Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/13

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CHAPITRE XIII.


La belle-fille de Pontchartrain et son intime liaison avec Mme de Saint-Simon. — Amitié intime entre Pontchartrain et moi. — Amitié intime entre l’évêque de Chartres et moi. — Le Charmel ; ma liaison avec lui. — Méprise de M. de la Trappe au choix d’un abbé, et son insigne vertu. — Changement d’abbé à la Trappe.


L’intervalle est si court entre le retour du roi le 24 septembre de Compiègne, et son départ le 2 octobre pour Fontainebleau, que je placerai ici une chose qui fut entamée avant le premier de ces deux voyages, et qui ne fut consommée qu’au retour du second. Elle semblera peu intéressante parmi tout ce qui l’a précédée et la suivra, mais j’y pris trop de part pour l’omettre, et je ne la puis bien expliquer sans rappeler ma situation avec quelques personnes. La première me fait trop d’honneur pour n’être pas embarrassé à la rapporter ; mais, outre que la vérité doit l’emporter sur toute autre considération, c’est qu’elle a influé depuis sur tant de choses importantes qu’il n’est pas possible de l’omettre.

On a vu en son temps le mariage du fils unique de M. de Pontchartrain avec une sœur du comte de Roucy, cousine germaine de Mme de Saint-Simon. Ils ne l’avoient désirée que pour l’alliance, et par la façon dont ils en usèrent pour tous ses proches, toutefois en trayant, ils firent tout ce qu’il falloit pour en profiter. Il n’y en eut point qu’ils recherchassent autant que Mme de Saint-Simon, et qu’ils désirassent tant lier avec leur belle-fille. Elle se trouva très-heureusement née, avec beaucoup de vertu, de douceur et d’esprit, toute Roucy qu’elle étoit, beaucoup de sens et de crainte de se méprendre et de mal faire, ce qui lui donnoit une timidité bienséante à son âge. Avec cela, pour peu qu’elle fût en quelque liberté, toutes les grâces, tout le sel, et tout ce qui peut rendre une femme aimable et charmante, et avec le temps une conduite, une connoissance des gens et des choses, un discernement fort audessus d’une personne nourrie dans une abbaye à Soissons, et tombée dans une maison où dans les commencements elle fut gardée à vue, ce qu’elle eut le bon esprit d’aimer, et de s’attacher de cœur à tout ce à quoi elle le devoit être. La sympathie de vertus, de goûts, d’esprits, forma bientôt entre elle et Mme de Saint-Simon une amitié qui devint enfin la plus intime, et la confiance la plus sans réserve qui pût être entre deux sœurs. M. et Mme de Pontchartrain en étoient ravis. Je ne sais si cette raison détermina M. de Pontchartrain ; mais sur la fin de l’hiver de cette année, l’étant allé voir dans son cabinet, comme depuis ce mariage j’y allois quelquefois mais pas fort souvent à ces heures-là de solitude, après un entretien fort court et fort ordinaire, il me dit qu’il avoit une grâce à me demander, mais qui lui tenoit au cœur de façon à n’en vouloir pas être refusé. Je répondis comme je devois à un ministre alors dans le premier crédit et dans les premières places de son état. Il redoubla, avec cette vivacité et cette grâce pleine d’esprit et de feu qu’il mettoit à tout quand il vouloit, que tout ce que je lui répondois étoit des compliments, que ce n’étoit point cela qu’il lui falloit, c’étoit parler franchement, et nettement lui accorder ce qu’il désiroit passionnément et qu’il me demandoit instamment ; et tout de suite il ajouta : « l’honneur de votre amitié, et que j’y puisse compter comme je vous prie de compter sur la mienne, car vous êtes très-vrai, et si vous me l’accordez, je sais que j’en puis être assuré. » Ma surprise fut extrême à mon âge, et je me rabattis sur l’honneur et la disproportion d’âge et d’emplois. Il m’interrompit, et me serrant de plus en plus près, il me dit que je voyois avec quelle franchise il me parloit, que c’étoit tout de bon et de tout son cœur qu’il désiroit et me demandoit mon amitié, et qu’il me demandoit réponse précise. Je supprime les choses honnêtes dont cela fut accompagné. Je sentis en effet qu’il me parloit fort sérieusement, et que c’étoit un engagement que nous allions prendre ensemble ; je pris mon parti, et après un mot de reconnoissance, d’honneur, de désir, je lui dis que pour lui répondre nettement il falloit lui avouer que j’avois une amitié qui passeroit toujours devant toute autre, que c’étoit celle qui me liait intimement à M. de Beauvilliers, dont je savois qu’il n’étoit pas ami ; mais que s’il vouloit encore de mon amitié à cette condition, je serois ravi de la lui donner, et comblé d’avoir la sienne. Dans l’instant il m’embrassa, me dit que c’étoit là parler de bonne foi, qu’il m’en estimoit davantage, qu’il n’en désiroit que plus ardemment mon amitié, et nous nous la promîmes l’un à l’autre. Nous nous sommes réciproquement tenu parole plénièrement. Elle a réciproquement duré jusqu’à sa mort dans la plus grande intimité et dans la confiance la plus entière. Au sortir de chez lui, ému encore d’une chose qui m’avoit autant surpris, j’allai le dire à M. de Beauvilliers qui m’embrassa tendrement, et qui m’assura qu’il n’étoit pas surpris du désir de M. de Pontchartrain, et beaucoup moins de ma conduite sur lui-même. Le rare est que Pontchartrain n’en dit rien à son fils ni à sa belle-fille, ni moi non plus, et personne à la cour ne se douta d’une chose si singulière qu’à la longue, c’est-à-dire de l’amitié intime entre deux hommes si inégaux en tout.

J’avois encore un autre ami fort singulier à mon âge. C’étoit l’évêque de Chartres. Il étoit mon diocésain à la Ferté. Cela avoit fait qu’il étoit venu chez moi, d’abord avec un vieil ami de mon père qui s’appeloit l’abbé Bailly. Peu à peu l’amitié se mit entre nous, et la confiance. Dans la situation où il était avec Mme de Maintenon, jamais je ne l’employai à rien qu’une seule fois, et bien légère, qui se trouvera en son temps. Je le voyois souvent chez lui et chez moi à Paris, et j’étois avec lui à portée de tout.

Un autre encore avec qui je liai amitié fut du Charmel que j’avois vu plusieurs fois à la Trappe. C’étoit un gentilhomme tout simple de Champagne, qui s’étoit introduit à la cour par le jeu, qui y gagna beaucoup et longtemps, sans jamais avoir été soupçonné le plus légèrement du monde. Il prêtoit volontiers, mais avec choix, et il se fit beaucoup d’amis considérables. M. de Créqui le prit tout à fait sous sa protection. Il lui fit acheter du maréchal d’Humières une des deux compagnies des cent gentilshommes de la maison du roi au bec de corbin. Cela n’avoit plus que le nom. M. de Créqui, fort bien avec le roi alors, et avec un air d’autorité à la cour, étoit premier gentilhomme de la chambre ; lui fit avoir des entrées sous ce prétexte de sa charge ; le roi le traitoit bien et lui parloit souvent ; il étoit de tous ses voyages, et au milieu de la meilleure compagnie de la cour. Tout lui riait : l’âge, la santé, le bien, la fortune, la cour ; les amis, même les dames, et des plus importantes, qui l’avoient trouvé à leur gré. Dieu le toucha par la lecture d’Abbadie : De la vérité de la religion, chrétienne ; il ne balança ni ne disputa, et se retira dans une maison joignant l’institution de l’Oratoire. Le roi eut peine à le laisser aller. « Quoi, lui dit-il, Charmel, vous ne me verrez jamais ? — Non, sire, répondit-il, je n’y pourrois résister, je retournerois en arrière, il faut faire le sacrifice entier et s’enfuir. » Il passoit sa vie dans toutes sortes de bonnes œuvres, dans une pénitence dure jusqu’à l’indiscrétion, et alloit le carnaval tous les ans à la Trappe ; il y demeuroit jusqu’à Pâques, où, excepté le travail des mains, il menoit en tout la même vie que les religieux.

C’étoit un homme d’une grande dureté pour soi, d’un esprit au-dessous du médiocre, qui s’entêtoit aisément et qui ne revenoit pas de même, de beaucoup de zèle qui n’étoit pas toujours réglé, mais d’une grande fidélité à sa pénitence, à ses œuvres, et qui se jetoit la tête la première dans tout ce qu’il croyoit de meilleur. Avant sa retraite fort honnête homme et fort sûr, très capable d’amitié, doux et bon homme. On le connoîtra encore mieux en ajoutant qu’il avoit une sœur mariée en Lorraine à un Beauvau, avec qui il étoit fort uni, et que son neveu, fils de ce mariage, épousa une nièce de Couronges, que nous allons voir venir conclure le mariage de M. de Lorraine avec la dernière fille de Monsieur. [C’est] cette nièce, qui, sous le nom de Mme de Craon que portoit son mari, fut dame d’honneur de Mme la duchesse de Lorraine, et fit, par le crédit qu’elle prit auprès de M. de Lorraine, une si riche maison et son mari grand d’Espagne, puis prince de l’empire, qui a eu depuis l’administration de la Toscane et la Toison de l’empereur, que j’ai fort connu par rapport à son oncle et qui est demeuré depuis toujours de mes amis.

Tout cela dit, venons à ce qui m’a engagé à l’écrire. On a vu en son temps que M. de la Trappe avoit obtenu du roi un abbé régulier de sa maison et de son choix, auquel il s’étoit démis pour ne plus penser qu’à son propre salut après avoir si longtemps contribué à celui de tant d’autres. On a vu aussi que cet abbé mourut fort promptement après, et que le roi agréa celui qui lui fut proposé par M. de la Trappe pour en remplir la place. Mais pour saints, pour éclairés et pour sages que soient les hommes, ils ne sont pas infaillibles. Un carme déchaussé s’étoit jeté à la Trappe depuis peu d’années. Il avoit de l’esprit, de la science, de l’éloquence. Il avoit prêché avec réputation. Il savoit fort le monde, et il paraissoit exceller en régularité dans tous les pénibles exercices de la vie de la Trappe. Il s’appeloit D. François-Gervaise, et il avoit un frère trésorier de Saint-Martin de Tours, qui étoit homme de mérite, et qui se consacra depuis aux missions, et fut tué en Afrique évêque in partibus. Ce carme étoit connu de M. de Meaux, dans le diocèse duquel il avoit prêché. M. de la Trappe, son ami, le consulta ; M. de Meaux l’assura qu’il ne pouvoit faire un meilleur choix.

C’étoit un homme de quarante ans et d’une santé à faire espérer une longue vie et un long exemple ; ses talents, sa piété, sa modestie, son amour de la pénitence séduisirent M. de la Trappe, et le témoignage de M. de Meaux acheva de le déterminer. Ce fut donc lui qui, à la prière de M. de la Trappe, fut nommé par le roi pour succéder à celui qu’il venoit de perdre. Ce nouvel abbé ne tarda pas à se faire mieux connoître après qu’il eut eu ses bulles ; il se crut un personnage, chercha à se faire un nom, à paroître et à n’être pas inférieur au grand homme à qui il devoit sa place et à qui il succédoit. Au lieu de le consulter il en devint jaloux, chercha à lui ôter la confiance des religieux, et n’en pouvant venir à bout, à l’en tenir séparé. Il fit l’abbé avec lui plus qu’avec nul autre ; il le tint dans la dépendance, et peu à peu se mit à le traiter avec une hauteur et une dureté extraordinaires, et à maltraiter ouvertement ceux de la maison qu’il lui crut les plus attachés. Il changea autant qu’il le put tout ce que M. de la Trappe avoit établi, et sans réflexion que les choses ne subsistent que par le même esprit qui les a établies, surtout celles de ce genre si particulier et si sublime. Il alloit à la sape avec application, et il suffisoit qu’une chose eût été introduite par M. de la Trappe pour y en substituer une tout opposée. Prélat plus que religieux, ne se prêtant qu’à ce qui pouvoit paroître ; et devant les amis de M. de la Trappe (quand ils étoient gens à être ménagés), dans les adorations pour lui, dont tout aussitôt après il savoit se dédommager par les procédés avec lui les plus étranges.

Outre ce qu’il en coûtoit au cœur et à l’esprit de M. de la Trappe, cette conduite n’alloit pas à moins qu’à un prompt renversement de toute régularité, et à la chute d’un si saint et si merveilleux édifice. M. de la Trappe le voyoit et le sentoit mieux que personne et par sa lumière et par son expérience, lui qui l’avoit construit et soutenu de fond en comble. Il en répandoit une abondance de larmes devant son crucifix. Il savoit que d’un mot il renverseroit cet insensé, il étoit peiné pour sa maison de ne le pas faire, et déchiré de la voir périr ; mais il étoit lui-même si indignement traité tous les jours et à tous les moments de sa vie, que la crainte extrême de trouver, même involontairement, quelque satisfaction personnelle à se défaire de cet ennemi et de ce persécuteur le retenoit tellement là-dessus, qu’à moi-même il me dissimuloit ses peines et me persuadoit tant qu’il pouvoit que cet abbé faisoit très-bien en tout, et qu’il en étoit parfaitement content. Il ne mentoit pas assurément, il se plaisoit trop dans cette nouvelle épreuve, qui se peut dire la plus forte de toutes celles par lesquelles il a été épuré, et il ne craignoit rien tant que de sortir de cette fournaise. Il excusoit donc tout ce qu’il ne pouvoit nier, et avaloit à longs traits l’amertume de ce calice. Si M. Maisne et un ou deux anciens religieux le pressoient sur la ruine de sa maison, à qui il ne pouvoit dissimuler ce qu’ils voyoient et sentoient eux-mêmes, il répondoit que c’étoit l’œuvre de Dieu, non des hommes, et qu’il avoit ses desseins et qu’il falloit le laisser faire.

M. Maisne étoit un séculier qui avoit beaucoup de lettres, infiniment d’esprit, de douceur, de candeur, et de l’esprit le plus gai et le plus aimable, qui depuis plus de trente ans vivoit là comme un religieux, et qui avoit écrit, sous M. de la Trappe, la plupart de ses lettres et de ses ouvrages qu’il lui dictoit.

Je savois donc par lui et par ces autres religieux tous les détails de ce qui se passoit dans cet intérieur. J’en savois encore par M. de Saint-Louis : c’étoit un gentilhomme qui avoit passé une grande partie de sa vie à la guerre, jusqu’à être brigadier de cavalerie, avec un beau et bon régiment. Il étoit fort connu et fort estimé du roi, sous qui il avoit servi plusieurs campagnes avec beaucoup de distinction. Les généraux en faisoient tous beaucoup de cas, et M. de Turenne l’aimoit plus qu’aucun autre. La trêve de vingt ans lui fit peur en 1684 ; il n’étoit pas loin de la Trappe ; il y avoit vu M. de la Trappe au commencement qu’il s’y retira ; il vint s’y retirer auprès de lui dans la maison qu’il avoit bâtie au dehors pour les abbés commendataires, afin qu’ils ne troublassent point la régularité du dedans ; et il y a vécu dans une éminente piété. C’étoit un de ces pieux militaires, pleins d’honneur et de courage et de droiture, qui la mettent à tout sans s’en écarter jamais, avec une fidélité jamais démentie, et à qui le cœur et le bon sens servent d’esprit et de lumière, avec plus de succès que l’esprit et la lumière n’en donnent à beaucoup de gens.

Le temps s’écouloit de la sorte sans qu’il fût possible de persuader M. de la Trappe contre l’amour de ses propres souffrances, ni d’espérer rien que de pis en pis de celui qui étoit en sa place. Enfin il arriva ce qu’on n’auroit jamais pu imaginer. D. Gervaise tomba dans la punition de ces philosophes superbes dont parle l’Écriture ; par une autre merveille, ses précautions furent mal prises, et par une autre plus grande encore, le pur hasard, ou pour mieux dire la Providence, le fit prendre sur le fait. On alla avertir M. de la Trappe, et, pour qu’il ne pût pas en douter, celui dont il s’agissoit lui fut mené. M. de la Trappe épouvanté, tant qu’on peut l’être, fut tout aussitôt occupé de ce que pourroit être devenu D. Gervaise. Il le fit chercher partout, et il fut longtemps dans la crainte qu’il ne se fût allé jeter dans les étangs dont la Trappe est environnée. À la fin on le trouva caché sur les voûtes de l’église, prosterné et baigné de larmes. Il se laissa amener devant M. de la Trappe, à qui il avoua ce qu’il ne pouvoit lui cacher. M. de la Trappe, qui vit sa douleur et sa honte, ne songea qu’à le consoler avec une charité infinie, en lui laissant pourtant sentir combien il avoit besoin de pénitence et de séparation. Gervaise entendit à demi-mot, et dans l’état où il se trouvoit, il offrit sa démission. Elle fut acceptée. On manda un notaire à Mortagne, qui vint le lendemain, et l’affaire fut consommée. M. du Charmel, qui étoit fort bien avec M. de Paris, reçut par un exprès cette démission, avec une lettre de D. Gervaise à ce prélat, qu’il prioit de présenter sa démission au roi.

Il étoit arrivé deux choses depuis fort peu qui causèrent un étrange contretemps : l’une, que la conduite de D. Gervaise à l’égard de M. de la Trappe et de sa maison, qui commençoit à percer, lui avoit attiré une lettre forte du P. de La Chaise de la part du roi ; l’autre, qu’il avoit étourdiment accepté le prieuré de l’Estrée auprès de Dreux, pour y mettre des religieux de la Trappe sans la participation du roi, ce qui d’ailleurs ne pouvoit qu’être nuisible par beaucoup de raisons ; mais la vanité veut toujours s’étendre et faire parler de soi. Le roi l’avoit trouvé très-mauvais, et lui avoit fait mander par le P. de La Chaise de retirer ses religieux, qui y avoit ajouté la mercuriale que ce trait méritoit. À la première, il répondit par une lettre, qu’il tira de l’amour de M. de la Trappe pour la continuation de ses souffrances, telle que D. Gervaise la voulut dicter ; à la seconde, par une soumission prompte et par beaucoup de pardons. Ce fut donc en cadence de ces deux lettres, et fort promptement après, qu’arriva la démission que le roi remit au P. de La Chaise. Lui qui étoit bon homme ne douta point qu’elle ne fût le fruit des deux lettres que coup sur coup il lui avoit écrites, tellement que, séduit par la lettre dictée par D. Gervaise qu’il avoit reçue de M. de la Trappe, il persuada aisément au roi de ne recevoir point la démission, et il le manda à D. Gervaise.

Pendant tout cela nous allâmes à Compiègne. Je crus à propos de suivre la démission de près. J’allai au P. de La Chaise, qui me conta ce que je viens d’écrire. Je lui dis que pensant bien faire il avoit très-mal fait, et j’entrai avec lui fort au long en matière. Le P. de La Chaise demeura fort surpris et encore plus indigné de la conduite de D. Gervaise à l’égard de M. de la Trappe, et tout de suite il me proposa d’écrire à M. de la Trappe pour savoir au vrai son sentiment à l’égard de la démission. Il m’envoya la lettre pour la faire remettre sûrement, dans un lieu où D. Gervaise les ouvroit toutes. Je l’envoyai donc à mon concierge de la Ferté pour la porter lui-même à M. de Saint-Louis, qui la remit en main propre, et ce fut ainsi qu’il en fallut user tant que cette affaire dura. La lettre du P. de La Chaise étoit telle, que M. de la Trappe ne put éluder. Il lui manda qu’il croyoit que D. Gervaise devoit quitter, et que pour obéir à l’autre partie de sa lettre, qui étoit de proposer un sujet au cas qu’il fût d’avis de changer d’abbé, il lui en nommoit un. C’étoit un ancien et excellent religieux qu’on appeloit D. Malachie, et fort éprouvé dans les emplois de la maison. Je portai cette réponse au P. de La Chaise à notre retour à Versailles. Il la reçut très-bien. Il m’apprit qu’il lui étoit venu une requête signée de tous les religieux de la Trappe qui demandoient D.

Gervaise, et il m’assura en même temps qu’il n’y auroit nul égard, parce qu’il savoit bien qu’il n’y avoit point de religieux qui osât refuser sa signature à ces sortes de pièces. Là-dessus nous voilà allés à Fontainebleau.

D. Gervaise avoit mis un prieur à la Trappe de meilleures mœurs que lui, mais d’ailleurs de sa même humeur, et tout à lui. Ce prieur étoit à l’Estrée à retirer les religieux de la Trappe lors de l’aventure de la démission. Il comprit que celle de l’abbé seroit la sienne, et il se trouvoit bien d’être prieur sous lui.

Il lui remit donc le courage. C’est ce qui produisit la requête et toute l’adresse qui suivit. Un soir à Fontainebleau, que nous attendions le coucher du roi, M. de Troyes m’apprit avec grande surprise que D. Gervaise y étoit ; qu’il avoit vu le matin même le P. de La Chaise, et dit la messe à la chapelle, et que ce voyage lui paraissoit fort extraordinaire et fort suspect. En effet, il avoit su tirer de M. de la Trappe un certificat tel qu’il l’avoit voulu, et accompagné d’un religieux qui lui servoit de secrétaire, étoit venu le présenter au P. de La Chaise, et plaider lui-même contre sa démission, repartit aussitôt après, et changea le P. de La Chaise du blanc au noir. Je ne trouvai plus le même homme : plus de franchise, plus de liberté à parler, en garde sur tout. Je ne pouvois en deviner la cause. Enfin, j’appris par une lettre de du Charmel, et lui par la vanterie de D. Gervaise, qu’il avoit persuadé, que l’esprit de M. de la Trappe étoit tout à fait affaibli : qu’on en abusoit d’autant plus hardiment, qu’ayant la main droite tout ulcérée, il ne pouvoit écrire ni signer, qu’il avoit auprès de lui un séculier, son secrétaire, extrêmement janséniste, qui, de concert avec le Charmel, vouloit faire de la Trappe un petit Port-Royal ; et que pour y parvenir il falloit le chasser, parce qu’il étoit entièrement opposé à ce parti ; et que de là venoient toutes les intrigues de sa démission. Quelque grossier que fût un tel panneau, qui ne pouvoit couvrir une démission signée et envoyée par lui-même, le P. de La Chaise y donna en plein, et devint tellement contraire, qu’il fut impossible de le ramener, ni même de se servir utilement de M. de Paris qu’il avoit rendu suspect au roi dans cette affaire.

Mais la Providence y sut encore pourvoir : il s’étoit passé depuis dix-huit mois quelque chose d’intime et d’entièrement secret entre M. de la Trappe et moi, et cette chose étoit telle, que j’étois certain de faire tomber tout l’artifice et la calomnie de D. Gervaise, en la disant à M. de Chartres.

Je passai le reste du voyage de Fontainebleau dans l’angoisse de laisser périr la Trappe et consumer M. de la Trappe dans cette fournaise ardente où D.

Gervaise le tenoit, ou de manquer au secret. Je ne pouvois m’en consulter à qui que ce fût, et je souffris infiniment avant que de pouvoir me déterminer.

Enfin, la pensée me vint que ce secret n’étoit peut-être que pour le salut de la Trappe, et je pris mon parti. J’étois sûr de celui de M. de Chartres, et le roi étoit en ce genre l’homme de son royaume le plus fidèle. Mme de Maintenon et M. de Cambrai ne laissoient pas M. de Chartres longtemps de suite à Chartres ; il vint à Saint-Cyr au retour de la cour à Versailles. À Saint-Cyr, personne ne le voyoit ; je lui envoyai demander à l’entretenir, il me donna le lendemain. Je lui racontai toute l’histoire de la Trappe, mais sans parler du motif véritable qui avoit fait donner la démission, qu’en cette extrémité même nous n’avions pas voulu dire au P. de La Chaise ; ensuite je lui dis le secret. Il m’embrassa à plusieurs reprises, il écrivit sur-le-champ à Mme de Maintenon, et dès qu’il eut sa réponse, une heure après, il s’en alla chez elle trouver le roi à qui il parla : c’étoit un jeudi. Le fruit de cette conversation fut que le lendemain, qui étoit le jour d’audience du P. de La Chaise, où je savois qu’il s’étoit proposé de se faire ordonner de renvoyer la démission, il eut làdessus une dispute si forte avec le roi, qu’on entendit leur voix de la pièce voisine. Le résultat fut que le P. de La Chaise eut ordre d’écrire à M. de la Trappe, comme il avoit déjà fait avant la course de D. Gervaise à Fontainebleau, que le roi vouloit savoir son véritable sentiment par lui-même, si la démission devoit avoir lieu ou être renvoyée, et au premier cas, de proposer un sujet pour être abbé ; et, pour être certain de l’état et de l’avis de M. de la Trappe, le valet de chambre du P. de La Chaise en fut le porteur.

Un donné[1] de la Trappe, d’un esprit fort supérieur à son état, qu’on appeloit frère Chanvier, conduisit ce valet de chambre. Ils arrivèrent exprès fort tard, pour trouver tout fermé. Ils couchèrent chez M. de Saint-Louis, et le lendemain, à quatre heures du matin, le valet de chambre fut introduit avec sa lettre. Il demeura quelque temps auprès de M. de la Trappe à l’entretenir, pour s’assurer par lui-même de l’état de son esprit ; il le trouva dans tout son entier, et il n’est pas étrange que ce domestique en sortit charmé. Une heure après, il fut rappelé, et comme M. de la Trappe étoit instruit des soupçons qui avoient surpris le P. de La Chaise, et que ce domestique étoit un homme de sa confiance, il lui lut lui-même sa réponse, et la fit après cacheter en sa présence tout de suite, et la lui donna, tellement que ce valet de chambre partit sans que personne à la Trappe se fût douté qu’il y fût venu. La réponse étoit la même que la précédente : M. de la Trappe étoit d’avis que la démission subsistât, et que le même D. Malachie fût nommé abbé en sa place.

Il n’en fallut pas davantage, et D. Gervaise demeura exclu. Mais il avoit si bien su rendre suspect ce D. Malachie, que le P. de La Chaise, quoique revenu de très-bonne foi de son erreur, ne voulut jamais, sous prétexte qu’il étoit Savoyard, et qu’il ne convenoit pas à l’honneur de la France qu’un étranger fût abbé de la Trappe. M. de la Trappe eut donc ordre de proposer trois sujets. Au lieu de trois il en mit quatre, et toujours ce D. Malachie le premier. On choisit [celui] qui se trouva le premier après lui sur la liste.

C’étoit un D. Jacques La Court, qui avoit été longtemps maître des novices, et en d’autres emplois dans la maison. On tint cette nomination secrète, jusqu’à ce que ce même donné de la Trappe dont j’ai parlé eût fait expédier les bulles. Il fut à Rome avec une lettre de crédit la plus indéfinie pour tous les lieux où il avoit à passer, que lui donna M. de Pontchartrain en son nom. Il aimoit fort la Trappe, et particulièrement ce frère, à qui il trouvoit beaucoup de sens et d’esprit. Le cardinal de Bouillon, qui se piquoit d’amitié pour M. de la Trappe, logea ce frère, le mena au pape, qui l’entretint plusieurs fois, et qui le renvoya avec les bulles, entièrement gratis, et la lettre du monde la plus pleine d’estime et d’amitié pour M. de la Trappe, en considération duquel il s’expliqua qu’il accordoit le gratis encore plus qu’en celle du roi. Au retour le grand-duc voulut voir ce frère, et le renvoya avec des lettres et des présents pour M. de la Trappe, de sa fonderie, qui étoient des remèdes précieux.

Dirais-je un prodige qui ne peut que confondre ? Tandis qu’on attendoit les bulles, D. Gervaise demeura abbé en plein et incertain de son sort. Ce même donné, avant de partir pour Rome, trouva par hasard un homme chargé d’un paquet et d’une boîte à une adresse singulière et venant de la Trappe. Il crut que rencontrant ce donné à l’abbaye il sauroit mieux trouver celui à qui cela s’adressoit, et le frère Chanvier s’en chargea fort volontiers et l’apporta chez M. du Charmel. La boîte étoit pleine de misères en petits présents ; la lettre, nous l’ouvrîmes, et je puis dire que c’est la seule que j’aie jamais ouverte.

Comme cet imprudent avoit dit au frère Chanvier que l’une et l’autre étoient de D. Gervaise, nous avions espéré de trouver là toutes ses intrigues qui duroient encore pour le maintenir, et nous fûmes fort attrapés à la boîte. La lettre nous consola ; elle étoit toute en chiffres, et de près de quatre grandes pages toutes remplies. Nous ne doutâmes pas alors de trouver là tout ce que nous cherchions. Je portai la lettre à M. de Pontchartrain qui les fit déchiffrer.

Le lendemain quand je retournai chez lui, il se mit à rire : « Vous avez, me dit-il, trouvé la pie au nid ; tenez, vous en allez voir des plus belles ;  » puis il ajouta d’un air sérieux : « En vérité, au lieu de rire, il faudroit pleurer de voir de quoi les hommes sont capables, et dans de si saintes professions !  » Cette lettre entière, qui étoit de D. Gervaise à une religieuse avec qui il avoit été en commerce, et qu’il aimoit toujours et dont aussi il étoit toujours passionnément aimé, étoit un tissu de tout ce qui se peut imaginer d’ordures, et les plus grossières, par leur nom, avec de basses mignardises de moine raffolé, et débordé à faire trembler les plus abandonnés. Leurs plaisirs, leurs regrets, leurs désirs, leurs espérances, tout y étoit au naturel et au plus effréné. Je ne crois pas qu’il se dise tant d’abominations en plusieurs jours dans les plus mauvais lieux. Cela et l’aventure qui causa la démission auroient suffi, ensemble et séparément, pour faire jeter ce malheureux Gervaise dans un cachot pour le reste de ses jours, à qui l’auroit voulu abandonner à la justice intérieure de son ordre. Nous nous en promîmes tous le secret les quatre qui le savions, et ceux à qui il fallut le dire ; mais M. de Pontchartrain crut comme nous qu’il falloit déposer le chiffre et le déchiffrement à M. de Paris, pour s’en pouvoir servir si l’aveuglement de cet abandonné et ses intrigues étoient toute autre ressource. Je portai donc l’un et l’autre chez M. du Charmel, à qui j’eus la malice de la faire dicter pour en garder un double pour nous. Ce tut une assez plaisante chose à voir que son effroi, ses signes de croix, ses imprécations contre l’auteur à chaque infamie qu’il lisoit, et il y en avoit autant que de mots. Il se chargea de déposer les deux pièces à M. de Paris, et je gardai l’autre copie. Heureusement nous n’en eûmes pas besoin. Cela nous mit à la piste de plusieurs choses, par lesquelles nous découvrîmes quelle étoit la religieuse et d’une maison que Mme de Saint-Simon connoissoit entièrement et elle beaucoup aussi. Cet amour était ancien et heureux. Il fut découvert et prouvé, et D. Gervaise sur le point d’être juridiquement mis in pace par les carmes déchaussés, comme il sortoit de prêcher dans le diocèse de Meaux, et en même temps la religieuse tomba malade à la mort, et ne voulut jamais ouïr parler des sacrements qu’elle n’eût vu D. Gervaise. Elle ne les reçut ni ne le vit, et ne mourut point. Dans ce péril, il se vit perdu sans ressource, et n’en trouva que de se jeter à la Trappe. À ce prix, ses moines délivrés de lui étouffèrent l’affaire, et en venant à la Trappe y prendre l’habit il passa chez la religieuse, entra dans la maison et la transporta de joie. Depuis qu’il fut abbé il continua son commerce de lettres, ne pouvant mieux, et ce fut une de celles-là que nous attrapâmes ; il en fut fort en peine n’ayant point de nouvelles de son paquet ; il fit du bruit, il menaça. Pour le faire taire on lui en apprit le sort tout entier. Cela le contint si bien qu’il n’osa plus en parler, ni guère plus continuer ses intrigues ; mais de honte ni d’embarras il en montra peu, mais beaucoup de chagrin.

Les bulles arrivées, j’allai à la Trappe et je ne demandai point à le voir. Cela le fâcha, il en fit ses plaintes à M. de la Trappe qui, par bonté pour un homme qui en méritoit si peu, exigea que je le visse. Je pris un temps qui ne pouvoit être que court. En vérité, j’étois plus honteux et plus embarrassé que lui, qui pourtant savoit que j’étois pleinement instruit de ces deux abominations, et qui n’ignoroit pas la part que j’avois eue au maintien de sa démission. Il ne laissa pas d’être empêtré, et toujours hypocrite, fort affecté ; il soutint presque toujours seul la conversation, me voulut persuader de sa joie d’être déchargé du fardeau d’abbé, et m’assura qu’il s’alloit occuper dans sa solitude à travailler sur l’Écriture sainte. Avec ces beaux propos, ce n’étoit pas plus son compte que celui de la Trappe d’y demeurer. Il en sortit bientôt après. Il porta la combustion cinq ou six ans durant dans toutes les maisons où on le mit successivement, et enfin les supérieurs trouvèrent plus court de le laisser dans un bénéfice de son frère vivre comme il lui plairoit. Il ne cessa de vouloir retourner à la Trappe, essayer d’y troubler et d’y redevenir abbé, ce qui m’engagea à la fin à obtenir une lettre de cachet qui lui défendit d’en approcher plus près de trente lieues, et de Paris, plus de vingt.

Si ce scandale dans un homme de cette profession est extrême, le saint et prodigieux usage que M. de la Trappe fit de tout ce qu’il en souffrit, est encore plus surprenant, et qu’à la Trappe la surface même n’en fut pas agitée et pendant un si long temps. Tout, hors quatre ou cinq personnes, y fut dans l’entière ignorance, et y est demeuré depuis, et la paix n’y fut non plus altérée que le silence et toute la régularité. Ce contraste si effrayant et si complet m’a paru quelque chose de si rare, que j’ai succombé à l’écrire. Après tant de solitude, rentrons maintenant dans le monde.




  1. On appelait donnés des souliers qui se consacraient au service d’un monastère. Ils portaient quelquefois le nom d’obZafs.