Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/19

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CHAPITRE XIX.


Retour de Catinat. — Promotion d’officiers généraux. — Ma réception au parlement. — Visites qui la précèdent ; pièges que j’y évite. — Je quitte le service. — Bagatelles qui caractérisent. — Bougeoir. — Soupers de Trianon. — Duc de Villeroy arrivé d’Italie. — Journée de Crémone. — Situation de Crémone et qui y commandoit. — Maréchal de Villeroy pris. — Aventure de Montgon. — Villeroy hautement protégé du roi et traité en favori. — Revel chevalier de l’ordre. — Praslin lieutenant général.


Catinat arrivé d’Italie, où sa patience avoit essuyé de si cruels dégoûts, salua le roi à son dîner, un jour qu’il avoit pris médecine ; le roi lui fit un air assez gracieux, lui dit quelques mots, mais ce fut tout ; nul particulier ; le roi ne lui dit pas même qu’il l’entretien droit, et le modeste maréchal ne montra pas seulement qu’il le désirât, et s’en retourna tranquillement à Paris.

La promotion d’officiers généraux dont j’ai parlé se fit enfin. Elle fut prodigieuse. Dix-sept lieutenants généraux, cinquante maréchaux de camp, quarante et un brigadiers d’infanterie, et trente-huit de cavalerie. Avant que d’expliquer où elle me conduisit, il faut dire que je me fis recevoir ce même hiver au parlement. Le roi qui sur ses bâtards a toujours commencé de fait toutes les distinctions qu’il leur a données, avant que de les leur accorder par des brevets, des lettres, des déclarations et des édits, et qui depuis longtemps avoit établi qu’aucun pair n’étoit reçu au parlement, sans lui en demander la permission, qu’il ne refusoit jamais, s’étoit mis à la différer si le pair n’avoit pas vingt-cinq ans, pour mettre peu à peu une différence d’âge entre ses enfants naturels et eux, par un usage qu’il pût après tourner en règle. Je le savois, et j’avois exprès différé ma réception plus d’une année au delà des vingt-cinq ans, sous prétexte de négligence.

Il fallut aller chez le premier président Harlay qui m’accabla de respects, chez les princes du sang, chez les bâtards. M. du Maine se fit répéter le jour marqué, puis, d’un air de joie mal contenue par celui de la politesse et de la modestie : « Je n’aurai garde d’y manquer, me dit-il, ce m’est un honneur trop grand d’y assister et trop sensible que vous veuilliez bien que j’y sois, pour ne pas m’y trouver, » et avec mille compliments me conduisit jusqu’au jardin, car c’étoit à Marly où j’étois ce voyage. Le comte de Toulouse et M. de Vendôme me répondirent plus simplement, mais ne parurent pas moins contents, ni moins polis ni attentifs à remplir tout ce qu’ils devoient, comme avoit fait M. du Maine. Depuis que le cardinal de Noailles avoit reçu la pourpre romaine, il ne venoit plus au parlement, parce qu’il n’y pouvoit prendre sa place qu’au rang de l’ancienneté de sa pairie. Je pris le temps de son audience publique pour l’aller convier. « Vous savez, me dit-il, que je n’ai plus de place. — Et moi, monsieur, lui répondis-je, qui vous y en connois une fort belle, je viens vous supplier de la venir prendre à ma réception. » Il se mit à sourire et moi aussi. Nous nous entendions bien tous deux ; puis me vint conduire au haut de son degré, les battants des portes ouverts, et passant tous deux de front, moi à sa droite. M. de Luxembourg fut le seul duc qui n’entendit pas parler de moi à cette occasion. J’avois toujours sur le cœur l’étrange arrêt qu’il avoit obtenu, et dont j’ai assez parlé ci-devant pour n’en rien répéter. Je me flattois que nous y pourrions revenir quelque jour, et je ne voulus pas donner atteinte à cette espérance, par une reconnoissance solennelle et personnelle du droit qu’il lui avoit acquis. Je n’étois point raccommodé avec lui, ainsi je ne lui en fis faire aucune honnêteté.

Dongois, qui faisoit la fonction de greffier en chef du parlement, à qui ses accès et sa capacité avoit donné autorité en beaucoup de choses dans le parlement, étoit par là connu et recherché. Je le connoissois fort, et pris langue avec lui du détail de ce que j’avois à faire. Tout obligeant et honnête homme qu’il étoit, le bonhomme me tendit trois pièges. Il ne falloit pas s’attendre à moins de sa robe, mais je les sentis tous trois et tout d’abord, et je me préservai de tous les trois. Il me dit donc qu’il convenoit pour le respect du parlement d’y paroître cette première fois en habit tout noir, sans dorure ; que pour celui des princes du sang, dont le manteau court descendoit plus bas que l’habit, le mien ne débordât pas mon justaucorps, et que pour celui du premier président, j’allasse, comme c’est la coutume, le matin même après ma réception, le remercier, mais avec mon habit du parlement. Ces trois respects ne me furent pas si grossièrement dits, mais insinués avec esprit. Je n’en fis pas semblant, mais je fis directement le contraire, et instruit de la sorte, j’en avertis ceux qui furent reçus dans la suite, qui s’en gardèrent comme j’avois fait, et c’est par ces sortes de ruses, pour le dire en passant, que sont venues tant de choses à l’égard des ducs dont l’accès affermi a de quoi plus que surprendre.

Je devrois ajouter ici ce qu’il se passa en cette occasion entre M. de La Rochefoucauld et moi, qui nous disputions la préséance. Je réserve à le raconter de suite au temps qu’il fut question de la juger. Il ne vint point à ma réception, et tout se passa alors avec toute l’amitié qui s’étoit entretenue entre nous, depuis la liaison que le procès contre M. de Luxembourg y avoit formée, et que la qualité de gendre de M. le maréchal de Lorges, son plus ancien et intime ami, ne gâtoit pas.

Dreux, père du grand maître des cérémonies, nouvellement monté à la grand’chambre, fut le rapporteur que je choisis, parce que c’étoit un vrai et intègre magistrat, que je le connoissois plus que les autres, et qu’ils sont flattés de rapporter nos réceptions. Je lui envoyai le matin même, suivant l’usage, ainsi qu’au premier président et procureur général, un service de vaisselle d’argent. Lamoignon, premier président, commença celui de ne le point accepter qui a toujours duré depuis lui. Dreux, nouveau venu à la grand’chambre, et tout enterré dans ses sacs, ignoroit parfaitement l’un et l’autre usage. Il trouva fort mauvais que je lui eusse envoyé un présent, et demanda pour qui on le prenoit. Il le renvoya comme une offense qui lui était faite, et n’apprit qu’après que ce n’étoit qu’une formalité.

La réforme qui suivit la paix de Ryswick fut très grande et faite très étrangement. La bonté des régiments, surtout dans la cavalerie, le mérite des officiers, ceux qui les commandoient, Barbezieux jeune et impétueux n’eût égard à rien, et le roi le laissa le maître. Je n’avois aucune habitude avec lui.

Mon régiment fut réformé, et comme il étoit fort bon, il fit présent de ses débris à des royaux, au régiment de Duras, et jusqu’à ma compagnie fut incorporée dans celui du comte d’Uzès, son beau-frère, dont il prenoit un soin particulier. Ce me fut un sort commun avec beaucoup d’autres qui ne m’en consola pas. Ces mestres de camp réformés sans compagnie furent mis à la suite d’autres régiments ; j’échus à celui de Saint-Moris. C’étoit un gentilhomme de Franche-Comté que je n’avois vu de ma vie, dont le frère étoit lieutenant général et estimé. Bientôt après, la pédanterie, qui se mêloit toujours avec la réalité du service, exigea deux mois de présence aux régiments à la suite desquels on était. Cela me parut fort sauvage. Je ne laissai pas d’y aller, mais comme j’avois eu diverses incommodités, et qu’on m’avoit conseillé les eaux savonneuses de Plombières, je demandai la permission d’y aller, et y passai trois ans de suite le temps d’exil à un régiment où je ne connoissois personne, où je n’avois point de troupes et où je n’avois rien à faire. Le roi ne parut point le trouver mauvais. J’allai souvent à Marly ; il me parloit quelquefois, qui étoit chose bien marquée et bien comptée ; en un mot il me traitoit bien, et mieux que ceux de mon âge et de ma sorte.

Cependant on remplaça quelques mestres de camp de mes cadets ; c’étoient d’anciens officiers qui avoient obtenu des régiments à force de services et de temps ; je me payai de cette raison. La promotion dont on parloit ne me réveilla point. On n’étoit plus dans un temps à se prévaloir de dignités ni de naissance. Excepté des actions, et sur-le-champ, personne n’étoit distingué de l’ordre du tableau. J’avois trop d’anciens pour songer à être brigadier ; tout mon objet étoit un régiment, et de servir à la tête, puisque la guerre s’ouvroit, pour n’avoir pas le dégoût de la commencer pour ainsi dire aide de camp de Saint-Moris et sans troupes, après avoir été préféré par distinction en arrivant de la campagne de Neerwinden pour en avoir un, l’avoir bien rétabli, et y avoir, je l’ose dire, commandé avec application et réputation les quatre campagnes suivantes qui avoient fini la guerre.

La promotion se déclara, qui surprit tout le monde par le grand nombre ; jamais à beaucoup près il n’y en avoit eu de pareille ; je parcourus avidement les brigadiers de cavalerie pour voir si mon tour approchoit de près. Je fus bien étonné quand j’en vis cinq à la queue mes cadets. Leur nom n’est jamais sorti de ma mémoire et y est toujours demeuré très présent. C’étoit d’Ourches, Vandeuil, Streff, le comte d’Ayen et Ruffé. Il est difficile de se sentir plus piqué que je le fus. Je trouvois l’égalité confuse de l’ordre du tableau suffisamment humiliante, la préférence du comte d’Ayen malgré son népotisme, et celle de quatre gentilshommes particuliers me parut insupportable. Je me tus cependant, pour ne rien faire de mal à propos dans la colère. M. le maréchal de Lorges fut outré et pour moi et pour lui-même ; M. son frère ne le fut guère moins, et par l’inconsidération pour eux, et telle qu’il fut volontiers pour tout le monde. Il avoit pris de l’amitié pour moi. Tous deux me proposèrent de quitter. Le dépit m’en donnoit grande envie ; la réflexion de mon âge, de l’entrée d’une guerre, de renoncer à toutes les espérances du métier, l’ennui de l’oisiveté, la douleur des étés à ouïr parler de guerre, de départs, d’avancements de gens qui s’y distinguent, qui s’y élèvent, qui acquièrent de la réputation me retenoit puissamment. Je passai ainsi deux mois dans ce déchirement, quittant tous les matins, et ne pouvant bientôt après m’y résoudre.

Poussé enfin à bout de cet état avec moi-même, et pressé par les deux maréchaux, je me résolus à prendre des juges à l’avis desquels je me rendrois, et à les prendre en des états différents. Je choisis le maréchal de Choiseul sous qui j’avois servi, et bon juge en ces matières, M. de Beauvilliers, M. le chancelier, et M. de La Rochefoucauld. Je leur avois déjà fait mes plaintes ; ils étoient indignés de l’injustice, mais les trois derniers en courtisans. C’étoit mon compte. Ce génie étoit propre à tempérer leur conseil, et comme je n’en cherchois qu’un bon qui fût approuvé dans le monde, de gens de poids et qui approchoient du roi, surtout qui ne fût pas sujet à légèreté, imprudence ni repentir, ce fut à ceux-là que je déterminai d’abandonner la décision de ma conduite.

Je me trompai, les trois courtisans furent du même avis que les trois maréchaux ; tous me dirent avec force qu’il étoit honteux et insoutenable [qu’] un homme de ma naissance, de ma dignité, qui avoit servi avec quelque honneur, assiduité et approbation quatre campagnes à la tête d’un beau et bon régiment, réformé jusqu’à sa compagnie, sans raison, demeuré dans une aussi nombreuse promotion, et y voir cinq de ses cadets avec la dernière injustice, recommençât la guerre non seulement sans brigade, mais sans régiment, mais sans troupes et sans compagnie, avec pour toute fonction d’être à la suite de Saint-Moris ; qu’un duc et pair de ma naissance établi d’ailleurs comme je l’étois, et ayant femme et enfants, n’alloit point servir comme un haut-le-pied dans les armées, et y voir tant de gens si différents de ce que j’étois, et qui pis étoit de ce que j’y avoit été, tous avec des emplois et des régiments ; qu’après une si nombreuse promotion j’attendrois longtemps un régiment vacant aboyé des familles et des officiers, encore plus longtemps une brigade, avec tous les dégoûts de la situation où je me trouvois, que cette injustice faite, mon beau-père et son frère vivants maréchaux de France, ducs et tous deux capitaines des gardes du corps, que pouvois-je espérer quand ils ne seroient plus ? Ils ajoutèrent toute la différence de quitter par paresse ou par pis, d’avec quitter par des raisons aussi évidentes après avoir vu, fait et servi avec distinction ; qu’à tout compter il y avoit bien loin et bien des dégoûts et des hasards de fortune à essuyer entre ce que j’étois et le but qui me retiendroit au service, outre que l’injustice qui m’étoit faite me reculoit beaucoup, et influoit sur le délai de tous les autres pas : en un mot, tous six séparément m’accablèrent des mêmes raisons, comme s’ils les avoient concertées ensemble.

Je ne les avoit pas pris pour juges, pour appeler après de leur décision. Je pris donc mon parti ; mais je crus souvent l’avoit bien pris que je sentois que je balançois encore ; j’eus besoin de ma colère et de mon dépit, et de me rappeler encore ce que j’avois vu arriver à M. le maréchal de Lorges à la tête de l’armée du Rhin, par les intendants La Fonds et La Grange, soutenus de la cour, et au maréchal de Choiseul dans le même emploi, que j’ai l’un et l’autre racontés en leur lieu, sans compter tout ce qui se trouve à essuyer de ce genre, avant que d’arriver au commandement des armées. Près de trois mois se passèrent dans ces angoisses intérieures jusqu’à ce que je pusse me déterminer. Finalement je le fis, et lorsqu’il en fallut venir à l’exécution, je suivis encore le conseil des mêmes personnes : je ne laissai point échapper de paroles de mécontentement, et content du public, et surtout du militaire sur mon oubli dans la promotion, je le laissai dire. Pour moi, la colère du roi était inévitable. Ces messieurs m’y avoient préparé, et je m’y étois bien attendu.

Oserai-je dire qu’elle ne m’étoit pas indifférente ? Il s’offensoit quand on cessoit de servir. Il appeloit cela le quitter, encore plus des gens distingués.

Mais ce qui le piquoit au vif, c’étoit de quitter sur une injustice, et il le faisoit toujours du moins longtemps sentir. Mais les mêmes personnes ne mirent jamais de proportion entre cette suite de quitter, qui après tout, à mon âge avoit son bout, et la honte et le dégoût de servir dans la situation où j’étois.

Ils crurent cependant que le respect et la prudence vouloient également tout le ménagement qui s’y pouvoit apporter.

Je fis donc une lettre courte au roi, par laquelle sans plainte aucune, ni la moindre mention d’aucun mécontentement, et sans parler de régiment ni de promotion, je lui marquois mon déplaisir que la nécessité de ma mauvaise santé m’obligent à quitter son service, dont je ne pouvois me consoler que par une assiduité auprès de sa personne, qui me procureroit l’honneur de la voir, et de lui faire ma cour plus continuellement. Ma lettre fut approuvée, et le mardi de la semaine sainte, je la lui présentai moi-même à la porte de son cabinet, comme il y rentroit de la messe. J’allai de là chez Chamillart, que je ne connoissois point du tout. Il sortoit pour aller au conseil. Je lui fis de bouche le même compliment, sans le mêler de rien qui pût sentir le mécontentement, et tout de suite je m’en allai à Paris.

J’avois mis gens de plusieurs sortes en campagne, hommes et femmes de mes amis, pour être informé de ce qu’il échapperoit au roi, où que ce fût, sur ma lettre. Je demeurai huit jours à Paris, et ne retournai à Versailles que le mardi de Pâques. Je sus du chancelier que, le conseil appelé et entrant le mardi saint dans le cabinet du roi, qu’il lisoit ma lettre et qu’il appela aussitôt après Chamillart, auquel il parla un moment en particulier. Je sus d’ailleurs qu’il lui avoit dit avec émotion : « Eh bien ! monsieur, voilà encore un homme qui nous quitte, » et que tout de suite il, lui avoit raconté ma lettre mot pour mot. D’ailleurs, je n’appris point qu’il lui fût rien échappé. Ce mardi de Pâques, je reparus devant lui, pour la première fois depuis ma lettre, à la sortie de son souper. J’aurois honte de dire la bagatelle que je vais raconter si dans la circonstance elle ne servoit à le caractériser.

Quoique le lieu où il se déshabilloit fût fort éclairé, l’aumônier de jour, qui tenoit, à sa prière du soir, un bougeoir allumé, le rendoit après au premier valet de chambre, qui le portoit devant le roi venant à son fauteuil. Il jetoit un coup d’œil tout autour, et nommoit tout haut un de ceux qui y étoient, à qui le premier valet de chambre donnoit le bougeoir. C’étoit une distinction et une faveur qui se comptoit, tant le roi avoit l’art de donner l’être à des riens.Il ne le donnoit qu’à ce qui étoit là de plus distingué en dignité et en naissance, extrêmement rarement à des gens moindres, en qui l’âge et les emplois suppléoient. Souvent il me le donnoit, rarement à des ambassadeurs, si ce n’est au nonce, et dans les derniers temps à l’ambassadeur d’Espagne.

On ôtait son gant, on s’avançoit, on tenoit ce bougeoir pendant le coucher, qui étoit fort court, puis on le rendoit au premier valet de chambre qui, à son choix, le rendoit à quelqu’un du petit coucher. Je m’étois exprès peu avancé, et je fus très surpris, ainsi que l’assistance, de m’entendre nommer, et dans la suite je l’eus presque aussi souvent que je l’avois eu jusque-là. Ce n’étoit pas qu’il n’y eût à ce coucher force gens très marqués à qui le donner, mais le roi fut assez piqué pour ne vouloir pas qu’on s’en aperçût.

Ce fut aussi tout ce que j’eus de lui trois ans durant qu’il n’oublia aucune bagatelle, faute d’occasions plus importantes, de me faire sentir combien il étoit fâché. Il ne me parla plus : ses regards ne tomboient sur moi que par hasard ; il ne dit pas un mot de ma lettre à M. le maréchal de Lorges, ni de ce que je quittois. Je n’allai plus à Marly, et après quelques voyages, je cessai de lui donner la satisfaction du refus.

Il faut épuiser ces misères. Quatorze ou quinze mois après, il fit un voyage à Trianon. Les princesses avoient accoutumé de nommer chacune deux dames pour le souper, et le roi ne s’en mêloit point pour leur donner cet agrément. Il s’en lassa. Les visages qu’il voyoit à sa table lui déplurent, parce qu’il n’y étoit pas accoutumé. Les matins il mangeoit seul avec les princesses et leurs dames d’honneur, et il faisoit une liste lui-même et fort courte des dames qu’il vouloit le soir, et l’envoyoit à la duchesse du Lude chaque jour pour les faire avertir. Ce voyage étoit du mercredi au samedi : ainsi trois soupers.

Nous en usâmes, Mme de Saint-Simon et moi, pour ce Trianon-là comme pour Marly ; et ce mercredi que le roi y alloit, nous fûmes dîner chez Chamillart à l’Étang, pour aller de là coucher à Paris. Comme on s’alloit mettre à table, Mme de Saint-Simon reçut un message de la duchesse du Lude pour l’avertir qu’elle étoit sur la liste du roi pour le souper de ce même jour. La surprise fut grande ; nous retournâmes à Versailles. Mme de Saint- Simon se trouva seule de son âge à beaucoup près à la table du roi, avec Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, la comtesse de Grammont et trois ou quatre autres espèces de duègnes favorites ou dames du palais nécessaires, et nulle autre. Le vendredi, elle fut encore nommée et avec les mêmes dames ; et depuis, le roi en usa toujours ainsi aux rares voyages de Trianon. Je fus bientôt au fait et j’en ris. Il ne nommoit point Mme de Saint-Simon pour Marly, parce que les maris y alloient de droit quand leurs femmes y étoient ; ils y couchoient, et personne n’y voyoit le roi que ce qui étoit sur la liste. À Trianon liberté entière à tous les courtisans d’y aller faire leur cour à toutes les heures de la journée ; personne n’y couchoit que le service le plus indispensable, pas même aucune dame. Le roi vouloit donc marquer mieux par cette déférence que l’exclusion portoit sur moi tout seul, et que Mme de Saint-Simon n’y avoit point de part.

Nous persévérâmes dans notre assiduité ordinaire sans demander pour Marly : nous vivions agréablement avec nos amis, et Mme de Saint-Simon continua de jouir à l’ordinaire des agréments qui ne se partageoient point avec moi, et que le roi et Mme la duchesse de Bourgogne avoient commencé longtemps avant ceci à lui donner, et qui s’augmentèrent toujours. J’ai voulu épuiser cette matière de suite qui, par rapport au caractère du roi, a sa curiosité : reprenons maintenant où nous en sommes demeurés. J’ajouterai seulement ici qu’après la promotion, le roi donna force pensions militaires, et qu’il fit la galanterie à M. le maréchal de Lorges de lui mander qu’il avoit choisi le plus beau de tous les régiments de cavalerie gris que la promotion mettoit en vente, pour en donner la préférence à son fils, depuis assez peu capitaine de cavalerie.

Le duc de Villeroy arriva, le 6 février, envoyé par son père pour rendre compte au roi de bien des détails et de projets qui auroient emporté trop de temps par des dépêches. Bien lui prit de ce voyage, trois jours après il eut tout lieu de le sentir.

La promotion si nombreuse dont j’ai parlé, et qui me fit quitter vers Pâques, s’étoit faite et déclarée le 29 janvier. Le mercredi 8 février, on alla à Marly, où il y eut des bals. Nous fûmes du voyage, Mme de Saint-Simon et moi, comme souvent nous en étions. Le lendemain jeudi 9, Mahoni, officier irlandois de beaucoup d’esprit et de valeur, arriva d’Italie avec la plus surprenante nouvelle dont on eût ouï parler en ces derniers siècles. L’action s’étoit passée le 1er février.

Le prince Eugène, qui en savoit plus que le maréchal de Villeroy, l’avoit obligé d’hiverner au milieu du Milanois, et l’y tenoit fort resserré, tandis que luimême avoit établi ses quartiers fort au large avec lesquels il inquiétoit fort les nôtres[1]. Dans cette situation avantageuse il conçut le dessein de surprendre le centre de nos quartiers, et par ce coup de partie qui le mettoit au milieu de notre armée et de notre pays, de dissiper l’une, et de se rendre maître de l’autre, et par là se mettre en état ensuite de prendre Milan et le peu de places de ce pays, toutes en fort mauvais ordre, et d’achever ainsi sûrement et brusquement sa conquête.

Crémone étoit ce centre ; il y avoit un gouverneur espagnol et une fort grosse garnison : quelques autres troupes y étoient encore entrées à la fin de la campagne, avec Crenan, lieutenant général, pour y commander tout. Praslin, dont j’ai parlé quelquefois, y commandoit la cavalerie comme brigadier ; il venoit d’être fait maréchal de camp, mais la promotion n’étoit pas encore parvenue jusqu’à eux, et Fimarcon commandoit les dragons. Vers les derniers jours de janvier, Revel, premier lieutenant général de l’armée, étoit arrivé à Crémone, et par son ancienneté y commanda au-dessus de Crenan.

Il reçut ordre du maréchal de Villeroy, qui visitoit ses quartiers, d’envoyer un gros détachement à Parme, que le duc de ce nom lui demandoit pour sa sûreté, et qu’on eut lieu de soupçonner depuis de l’avoir fait de concert avec le prince Eugène, pour dégarnir Crémone d’autant. Sur les nouvelles de différents mouvements des ennemis, Revel, en homme sage, se contenta de faire et de tenir le détachement prêt sans le faire partir. Le maréchal de Villeroy finit sa promenade par Milan, où il conféra avec le prince de Vaudemont, d’où il arriva le dernier janvier à Crémone d’assez bonne heure.

Revel alla au-devant de lui, lui rendit compte des raisons qu’il avoit de retenir le détachement qu’il lui voit ordonné d’envoyer à Parme. Il en fut fort approuvé du maréchal, qui soupa en nombreuse compagnie, où il parut fort rêveur. Il ne laissa pas de jouer après une partie d’hombre, mais on remarqua que ce ne fut pas sans distractions, et il se retira de fort bonne heure.

Le prince Eugène étoit informé qu’il y avoit à Crémone un ancien aqueduc qui s’étendoit loin à la campagne, et qui répondoit dans la ville à une cave d’une maison occupée par un prêtre ; que cet aqueduc avoit été nettoyé depuis assez peu de temps, et cependant ne conduisoit que peu d’eau et que la ville avoit été autrefois surprise par ce même aqueduc. Il en fit secrètement reconnoître l’entrée dans la campagne ; il gagna le prêtre chez qui il aboutissoit, et qui étoit voisin d’une porte de la ville qui étoit murée et point gardée ; il fit couler dans Crémone ce qu’il put de soldats choisis, déguisés en prêtres et en paysans, qui se retirèrent dans la maison amie, où on se pourvut le plus et le plus secrètement qu’on put de haches. Tout bien et promptement préparé, le prince Eugène donna un gros détachement au prince Thomas de Vaudemont, premier lieutenant général de son armée, et fils unique du gouverneur général du Milanois pour le roi d’Espagne : il lui confia son entreprise, et, le chargea de s’aller rendre maître d’une redoute qui défendoit la tête du pont du Pô, pour venir par le pont à son secours, quand on seroit aux mains dans la ville. Il détacha cinq cents hommes d’élite avec des officiers entendus pour se rendre par l’aqueduc chez le prêtre, où les gens qu’il y avoit fait couler les attendoient, et devoient avoir bien reconnu les remparts, les postes, les places et les rues de la ville, et avec eux, aller ouvrir la porte murée au reste des troupes : en même temps il marcha en personne et en force pour se rendre à cette porte.

Tout concerté avec justesse fut exécuté avec précision et tout le secret et le bonheur possible. Le premier qui s’en aperçut fut le cuisinier de Crenan, qui, allant à la provision à la première petite pointe du jour, vit les rues pleines de soldats dont les habits lui étoient inconnus. Il se rejeta dans la maison de son maître qu’il courut éveiller ; ni lui ni ses valets n’en vouloient rien croire ; mais, dans l’incertitude, Crenan s’habilla en un moment, sortit et n’en fut que trop tôt assuré. En même temps le régiment des vaisseaux se mettoit en habille dans une place, par un bonheur qui sauva Crémone. D’Entragues, gentilhomme particulier de Dauphiné, en étoit colonel : c’étoit un très honnête garçon, fort appliqué, fort valeureux, qui avoit une extrême envie de faire et de se distinguer, et qui avoit appris et retenu la vigilance du maréchal de Boufflers, dont il avoit été aide de camp, et qui, lui ayant trouvé de l’honneur et des talents, le protégeoit beaucoup. D’Entragues vouloit faire la revue de ce régiment, et la commençoit avec le petit jour. À cette clarté encore foible, et ses bataillons déjà sous les armes et formés, il aperçut confusément des troupes d’infanterie se former au bout de la rue, en face de lui. Il savoit, par l’ordre donné la veille, que personne ne devoit marcher, ni autre que lui faire de revue. Il craignit donc tout aussitôt quelque surprise, marcha sur-lechamp à ces troupes qu’il trouva impériales, les charge, les renverse, soutient le choc des nouvelles qui arrivent, engage un combat si opiniâtre, qu’il donne le temps à toute la ville de se réveiller, et à la plupart des troupes de prendre les armes et d’accourir, qui sans lui eussent été égorgées endormies.

À cette même pointe du jour, le maréchal de Villeroy écrivoit déjà tout habillé dans sa chambre ; il entend du bruit, demande un cheval, envoie voir ce que c’est, et, le pied à l’étrier, apprend de plusieurs à la fois que les ennemis sont dans la ville. Il enfile la rue pour gagner la grande place, où est toujours le rendez-vous en cas d’alarme. Il n’est suivi que d’un seul aide de camp et d’un seul page. Au détour de la rue, il tombe dans un corps de garde qui l’environne et l’arrête. Lui troisième sentit bien qu’il n’y avoit pas à se défendre ; il se jette à l’oreille de l’officier, se nomme, lui promet dix mille pistoles et un régiment, s’il veut le lâcher, et de plus grandes récompenses du roi. L’officier se montre inflexible, lui répond qu’il n’a pas servi l’empereur jusqu’alors pour le trahir, et de ce pas le conduit au prince Eugène, qui ne le reçut pas avec la même politesse qu’il l’eût été de lui en pareil cas. Il le laissa quelque temps à sa suite, pendant lequel le maréchal voyant amener Crenan prisonnier et blessé à mort, il s’écria qu’il voudroit être en sa place. Un moment après ils furent envoyés tous deux hors de la ville, et ils passèrent la journée à quelque distance, gardés dans le carrosse du prince Eugène.

Revel, seul lieutenant général désormais, et commandant en chef par la prise du maréchal de Villeroy, tâcha de rallier les troupes. Chaque rue fournissoit un combat, [les troupes] la plupart dispersées, quelques-unes en corps, plusieurs à peine armées, et jusqu’à des gens en chemise qui tous combattoient avec la plus grande valeur, mais la plupart repoussées et réduites pied à pied à gagner les remparts, ce qui les y rallia toutes naturellement. Si les ennemis s’en fussent emparés, ou qu’ils n’eussent pas laissé à nos troupes le temps de s’y reconnoître et de s’y former avec toutes leurs forces, le dedans de la ville n’eût jamais pu leur résister. Au lieu donc de faire effort ensemble pour chasser nos troupes des remparts, ils ne s’attachèrent qu’au dedans de la ville.

Praslin, ne voyant point Montgon, maréchal de camp, s’étoit mis à la tête des bataillons irlandois, qui sous lui firent des prodiges. Ils tinrent dans la place et nettoyèrent les rues voisines. Quoique continuellement occupé à défendre et à attaquer, Praslin s’avisa que le salut de Crémone, si on la pouvoit sauver, dépendoit de la rupture du pont du Pô, pour empêcher les Impériaux d’être secourus par là et rafraîchis. Il le répéta tant de fois que Mahoni l’alla dire à Revel qui n’y avoit pas songé, qui trouva l’avis si bon qu’il manda à Praslin de faire tout ce qu’il jugeroit à propos. Lui, à l’instant, envoya retirer ce qui était dans la redoute à la tête du pont. Il n’y avoit pas une minute à perdre. Le prince Thomas de Vaudemont paraissoit déjà, tellement qu’on n’eut que le loisir de retirer ses troupes et de rompre le pont, ce qui fut exécuté en présence même du prince Thomas de Vaudemont, qui avec toute sa mousqueterie ne le put empêcher.

Il étoit lors trois heures après midi. Le prince Eugène étoit à l’hôtel de ville à prendre le serment des magistrats. Sortant de là, et en peine de voir ses troupes, faiblir en la plupart des lieux, il monta avec le prince de Commercy au clocher de la cathédrale pour voir d’un coup d’œil ce qu’il se passoit dans tous les endroits de la ville, et en peine aussi de ne voir point arriver le secours qu’amenoit le prince Thomas de Vaudemont. À peine furent-ils au haut du clocher qu’ils virent son détachement au bord du Pô, et le pont rompu qui rendoit ce secours inutile. Ils ne furent pas plus satisfaits de ce qu’ils découvrirent dans tous les différents lieux de la ville et des remparts.

Le prince Eugène, outré de voir son entreprise en si mauvais état après avoir touché de si près à la conquête, hurloit et s’arrachoit les cheveux en descendant. Il pensa dès lors à la retraite, quoique supérieur en nombre.

Fimarcon faisoit merveilles cependant avec les dragons, qu’il avoit fait mettre pied à terre. En même temps Revel, qui voyoit ses troupes accablées de faim, de lassitude et de blessures, et qui depuis la première pointe du jour n’avoient pas eu un instant de repos ni même de loisir, songeoit aussi de son côté à les retirer, ce qu’il pourroit, au château de Crémone, pour s’y défendre au moins à couvert, et y obtenir une capitulation ; de sorte que les deux chefs opposés pensoient en même temps à se retirer.

Les combats se ralentirent donc sur le soir en la plupart des lieux dans cette pensée commune de retraite, lorsque nos troupes firent un dernier effort pour chasser les ennemis d’une des portes de la ville qui leur ôtait la communication du rempart où étoient les Irlandois, et pour avoir cette porte libre pendant la nuit et pouvoir par là recevoir du secours. Les Irlandois secondèrent si bien cette attaque par leur rempart, que le dessus de la porte fut emporté ; les ennemis conservèrent le bas de la porte de plain-pied à la rue. Un calme assez long succéda à ce dernier combat. Revel cependant songeoit à faire retirer doucement les troupes au château, lorsque sur ce long calme Mahoni lui proposa d’envoyer voir ce qui se passoit partout, et se proposa lui-même pour aller aux nouvelles et lui en venir rendre compte. Il faisoit déjà obscur ; les batteurs d’estrade en profitèrent. Ils virent tout tranquille, et reconnurent que les ennemis s’étoient retirés. Cette grande nouvelle fut portée à Revel, qui fut longtemps, et beaucoup d’autres avec lui, sans le pouvoir croire. Persuadé enfin, il laissa tout au même état jusqu’au grand jour, qu’il trouva les rues et les places jonchées de morts et remplies de blessés. Il donna ordre à tout, et dépêcha Mahoni au roi, qui y avoit fait merveilles.

Le prince Eugène marcha toute la nuit avec le détachement qu’il avoit amené, et se fit suivre fort indécemment par le maréchal de Villeroy, désarmé et mal monté, qu’il envoya à Ustiano, et, depuis, sur les ordres de l’empereur, à Inspruck, qui le fit après conduire à Gratz, en Styrie. Tous ses gens et son équipage lui fut envoyé à Ustiano et le suivit depuis. Crenan mourut dans le carrosse du maréchal de Villeroy, allant le joindre à Ustiano. D’Entragues, à la revue et à la valeur duquel on fut redevable du salut de Crémone, ne survécut pas à une si glorieuse journée. Le gouverneur espagnol fut tué avec la moitié de nos troupes. Les Impériaux y en perdirent un plus grand nombre et manquèrent un coup qui finissoit en bref en leur faveur la guerre d’Italie.

Montgon, maréchal de camp, essuya là une aventure qui ne rétablit pas sa réputation. Il sortit à pied au premier grand bruit, et il rentra incontinent chez lui. Il prétendit avoir été jeté par terre et foulé aux pieds des chevaux des ennemis. Il se dit fort blessé et se mit au lit, d’où il envoya se rendre prisonnier au plus voisin corps de garde, et demander d’être mis en sûreté. Il passa ainsi cette terrible journée dans le repos entre deux draps. Il y apprit Crémone prise, puis reprise ; alors sa sauvegarde eut besoin qu’il lui en servît, et il obtint de Revel de la renvoyer libre. Le fâcheux fut qu’il ne se trouva sur Montgon aucune blessure. Le prince Eugène le réclama comme prisonnier, et lui ne demandoit pas mieux. Nos généraux prétendirent qu’il avoit recouvré sa liberté avec la place. Le roi voulut avoir l’avis des maréchaux de France, et toutefois avant de l’avoir eu il manda que ce n’étoit pas la peine de disputer.

On ne disputoit plus, le prince Eugène s’étoit rendu. Montgon ne laissa pas de l’aller trouver, mais le prince Eugène, qui ne vouloit point, de prisonniers incertains, le renvoya libre. Cette aventure qui fit grand bruit et grand tort à Montgon, l’eût perdu auprès du roi sans Mme de Maintenon, protectrice déclarée de tout temps de sa femme, de la vieille Heudicourt, sa belle-mère.

J’appris cette nouvelle, dans ma chambre, par M. de Lauzun. Aussitôt j’allai au château où je trouvai une grande rumeur et force pelotons de gens qui raisonnoient. Le maréchal de Villeroy fut traité comme le sont les malheureux qui ont donné de l’envie[2]. Le roi prit hautement son parti et publiquement. Il témoigna, en dînant, à Mme d’Armagnac combien il était sensible au malheur de son frère, et l’excusa en montrant même de l’aigreur contre ceux qui tomboient sur lui. La vérité est que ce n’étoit pas à lui, qui arrivoit à Crémone la veille de la surprise, à savoir cet aqueduc et cette porte murée, ni, s’il y avoit déjà des soldats impériaux introduits et cachés. Crenan et le gouverneur espagnol étoient ceux qui en devoient répondre, et le maréchal ne pouvoit mieux que d’aller au premier bruit à la grande place, ni répondre de sa capture au détour d’une rue en s’y portant.

Son fils, qui étoit à Marly avec sa femme, l’amena à cette nouvelle à Versailles, où étoit la maréchale de Villeroy. J’étois extrêmement de leurs amis. Je les trouvai le lendemain dans la plus morne douleur. La maréchale, qui avoit infiniment de sens et d’esprit, et du plus aimable, n’avoit point été la dupe de l’éclat de l’envoi de son mari en Italie. Elle le connoissoit et elle craignoit les événements. Celui-ci l’accabla, et [elle] fut longtemps sans vouloir voir personne que ses plus intimes, ou des gens indispensables. La duchesse de Villeroy ne revint plus à Marly à cause des bals, dont Mlle d’Armagnac ne perdit aucun, quoique son père et ses oncles prissent feu pour le maréchal de Villeroy et toutes sortes de mesures pour lui.

Au sortir du dîner du jour de l’arrivée de Mahoni, le roi s’enferma seul avec lui dans son cabinet. Cependant la cour étoit nombreuse dans sa chambre, et ce qui surprit fut d’y voir Chamillart y attendre comme les autres en proie aux questions. Il vanta fort les principaux officiers, et le gros des autres et les troupes, et il s’étendit sur les merveilles de Praslin, et sur sa présence d’esprit d’avoir fait rompre le pont. On a vu ci-devant, en son lieu, qu’il était extrêmement de mes amis. Quoique alors je ne connusse point du tout Chamillart, je ne pus n’empêcher de lui dire que cet important service méritoit une grande récompense. Au bout d’une heure le roi sortit de son cabinet. En changeant d’habits, pour aller dans ses jardins, il parla fort de Crémone en louange, et surtout des principaux officiers ; il prit plaisir à s’étendre sur Mahoni, et dit qu’il n’avoit jamais ouï personne rendre un si bon compte de tout, ni avec tant de netteté d’esprit et de justesse, même si agréablement. Il ajouta avec complaisance qu’il lui donnoit mille francs de pension et un brevet de colonel. Il étoit major du régiment de Dillon.

Le soir, comme nous entrions au bal, M. le prince de Conti nous dit que le roi donnoit l’ordre à Revel, et faisoit Praslin lieutenant général. La joie que j’en eus me fit le lui demander encore pour en être plus sûr. Les autres officiers principaux furent avancés à proportion de leurs grades, et beaucoup eurent des pensions. Revel eut encore le gouvernement de Condé ; et le marquis de Créqui, quoiqu’il n’eût pas été à Crémone, eut la direction de l’infanterie ; c’étoit la dépouille de Crenan.


  1. Voy. page 10 des Pièces la lettre du maréchal de Villeroy au cardinal d’Estrées (Notes de Saint-Simon.)
  2. Les recueils de chansons de cette époque sont remplis de cuuplets sur l’affaire de Crémone. On n’en peut guère extraire que ces vers souvent cités :
    François, rendez grâce à Bellone
    Votre bonheur est sans égal ;
    Vous avez conservé Crémone
    Et perdu votre général.