, alla droit à l’évêque d’Orléans, qui se rangea même, croyant que le roi vouloit passer outre ; mais le roi le prit par le bras sans lui dire un mot, et le mena en laisse à l’autre bout du cabinet aux cardinaux de Bouillon et de Furstemberg qui causoient ensemble, et tout de suite leur dit : « Messieurs, je crois que vous me remercierez de vous donner un confrère comme M. d’Orléans, à qui je donne ma nomination au cardinalat. » À ce mot, l’évêque qui ne s’attendoit à rien moins, et qui ne savoit ce que le roi vouloit faire de le mener ainsi, se jeta à ses pieds et lui embrassa les genoux. Grands applaudissements des deux cardinaux, puis de tout ce qui se trouva dans le cabinet, ensuite de toute la cour et du public entier où ce prélat étoit dans une vénération singulière.

C’étoit un homme de moyenne taille, gros, court, entassé, le visage rouge et démêlé, un nez fort aquilin, de beaux yeux avec un air de candeur, de bénignité, de vertu qui captivoit en le voyant, et qui touchoit bien davantage en le connoissant. Il étoit frère du duc de Coislin, fils de la fille aînée du chancelier Séguier, qui, d’un second lit avec M. de Laval, avoit eu la maréchale de Rochefort. Le frère du chancelier étoit évêque de Meaux et premier aumônier de Louis XIII, puis de Louis XIV, dont il avoit eu la survivance pour son petit-neveu tout jeune, de manière qu’il avoit passé sa vie à la cour. Mais sa jeunesse y avoit été si pure qu’elle étoit non seulement demeurée sans soupçon, mais que jeunes et vieux n’osoient dire devant lui une parole trop libre, et cependant le recherchoient tous, en sorte qu’il a toujours vécu dans la meilleure compagnie de la cour. Il étoit riche en abbayes et en prieurés, dont il faisoit de grandes aumônes et dont il vivoit.

De son évêché qu’il eut fort jeune, il n’en toucha jamais rien, et en mit le revenu en entier tous les ans en bonnes œuvres. Il y passoit au moins six mois de l’année, le visitoit soigneusement et faisoit toutes les fonctions épiscopales avec un grand soin, et un grand discernement à choisir d’excellents sujets pour le gouvernement et pour l’instruction de son diocèse.

Son équipage, ses meubles, sa table sentoient la frugalité et la modestie épiscopales, et, quoiqu’il eût toujours grande compagnie à dîner et à souper et de la plus distinguée, elle étoit servie de bons vivres, mais sans profusion et sans rien de recherché. Le roi le traita toujours avec une amitié, une distinction, une considération fort marquées, mais il avoit souvent des disputes et quelquefois fortes sur son départ et son retour d’Orléans. Il louoit son assiduité en son diocèse, mais il étoit peiné quand il le quittoit et encore quand il demeuroit trop longtemps de suite à Orléans. La modestie et la simplicité avec laquelle M. d’Orléans soutint sa nomination, et l’uniformité de sa vie, de sa conduite et de tout ce qu’il faisoit auparavant, qu’il continua également depuis, augmentèrent fort encore l’estime universelle.

L’archevêché de Paris ne fut guère plus long à être déterminé, et devint le fruit du sage sacrifice du duc de Noailles du commandement de son armée à M. de Vendôme, et le sceau de son parfoit retour dans la faveur. Son frère avoit été sacré évêque de Cahors, en 1680, et avoit passé six mois après à Châlons-sur-Marne. Cette translation lui donna du scrupule ; il la refusa et ne s’y soumit que par un ordre exprès d’Innocent XI. Il y porta son innocence baptismale, et y garda une résidence exacte, uniquement appliqué aux visites, au gouvernement de son diocèse et à toutes sortes de bonnes œuvres. Sa mère, qui avoit passé sa vie à la cour, dame d’atours de la reine mère, s’étoit retirée auprès de lui depuis bien des années ; elle y étoit sous sa conduite et se confessoit à lui tous les soirs, uniquement occupée de son salut dans la plus parfaite solitude. Ce fut sur ce prélat que le choix du roi tomba pour Paris. Il le craignit de loin et se hâta de joindre son approbation à celle de tant d’autres évêques au livre des Réflexions morales du P. Quesnel, pour s’en donner l’exclusion certaine par les jésuites. Mais il arriva, peut-être pour la première fois, que le P. de La Chaise ne fut point consulté ; Mme de Maintenon osa, peut-être aussi pour la première fois, en faire son affaire. Elle montra au roi des lettres pressantes de MM. Thiberge et Brisacier, supérieurs des Missions étrangères, que, pour contrecarrer les jésuites dont le crédit la gênoit, elle avoit mis à la mode auprès du roi. Il lui importoit que l’archevêque de Paris ne fût point à eux pour qu’il fût à elle ; M. de Noailles lui étoit un bon garant : en un mot elle l’emporta, et M. de Châlons fut nommé à son insu et à l’insu du P. de La Chaise. Le camouflet étoit violent, aussi les jésuites ne l’ont-ils jamais pardonné à ce prélat. Il étoit pourtant si éloigné d’y avoir part que malgré les mesures qu’il avoit prises pour s’en éloigner, lorsqu’il se vit nommé il ne put se résoudre à accepter, et qu’il ne baissa la tête sous ce qu’il jugeoit être un joug trop pesant, qu’à force d’ordres réitérés auxquels enfin il ne put résister. Il avoit été quinze ans à Châlons et il avoit la domerie[2] d’Aubrac, abbaye sous un titre particulier, mais qui n’est qu’un simple nom dont il se démit en arrivant à Paris. Le roi si content du duc de Noailles, et Mme de Maintenon tout à lui, voulurent que la grâce fût entière : la domerie fut donnée à l’abbé de Noailles et l’évêché de Châlons en même temps. C’étoit le plus jeune des frères de M. de Noailles et de M. de Châlons qui avoit au moins quinze ou dix-huit ans moins qu’eux.

Peu après mon retour, j’allai me réjouir avec M. de la Trappe de la solidité que le roi venoit de donner à son ouvrage. C’étoit une abbaye commendataire de onze mille ou douze mille livres de rente tout au plus en tout, et la moindre de celles dont il s’étoit [démis] en se retirant, sans penser encore à s’y faire moine, et beaucoup moins à y rétablir la vie ancienne de saint Bernard dans toute son austérité. Un commendataire qui lui auroit succédé n’auroit pas laissé de quoi vivre à ce grand nombre de pénitents qu’il y avoit rassemblés, et la régularité en auroit été fort hasardée. Il le représenta donc au roi par une lettre, et son désir de se voir un successeur régulier. Le roi non seulement le lui accorda, mais lui permit de le choisir, et lui promit qu’il n’y auroit point de commendataire tant que la régularité subsisteroit telle qu’il l’avoit établie ; et le pape y voulut bien entrer pour que cette grâce ne pût préjudicier à la nomination d’un commendataire, quand il plairoit au roi, même après trois ou un plus grand nombre de réguliers, parce que sans cette précaution trois abbés réguliers de suite remettent de droit l’abbaye en règle. M. de la Trappe nomma le prieur de sa maison qui étoit un des plus savants et des plus capables, mais qui ne vécut pas longtemps. Il se démit et parut encore plus grand en cet état qu’il n’avoit fait dans la réforme et le gouvernement de cet admirable monastère. Avant de quitter les saints, la mort de M. Nicole, qui arriva à Paris vers la fin de cette année, mérite de n’être pas oubliée. Cet homme illustre est si connu par toute la suite de sa vie, par ses talents et sa piété sage et éminente que je ne m’y arrêterai pas ; il a laissé des ouvrages d’une instruction infinie, et qui développent le cœur humain avec une lumière qui apprend aux hommes à se connoître, et toute tournée à l’édification et à la parfaite conviction.

M. de Langres mourut presque en même temps. Il étoit Simiane, fils et frère de MM. de Gordes, tous deux chevaliers de l’ordre et premiers capitaines des gardes du corps. Le dernier vendit sa charge à M. de Chandenier, et fut depuis chevalier d’honneur de la reine. Le père, mort en 1642, faisoit souvent arrêter le carrosse de Louis XIII ; il lui disoit : « Sire, vous ne voulez pas qu’on crève, faites donc arrêter, s’il vous plaît ; » et il descendoit pour pisser. Le roi riait et le considéroit. Mon père qui l’a vu arriver cent fois me l’a conté. L’autre mourut en 1680 ; c’est le père de Mme de Rhodes. M. de Langres fut donc élevé à la cour, et de très-bonne heure premier aumônier de la reine. C’étoit un vrai gentilhomme et le meilleur homme du monde, que tout le monde aimoit, répandu dans le plus grand monde et avec le plus distingué. On l’appeloit volontiers le bon Langres. Il n’avoit rien de mauvais, même pour les mœurs, mais il n’étoit pas fait pour être évêque ; il jouoit à toutes sortes de jeux et le plus gros jeu du monde. M. de Vendôme, M. le Grand, et quelques autres de cette volée, lui attrapèrent gros deux ou trois fois au billard. Il ne dit mot, et s’en alla à Langres où il se mit à étudier les adresses du billard, et s’enfermoit bien pour cela, de peur qu’on le sût. De retour à Paris, voilà ces messieurs à le presser de jouer au billard, et lui à s’en défendre comme un homme déjà battu, et qui, depuis six mois de séjour à Langres, n’a vu que des chanoines et des curés. Quand il se fut bien fait importuner il céda enfin. Il joua d’abord médiocrement, puis mieux, et fit grossir la partie ; enfin il les gagna tous de suite, puis se moqua d’eux après avoir regagné beaucoup plus qu’il n’avoit perdu. Il avoit un grand désir de l’ordre, et de toutes façons étoit fait pour l’avoir, et mourut fort vieux sans y être parvenu.

Langres fut donné à l’abbé de Tonnerre, fils du frère aîné de M. de Noyon. Il étoit aumônier du roi, et servoit auprès de Monseigneur, qui, le lendemain au soir, s’en alla à Meudon, où les courtisans qu’il menoit avoient l’honneur de manger tous, et toujours avec lui. Quand son souper fut servi, et que l’abbé de Tonnerre eut dit le Benedicite, il lui dit de se mettre à table. L’abbé répondit modestement qu’il avoit soupé, car l’aumônier mangeoit devant à la table du maître d’hôtel. « Et pourquoi, monsieur l’abbé ? lui dit Monseigneur. Vous êtes nommé à Langres, et dès là vous savez bien que vous devez manger avec moi. Au moins, ajouta-t-il, n’y manquez plus de tout le voyage. » L’abbé de Tonnerre, après l’avoir remercié, lui dit qu’il n’ignoroit pas cet honneur et cette distinction des évêques-pairs, mais qu’il n’y avoit bontés ni amitiés qu’il ne reçût tous les jours de M. d’Orléans, qui, ne pouvant avoir cet honneur étant évêque et premier aumônier, il seroit trop peiné de lui donner ce dégoût, lui n’étant encore que nommé et ayant demandé de continuer à servir dans sa charge d’aumônier jusqu’à l’arrivée de ses bulles. Il fut extrêmement loué de cette modestie et de cette considération pour M. d’Orléans, et Monseigneur lui dit qu’il ne vouloit pas le contraindre, mais qu’il seroit le maître de se mettre à table avec lui toutes les fois qu’il le voudroit.

M. et Mme la maréchale de Lorges arrivèrent de Vichy, et se pressèrent trop d’aller à Versailles, où ils furent reçus du roi avec les plus grandes marques d’amitié et de distinction. Mais M. le maréchal parut encore en plus mauvais état à la cour qu’il n’avoit fait à Paris, et, presque aussitôt qu’il eut pris le bâton, il fut obligé de l’envoyer au maréchal de Villeroy. Le roi comprit qu’après deux aussi fortes maladies et si près à près, il ne seroit plus en état de servir, et ne voulut pas s’exposer, au milieu d’une campagne, aux inconvénients qui pouvoient naître de la santé du général. Il eut peine à en parler lui-même au maréchal, et chargea M. de La Rochefoucauld, son ami le plus intime de tous les temps, de le lui faire entendre, et de tâcher surtout qu’il ne s’opiniâtrât point là-dessus à vouloir lui parler ni lui écrire. M. de La Rochefoucauld vint donc dîner chez lui à Paris, et après le dîner le prit en particulier avec la maréchale. Ce compliment leur parut amer. M. le maréchal de Lorges se croyoit en état de commander l’armée ; il voulut une audience du roi, et il l’eut. Tout s’y passa avec toutes sortes d’égards et d’amitiés du roi, mais il ne put changer de pensée, et M. de Lorges s’y soumit de bonne grâce, quoique très-peiné de devenir inutile, surtout par rapport à moi et à ses neveux. Nous en fûmes aussi fort affligés, par la différence infinie que cela faisoit pour nous à l’armée et à la considération même partout ailleurs.

Peu de jours après nous fûmes d’un voyage de Marly, qui fut pour moi le premier, où il arriva une singulière scène. Le roi et Monseigneur y tenoient chacun une table à même heure et en même pièce, soir et matin ; les dames s’y partageoient sans affectation, sinon que Mme la princesse de Conti étoit toujours à celle de Monseigneur, et ses deux autres sœurs toujours à celle du roi. Il y avoit dans un coin de la même pièce cinq ou six couverts où, sans affectation aussi, se mettoient tantôt les unes, tantôt les autres, mais qui n’étoient tenus par personne. Celle du roi étoit plus proche du grand salon, l’autre plus voisine des fenêtres et de la porte par où, en sortant de dîner, le roi alloit chez Mme de Maintenon, qui alors dînoit souvent à la table du roi, se mettoit vis-à-vis de lui (les tables étoient rondes), ne mangeoit jamais qu’à celle-là, et soupoit toujours seule chez elle. Pour expliquer le fait il falloit mettre ce tableau au net.

Les princesses n’étoient que très-légèrement raccommodées, comme on l’a vu plus haut, et Mme la princesse de Conti intérieurement de fort mauvaise humeur du goût de Monseigneur pour la Choin, qu’elle ne pouvoit ignorer et dont elle n’osoit donner aucun signe. À un dîner pendant lequel Monseigneur étoit à la chasse, et où sa table étoit tenue par Mme la princesse de Conti, le roi s’amusa à badiner avec Mme la Duchesse, et sortit de cette gravité qu’il ne quittoit jamais, pour, à la surprise de la compagnie, jouer avec elle aux olives. Cela fit boire quelques coups à Mme la Duchesse ; le roi fit semblant d’en boire un ou deux, et cet amusement dura jusqu’aux fruits et à la sortie de table. Le roi, passant devant Mme la princesse de Conti pour aller chez Mme de Maintenon, choqué peut-être du sérieux qu’il lui remarqua, lui dit assez sèchement que sa gravité ne s’accommodoit pas de leur ivrognerie. La princesse piquée laissa passer le roi, puis se tournant à Mme de Châtillon, dans ce moment de chaos où chacun se lavoit la bouche, lui dit qu’elle aimoit mieux être grave que sac à vin (entendant quelques repas un peu allongés que ses sœurs avoient faits depuis peu ensemble). Ce mot fut entendu de Mme la duchesse de Chartres qui répondit assez haut, de sa voix lente et tremblante, qu’elle aimoit mieux être sac à vin que sac à guenilles : par où elle entendoit Clermont et des officiers des gardes du corps qui avoient été, les uns chassés, les autres éloignés à cause d’elle. Ce mot fut si cruel qu’il ne reçut point de repartie, et qu’il courut sur-le-champ par Marly, et de là par Paris et partout. Mme la Duchesse qui, avec bien de la grâce et de l’esprit, a l’art des chansons salées, en fit d’étranges sur ce même ton. Mme la princesse de Conti au désespoir, et qui n’avoit pas les mêmes armes, ne sut que devenir. Monsieur, le roi des tracasseries, entra dans celle-ci qu’il trouva de part et d’autre trop forte. Monseigneur s’en mêla aussi ; il leur donna un dîner à Meudon où Mme la princesse de Conti alla seule et y arriva la première ; les deux autres y furent menées par Monsieur. Elles se parlèrent peu, tout fut aride, et elles revinrent de tout point comme elles étoient allées.

La fin de cette année fut orageuse à Marly. Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse, plus ralliées par l’aversion de Mme la princesse de Conti, se mirent au voyage suivant à un repas rompu, après le coucher du roi, dans la chambre de Mme de Chartres au château ; Monseigneur joua tard dans le salon. En se retirant chez lui il monta chez ces princesses et les trouva qui fumoient avec des pipes qu’elles avoient envoyé chercher au corps de garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites si cette odeur gagnoit, leur fit quitter cet exercice ; mais la fumée les avoit trahies. Le roi leur fit le lendemain une rude correction, dont Mme la princesse de Conti triompha.

Cependant ces brouilleries se multiplièrent, et le roi qui avoit espéré qu’elles finiroient d’elles-mêmes, s’en ennuya ; et un soir à Versailles qu’elles étoient dans son cabinet après son souper, il leur en parla très-fortement, et conclut par les assurer que s’il en entendoit parler davantage, elles avoient chacune des maisons de campagne où il les enverroit pour longtemps et où il les trouveroit fort bien. La menace eut son effet, et le calme et la bienséance revinrent et suppléèrent à l’amitié.




  1. Voy. notes à la fin du volume.
  2. Le mot domerie, dérivé du latin dominus, était employé pour désigner la dignité abbatiale dans certains monastères. L’abbaye d’Aubrac, dont il est ici question, dépendait du diocèse de Rodez.