Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/18

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CHAPITRE XVIII.


1702. — Bals à la cour et comédies chez Mme de Maintenon et chez la princesse de Conti. — Longepierre. — Mort de la duchesse de Sully. — Mort étrange de Lopineau. — Mort et aventures de l’abbé de Vatteville. — Mariage de Villars et de Mlle de Varangeville. — Délibération sur le voyage de Philippe V en Italie. — Brillante situation d’Harcourt qui lui fait espérer d’être ministre. — Position brillante d’Harcourt en Espagne. — Son embarras entre les deux. — Caractère d’Harcourt. — Conférence très singulière. — Raison pour et contre le voyage. — Harcourt arrête la promotion des maréchaux de France. — Son imprudence. — Il se perd auprès du roi d’Espagne et se ferme après le conseil. — Mme la duchesse de Bourgogne et Tessé. — Le voyage résolu et Louville dépêché au roi d’Espagne.


L’année commença par des bals à Versailles ; il y en eut quantité en masques. Mme du Maine en donna plusieurs dans sa chambre toujours gardant son lit, parce qu’elle étoit grosse, ce qui faisoit un spectacle assez singulier. Il y en eut aussi à Marly, mais la plupart de ceux-là sans mascarades. Mme la duchesse de Bourgogne s’amusa fort à tous. Le roi vit en grand particulier, mais souvent et toujours chez Mme de Maintenon, des pièces saintes, comme Absalon, Athalie, etc. ; Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc d’Orléans, le comte et la comtesse d’Ayen, le jeune comte de Noailles, Mlle de Melun, poussée par les Noailles, y faisoient les principaux personnages en habits de comédiens fort magnifiques. Le vieux baron excellent acteur, les instruisoit et jouoit avec eux, et quelques domestiques de M. de Noailles. Lui et son habile femme étoient les inventeurs et les promoteurs de ces plaisirs intérieurs pour s’introduire de plus en plus dans la familiarité du roi, à l’appui de l’alliance de Mme de Maintenon. Il n’y avoit de place que pour quarante spectateurs. Monseigneur et les deux princes ses fils, Mme la princesse de Conti, M. du Maine, les dames du palais, Mme de Noailles et ses filles y furent les seuls admis. Il n’y eut que deux ou trois courtisans en charge et en familiarité, et pas toujours. Madame y fut admise avec son grand habit de deuil : le roi l’y convia, parce qu’elle aimoit fort la comédie, et lui dit qu’étant de sa famille si proche, son état ne la devoit pas exclure de ce qui se faisoit en sa présence dans un si grand particulier. Cette faveur fut fort prisée. Mme de Maintenon voulut lui marquer qu’elle avoit oublié le passé.

Longepierre, celui même qui avoit été chassé de chez M. du Maine pour avoir entêté M. le comte de Toulouse d’épouser Mlle d’Armagnac, dont la mère et la fille furent longtemps exclues de tout, et ne se seroient pas sauvées de la plus profonde disgrâce sans l’amitié du roi pour M. le Grand, Longepierre, disje, étoit enfin revenu, s’étoit accroché aux Noailles, et avoit fait une pièce fort singulière sous le titre d’Électre qui fut jouée sur un magnifique théâtre chez lime la princesse de Conti à la ville avec le plus grand succès. Monseigneur et toute la cour qui s’y empressa, la vit plusieurs fois. Cette pièce étoit sans amour, mais pleine des autres passions et des situations les plus intéressantes. Je pense qu’elle avoit été faite ainsi dans l’espérance de la faire voir au roi, mais il se contenta d’en entendre parler, et les représentations en furent bornées à l’hôtel de Conti. Longepierre ne la voulut pas donner ailleurs. C’étoit un drôle, intrigant de beaucoup d’esprit, doux, insinuant, et qui, sous une tranquillité, une indifférence et une philosophie fort trompeuse, se fourroit et se mêloit de tout ce qu’il pouvoit pour faire fortune. Il fit si bien qu’il entra chez M. le duc d’Orléans où nous le retrouverons, et où, avec tout son art et son savoir-faire, il montra vilainement la corde et se lit honteusement chasser. D’ailleurs il savoit entre autres [choses] force grec, dont il avoit aussi toutes les mœurs.

La mort de la duchesse de Sully priva les bals du meilleur et du plus noble danseur de son temps, le chevalier de Sully, son second fils, et que le roi faisoit danser, quoique d’âge à y avoir renoncé. Sa mère étoit fille de Servien, surintendant des finances, à qui étoit Meudon où il avoit tant dépensé. Elle étoit pauvre, quoiqu’elle eût eu huit cent mille livres, et que par l’événement elle fût devenue héritière. Mais Sablé, son frère, s’étoit ruiné dans la plus vilaine crapule et la plus obscure, quoique fort bien fait et avec beaucoup d’esprit, et l’abbé Servien, son autre frère, qui n’en avoit pas moins, et avoit été camérier du pape ; ne fut connu que par ses débauches, et le goût italien qui lui attira force disgrâces. Ainsi périssent en bref, et souvent avec honte, les familles de ces ministres si puissants et si riches, qui semblent dans leur fortune les établir pour l’éternité.

Lopineau, commis de Chamillart pour dresser les arrêts de finance, était perdu depuis trois mois. C’étoit un homme doux et poli, bien que commis principal, et homme à mains nettes, quoique de tout temps employé aux finances. Il étoit aimé et estimé de tout le monde, et n’étoit point marié.

Étant à Paris, et sorti une après-dînée seul à pied, il ne revint plus, et son corps fut enfin trouvé près du pont de Neuilly dans la rivière. Ce pauvre homme apparemment fut pris par des scélérats pour le rançonner et détenu longtemps, puis assassiné et jeté dans la rivière, sans que, quelque soin qu’on ait pris de le chercher puis de faire toutes les perquisitions possibles de ce crime, on en ait pu rien apprendre.

La mort de l’abbé de Vatteville fit moins de bruit, mais le prodige de sa vie mérite de n’être pas omis. Il étoit frère du baron de Vatteville, ambassadeur d’Espagne en Angleterre, qui fit à Londres, le 10 octobre 1661, une espèce d’affront au comte, depuis maréchal d’Estrades, ambassadeur de France, pour la préséance, dont les suites furent si grandes, et qui finirent par la déclaration que fit au roi le comte de Fuentès, ambassadeur extraordinaire d’Espagne, envoyé exprès, que les ambassadeurs d’Espagne, en quelque cour que ce fût n’entreroient jamais en concurrence avec les ambassadeurs de France. Cela se passa le 24 mars 1662, en présence de toute la cour et de vingt-sept ministres étrangers, dont on tira acte.

Ces Vatteville sont des gens de qualité de Franche-Comté. Ce cadet-ci se fit chartreux de borane heure, et après sa profession fut ordonné prêtre. Il avoit beaucoup d’esprit, mais un esprit libre, impétueux, qui s’impatienta bientôt du joug qu’il avoit pris. Incapable de demeurer plus longtemps soumis à de si gênantes observances, il songea à s’en affranchir. Il trouva moyen d’avoir des habits séculiers, de l’argent, des pistolets, et un cheval à peu de distance.

Tout cela peut-être n’avoit pu se pratiquer sans donner quelque soupçon. Son prieur en eut, et avec un passe-partout va ouvrir sa cellule, et le trouve en habit séculier sur une échelle, qui alloit sauter les murs. Voilà le prieur à crier l’autre, sans s’émouvoir, le tue d’un coup de pistolet, et se sauve. À deux ou trois journées de là, il s’arrête pour dîner à un méchant cabaret seul dans la campagne, parce qu’il évitoit tant qu’il pouvoit de s’arrêter dans des lieux habités, met pied à terre, demande ce qu’il y a au logis. L’hôte lui répond : « Un gigot et un chapon. — Bon, répond mon défroqué, mettez-les à la broche. » L’hôte veut lui remontrer que c’est trop des deux pour lui seul, et qu’il n’a que cela pour tout chez lui. Le moine se fâche et dit qu’en payant c’est bien le moins d’avoir ce qu’on veut, et qu’il a assez bon appétit pour tout manger. L’hôte n’ose répliquer et embroche. Comme ce rôti s’en alloit cuit, arrive un autre homme à cheval, seul aussi, pour dîner dans ce cabaret.

Il en demande, il trouve qu’il n’y a quoi que ce soit que ce qu’il voit prêt à être tiré de la broche. Il demande combien ils sont là-dessus, et se trouve bien étonné que ce soit pour un seul homme. Il propose en payant d’en manger sa part, et est encore plus surpris de la réponse de l’hôte, qui l’assure qu’il en doute à l’air de celui qui a commandé le dîner. Là-dessus le voyageur monte, parle civilement à Vatteville, et le prie de trouver bon que, puisqu’il n’y a rien dans le logis que ce qu’il a retenu, il puisse, en payant, dîner avec lui. Vatteville n’y veut pas consentir ; dispute ; elle s’échauffe ; bref, le moine en use comme avec son prieur, et tue son homme d’un coup de pistolet. Il descend après tranquillement, et au milieu de l’effroi de l’hôte et de l’hôtellerie, se fait servir le gigot et le chapon, les mange l’un et l’autre jusqu’aux os, paye, remonte à cheval et tire pays.

Ne sachant que devenir, il s’en va en Turquie, et pour le faire court se fait circoncire, prend le turban, s’engage dans la milice. Son reniement l’avance, son esprit et sa valeur le distinguent, il devient hacha, et l’homme de confiance en Morée, où les Turcs faisoient la guerre aux Vénitiens. Il leur prit des places, et se conduisit si bien avec les Turcs, qu’il se crut en état de tirer parti de sa situation, dans laquelle il ne pouvoit se trouver à son aise. Il eut des moyens de faire parler au généralissime de la république, et de faire son marché avec lui. Il promit verbalement de livrer plusieurs places et force secrets des Turcs, moyennant qu’on lui rapportât, en toutes les meilleures formes, l’absolution du pape de tous les méfaits de sa vie, de ses meurtres, de son apostasie, sûreté entière contre les chartreux, et de ne pouvoir être remis dans aucun autre ordre, restitué plénièrement au siècle avec les droits de ceux qui n’en sont jamais sortis, et pleinement à l’exercice de son ordre de prêtrise, et pouvoir de posséder tous bénéfices quelconques. Les Vénitiens y trouvèrent trop bien leur compte pour s’y épargner, et le pape crut l’intérêt de l’Église assez grand à favoriser les chrétiens contre les Turcs ; il accorda de bonne grâce toutes les demandes du bacha. Quand il fut bien assuré que toutes les expéditions en étoient arrivées au généralissime en la meilleure forme, il prit si bien ses mesures qu’il exécuta parfaitement tout ce à quoi il s’étoit engagé envers les Vénitiens. Aussitôt après, il se jeta dans leur armée, puis sur un de leurs vaisseaux qui le porta en Italie. Il fut à Rome, le pape le reçut bien ; et pleinement assuré, il s’en revint en Franche-Comté dans sa famille, et se plaisoit à morguer les chartreux.

Des événements si singuliers le firent connoître à la première conquête de la Franche-Comté. On le jugea homme de main et d’intrigue ; il en lia directement avec la reine mère, puis avec les ministres, qui s’en servirent utilement à la seconde conquête de cette même province. Il y servit fort utilement, mais ce ne fut pas pour rien. Il avoit stipulé l’archevêché de Besançon, et en effet, après la seconde conquête, il y fut nommé. Le pape ne put se résoudre à lui donner des bulles, il se récria au meurtre, à l’apostasie, à la circoncision. Le roi entra dans les raisons du pape, et il capitula avec l’abbé de Vatteville, qui se contenta de l’abbaye de Baume, la deuxième, de Franche-Comté, d’une autre bonne en Picardie, et de divers autres avantages.

Il vécut depuis dans son abbaye de Baume, partie dans ses terres, quelquefois à Besançon, rarement à Paris et à la cour ; où il étoit toujours reçu avec distinction.

Il avoit partout beaucoup d’équipage, grande chère, une belle meute, grande table et bonne compagnie. Il ne se contraignoit point sur les demoiselles, et vivoit non seulement en grand seigneur et fort craint et respecté, mais à l’ancienne mode, tyrannisant fort ses terres, celles de ses abbayes, et quelquefois ses voisins, surtout chez lui très absolu. Les intendants plioient les épaules ; et, par ordre exprès de la cour, tant qu’il vécut, le laissoient faire et n’osaient le choquer en rien, ni sur les impositions, qu’il régloit à peu près comme bon lui sembloit dans toutes ses dépendances, ni sur ses entreprises, assez souvent violentes. Avec ces mœurs et ce maintien qui se faisoit craindre et respecter, il se plaisoit à aller quelquefois voir les chartreux, pour se gaudir d’avoir quitté leur froc. Il jouoit fort bien à l’hombre, et y gagnoit si souvent codille[1], que le nom d’abbé Codille lui en resta. Il vécut de la sorte, et toujours dans la même licence et dans la même considération, jusqu’à près de quatre-vingt-dix ans. Le petit-fils de son frère a, longues années depuis, épousé une sœur de M. de Maurepas, du second lit.

Villars, aux portes de la fortune, fit un riche mariage. Il épousa Mlle de Varangeville, belle et de fort grand air, sœur cadette de la femme de Maisons président à mortier, fort belle aussi, mais moins agréable. Elles n’étoient qu’elles deux, sans frère ; et par l’événement Mme de Villars a tout eu, le fils unique de Mme de Maisons étant mort fort jeune, et son fils unique très promptement après lui encore en enfance, tellement que cela a joint des biens immenses à ceux, que Villars avoit amassés. Varangeville s’appeloit Rocq, étoit de Normandie, et moins que rien. Courtin, doyen du conseil, si bien avec le roi, si connu par ses ambassades, duquel on a souvent parlé ici, n’avoit qu’un fils abbé, qui prit le petit collet par paresse et par débauche, avec lequel il est mort, et deux filles. Le président de Rochefort, du parlement de Bretagne, en épousa une ; Varangeville obtint l’autre par ses richesses, belli, et vertueuse, avec de l’esprit et de la conduite, qui demeura toujours avec son père veuf, dont elle gouvernoit la maison, et par lui se mit très agréablement dans le monde.

L’affaire du jour étoit alors la résolution à prendre sur le voyage du roi d’Espagne en Italie. Mais comme le mérite des affaires n’est pas, toujours ce qui en forme la décision, l’intrigue avec laquelle celle-ci fut contredite et soutenue mérite bien quelque détail. Louville, plus instruit que personne des affaires d’Espagne par la confiance des deux cours, et par l’influence que lui donnoit sur toutes la faveur et la confiance entière du roi d’Espagne, était celui qui avoit imaginé ce voyage d’Italie, qui l’avoit fait goûter à M. de Beauvilliers et à Torcy, et qui, une fois assuré de leur approbation, l’avoit mis en tête au roi d’Espagne dès avant son départ de Madrid. Louville étoit plein d’esprit et de sens, ardent, mais droit, et persuadé une fois, rien ne le faisoit démordre et aussi peu s’arrêter. L’engouement où la vivacité et l’abondance des pensées et des raisons le jetoient quelquefois, exposoit ce feu à des indiscrétions. Il en commit en rendant compte au roi des affaires d’Espagne, et du désir et des raisons du roi d’Espagne pour aller en Italie ; il s’échappa sur l’état de l’Espagne, sur les Espagnols et sur quelques personnages considérables. Chargé de rendre compte du mariage du roi d’Espagne, il ne put taire ce qui s’y étoit passé, de l’incartade des dames espagnoles au souper du jour des noces, des pleurs et de l’enfance de la reine, qui cette nuit-là ne voulut jamais coucher avec le roi et ne parloit que de s’en retourner en Piémont, enfin de tout ce que j’ai raconté sur ces noces. Outre qu’il devoit ce compte au roi, inutilement lui auroit-il voulu cacher une aventure si publique au souper, et le reste connu de tout l’intérieur du palais, en particulier de Mme des Ursins et de Marsin, qui n’auroient osé n’en pas écrire. Mais Louville parloit au roi en présence de Mme de Maintenon, qui de plus savoit par le roi ce qu’il apprenoit de Louville dans son cabinet tête à tête.

Louville étoit créature du duc de Beauvilliers, ami intime de Torcy et très bien avec le duc de Chevreuse, et il se donnoit pour tel, dans le compte qu’il rendoit et les questions que le roi lui lit entre quantité d’affaires, de choses et de détails particuliers, inconnus la plupart, les autres [connus] seulement par leur superficie au duc d’Harcourt, qui sitôt après l’arrivée à Madrid, et si longtemps, avoit été à la mort et fort longtemps après encore à se remettre à la Sarçuela, éloigné du bruit de la cour et de L’embarras des affaires. Tout cela aliéna Mme la duchesse de Bourgogne, qu’on entêta que Louville avoit rendu de mauvais services à la reine sa sœur. Plusieurs, de ses dames, ennemies de M. de Beauvilliers, par des intrigues de cour ou pour plaire à Mme de Maintenon, firent et excitèrent encore plus de bruit contre Louville, et tous les amis de M. d’Harcourt firent chorus.

On a vu en son lieu la haine de Mme de Maintenon pour les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d’autant plus grande que, sur le point de les chasser, elle s’étoit trouvée impuissante, et ces deux seigneurs, peu à peu revenus eux et leurs femmes mieux et plus familièrement que jamais auprès du roi. On a vu encore l’affection que Mme de Maintenon portoit à M. d’Harcourt, et combien elle l’avoit servi ; et on en a vu aussi l’impure mais puissante source, et combien il en avoit su profiter. Ce délié courtisan comptoit bien en tirer un plus grand parti. Sa santé, moins que ses vues lui avoit fait demander son congé et presser son retour ; sa réception les avoit confirmés ; il s’agissoit de ne pas laisser refroidir de si favorables dispositions.

Mme de Maintenon le conduisoit par la main. Sous prétexte des affaires d’Espagne, elle lui procuroit des entretiens fréquents avec le roi, et comme les affaires d’Espagne influoient sur toutes les autres, Harcourt, par sort conseil, passoit avec le roi des unes aux autres, et par cet appui en était écouté.

Si Beauvilliers et Torcy étoient dans sa disgrâce, il s’en falloit peu que le chancelier ne se trouvât au même point. On a vu qu’après leur grande liaison il lui étoit devenu pesant aux finances, et que le désir qu’elle eut d’y avoir un contrôleur général tout à elle avoit plus que toute autre raison poussé Pontchartrain à la place de chancelier, qu’il désiroit lui-même infiniment, et pour la grandeur de la charge et pour se défaire des finances qu’il abhorroit.

La cessation d’occasion de mécontentement avoit d’autant moins ramené Mme de Maintenon à lui, qu’il ne s’étoit jamais soucié de s’en rapprocher, et que son mépris marqué pour son successeur aux finances, et pour toutes les opérations qu’il y faisoit, avoit formé un éloignement entre eux qui fomenta l’ancien levain de lame de Maintenon, protectrice déclarée de Chamillart. De cette sorte, de quatre ministres qui formoient le conseil d’État, elle n’en avoit qu’un à elle. Elle vouloit donc y faire entrer Harcourt, accoutumer le roi à lui, et l’y disposer par ces conversations fréquentes qui se tournoient en consultations.

Elle l’avoit lié avec M. du Maine et avec les plus accrédités valets du roi de sa dépendance, et surtout avec Chamillart. Lui, de son côté, avoit gagné, à force de souplesses et de respects bien ménagés, la roguerie sauvage de M. de La Rochefoucauld, qui, envieux né de tous et de tout, haïssait MM. de Chevreuse et de Beauvilliers sans savoir pourquoi. Harcourt avoit gagné le peu de gens que leurs privances approchoient du roi, et s’en étoit rendu ainsi tous les accès favorables. Le grand vol qu’on lui voyoit prendre et que nul autre homme de qualité n’avoit pu jusqu’alors atteindre, lui frayoit le chemin à toutes ces unions, et il devenoit d’un air distingué d’être en liaison avec lui. Il n’en faut pas tant dans les cours pour avoir à en choisir. Telle étoit la position de M. d’Harcourt à Versailles.

La sienne à Madrid n’étoit pas moins riante. De Saint-Jean de Luz à Madrid, et dans le peu qu’il fut en santé, le roi d’Espagne l’avoit fort goûté. Un peu avant le départ, il lui avoit confié son désir d’aller en Italie ; il l’avoit prié de le servir auprès du roi son grand-père sur ce dessein ; enfin, il l’avoit pressé d’y venir lui mettre les armes à la main, et de le conduire pendant la campagne.

Non content d’une ouverture si flatteuse, il lui avoit écrit plusieurs fois, depuis, les mêmes choses, et avec le plus grand empressement de l’avoir avec lui à l’armée, et de s’y gouverner par ses conseils, et il le demandoit au roi. Tant de faveurs et de brillante fortune passoit les bornes, non de l’ambition d’Harcourt, qui étoit sans bornes, mais de la route qu’il, s’étoit destinée. Rien de plus contradictoire que d’entrer ici dans le conseil, et d’être celui du roi d’Espagne à l’armée d’Italie, commandée sous lui par MM. de Villeroy et de Vaudemont, dont il connoissoit le crédit et les appuis. Ce fut donc un embarras d’autant plus grand pour Harcourt, qu’il se vouloit ménager l’Espagne pour ressource, si les obstacles pour entrer dans le conseil se trouvoient trop forts. En ce cas, son projet étoit de retourner en Espagne quand Philippe V y seroit de retour, et de prendre de là un vol nouveau et des forces nouvelles, pour forcer à son retour ici la, porte du conseil. Il ne se falloit donc pas montrer contraire au voyage d’Italie, pour ne pas perdre la confiance du roi d’Espagne et la ressource qu’il méditoit ; mais, étant si à portée d’arriver dès lors au comble de ses désirs, il avoit surtout à se garder d’une absence si étrangement à contretemps, et engagé comme il se trouvoit à ne pas quitter la personne du roi d’Espagne en Italie, il falloit sur toutes choses lui rompre ce voyage, et encore plus le rompre avec assez d’adresse pour qu’il n’en pût pas être accusé ou du moins convaincu. Ce n’étoit pas une conduite aisée, surtout vis-à-vis d’un homme aussi avisé, aussi pénétrant que Louville, convaincu de l’importance de faire faire ce voyage, et chargé de le persuader à notre cour, ardent : d’ailleurs et fortement appuyé du duc de Beauvilliers, de Torcy, et du chancelier qu’il avoit gagné par ses raisons, quoique mal avec M. de Beauvilliers et très enclin aux avis contraires aux siens.

Harcourt, avec les manières les plus polies, les plus affables, les plus engageantes, les plus ouvertes, étoit l’homme du monde le plus haut, le plus indifférent, excepté à sa fortune, le plus méprisant, avec toutefois le bon esprit de consulter, soit pour gagner des gens, soit pour faire sien ce qu’il en tiroit de bon. Il avoit beaucoup d’esprit, juste, étendu, aisé à se retourner et à prendre toutes sortes de formes, surtout séduisant, avec beaucoup de grâces dans l’esprit. Sa conversation la plus ordinaire étoit charmante, personne n’étoit de meilleure compagnie ; ployant, doux, accessible, facile à se faire tout à tous, et par là s’étoit fait extrêmement aimer partout et s’étoit fait une réputation. Il parloit d’affaires avec, une facilité et une éloquence naturelle et simple. Les expressions qui entraînoient couloient de source ; la force et la noblesse les accompagnoient toujours. Il ne falloit pas toutefois s’y fier si les affaires étoient mêlées avec ses vues, il ne souffroit pas patiemment ce qui les contredisoit. Le sophisme le plus entrelacé et le mieux poussé lui étoit familier. Il savoit y donner un air simple et vrai, et jeter force poudre aux yeux par des interrogations hardies, et quelquefois par des disparates quand il en avoit besoin. L’écorce du bien public et de la probité, qu’il montroit avec celle de la délicatesse pour persuader sans avoir l’air de s’en parer, n’avoit rien qui le pût contraindre. Jamais elle ne lui passa l’épiderme. Il avoit l’art d’éviter d’y être pris, mais s’il lui arrivoit de se prendre dans le bourbier, une plaisanterie venoit au secours, un conte, une hauteur, en un mot il payoit d’effronterie et, ne se détournoit pas de son chemin. Il marioit merveilleusement l’air, le langage et les manières de la cour et du grand monde, avec le propos, les façons et la liberté militaire, qui l’une à l’autre se donnoient du prix. Droit et franc quand rien ne l’en détournoit ; au moindre besoin la fausseté même et la plus profonde, et toujours plein de vues pour soi, et de desseins personnels. Naturellement gai, d’un travail facile, et jamais incommode par inquiétude, ni à la guerre, ni dans le cabinet ; jamais impatient, jamais important, jamais affairé, toujours occupé et toujours ne paraissant rien à faire ; sans nul secours domestique pour le dehors et pour sa fortune : en tout un homme très capable, très lumineux, très sensé ; un bel esprit net, vaste, judicieux, mais avare, intéressé, rapportant tout à soi, fidèle uniquement à soi, d’une probité beaucoup plus qu’équivoque, et radicalement corrompu par l’ambition la plus effrénée. Il étoit l’homme de la cour le plus propre à devenir le principal personnage, le plus adroit en détours, le plus fertile en souterrains et en manèges, que le liant de son esprit entretenoit avec un grand art, soutenu par une suite continuelle en tout ce qu’il se proposoit.

Il avoit eu l’habileté de persuader au roi qu’il étoit l’homme le plus instruit de l’Espagne, et le seul qui en connût les affaires et les Personnages à fond. Il étoit pourtant vrai que fort délaissé, fort suspect et fort éloigné de tout à sa première ambassade jusqu’au moment que la reine voulût traiter avec lui, ou peut-être l’amuser et le tromper par l’amirante, et qu’ayant eu défense d’écouter rien de cette part, le dépit qu’il eut le fit retirer à la campagne à tirer des lapins jusqu’à son rappel, lorsqu’on voulut faire déclarer le traité de partage à Charles II, et n’y pas exposer la personne et le caractère de l’ambassadeur. M. d’Harcourt n’avoit donc pu revenir de cette première ambassade bien instruit et au fait des choses d’Espagne ; et à sa seconde, à peine fut-il arrivé à Madrid, qu’il tomba dans cette grande maladie qui dura en grand danger, ou à se rétablir à la Sarçuela, loin de la cour et des affaires jusqu’au départ du roi d’Espagne pour la Catalogne, et au sien pour revenir.

Ce n’étoit donc pas pour être fort instruit, et néanmoins il persuada au roi tout ce qu’il voulut là-dessus, parce qu’il convenoit aux vues de Mme de Maintenon sur lui que le roi le crût tel qu’il se vantoit à lui d’être.

Dans cette opinion, le roi en peine de se déterminer sur le voyage du roi d’Espagne en Italie entre Louville et le duc d’Harcourt qui l’en dissuadoit de toutes ses forces, chacun soutenu de ses appuis, on vit avec surprise un phénomène nouveau à la cour. Le roi ordonna à ses ministres, c’est-à-dire au duc de Beauvilliers, à Torcy et à Chamillart de s’assembler chez le chancelier, et au duc d’Harcourt de s’y trouver pour y débattre le pour et le contre de ce voyage d’Italie, et lui faire le rapport des avis. Jamais une pareille assemblée de ministres hors du conseil et de la présence du roi, beaucoup moins personne admis à délibérer avec eux, et ce qui étoit de plus surprenant, un seigneur que sa qualité de seigneur en excluoit plus constamment et plus radicalement que nul autre. Aussi une telle distinction apporta-t-elle une extrême considération à Harcourt, et le fit-elle regarder comme celui qui avoit levé le charme, et qui étoit tout contre d’entrer dans le conseil. Louville, avec Mme de Maintenon contraire, n’étoit pas bastant pour être de la conférence.

Beauvilliers et Torcy étoient pleins et persuadés de ces raisons ; il ne fut pas seulement question de l’y admettre.

En faveur du voyage on alléguoit l’indécence de l’oisiveté d’un prince de l’âge et de là santé du roi d’Espagne, tandis que toute l’Europe s’armoit pour lui ôter ou lui conserver ses couronnes ; le peu de prétextes qu’on pouvoit prendre de la nécessité de veiller lui-même au gouvernement de ses États, et son peu d’expérience et de connoissances ; l’influence fâcheuse qu’en recevroit sa réputation et le respect de sa personne dans tous les temps ; le plein repos où on devoit être sur la fidélité de l’Espagne et des ministres qui gouverneroient en son absence, et sur lesquels tout portoit, même en sa présence, dans la jeunesse de son âge et la nouveauté de son arrivée ; l’importance de l’éloigner de bonne heure de l’air de fainéantise et de paresse des trois derniers rois d’Espagne, qui n’étoient jamais sortis de la banlieue de Madrid, et s’en étoient si mal trouvés ; l’approcher au contraire de l’activité de Charles-Quint, et le former de bonne heure par le spectacle des différents pays, des divers génies des nations à qui il avoit à commander, et par l’apprentissage de la guerre et de ses différentes parties, dont il auroit à entendre parler et à décider toute sa vie. Enfin l’exemple de tous les rois, dont aucun, excepté ces trois derniers d’Espagne, ne s’étoit dispensé d’aller à la guerre ; sur quoi celui du roi n’étoit pas oublié. On ajoutoit la nécessité de montrer à Milan, et surtout à Naples, avec ce qu’il venoit d’y arriver, un jeune roi dont ils n’avoient vu aucun depuis Charles-Quint, et un roi qui commençoit une lignée nouvelle, dont la présence lui attacheroit de plus en plus ces différents États par le soin qu’il prendroit à leur plaire et par quelques bienfaits répandus à propos qui sortiroient sur les lieux immédiatement de sa main.

À ces raisons on opposoit le danger d’abandonner l’Espagne presque aussitôt que le roi s’y étoit montré ; l’embarras et le danger de sa personne dans l’armée d’Italie ; enfin le peu d’argent à employer à ses dépenses plus indispensables qu’à une pompe de voyage et de campagne qui ne se pouvoit éviter en les faisant faire au roi d’Espagne et qui coûteroit infiniment.

Louville ne demeuroit pas court à ces objections. Il répondoit à la première, que loin qu’il y eût du danger de tirer Philippe V de Madrid, la gloire de l’occasion en plairoit à toute l’Espagne ; que dans ce commencement d’arrivée et d’engouement, il y falloit accoutumer les seigneurs, qui dans d’autres temps ne seroient pas si maniables à ce qu’ils regarderoient comme une nouveauté, et qu’il n’étoit que très bon de faire éprouver à Madrid l’éclipse d’un soleil dont la présence le rendoit heureux et abondant, et dont le retour après et la présence y seroit bien plus goûtée et chérie. À la seconde objection, que la gloire, la réputation, le respect et l’attachement personnel s’acquéroient très principalement et très solidement par les travaux et les périls, lesquels étoient bien moindres pour les rois que pour les autres hommes, et qui souvent faisoient un heureux bruit à bon marché ; enfin sur la dépense, qu’il n’y en avoit aucune plus utile ni plus nécessaire que celle qui alloit à remplir des vues si principales ; que la dépense même se pouvoit beaucoup modérer avec la plus grande bienséance, et qu’un jeune prince n’en étoit que plus aimé et plus estimé, en retranchant les pompes, les fêtes et tout l’inutile pour ne pas fouler ses peuples et employer ses finances à les protéger et à les défendre ; qu’un voyage de guerre n’étoit pas celui d’un mariage ou d’une entrevue, et que le simple nécessaire, réduit à la juste mesure de la dignité d’un jeune roi qui ne va qu’en passant visiter ses nouveaux sujets pour se mettre à la tête de son armée et y faire ses premières armes, n’étoit pas si coûteux qu’on se le vouloit persuader.

Ces raisons pour et contre, leurs subdivisions, leurs suites, leurs conséquences, c’est ce qui fut débattu chez le chancelier. Harcourt, à qui il étoit capital d’empêcher ce voyage, n’y oublia rien dans cette conférence, appuyé de Chamillart ; les deux autres, d’un sentiment contraire, entraînèrent à demi le chancelier, qui ne se soucioit plus de faire sa cour à Mme de Maintenon. Il avoit toujours ménagé Monseigneur et lui avoit fait tous les plaisirs qu’il avoit pu tandis qu’il avoit eu les finances. Harcourt, qui n’oublioit rien, commençoit à se lier avec les deux sœurs Lislebonne. Il avoit entretenu Monseigneur, mais ce prince avoit donné des audiences à Louville ; il aimoit le roi d’Espagne ; tel qu’il étoit, il sentoit que son empressement d’aller en Italie étoit appuyé de bonnes raisons, et que sa gloire personnelle y était intéressée. Il en avoit embrassé le sentiment et l’appuyoit. Le compte qui fut rendu au roi de la conférence ne lui apprit rien de nouveau. Son goût par son propre exemple penchoit au voyage. Mme de Maintenon et Chamillart le retenoient en suspens.

Dans ce même temps, le roi, qui méditoit une grande promotion d’officiers généraux, eut envie de faire des maréchaux de France en même temps. Il est certain qu’il en écrivit quatre de sa main auxquels il se vouloit borner, qui étoient Rose ri, Huxelles, Tallard et Harcourt. Il s’ouvroit alors de beaucoup de choses à Harcourt ; il lui parla de la promotion d’officiers généraux, il lui fit sentir quelque chose de celle des maréchaux de France : Harcourt, qui mouroit de peur de l’être, parce qu’il sentoit bien qu’on l’enverroit servir, et qu’il ne vouloit pas s’éloigner, sur le point qu’il se croyoit d’entrer dans le conseil, dissuada le roi d’en faire. Ce qui ne se comprend pas d’un homme d’autant d’esprit, c’est que sa vanité le porta à s’en vanter jusqu’au marquis d’Huxelles, à qui il en parla dans un coin de la galerie, peut-être en lui répondant sur ce que l’autre le sondoit pour hâter cette promotion. Huxelles, surpris et encore plus outré du propos d’Harcourt : « Mort.., lui dit-il, si vous n’étiez pas duc, vous vous en seriez bien gardé ;  » et lui tourna le dos en furie.

Pendant tous ces manèges, Harcourt avec le meilleur visage du monde se plaignoit de coliques la nuit, d’insomnies et de toutes sortes de maux qui ne paraissoient point, pour se tenir une porte ouverte à refuser de servir et de s’éloigner ; et toujours porté par sa protectrice, avoit de fréquents entretiens avec le roi, dans lesquels il frondoit toujours l’avis de ses ministres. La plupart de ces entretiens rouloient sur l’Espagne ou sur la guerre.

Cette opposition d’Harcourt revint souvent par le roi même à Chamillart. Soit que les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, ses amis particuliers, lui fissent faire des réflexions, soit qu’il en fit de lui-même, il ouvrit les yeux sur le risque personnel dont le menaçoit l’entrée d’Harcourt au conseil. Il comprit que, parvenu à ce comble de ses désirs, et n’ayant plus rien à craindre, il ne songeroit qu’à empiéter la principale autorité, qu’étant homme de guerre et surtout de détail, ce seroit à ses dépens qu’il s’autoriseroit ; qu’il auroit peine à résister à un homme aussi entreprenant, qui partageoit au moins avec lui la faveur et l’appui de Mme de Maintenon, et qui, avant que de se voir dans le conseil, ne craignoit pas de faire contre aux ministres, et à lui-même dans les entretiens qu’il avoit avec le roi. Il pensa donc sérieusement à éviter ce péril, et à éloigner Harcourt en le faisant maréchal de France, et servir en cette qualité. Mais le roi incertain par ce que Harcourt lui avoit représenté, on prétend qu’un événement fortuit acheva d’empêcher qu’il n’y eût des maréchaux de France ; je dis on prétend, parce que, encore que j’aie eu alors tout lieu de croire l’anecdote que je vais raconter, je n’en suis pas assuré avec certitude. Voici le fait : Mme la duchesse de Bourgogne qui, par ses grâces, ses manières flatteuses et amusantes, et son attention de tous les instants à plaire au roi et à Mme de Maintenon, s’étoit rendue familière avec eux jusqu’à usurper toutes sortes de libertés, remuant un soir les papiers du roi, sur sa petite table, chez Mme de Maintenon, trouva cette liste des quatre maréchaux de France : en la lisant, les yeux lui rougirent, elle s’écria en s’adressant au roi qu’il oublioit Tessé, qui en mourroit de douleur et elle aussi. Elle se piquoit d’aimer Tessé, parce qu’il avoit fait la paix de Savoie et son mariage, et elle s’apercevoit bien que par cette raison cela plaisoit au roi. Il fut fâché cette fois qu’elle eût vu ce papier, et soit qu’il eut déjà résolu de ne point faire de maréchaux de France, ou qu’il fût butté alors à ne pas faire Tessé, il répondit avec émotion à la princesse qu’elle ne s’affligeroit pas et qu’il n’en feroit aucun.

Cependant le roi d’Espagne écrivoit lettres sur lettres au roi, sur son voyage d’Italie. Le temps s’avançoit. Il falloit se déterminer. Chamillart, tout doucement détaché d’Harcourt, cessa ses oppositions par rapport aux finances, comme entrant dans les raisons du voyage et dans le goût que le roi y montroit. Il fut résolu, et Louville dépêché pour en informer le roi d’Espagne.

Harcourt alors se sentit perdu avec lui, et sa ressource de retourner en Espagne, si besoin lui en étoit, évanouie. Il avoit tergiversé et s’étoit caché tant qu’il avoit pu sur ce voyage ; mais la conférence chez le chancelier lui avoit forcé la main ; il sentit bien que Louville ne cacheroit pas son opposition au roi d’Espagne, et le refus dont je parlerai bientôt, que le duc de Beauvilliers ne lui laisseroit point ignorer, et beaucoup moins Torcy. Cela le résolut à redoubler d’efforts pour entrer dans le conseil, et profiter de sa situation présente.

Je ne sais si la vanité le trahit, ou s’il crut imposer à ceux qu’il craignoit par un raffinement de politique. Quoi qu’il en soit, il ne craignit pas de plaisanter, avec un air de hauteur et d’assurance, de la peur des ministres de le voir entrer dans le conseil, qui n’en fermoient pas l’œil d’inquiétude, disoit-il, tandis qu’il dormoit les nuits tout d’un somme, et il eut ou l’imprudence, ou la fausse politique de tenir ce propos-là même à Louville, dans les derniers jours qu’il demeura pour recevoir les dernières instructions par rapport au voyage arrêté d’Italie. Harcourt disoit très vrai pour la moitié, mais pour la tranquillité de son sommeil, elle n’étoit pas aisée à persuader. Ses entretiens continuoient sur le même pied, jusqu’à ce qu’enfin sa trop grande assurance y mit Lin, et renversa pour lors son espérance.

Il avoit pris à tâche d’être toujours diamétralement opposé aux avis des ministres ; il avoit commencé à s’expliquer sur eux au roi, avec un mépris moins couvert, et à lui montrer des abus, et à lui proposer des réformes. Un jour que le roi insistoit avec lui sur l’opinion de, ses ministres, et qu’Harcourt la contredisoit fortement, il lui échappa de dire que ces gens-là n’étoient pas capables de la moindre bagatelle. Cette parole mit fin aux entretiens et aux consultations du roi avec lui, et lui ferma la porte du conseil déjà entrouverte.

Le roi, jaloux de ses choix, et qui n’avoit pas dessein de changer son conseil, comprit alors qu’en y admettant Harcourt, il auroit à essuyer une division continuelle, une diversité d’avis sur tout, à la fin des querelles et des prises qui le gêneroient autant que ce qu’il en avoit éprouvé entre Louvois et Colbert. Dès lors il résolut de n’augmenter point son conseil d’un personnage qui y seroit si fâcheux à ses ministres, dont l’importunité retomberoit sur lui, aussi bien que l’embarras à se déterminer entre des avis toujours opposés.

Les matières d’Espagne qui avoient servi de chausse-pied à ces entretiens étoient épuisées avec Harcourt, la confiance sur les autres affaires cessoit avec la pensée de le faire ministre ; avec elle aussi tombèrent les entretiens et les consultations. En vain Harcourt chercha-t-il à se raccrocher, en vain Mme de Maintenon essaya-t-elle de le rapprocher, et tous deux de faire naître des prétextes et des occasions de nouveaux entretiens, tout fut inutile. Le roi avoit pris son parti, et tint ferme à n’avoir plus de particuliers avec lui, mais d’ailleurs le traitant bien et même avec distinction. Ce changement l’affligea au dernier point. Il avoit évité le bâton de maréchal de France, comme le plus dangereux écueil, avec tout le soin possible ; il avoit également échoué à s’entretenir avec le roi d’Espagne, et à rompre son voyage d’Italie, et il se voyoit frustré de ce grand but auquel il vouloit atteindre, et dont il s’étoit trouvé si longtemps tout près. Mme de Maintenon, qui pour ses vues particulières n’en fut pas moins désolée que lui, le soutint et le consola par l’espérance de profiter plus heureusement, pour ne pas dire plus sagement, d’autres conjonctures qui pourroient naître, et qui pourroient le porter de nouveau au même but, auquel pour lors il n’étoit plus possible de songer.




  1. Gagner codille, locution du jeu d’hombre, signifiait gagner sans avoir fait jouer.