Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/18

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CHAPITRE XVIII.


1696. Banc au lieu de ployant aux cardinaux aux cérémonies de l’ordre, à la réception de MM. de Noyon et de Guiscard. — Duc Lanti nommé à l’ordre ; son extraction. — Prince de Conti gagne son procès contre la duchesse de Nemours. — Mariage de Barbezieux avec Mlle d’Alègre ; de M. de Luxembourg avec Mlle de Clérembault ; de Mme de Seignelay avec M. de Marsan ; du duc de Lesdiguières avec Mlle de Duras ; du duc d’Uzès avec Mlle de Monaco. — Rang nouveau de prince étranger de M. de Monaco. — Mariage du duc d’Albret et de Mlle de La Trémoille ; de Villacerf avec Mlle de Brinon ; de Lassay et d’une bâtarde de M. le Prince ; de Feuquières avec la Mignard ; de Bouzols avec Mlle de Croissy. — Comte de Luxe, fait duc vérifié de Châtillon-sur-Loing, épouse Mlle de Royan. — Le prince d’Isenghien obtient un tabouret de grâce pour toujours. — Sourde lutte de l’archevêque de Cambrai et de l’évêque de Chartres. — Mme Guyon chassée de Saint-Cyr, puis à la Bastille.

L’année 1696 commença par un petit dégoût à des gens qui n’y étoient pas accoutumés. Le roi donna l’ordre à M. de Noyon et à Guiscard, et à la cérémonie, les cardinaux d’Estrées et de Furstemberg n’eurent qu’un banc comme tous les autres chevaliers. Peu à peu cette dignité, habile en usurpation, et heureuse à les tourner en droit, avoit trouvé moyen d’avoir chacun un siège ployant à leur place auprès de la crédence de l’autel, comme Monseigneur et Monsieur et la maison royale en ont auprès du roi, qui à la fin le trouva mauvais et le leur ôta. Ils l’avalèrent sans oser dire mot.

Au chapitre qui précéda cette cérémonie le roi nomma à l’ordre le duc Lanti, dont la sœur étoit femme de la duchesse de Bracciano, qui l’y servit fort par elle et par ses amis ; il étoit à Rome et l’y reçut au grand contentement du cardinal d’Estrées, ami intime de la duchesse de Bracciano, et qui y avoit le plus travaillé. Ces Lanti ne sont rien du tout, ils ont pris le nom della Rovere, parce qu’ils en ont eu une mère, et ces Rovere eux-mêmes étoient de la lie du peuple avant leur pontificat. François della Rovere qui fut pape en 1481[1] et qui le fut quatorze ans sous le nom de Sixte IV, étoit fils d’un pêcheur des environs de Savone, et ce furieux Jules II, pape en 1503 et qui le fut dix ans, étoit fils de son frère. Ils n’oublièrent rien pour élever leur famille par argent, par alliances, par troubles et par toutes sortes de voies. Le duché d’Urbin et d’autres grands fiefs y entrèrent, qui pour la plupart sont retournés aux papes. Ces la Rovere ont eu trois ducs d’Urbin.

M. le prince de Conti gagna tout d’une voix son procès contre Mme de Nemours à l’audience de la grand’chambre, c’est-à-dire la permission de prouver que M. de Longueville étoit en état de tester lorsqu’il fit son testament en sa faveur, à quoi lui servit beaucoup son ordination postérieure à l’ordre de prêtrise par les mains du pape, et ce jugement préliminaire emportoit le fond, supposé les preuves. J’étois dans la lanterne avec M. le prince de Conti, M. le Duc et M. de La Rocheguyon, assis sur le banc et devant nous le peu des premiers officiers de ces princes qui y purent tenir. Toute la France en hommes remplissoit la grand’chambre. Le plaidoyer, déjà commencé en une autre audience, remplit celle-ci. Il fut très-éloquent, et tout de suite suivi d’un jugement. Jamais on n’ouït de tels cris de joie, ni tant d’applaudissements ; la grande salle étoit pleine de monde qui retentissoit ; à peine pûmes-nous passer. M. le prince de Conti se contint fort, mais il parut fort sensible et à la chose et à la part générale qu’on prenoit pour lui. On ne laissa pas dans le monde d’appeler un peu de ce jugement, sans se soucier pourtant de Mme de Nemours, à qui le choix de son héritier ne laissa pas de faire grand tort. La colère qu’elle conçut de cette décision est inconcevable, et tout ce qu’elle dit de plaisant et de salé contre sa partie et contre ses juges. Ce ne fut encore que le commencement de leurs combats.

Cet hiver fut fertile en mariages, Barbezieux les commença, il épousa la fille aînée de d’Alègre, qui fit à cette occasion une fête aussi somptueuse que pour l’alliance d’un prince du sang. Il étoit maréchal de camp, il en espéroit sa fortune, il eut tout le temps de s’en repentir.

Celui de M. de Luxembourg fut fort avancé avec Mme de Seignelay. C’étoit une grande femme, très-bien faite, avec une grande mine et de grands restes de beauté. Sa hauteur excessive avoit été soutenue par celle de son mari, par son opulence, sa magnificence, son autorité dans le conseil et dans sa place, dont il avoit bizarrement tenté de se faire un degré à devenir maréchal de France ; mais devenue veuve elle brûloit d’un rang et d’un autre nom quoiqu’elle eût plusieurs enfants. Le rare fut que M. de Chevreuse, qui avoit marié sa fille à M. de Luxembourg qui en étoit veuf sans enfants, et Cavoye, le plus grand favori de M. de Seignelay, furent les entremetteurs de l’affaire, que M. de Luxembourg rompit fort malhonnêtement parce qu’il la voulut rompre, les habits achetés et tous les compliments reçus. Il eut lieu de s’en repentir. Tous deux ne tardèrent pas à trouver ailleurs. M. de Luxembourg épousa Mlle de Clérembault, riche et unique héritière fort jolie, mais dont la naissance étoit légère ; son nom étoit Gillier. Elle étoit fille de Clérembault, qui, étant dans les basses charges chez Monsieur, donna dans l’œil de la comtesse du Plessis, dame d’honneur de Madame, en survivance de la maréchale du Plessis, sa belle-mère, et veuve du comte du Plessis, premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, en survivance du maréchal du Plessis, son père, qui avoit été gouverneur de Monsieur. Le comte du Plessis fut tué devant Arnheim en Hollande en 1672, à trente-huit ans, trois ans avant la mort de son père, et laissa un fils unique qui devint duc et pair par la mort du maréchal son grand-père, et qui fut tué sans alliance devant Luxembourg, en 1684, ce qui fit duc et pair le chevalier du Plessis, son oncle, qui prit le nom de duc de Choiseul. Nous avons vu plus haut l’étrange raison qui l’empêcha d’être maréchal de France. La comtesse du Plessis s’appeloit Le Loup, et étoit fille de Bellenave, et riche. Amoureuse de Clérembault, elle l’épousa, et, pour l’approcher un peu d’elle, eut le crédit de le faire premier écuyer de Madame. L’un et l’autre la quittèrent, et vécurent dans une grande avarice et fort dans le néant. Ils voulurent garder leur fille, et M. de Luxembourg se mit chez eux.

Mme de Seignelay, outrée de ce qui venoit de lui arriver, trouva un mari qui lui donnoit un rang et de meilleure maison que M. de Luxembourg. Aussi, ne le manqua-t-elle pas ; et les Matignon ses oncles se cotisèrent pour brusquer cette affaire. Ce fut avec M. de Marsan, frère de M. le Grand. Cavoye, si intime de feu M. de Seignelay et de feu M. de Luxembourg, piqué du procédé avec Mme de Seignelay, en fit la noce chez lui à Paris où il y eut fort peu de monde.

M. de Duras fit un grand mariage pour sa seconde fille. L’aînée avoit épousé, il y avoit quelques années, le duc de La Meilleraye, fils unique du duc de Mazarin, mais qui n’avoit que des richesses avec sa dignité. Il trouva pour l’autre, avec les grands biens, tout ce qu’il pouvoit désirer d’ailleurs : ce fut le jeune duc de Lesdiguières, ardemment désiré des plus grands partis, parce qu’il étoit lui-même le plus grand parti de France. Sa mère, héritière des Gondi, étoit une fée solitaire qui ne laissoit entrer presque personne dans son palais enchanté, et que la maréchale de Duras sut pourtant pénétrer. Tout convenu dans un grand secret avec elle, qui étoit aussi la tutrice, il fut question des parents ; le maréchal de Villeroy et M. le Grand, qui étoient les plus proches du côté paternel, et la maréchale de Villeroy du maternel, firent grand bruit. Le maréchal et le père du jeune duc étoient enfants du frère et de la sœur, et la duchesse de Lesdiguières et la maréchale étoient filles aussi du frère et de la sœur. Mme d’Armagnac étoit sœur du maréchal ; lui et M. le Grand étoient intimes. Il ménageoit depuis longtemps Mme de Lesdiguières qui se servoit de son crédit à son gré. Plusieurs partis avoient manqué à Mlle d’Armagnac ; ils vouloient celui-ci, bien que plus jeune qu’elle, et c’est ce qui les mit en si grand émoi. Pendant ce vacarme, tout fut signé, et par M. de La Trémoille, tuteur paternel, gendre du feu duc de Créqui, ami des maréchaux de Duras et de Lorges, et fils de leur cousin germain. Cela fit taire tout à coup les autres, et le mariage se fit à petit bruit à l’hôtel de Duras, parce que Mme de Lesdiguières ne voulut point de monde, encore moins les parents de mauvaise humeur. Il n’en coûta que cent mille écus de dot à M. de Duras, encore en retint-il onze mille livres de rente pour loger et nourrir sa fille et son gendre. Il avoit marié l’aînée à aussi bon marché. La mariée étoit grande, bien faite, belle, avec le plus grand air du monde, et d’ailleurs très-aimable, et l’âge convenoit entièrement.

Il s’en fit un autre d’âges bien disproportionnés, du duc d’Uzès, qui avoit dixhuit ans, et de la fille unique du prince de Monaco, sœur du duc de Valentinois, gendre de M. le Grand : elle avoit trente-quatre ou trente-cinq ans, et les paraissoit. Elle étoit riche ; sa mère étoit sœur du duc de Grammont. Il étoit lors dans les horreurs de la taille. M. de Valentinois n’avoit ni feu ni lieu que chez son beau-père, et il n’avoit pas lieu d’être bien avec sa femme ni avec les siens ; M. de Monaco étoit à Monaco. La noce se fit donc chez la duchesse du Lude, veuve en premières noces de ce galant comte de Guiche, frère aîné du duc de Grammont, et elle étoit toujours demeurée fort unie avec eux tous. Mlle de Monaco avoit le tabouret, parce qu’au mariage de M. de Valentinois, en 1688, M. le Grand avoit obtenu le rang de prince étranger pour M. de Monaco et pour ses enfants, à quoi ils n’avoient jamais osé songer jusque-là. La mère de M. de Monaco vint à Paris pour le faire tenir sur les fonts de baptême par le roi et par la reine sa mère. Son mari étoit mort sans que son père, qui vivoit encore, se fût démis. Elle s’appeloit la princesse de Mourgues. C’étoit M. d’Angoulême qui, étant dans son gouvernement de Provence, avoit fait avec ce même beaupère le traité de se donner à la France. Ce fut donc à la duchesse d’Angoulême, sa veuve, qu’elle s’adressa pour la présenter et la mener à la cour. Elle y fut debout, sans prétention ni équivoque ; et, après un court séjour, elle s’en retourna avec son fils, comblée des bontés du roi et de la reine. Mme d’Angoulême, chez qui ma mère a logé longtemps fille et y a été mariée, le lui a conté cent fois ; et c’est le père de ce prince de Monaco du traité, qui le premier s’est fait appeler et intituler prince de Monaco ; le père de celui-là et tous ses devanciers ne se sont jamais dits ni fait appeler que seigneurs de Monaco. C’est, au demeurant, la souveraineté d’une roche, du milieu de laquelle on peut pour ainsi dire cracher hors de ses étroites limites.

Le duc d’Albret, fils aîné de M. de Bouillon, épousa la fille du duc de La Trémoille ; il y eut d’autres mariages plus tard dont il vaut autant finir la matière tout de suite. Mme la maréchale de Lorges maria une cousine germaine, qu’elle avoit auprès d’elle, au marquis de Saint-Herem, du nom de Montmorin, qui étoit fort de mes amis. Il avoit la survivance du gouvernement de Fontainebleau de son père, que le roi prit en 1688 pour un homme de peu, quoique de très-bonne et ancienne maison et très-bien alliée, dont les pères avoient eu le gouvernement d’Auvergne, et qui ne le fit point chevalier de l’ordre. M. de La Rochefoucauld, ami du bonhomme Saint-Herem, le détrompa ; mais il n’étoit plus temps.

Villacerf épousa Mlle de Brinon, sans bien ; elle étoit Saint-Nectaire et lui Colbert : les noms ne se ressembloient pas. Son père et Saint-Pouange, son frère, étoient fils d’une sœur du chancelier Le Tellier. Saint-Pouange faisoit tout sous M. de Louvois, et après sous Barbezieux. Ils avoient répudié les Colbert pour les Tellier, dont ils avoient pris les livrées et suivi la fortune ; tous deux étoient bien avec le roi, surtout Villacerf, avec confiance de longue main. C’étoit aussi un très-bon homme et fort homme d’honneur. Il eut les bâtiments à la mort de Louvois, et fut aussi un temps premier maître d’hôtel de la reine. Son fils aîné avoit été tué à la tête d’un régiment qu’on avoit fait royal pour lui ; celui-ci avoit servi à la mer quelque temps.

Lassay épousa à l’hôtel de Condé la bâtarde de M. le Prince et de Mlle de Montalois qu’il avoit fait légitimer[2]. Elle étoit fort jolie et avoit beaucoup d’esprit. Il en eut du bien et la lieutenance générale de Bresse. Il étoit fils de Montalaire, grand menteur de son métier, et d’une Vipart, très-petite demoiselle de Normandie. Ce nom de Madaillan est étrangement connu par la vie de M. d’Épernon, et n’a pas brillé depuis. Lassay avoit déjà été marié deux fois. D’une Sibour, qu’il perdit tout au commencement de 1675, il eut une fille unique qui n’eut point d’enfants du marquis de Coligny, dernier de cette grande et illustre maison. Il devint après amoureux de la fille d’un apothicaire qui s’appeloit Pajot, si belle, si modeste, si sage, si spirituelle, que Charles IV, duc de Lorraine, éperdu d’elle, la voulut épouser malgré elle, et n’en fut empêché que parce que le roi la fit enlever. Lassay, qui n’étoit pas de si bonne maison, l’épousa, et en eut un fils unique ; puis la perdit, et en pensa perdre l’esprit. Il se crut dévot, se fit une retraite charmante joignant les Incurables, et y mena quelques années une vie fort édifiante. À la fin il s’en ennuya ; il s’aperçut qu’il n’étoit qu’affligé, et que la dévotion passoit avec la douleur. Il avoit beaucoup d’esprit, mais c’étoit tout. Il chercha à rentrer dans le monde, et bientôt il se trouva tout au milieu. Il s’attacha à M. le Duc et à MM. les princes de Conti, avec qui il fit le voyage de Hongrie. Il n’avoit jamais servi et avoit été quelque temps à faire l’important en basse Normandie ; il plut à M. le Duc par lui être commode à ses plaisirs ; et il espéra de ce troisième mariage s’initier à la cour sous sa protection et celle de Mme la Duchesse ; il n’y fut jamais que des faubourgs. Il en eut une fille unique.

Un mariage d’amour fort étrange suivit celui-ci, d’un frère de Feuquières, qui n’avoit jamais fait grand’chose, avec la fille du célèbre Mignard, le premier peintre de son temps, qui étoit mort, et dont j’ai parlé ci-devant ; elle étoit encore si belle, que Bloin, premier valet de chambre du roi, l’entretenoit depuis longtemps au vu et au su de tout le monde, et fût cause que le roi en signa le contrat de mariage.

Enfin Bouzols, gentilhomme d’Auvergne, tout simple et peu connu, sinon pour avoir acheté le régiment Royal-Piémont, épousa la fille aînée de Croissy, déjà fort montée en graine et très-laide. Ce n’étoit pas faute d’ambition d’être duchesse comme ses cousines, mais à force d’attendre et d’espérer, il fallut faire une fin et se contenter du possible, fort éloigné du titre. Elle avoit infiniment d’esprit, de grâces, et d’amusement dans l’esprit, et passoit sa vie avec Mme la Duchesse ; elle ne faisoit pas moins de chansons bien assenées qu’elle, mais elle et son cher ami Lassay ne furent pas à l’épreuve des siennes, et si parlantes et si plaisantes qu’on s’en souvient toujours.

Le roi fit presque en même temps deux grâces. Il avoit fait passer la Normandie du maréchal de Luxembourg à son fils aîné, à condition qu’il ne lui parlât jamais pour lui de sa charge de capitaine des gardes du corps. Le père, hardi de ses lauriers, et qui, avec raison, ne se croyoit pas inférieur en naissance aux Bouillon, aux Rohan, aux Monaco, auxquels tous le roi avoit donné des rangs de princes étrangers, s’étoit mis à le prétendre et à l’en presser ; et comme il fait toujours bon se mettre en prétention, comme disoit M. Le Tellier, le roi s’en crut quitte à bon marché de promettre à M. de Luxembourg de faire son second fils duc, lorsqu’il trouveroit quelque mariage.

M. de Luxembourg mourut avant que le comte de Luce fût marié ; la famille crut ne devoir pas laisser refroidir trop longtemps la promesse. Le maréchal ne fut pas plutôt mort, que le roi s’en repentit ; néanmoins il ne put reculer, mais il le fit de mauvaise grâce. Il fit donc expédier une érection sur Châtillon-sur-Loing, que le comte de Luce avoit eu du legs universel de sa tante Mme de Meckelbourg, pour être vérifiée au parlement sans pairie lorsqu’il se marieroit, et n’en pas jouir auparavant. Il épousa enfin Mlle de Royan, celle-là même que la duchesse de Bracciano, sa tante, avoit eu tant d’envie de me donner, et à laquelle Phélypeaux avoit osé prétendre. Ce nouveau duc ne put jamais plaire au roi depuis qu’il le fut, et en essuya tous les dégoûts qu’il lui put donner toute sa vie, pour se dépiquer de l’avoir fait duc malgré lui.

L’autre grâce fut fort extraordinaire, et j’avoue franchement que je ne sais d’où elle vint. Le roi, qui aimoit le feu maréchal d’Humières, avoit fait le mariage de sa fille aînée, en lui accordant un tabouret de grâce, en épousant le prince d’Isenghien ; ce qui a le même effet que ce qu’on connoît sous le nom d’un brevet de duc. Il étoit mort et avoit laissé deux fils ; le roi, sans aucune occasion, ni de mariage, non seulement accorda la même grâce à l’aîné, mais, ce qui étoit sans exemple, il l’accorda de mâle en mâle à sa postérité : c’est-à-dire que, sans aucun renouvellement, le fils aîné y succéderoit à son père, n’ayant toutefois que des honneurs sans aucun rang, comme les ducs à brevet.

Le nouvel archevêque de Cambrai s’applaudissoit cependant de ses succès auprès de Mme de Maintenon ; les espérances qu’il en concevoit, avec de si bons appuis, étoient grandes, mais il crut ne les pouvoir conduire avec sûreté jusqu’où il se les proposoit, qu’en achevant de se rendre maître de son esprit sans partage. Godet, évêque de Chartres, tenoit à elle par les liens les plus intimes ; il étoit diocésain de Saint-Cyr : il en étoit le directeur unique ; il étoit de plus celui de Mme de Maintenon : ses mœurs, sa doctrine, sa piété, ses devoirs épiscopaux, tout étoit irrépréhensible. Il ne faisoit à Paris que des voyages courts et rares, logé au séminaire de Saint-Sulpice, se montroit encore plus rarement à la cour et toujours comme un éclair, et voyoit Mme de Maintenon longtemps et souvent à Saint-Cyr, et faisoit d’ailleurs par lettres tout ce qu’il vouloit. C’étoit donc là un étrange rival à abattre ; mais quelque ancré qu’il fût, son extérieur de cuistre le rassura. Il le crut tel à sa longue figure malpropre, décharnée, toute sulpicienne ; un air cru simple, aspect niais et sans liaisons qu’avec de plats prêtres, en un mot il le prit pour un homme sans monde, sans talents, de peu d’esprit et court de savoir, que le hasard de Saint-Cyr, établi dans son diocèse, avoit porté où il étoit, noyé dans ses fonctions, et sans autre appui, ni autre connoissance : dans cette idée, il ne douta pas de lui faire bientôt perdre terre par la nouvelle spiritualité de Mme Guyon, déjà si goûtée de Mme de Maintenon ; il n’ignoroit pas qu’elle n’étoit pas insensible aux nouveautés de toute espèce, et il se flatta de culbuter par là M. de Chartres, dont Mme de Maintenon sentiroit et mépriseroit l’ignorance pour ne plus rien voir que par lui.

Pour arriver à ce but, il travailla à persuader Mme de Maintenon de faire entrer Mme Guyon à Saint-Cyr, où elle auroit le temps de la voir et de l’approfondir tout autrement que dans de courtes et rares après-dînées, à l’hôtel de Chevreuse ou de Beauvilliers. Il y réussit. Mme Guyon alla à Saint- Cyr deux ou trois fois. Ensuite Mme de Maintenon, qui la goûtoit de plus en plus, l’y fit coucher, et de l’un à l’autre, mais près à près, les séjours s’y allongèrent, et par son aveu elle s’y chercha des personnes propres à devenir ses disciples, et elle s’en fit. Bientôt il s’éleva dans Saint-Cyr un petit troupeau tout à part, dont les maximes et même le langage de spiritualité parurent fort étrangers à tout le reste de la maison, et bientôt fort étranges à M. de Chartres. Ce prélat n’étoit rien moins que ce que M. de Cambrai s’en étoit figuré. Il étoit fort savant et surtout profond théologien ; il y joignoit beaucoup d’esprit ; il y avoit de la douceur, de la fermeté, même des grâces ; et ce qui étoit le plus surprenant dans un homme qui avoit été élevé et n’étoit jamais sorti de la profondeur de son métier, il étoit tel pour la cour et pour le monde que les plus fins courtisans, auroient eu peine à le suivre et auroient eu à profiter de ses leçons. Mais c’étoit en lui un talent enfoui pour les autres, parce qu’il ne s’en servoit jamais sans de vrais besoins. Son désintéressement, sa piété, sa rare probité les retranchoient presque tous, et Mme de Maintenon, au point où il étoit avec elle, suppléoit à tout.

Dès qu’il eut le vent de cette doctrine étrangère, il fit en sorte d’y faire admettre deux dames de Saint-Cyr sur l’esprit et le discernement desquelles il pouvoit compter, et qui pourroient faire impression sur Mme de Maintenon. Il les choisit surtout parfaitement à lui et les instruisit bien. Ces nouvelles prosélytes parurent d’abord ravies et peu à peu enchantées. Elles s’attachèrent plus que pas une à leur nouvelle directrice, qui, sentant leur esprit et leur réputation dans la maison, s’applaudit d’une conquête qui lui aplaniroit celle qu’elle se proposoit. Elle s’attacha donc aussi à gagner entièrement ces filles ; elle en fit ses plus chères disciples ; elle s’ouvrit à elles comme aux plus capables de profiter de sa doctrine et de la faire goûter dans la maison. Elle et M. de Cambrai, qu’elle instruisoit de tous ses progrès, triomphoient, et le petit troupeau exultoit. M. de Chartres, par le consentement duquel Mme Guyon étoit entrée à Saint-Cyr et y étoit devenue maîtresse extérieure, la laissa faire. Il la suivoit de l’œil ; ses fidèles lui rendoient un compte exact de tout ce qu’elles apprenoient en dogmes et en pratique. Il se mit bien au fait de tout, il l’examina avec exactitude, et quand il crut qu’il étoit temps, il éclata.

Mme de Maintenon fut étrangement surprise de tout ce qu’il lui apprit de sa nouvelle école, et plus encore de ce qu’il lui en prouva par la bouche de ses deux affidées, et par ce qu’elles en avoient mis par écrit. Mme de Maintenon interrogea d’autres écolières ; elle vit par leurs réponses que, plus ou moins instruites et plus ou moins admises dans la confiance de leur nouvelle maîtresse, tout alloit au même but, et que ce but et le chemin étoient fort extraordinaires. La voilà bien en peine, puis en grand scrupule ; elle se résolut à parler à M. de Cambrai ; celui-ci, qui ne soupçonnoit pas qu’elle fût si instruite, s’embarrassa et augmenta les soupçons. Tout à coup Mme Guyon fut chassée de Saint-Cyr, et on ne s’y appliqua plus qu’à effacer jusqu’aux moindres traces de ce qu’elle y avoit enseigné. On y eut beaucoup de peine ; elle en avoit charmé plusieurs qui s’étoient véritablement attachées à elle et à sa doctrine, et M. de Chartres en profita pour faire sentir tout le danger de ce poison et pour rendre M. de Cambrai fort suspect. Un tel revers et si peu attendu l’étourdit, mais il ne l’abattit pas. Il paya d’esprit, d’autorités mystiques, de fermeté sur ses étriers. Ses amis principaux le soutinrent.

M. de Chartres, content de s’être solidement raffermi dans l’esprit et la confiance de Mme de Maintenon, ne voulut pas pousser si fort de suite un homme si soutenu ; mais sa pénitente, piquée d’avoir été conduite sur le bord du précipice, se refroidit de plus en plus pour M. de Cambrai, et s’irrita de plus en plus contre Mme Guyon. On sut qu’elle continuoit à voir sourdement du monde à Paris ; on le lui défendit sous de si grandes peines qu’elle se cacha davantage, mais sans pouvoir se passer de dogmatiser bien en cachette, ni son petit troupeau de se rassembler par parties autour d’elle en différents lieux. Cette conduite, qui fut éclairée, lui fit donner ordre de sortir de Paris. Elle obéit, mais incontinent elle se vint cacher dans une petite maison obscure du faubourg Saint-Antoine. L’extrême attention avec laquelle elle étoit suivie fit que ne la dépistant de nulle part, on ne douta pas qu’elle ne fût rentrée dans Paris, et à force de recherches on la soupçonna où elle étoit, sur le rapport qu’on eut des voisins des mystères sans lesquels cette porte ne s’ouvroit point. On voulut être éclairci ; une servante qui portoit le pain et les herbes fut suivie de si près et si adroitement qu’on entra avec elle.

Mme Guyon fut trouvée et conduite sur-le-champ à la Bastille avec ordre de l’y bien traiter, mais avec les plus rigoureuses défenses de la laisser voir, écrire, ni recevoir de nouvelles de personne. Ce fut un coup de foudre pour M. de Cambrai et pour ses amis, et pour le petit troupeau qui ne s’en réunit que davantage. Les suites dépasseroient l’année. Il vaut mieux en demeurer où nous en sommes pour celle-ci et remettre aux événements de la suivante tout ce qui les amena.


  1. Sixte IV fut pape de 1471 à 1484.
  2. Julie de Bourbon, fille naturelle d’Henri-Jules de Bourbon, prince de Condé et de Françoise de Montalais, épousa, le 5 mars 1696, François de Lesparre de Madaillan, marquis de Lassay. Saint-Simon appelle d’abord le père de Lassay Montalaire, et à la ligne suivante Madaillan. Nous avons reproduit exactement le manuscrit ; mais le nom de Madaillan est le seul exact.