Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/14

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CHAPITRE XIV.


Dot de Mademoiselle pour épouser le duc de Lorraine. — Voyage de Fontainebleau. — Douleur et deuil du roi d’un enfant de M. du Maine, qui cause un dégoût aux princesses. — Tentatives de préséance de M. de Lorraine sur M. le duc de Chartres. — Mariage de Mademoiselle. — Division de préséance entre les Lorraines. — Départ de la duchesse de Lorraine et son voyage. — Tracasseries de rang à Bar. — Couronne bizarrement fermée et altesse royale usurpée par le duc de Lorraine. — Venise obtient du roi le traitement entier de tête couronnée pour ses ambassadeurs. — Grande opération au maréchal de Villeroy. — Mort de Boisselot. — Mort de la comtesse d’Auvergne. — Mort de l’abbé d’Effiat. — Mort de la duchesse Lanti. — Mort de la chancelière Le Tellier. — Mort de l’abbé Arnauld. — Le roi refuse de porter le deuil d’un fils du prince royal de Danemark. — Baron de Breteuil est fait introducteur des ambassadeurs ; sa rare ignorance et du marquis de Gesvres. — Abbé Fleury ; ses commencements ; ses premiers progrès ; comment fait évêque de Fréjus, prince de Conti gagne définitivement son procès contre Mme de Nemours. — Mme de Blansac rappelée. — Éclat et séparation de Barbezieux et de sa femme.


Aussitôt après la paix et la restitution convenue de M. de Lorraine dans ses États, son mariage fut résolu avec Mademoiselle. Sa dot fut réglée à neuf cent mille livres, du roi comptant en six mois ; et quatre cent mille livres moitié de Monsieur, moitié de Madame, payables après leur mort ; et trois cent mille livres de pierreries, moyennant quoi pleine renonciation à tout, de quelque côté que ce fût, en faveur de M. le duc de Chartres et de ses enfants mâles. Couronges vint tout régler pour M. de Lorraine, puis fit la demande au roi, ensuite à Monsieur et à Madame, et dans la suite présenta à Mademoiselle, de la part de son maître, pour quatre cent mille livres de pierreries. Je ne sais si elle avoit su qu’elle auroit épousé le fils aîné de l’empereur sans l’impératrice, qui avoit un grand crédit sur son esprit, qui haïssait extrêmement la France, et qui déclara qu’elle ne souffriroit point que son fils, déjà couronné et de plus destiné à l’empire, devint beau-frère d’une double bâtarde. Elle ne fut pas si difficile sur le second degré ; car ce même prince, en épousant la princesse d’Hanovre, devint cousin germain de Mme la Duchesse. Quoi qu’il en soit, Mademoiselle, accoutumée aux Lorrains par Monsieur et même par Madame, car il faut du singulier partout, fut fort aise de ce mariage, et très-peu sensible à sa disproportion de ses sœurs du premier lit. Ce n’est pas que, mettant l’Espagne à part, je prétende que M. de Savoie soit de meilleure maison que M. de Lorraine ; mais un État à part, indépendant, sans sujétion, séparé par les Alpes, et toujours en état d’être puissamment soutenu par des voisins contigus, avec le traitement par toute l’Europe de tête couronnée, est bien différent d’un pays isolé, enclavé, et toutes les fois que la France le veut envahi sans autre peine que d’y porter des troupes, un pays ouvert, sans places, sans liberté d’en avoir, sujet à tous les passages des troupes françaises, un pays croisé par des grands chemins marqués, dont la souveraineté est cédée, un pays enfin qui ne peut subsister que sous le bon plaisir de la France, et même des officiers de guerre ou de plume qu’elle commet dans ses provinces qui l’environnent. Mademoiselle n’alla point jusque-là : elle fut ravie de se voir délivrée de la dure férule de Madame, mariée à un prince dont toute sa vie elle avoit ouï vanter la maison, et établie à soixante-dix lieues de Paris, au milieu de la domination française.

Les derniers jours avant son départ, elle pleura de la séparation de tout ce qu’elle connoissoit ; mais on sut après qu’elle s’étoit parfaitement consolée dès la première couchée, et que du reste du voyage il ne fut plus question de tristesse.

La cour partit pour Fontainebleau, et, six jours après, le roi et la reine d’Angleterre y arrivèrent, et on ne songea plus qu’au mariage de Mademoiselle. Quatre jours avant le départ pour Fontainebleau, M. du Maine avoit perdu son fils unique. Le roi l’étoit allé voir à Clagny, où il se retira d’abord, et y pleura fort avec lui. Monseigneur et Monsieur, l’un et l’autre fort peu touchés, y trouvèrent le roi, et attendirent longtemps pour voir M. du Maine que le roi sortit d’avec lui. Quoique fort au-dessous de sept ans, le roi voulut qu’on en prit le deuil ; Monsieur désira qu’on le quittât pour le mariage, et le roi y consentit. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti crurent apparemment au-dessous d’elles de rendre ce respect à Monsieur, et prétendirent hautement ne le point faire. Monsieur se fâcha ; le roi leur dit de le quitter ; elles poussèrent l’affaire jusqu’à dire qu’elles n’avoient point apporté d’autres habits. Le roi se fâcha aussi, et leur ordonna d’en envoyer chercher sur-le-champ. Il fallut obéir et se montrer vaincues, ce ne fut pas sans un grand dépit.

M. d’Elbœuf avoit tant fait qu’il s’étoit raccommodé avec M. de Lorraine. Il étoit après lui et MM. ses frères l’aîné de la maison de Lorraine, et comme tel il fut chargé de la procuration pour épouser Mademoiselle. Cette cérémonie enfanta un étrange prodige qui fut d’abord su de peu de personnes, mais qui perça à la fin. Il entra dans la tête des Lorrains de rendre équivoque la supériorité de rang de M. le duc de Chartres sur M. le duc de Lorraine, et ces obliquités leur ont si souvent réussi, et frayé le chemin aux plus étranges entreprises, qu’il leur est tourné en maxime de les hasarder toujours.

L’occasion étoit faite exprès pour leur donner beau jeu : il ne s’agissoit que d’exclure M. et Mme de Chartres de la cérémonie. Mademoiselle, fille ou mariée, conservoit son même rang de petite-fille de France, et sans aucune difficulté précédoit, après son mariage comme devant, les filles de Gaston de même rang qu’elle, et les princesses du sang toutes d’un rang inférieur au sien. Le chevalier de Lorraine, accoutumé à dominer Monsieur, osa le lui proposer, et Monsieur, le plus glorieux prince du monde, et qui savoit le mieux et avec le plus de jalousie tout ce qui concernoit les rangs et les cérémonies, partialité à part pour les Lorrains, Monsieur y consentit. Il en parla à M. son fils, qui lui témoigna sa surprise, et qui fort respectueusement lui déclara qu’il ne s’abstiendroit point de la cérémonie et qu’il y garderoit son rang au-dessus de Mme sa sœur. Monsieur, qui eut peur du roi si l’affaire se tournoit en aigreur, fila doux et tâcha d’obtenir de l’amitié et de la complaisance ce qu’il n’osoit imposer par voie d’autorité. Tout fut inutile, encore que Madame favorisât la proposition de Monsieur, parce qu’elle était en faveur d’un prince qu’elle regardoit comme Allemand, et ils se tournèrent sourdement à la ruse. Pendant toutes ces menées domestiques, M. de Couronges se désoloit de la fermeté qu’il rencontroit sur beaucoup de points qui tenoient M. de Lorraine fort en brassière dans son État, principalement celui de l’exacte démolition des fondements mêmes des fortifications de Nancy. Dans le désespoir de rien obtenir par luimême, il s’adressa à Mademoiselle, qui lui promit qu’elle y feroit de son mieux. Elle tint parole, mais elle ne fut pas plus écoutée que l’avoit été Couronges. Elle en conçut un tel dépit contre le roi, qu’avec la même légèreté qui lui avoit fait embrasser cette affaire, elle s’emporta avec Couronges jusqu’à le prier de se hâter de la tirer d’une cour où on ne se soucioit que des bâtards, sans réflexion aucune que toutes vérités, quoique exactes, ne sont pas bonnes à dire. D’autre part il se trouva des gens bons et officieux qui lui dirent toutes sortes de sottises de M. de Lorraine, et lui en firent une peur épouvantable qui lui coûta plus de larmes que les regrets de son départ, mais qui, grâce à sa légèreté, se séchèrent, comme je l’ai déjà dit, dès la première journée.

Enfin, le dimanche 12 octobre, sur les six heures du soir, les fiançailles se firent dans le cabinet du roi, en présence de toute la cour, et du roi et de la reine d’Angleterre, par le cardinal de Coislin, premier aumônier, le cardinal de Bouillon, grand aumônier, étant à Rome. Mme la grande-duchesse porta la queue de Mademoiselle. M. d’Elbœuf en pourpoint et en manteau lui donnoit la main, et signa le dernier de tous le contrat de mariage. Le roi et Mme la duchesse de Bourgogne séparément avoient été voir Mademoiselle avant les fiançailles, et il y eut beaucoup de larmes répandues. Les rois et toute la cour entendirent le soir une musique, le souper ne fut qu’à l’ordinaire de tous les jours. Mademoiselle ne parut plus de tout le reste du jour après la cérémonie, et le passa à pleurer chez elle, au grand scandale des Lorrains. Le lendemain sur le midi toute la cour s’assembla chez la reine d’Angleterre, dans l’appartement de la reine mère, comme cela se faisoit tous les jours, tant qu’elle étoit à Fontainebleau tous les voyages. Les princesses n’y osaient manquer, Monseigneur et toute la famille royale pareillement, et Mme de Maintenon elle-même et tout habillée en grand habit. On y attendoit le roi qui y venoit tous les jours prendre la reine d’Angleterre pour la messe, et qui lui donnoit la main tout le chemin allant et revenant, et faisant toujours passer le roi d’Angleterre devant lui. Ce ne fut donc ce jour-là que le train de vie ordinaire, si ce n’est que Mademoiselle y fut amenée par le duc d’Elbœuf, vêtu comme la veille. Un moment après qu’elle y fut arrivée, on alla à la chapelle en bas, où M. le duc de Chartres alla et demeura ; mais ce fut inutilement pour son rang. Mademoiselle n’y pouvoit être dans le sien. Elle étoit entre le prie-Dieu du roi et l’autel, sur un fort gros carreau, à la droite duquel il y en avoit un fort petit pour M. d’Elbœuf, représentant M. de Lorraine. Le cardinal de Coislin dit la messe et les maria, aussitôt après on se mit en marche, dans laquelle les princes alloient, comme tous les jours, devant le roi et les princesses derrière. À la porte de la chapelle, le roi, le roi et la reine d’Angleterre et les princesses du sang embrassèrent Mme de Lorraine et l’y laissèrent. M. d’Elbœuf la ramena chez elle se déshabiller, et tout fut fini en ce moment. Mme la duchesse de Chartres demeura à la tribune quoique tout habillée. C’étoit elle dont le rang eût été marqué, en revenant le long de la chapelle, au-dessus de Mme de Lorraine, ce qui fut évité par là. Toute la cour en parla fort haut ; mais à ce qu’étoit Mme de Chartres, et à la façon dont elle avoit été mariée, que pouvoit-elle faire contre la volonté de Monsieur et de Madame ? C’étoit à M. le duc de Chartres à soutenir cet assaut et à la faire venir en bas. La fin répondit mal au commencement que j’ai raconté, et le roi toujours embarrassé, avec Monsieur et Madame, sur sa fille, n’osa user de son autorité. Mais ce qui fut évité en public ne le fut pas en particulier. J’appelle ainsi un lieu publie, mais où la cour n’étoit pas. Mme de Lorraine dîna chez Monsieur avec Madame, et M. et Mme la duchesse de Chartres, qui tous deux prirent toujours partout le pas et la place à table sur elle ; et Monsieur apparemment embarrassé du grand murmure qui s’étoit fait de Mme de Chartres à la tribune, et qui avoit duré toute la cérémonie, s’expliqua tout haut à son dîner ; qu’il ne savoit pas ce qu’on avoit voulu imaginer, que M. de Lorraine n’avoit jamais prétendu disputer rien à M. de Chartres, et que lui-même ne l’auroit pas souffert. Après dîner, Monsieur monta dans un carrosse du roi avec sa fille, Mme de Lislebonne et les siens et Mme de Maré gouvernante de Mademoiselle, Madame dans son carrosse avec ses dames, et M. le duc de Chartres dans le sien avec des dames de la cour de Monsieur, et s’en allèrent à Paris. Mme la duchesse de Chartres, sous prétexte d’incommodité, demeura à Fontainebleau.

Cette cérémonie fit un schisme parmi les Lorraines. Mme de Lislebonne prétendit les précéder toutes, comme fille du duc Charles IV de Lorraine ; Mme d’Elbœuf, la douairière, et cela soit dit une fois pour toutes, parce que la femme du duc d’Elbœuf ne paraissoit jamais, Mme d’Elbœuf, dis-je, se moqua d’elle ; et, comme veuve de l’aîné de la maison en France, et du frère aîné de M. de Lislebonne, se rit de sa belle-sœur et l’emporta, malgré les pousseries et les colères dont Mme de Lislebonne, quoique fort inutilement, ne se contraignit pas. Il y avoit eu sur cela force pourparlers où la duchesse du Lude s’étoit assez mal à propos mêlée, qui n’aboutirent qu’à aigrir et renouveler les propos de la bâtardise de Mme de Lislebonne, qui se vouloit toujours porter pour légitime et qui en fut mortellement offensée. Je ne sais ce qui arriva à Mme d’Armagnac sur tout cela, mais elle demeura à la tribune avec ses filles et sa belle-fille.

La ville, mais sans le gouverneur, alla saluer Mme de Lorraine au Palais-Royal.

Elle en partit le jeudi 16 octobre, dans un carrosse du roi, dans lequel montèrent avec elle Mme de Lislebonne, chargée de la conduire, ses deux filles, Mmes de Maré, de Couronges et de Rotzenhausen, une Allemande favorite de Madame, et mère d’une de ses filles d’honneur. Desgranges, maître des cérémonies, l’accompagna jusqu’à la frontière, et elle fut servie par les officiers du roi. À Vitry, où elle coucha, M. de Lorraine vint, inconnu, voir souper Mme la duchesse de Lorraine ; puis alla chez Mme de Lislebonne qui le présenta à Mme son épouse. Ils furent quelque temps tous trois ensemble, puis il s’en retourna.

En arrivant à Bar ils furent remariés par des abbés déguisés en évêques, au refus du diocésain qui voulut un fauteuil chez M. de Lorraine. M. le Grand, le prince Camille, un de ses fils, le chevalier de Lorraine et M. de Marsan y étoient déjà. L’évêque d’Osnabrück, frère de M. de Lorraine, s’y trouva aussi, et mangea seul avec eux. Ce fut une autre difficulté : comme souverain par son évêché, M. de Lorraine vouloit bien lui donner un fauteuil, mais comme à son cadet, il ne lui donnoit pas la main. Comme frère, nos Lorrains lui auroient déféré bien des choses, mais cette distinction du fauteuil les blessa extrêmement. Cela fit bien de la tracasserie, et finit enfin par les mettre à l’unisson. M. d’Osnabrück se contenta d’un siège à dos, et les quatre autres en eurent de pareils, moyennant quoi, ils mangèrent avec M. et Mme de Lorraine. Ce siège à dos fut étrange devant une petite-fille de France ; les princes du sang n’en ont pas d’autres devant elle ; mais il passa, et de là vint que les ducs en prétendirent, lorsqu’ils passèrent depuis par cette petite cour, ce qui fut rare ; et que M. de Lorraine en laissa prendre et en prit devant Mme sa femme, d’autant plus volontiers, et manger sa noblesse avec elle, que cette confusion étoit l’égalité marquée avec lui, sans laquelle aucun duc n’eût pu le voir. Je dis égalité, parce qu’il étoit raisonnable que ceux de sa maison lui déférassent la main et ce qu’il vouloit, ce qui ne pouvoit pas régler les autres. Aucun duc de Guise, jusqu’au gendre de Gaston inclus, n’a jamais fait difficulté de toute égalité avec les ducs ; et en même temps n’a jamais donné la main chez lui à aucun de la maison de Lorraine. C’est un fait singulier que je tiens et de ducs et de gens de qualité qui l’ont vu. Ces tracasseries firent que M. le Grand et les trois autres qui avoient compté accompagner M. et Mme de Lorraine jusqu’à Nancy prirent congé d’eux à leur départ de Bar, et s’en revinrent. Mme de Lislebonne et ses filles allèrent avec eux, et y passèrent l’hiver. Le roi ne laissa pas de trouver ce dossier fort mauvais devant sa nièce, et M. d’Elbœuf, qui alla à Nancy quelque temps après que M. et Mme de Lorraine y furent établis, en sut bien faire sa cour et dire au roi qu’il se garderoit bien, devant Mme de Lorraine, de prendre un autre siège qu’un ployant, qui est ce que les petites-filles de France donnent ici aux ducs et aux princes étrangers. M. le Grand en fut fort piqué.

Le jour du mariage, Couronges présenta, de la part de M. de Lorraine, son portrait enrichi de diamants à Torcy, qui avoit dressé le contrat de mariage.

On fut surpris de la couronne qui surmontoit ce portrait ; elle étoit ducale, mais fermée par quatre bars, ce qui, aux fleurs de lis près, ne ressembloit pas mal à celle que le roi avoit fait prendre à Monseigneur. Ce fut une invention toute nouvelle que ses pères n’avoient pas imaginée, et qu’il mit partout sur ses armes. Il se fit donner en même temps l’altesse royale par ses sujets, que nul autre ne lui voulut accorder, qui fut une autre nouvelle entreprise, et Meuse qu’il envoya remercier le roi de sa part, après son mariage, n’osa jamais lui en donner ici. Je ne sais s’il voulut chercher à s’égaler à M. de Savoie, et sa chimère de Jérusalem à celle de Chypre, mais M. de Savoie en avoit au moins quelque réalité par le traitement d’ambassadeur de tête couronnée déféré aux siens à Rome, à Vienne, en France, en Espagne, et partout où jamais on n’avoit ouï parler de simples ambassadeurs de Lorraine. Cette clôture de couronne, pour être ingénieuse et de forme agréable pour un orfèvre, étoit mal imaginée. M. de Lorraine, comme duc de Lorraine, étoit un très-médiocre souverain, mais souverain pourtant sans dépendance ; comme duc de Bar, il l’étoit aussi, mais mouvant et dépendant de la couronne, et toutes ses justices à lui (à plus forte raison celle de tous les Barrois) soumises au parlement de Paris, et ce fut des armes de Bar qu’il fit la fermeture de sa couronne. Ce ridicule sauta aux yeux. Ses pères ont eu l’honneur d’être gendres de rois et d’empereurs : un, de roi du Danemark ; un autre, de notre Henri II ; et le père de M. de Lorraine était gendre et beau-frère d’empereurs, et mari d’une reine douairière de Pologne.

C’étoit, de plus, un des premiers capitaines de son siècle, un des plus capables du conseil de l’empereur son beau-frère, et qui avoit le plus sa confiance, et d’autorité et de crédit à sa cour, et dans tout l’empire, duquel, ainsi que de l’empereur, il étoit feld-maréchal ou généralissime, avec une réputation bien acquise en tout genre et singulièrement grande. Jamais il ne s’étoit avisé, non plus que ses pères, ni de couronne autre que la ducale, ni de l’altesse royale. Moi et un million d’autres hommes avons vu sur les portes de Nancy les armes des ducs de Lorraine, en pierre, avec la couronne purement ducale et le manteau ducal, apparemment comme ducs de Bar, car en Allemagne, dont la Lorraine tient fort sans en être, les manteaux de duc ne sont pas usités autour des armes. Ce duc-ci le quitta aux siennes. Je ne sais ce que sont devenues ces armes sur les portes de Nancy, où je n’ai pas été depuis ce mariage. Ces entreprises furent trouvées ridicules, on s’en moqua, mais elles subsistèrent et tournèrent en droit. C’est ainsi que s’est formé et accru en France le rang des princes étrangers, par entreprises, par conjonctures, pièce à pièce, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer. Cette couronne étoit surmontée d’une couronne d’épines, d’où sortoit une croix de Jérusalem. C’étoit, pour ne rien oublier, enter le faux sur le trop foible.

Ce foible, qui étoit les bars, fut tôt ressenti par ce duc. Sa justice principale à Bar s’avisa, dans l’ivresse de ses grandeurs nouvellement imaginées, de nommer le roi dans quelques sentences le roi très-chrétien. L’avocat général d’Aguesseau représenta au parlement la nécessité de réprimer cette audace, ce furent ses propres termes, et d’apprendre aux Barrois que leur plus grand honneur consistoit en leur mouvance de la couronne. Sur quoi, arrêt du parlement qui enjoint à ce tribunal de Bar diverses choses, entre autres de ne jamais nommer le roi que le roi seulement, et ce à peine de suspension, interdiction et même privation d’offices, à quoi il fallut obéir. M. de Lorraine en fit excuse et cassa celui qui l’avoit fait.

Avant de quitter les étrangers il faut dire que la jalousie de Venise contre Savoie sur le traitement de leurs ambassadeurs, par la prétention réciproque de la couronne de Chypre, ne cessa de faire instance d’avoir les mêmes avantages sur le traitement entier de tête couronnée qu’on venoit d’accorder à l’ambassadeur de Savoie depuis le mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, et ils l’obtinrent en ce temps-ci.

Le maréchal de Villeroy, si galant encore à son âge, si paré, d’un si grand air, si adroit aux exercices et qui se piquoit tant d’être bien à cheval et d’y fatiguer plus que personne, courut si bien le cerf à Fontainebleau, sans nécessité, qu’il manifesta au monde deux grosses descentes, une de chaque côté, dont personne ne s’étoit jamais douté, tant il les avoit soigneusement cachées. Un accident terrible le surprit à la chasse. On eut peine à le rapporter à bras. Il voulut dérober à la cour le spectacle de cette sorte de honte pour un homme si bien fait encore, et si fort homme à bonnes fortunes.

Il se fit emporter dès le lendemain sur un brancard à Villeroy, puis gagner la Seine et à Paris en bateau. Maréchal, fameux chirurgien, lui fit la double opération avec un succès qui surprit les connoisseurs en cet art, et le rappela à la vie qu’il fut sur le point de perdre plus d’une fois. Le roi parut s’y intéresser beaucoup. Il y gagna la guérison radicale de ses deux descentes.

Pendant qu’on étoit à Fontainebleau on apprit la mort de Boisselot, dans une terre où il s’étoit retiré lieutenant général. Il avoit été capitaine aux gardes, et s’étoit acquis une grande réputation en Irlande par l’admirable et longue défense de Limerick, assiégé par le prince d’Orange en personne, par laquelle il retarda longtemps la conquête de toute cette île.

La femme du comte d’Auvergne mourut aussi chez elle à Berg-op-Zoom : elle étoit fille unique et héritière d un prince de Hohenzollern et de l’héritière de Berg-op-Zoom. C’étoit une femme de bonne mine, qui imposoit, d’un esprit doux et poli, au-dessous du médiocre, mais d’une vertu, d’un mérite et d’une conduite rare dont elle ne se démentit jamais, et dont elle eut bon besoin toute sa vie.

L’abbé d’Effiat mourut en même temps dans un beau logement à l’Arsenal, que lui avoit donné le maréchal de La Meilleraye, grand maître de l’artillerie, son beau-frère. Il étoit fils du maréchal d’Effiat et d’une Fourcy, frère de Cinq-Mars, grand écuyer de France, décapité à Lyon avec M. de Thou, 12 septembre 1642, sans avoir été marié, et du père du marquis d’Effiat, premier écuyer de Monsieur et chevalier de l’ordre, qui à quelques legs près eut tout ce riche héritage. L’abbé d’Effiat avoit soixante-dix ans, et toute sa vie avoit été fort galant et fort du grand monde. Tout vieux et tout aveugle qu’il étoit devenu, il en étoit encore tant qu’il pouvoit, et avoit la manie, quoique depuis plus de vingt ans aveugle, de ne le vouloir pas paroître. Il étoit averti, et retenoit fort bien les gens et les meubles qui étoient dans une chambre, les plats qu’on devoit servir chez lui et leur arrangement, et se gouvernoit en conséquence comme s’il eût vu clair. On avoit pitié de cette faiblesse et on ne faisoit pas semblant de s’en apercevoir. Il avoit de l’esprit, la conversation agréable, savoit mille choses et étoit un fort bon homme.

La duchesse Lanti mourut aussi à Paris, d’un cancer qu’elle y avoit apporté de Rome, dans l’espérance d’y trouver sa guérison. On a vu ailleurs qui étoit son mari, et qu’elle étoit sœur de la duchesse de Bracciano qui fit son mariage.

Elle n’avoit rien, et Lanti se trouva fort honoré d’épouser une La Trémoille, sœur d’une femme qui à tous égards tenoit le premier rang dans Rome, et qui lui procura l’ordre du Saint-Esprit. Elle laissa des enfants, et le roi fit donner à sa fille qu’elle avoit amenée de quoi s’en retourner à Rome.

La chancelière Le Tellier mourut enfin à plus de quatre-vingt-dix ans, ayant conservé sa tête et sa santé jusqu’à la fin, et grande autorité dans sa famille, à qui elle laissa trois millions de biens.

M. de Pomponne perdit l’abbé Arnauld son frère. C’étoit un homme fort retiré et grand homme de bien, qui n’avoit jamais fait parler de lui dans les affaires du fameux Arnauld son oncle. Il vivoit dans un bénéfice qu’il avoit.

Le prince royal de Danemark perdit son fils. Cette cour fit tout ce qu’elle put pour engager la nôtre d’en porter le deuil, mais le roi ne voulut point avoir cette complaisance. Il ne portoit le deuil que des têtes couronnées ou des princes qui étoient ses parents, et il n’avoit point de parenté avec la maison d’Oldenbourg qui est celle des rois de Danemark.

Bonnoeil, introducteur des ambassadeurs, étoit mort il y avoit cinq ou six mois. C’étoit un fort honnête homme, différent de Sainctot à qui son père, seul introducteur, avoit vendu la moitié de sa charge. Le père et le fils entendoient fort bien leur métier. Breteuil, qui, pour être né à Montpellier pendant l’intendance de son père, se faisoit appeler le baron de Breteuil, eut cette charge d’introducteur au retour de Fontainebleau. C’étoit un homme qui ne manquoit pas d’esprit mais qui avoit la rage de la cour, des ministres, des gens en place ou à la mode, et surtout de gagner de l’argent dans les partis en promettant sa protection. On le souffroit et on s’en moquoit. Il avoit été lecteur du roi, et il étoit frère de Breteuil, conseiller d’État et intendant des finances. Il se fourroit fort chez M. de Pontchartrain, où Caumartin, son ami et son parent, l’avoit introduit. Il faisoit volontiers le capable quoique respectueux, et on se plaisoit à le tourmenter. Un jour, à dîner chez M. de Pontchartrain, où il y avoit toujours grand monde, il se mit à parler et à décider fort hasardeusement. Mme de Pontchartrain le disputa, et pour fin lui dit qu’avec tout son savoir elle parioit qu’il ne savoit pas qui avoit fait le Pater.

Voilà Breteuil à rire et à plaisanter, Mme de Pontchartrain à pousser sa pointe, et toujours à le défier et à le ramener au fait. Il se défendit toujours comme il put, et gagna ainsi la sortie de table.

Caumartin, qui vit son embarras, le suit en rentrant dans la chambre, et avec bonté lui souffle « Moïse. » Le baron, qui ne savoit plus où il en étoit, se trouva bien fort, et au café remet le Pater sur le tapis, et triomphe. Mme de Pontchartrain alors n’eut plus de peine à le pousser à bout, et Breteuil, après beaucoup de reproches du doute qu’elle affectoit, et de la honte qu’il avoit d’être obligé à dire une chose si triviale, prononça magistralement que c’étoit Moïse qui avoit fait le Pater. L’éclat de rire fut universel. Le pauvre baron confondu ne trouvoit plus la porte pour sortir. Chacun lui dit son mot sur sa rare suffisance. Il en fut brouillé longtemps avec Caumartin, et ce Pater lui fut longtemps reproché. Son ami le marquis de Gesvres, qui quelquefois faisoit le lecteur et retenoit quelques mots qu’il plaçoit comme il pouvoit, causant un jour dans les cabinets du roi, et admirant en connoisseur les excellents tableaux qui y étoient, entre autres plusieurs crucifiements de Notre Seigneur, de plusieurs grands martres, trouva que le même en avoit fait beaucoup, et tous ceux qui étoient là. On se moqua de lui, et on lui nomma les peintres différents qui se reconnoissent à leur manière. « Point du tout, s’écria le marquis, ce peintre s’appeloit INRI, voyez-vous pas son nom sur tous ces tableaux ?  » On peut imaginer ce qui suivit une si lourde bêtise, et ce que put devenir un si profond ignorant.

On a vu en son temps la disgrâce, puis la mort de Daquin, premier médecin du roi. Il avoit un frère évêque de Fréjus qui étoit un homme fort extraordinaire. Il demanda à se défaire de son évêché en faveur de son neveu. Tout fut bon au roi pourvu qu’il se démît, et l’abbé Daquin d’ailleurs avoit plu au roi dans l’exercice de son agence du clergé. L’oncle ne fut pas longtemps d’accord avec lui-même, et il vexa tellement et si mal à propos son neveu qu’il abdiqua Fréjus pour n’avoir point à lutter contre son oncle. Le roi approuva fort ce procédé, et trouva celui du vieil évêque extrêmement mauvais. Séez vint à vaquer tout à propos, et fut donné au neveu, et en même temps l’oncle eut ordre de désemparer de Fréjus et de laisser les lieux libres. Voilà donc Fréjus tout à fait vacant.

L’abbé Fleury languissoit après un évêché depuis longues années, le roi s’étoit buté à ne lui en point donner. Il n’estimoit pas sa conduite, et disoit qu’il étoit trop dissipé, trop dans les bonnes compagnies, et que trop de gens lui parloient pour lui. Il l’avoit souvent refusé. Le P. de La Chaise y avoit échoué, et le roi s’étoit expliqué qu’il ne vouloit plus que personne lui en parlât davantage. Il y avoit quatre ou cinq ans qu’après une longue espérance le pauvre abbé étoit tombé dans cette espèce d’excommunication, et il la comptoit d’autant plus sans ressource qu’il avoit essayé la faveur naissante de M. de Paris qui n’avoit pas mieux réussi que les autres, en sorte que le pauvre garçon ne savoit que devenir. Il étoit sans bien et presque sans bénéfices, il étoit trop petit compagnon pour quitter sa charge par dépit ; et la garder aussi sans espérance, c’étoit le dernier mépris. Son père était receveur des décimes du diocèse de Lodève. Il s’étoit fourré parmi les valets du cardinal Bonzi, dont il avoit obtenu la protection du temps de sa faveur à la cour et qu’il pouvoit tout en Languedoc. L’abbé Fleury étoit fort beau et fort bien fait dans sa première jeunesse, et en a conservé les restes toute sa vie.

Il plut fort au bon cardinal ; il voulut en prendre soin, il le fit chanoine de l’église de Montpellier, où il fut ordonné prêtre en 1674 après avoir fait à Paris des études telles quelles dans un grenier de ces petits collèges à bon marché. Le cardinal Bonzi, qui étoit grand aumônier de la reine, se fit une affaire de lui en faire avoir une charge d’aumônier, ce qui parut assez étrange.

Sa figure adoucit les esprits ; il se trouva discret, doux, liant ; il se fit des amies et des amis, et se fourra dans le monde sous la protection du cardinal Bonzi. La reine mourut et le cardinal obtint pour lui une charge d’aumônier du roi. On en cria beaucoup, mais on s’accoutume à tout. Fleury respectueux et d’un esprit et d’une humeur qui avoit su plaire, d’une figure qui plaisoit peutêtre encore plus, d’une modestie, d’une circonspection, d’une profession qui rassuroit, gagna toujours du terrain, et il eut la fortune et l’entregent d’être d’abord souffert, puis admis, dans les meilleures compagnies de la cour, et de se faire des protecteurs ou des amis illustres des personnages principaux en hommes et en femmes dans le ministère et dans les premières places ou dans le premier crédit. Il étoit reçu chez M. de Seignelay ; il ne bougeoit de chez M. de Croissy, puis de chez M. de Pomponne et M. de Torcy, où, à la vérité, il étoit comme ailleurs sans conséquence, et suppléoit souvent aux sonnettes avant qu’on en eût l’invention. Le maréchal et la maréchale de Villeroy l’avoient très-souvent, les Noailles extrêmement, et il eut le bon esprit de se lier étroitement avec ce qu’il y avoit de meilleur et de plus distingué parmi les aumôniers du roi, comme les abbés de Beuvron et de Saint-Luc, et avec d’autres de son métier qui lui faisoient honneur. Le maréchal de Bellefonds, le vieux Villars, Mme de Saint-Géran, M. et Mme de Castries, il ne sortoit point de chez eux, et passoit ainsi une vie très-agréable et très-honorable pour lui ; mais le roi n’avoit pas tort de n’y trouver rien d’ecclésiastique, et quoiqu’il se conduisit fort sagement, il étoit difficile que tout en fût ignoré. Il en étoit donc là et sans moyen quelconque d’avancer ni de reculer, fort plaint du gros du monde, mais sans secours pour sortir de ce bourbier, lorsque Fréjus vaqua.

M. de Paris, qui l’en vit touché jusqu’aux larmes, en prit si généreusement pitié que, malgré les défenses du roi, il se hasarda de faire encore une tentative. Elle fut mal reçue, et de façon à fermer la bouche à tout autre ; mais le prélat fit effort de crédit et de bien dire pour représenter au roi que c’étoit déshonorer et désespérer un homme et sans une cause éclatante à quoi on s’en pût prendre, et insista si fortement et si longtemps, que le roi d’impatience lui mit la main sur l’épaule, et le serrant et le remuant : « Ho bien ! monsieur, lui dit-il, vous le voulez donc que je fasse l’abbé Fleury évêque de Fréjus, et malgré toutes les raisons que je vous ai dites et redites, vous insistez sur ce que c’est un diocèse au bout du royaume et en pays perdu ; il faut donc vous céder pour n’en être plus importuné, mais je le fais à regret, et souvenez-vous bien, et je vous le prédis, que vous vous en repentirez. » Ce fut de la sorte qu’il eut Fréjus, arraché par M. de Paris à la sœur de son front et de toute la force de ses bras. L’abbé Fleury fut comblé de joie et de reconnoissance pour un service si peu attendu, et qui le tiroit de l’état du monde le plus cruel et le plus violent, auquel il ne voyoit point d’issue ; mais le roi fut prophète, et bien plus qu’il ne pensoit, mais d’une tout autre sorte. Le nouvel évêque se pressa le moins qu’il put de se confiner à Fréjus. Il fallut pourtant bien y aller. Ce qu’il y fit pendant quinze ou seize ans n’est pas de mon sujet ; ce qu’il a fait depuis, cardinal et plutôt roi absolu que premier ministre, c’est ce que tous les historiens ne laisseront pas ignorer à la postérité.

M. le prince de Conti, plus heureux et peut-être plus actif au parlement qu’en Pologne, gagna enfin définitivement son grand procès contre Mme de Nemours, pour les biens de Longueville, dans le milieu de décembre, et de vingt-trois juges eut vingt voix. Outre treize ou quatorze cent mille livres qui lui furent adjugées, ses prétentions sur Neuchâtel devinrent bien plus considérables.

Le roi dans cette fin d’année résolut d’entreprendre trois grands ouvrages qui auroient dû même être faits depuis longtemps : la chapelle de Versailles, l’église des Invalides et l’autel de Notre-Dame de Paris. Ce dernier étoit un vœu de Louis XIII, fait lorsqu’il n’avoit plus le temps de l’accomplir, et dont il avoit chargé son successeur qui avoit été plus de cinquante ans sans y songer.

Il permit aussi à Mme de Blansac de reparaître à la cour, et de voir Mme la duchesse de Chartres qui en eut une grande joie. Celle de la maréchale de Rochefort fut tôt après troublée par l’apoplexie de son fils dont il eut attaques sur attaques. C’étoit fort peu de chose à la valeur près, et un jeune homme excessivement débauché.

M. de Barbezieux finit l’année par un éclat dont il se seroit pu passer. Il avoit, comme on l’a vu, épousé Mlle d’Alègre. Il la traitoit comme un enfant, et ne se contraignoit pas de ses galanteries et de sa vie accoutumée. M. d’Elbœuf, comme on l’a vu encore, en fit l’amoureux à grand bruit pour insulter Barbezieux. La jeune femme, piquée de la conduite de son mari à son égard, crut de mauvais conseils et rendit son mari jaloux. Il s’abandonna à cette passion, tout lui grossit, il crut voir ce qu’il ne voyoit point et il lui arriva ce qui n’est jamais arrivé à personne, de se déclarer publiquement cocu, d’en vouloir donner les preuves, de ne le pouvoir, et de n’en être cru de qui que ce soit. On n’a jamais vu homme si enragé que celui-là, de ne pouvoir passer pour cocu. Tout ce qui se trouva ne fut qu’imprudences, étourderies et folies d’une jeune innocente sottement conseillée, qui veut ramener par où on les égare, et ce fut tout. Mais Barbezieux furieux ne fut plus capable de raison. Il pria d’Alègre par un courrier qu’il lui dépêcha en Auvergne de revenir sur-le-champ, et la lettre fut si bien tournée, qu’Alègre, qui n’étoit pas un habile homme, ne douta pas que ce ne fût pour quelque grand avancement que son gendre lui procuroit. Il fut donc étrangement surpris en arrivant, quand il apprit de quoi il s’agissoit. Les séparer, il le falloit bien dans la crise où l’affaire étoit tombée. Mme de Barbezieux étoit prisonnière chez son mari et malade. Le mari prétendoit qu’elle la faisoit, et vouloit la mettre dans un couvent ; le père et la mère la vouloient garder chez eux. Enfin, après un grand vacarme, et pour fort peu de chose, le roi fort importuné du beau-père et du gendre, décida que Mme de Barbezieux irait chez son père et sa mère jusqu’à entière guérison, après laquelle ils la mèneroient dans un couvent en Auvergne. Pour le bien, Barbezieux le remit tout entier, et s’en rapporta à d’Alègre, de ce qu’il conviendroit pour l’éducation et l’entretien de ses deux filles. On plaignit fort d’Alègre, et sa fille encore plus, et on tomba rudement sur Barbezieux. Ce qu’il fit encore de plus mal, ce furent les niches de toutes les sortes qu’il s’appliqua depuis à faire à d’Alègre, et d’y employer l’autorité et le crédit de sa charge.