Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/21

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CHAPITRE XXI.


Mort du roi Guillaume III d’Angleterre. — Le roi ne prend point le deuil du roi Guillaume, et défend aux parents de ce prince de le porter. — Mariage du frère de Chamillart. — Époque d’un usage ridicule. — Mort de la marquise de Gesvres. — Mort du comte Bagliani. — Mort de Jean Bart et de La Freselière ; son caractère. — Mort du marquis de Thianges. — États de Catalogne. — Départ du roi d’Espagne pour l’Italie et de la reine pour Madrid par l’Aragon. — Comte d’Estrées grand d’Espagne. — Autres grâces de Philippe V. — Cardinal Borgia et sa bulle d’Alexandre VI. — Philippe V à Naples. — Cardinal Grimani. — Louville à Rome obtient un légat a latere vers Philippe V. — Cardinal de Médicis. — Conspiration contre la personne de Philippe V. — Entrevue de Philippe V et de la cour de Toscane à Livourne, qui traite le grand-duc d’Altesse. — Entrevue de Philippe V et de la cour de Savoie à Alexandrie. — Fauteuil manqué. — Philippe V à Milan. — États d’Aragon. — La reine d’Espagne à Madrid. — Junte. — Comte de Toulouse va à la mer. — Mgr le duc de Bourgogne va en Flandre. — Ruse en faveur du duc du Maine. — Honteux accompagnement de Mgr le duc de Bourgogne. — Passage de Mgr le duc de Bourgogne par Cambrai. — Cent cinquante mille livres au maréchal de Boufflers. — Cinquante mille à Tessé. — Bedmar fait grand d’Espagne ; son caractère ; son extraction.


Le roi Guillaume, tout occupé d’armer l’Europe entière contre la France et l’Espagne, avoit fait un voyage en Hollande, pour mettre la dernière main à ce grand ouvrage, entamé par lui, dès l’instant qu’il fut informé des dernières dispositions de Charles II, et il étoit dans sa maison de chasse de Loo, au plus fort de cette grande occupation, lorsqu’il y apprit la mort du roi son beau-père, de la manière que je l’ai racontée, et la reconnoissance que le roi avoit faite du prince de Galles, en qualité de roi d’Angleterre, qui donna toute liberté au roi Guillaume d’éclater partout, et d’agir à découvert. Il prit le deuil en violet, drapa, se hâta d’achever en Hollande tout ce qui assuroit cette formidable ligue, à laquelle ils donnèrent le nom de grande alliance, et s’en retourna en Angleterre animer la nation, et chercher des secours pécuniaires dans son parlement.

Ce prince, usé avant l’âge, des travaux et des affaires, qui firent le tissu de toute sa vie, avec une capacité, une adresse, une supériorité de génie qui lui acquit la suprême autorité en Hollande, la couronne d’Angleterre, la confiance, et, pour en dire la vérité, la dictature parfaite de toute l’Europe, excepté la France, étoit tombé dans un épuisement de forces et de santé qui, sans attaquer ni diminuer celle de l’esprit, ne lui fit rien relâcher des travaux infinis de son cabinet, et dans une difficulté de respirer qui avoit fort augmenté l’asthme qu’il avoit depuis plusieurs années. Il sentoit son état, et ce puissant génie ne le désavouoit pas. Il fit faire des consultations aux plus célèbres médecins de l’Europe sous des noms feints, entre autres une à Fagon, sous celui d’un curé, lequel, y donnant de bonne foi, la renvoya sans ménagement et sans conseil autre que celui de se préparer à une mort prochaine. Le mal augmentant ses progrès, Guillaume consulta de nouveau, mais à découvert.

Fagon, qui le fut, reconnut la maladie du curé. Il ne changea pas d’avis, mais il fut plus considéré, et prescrivit avec un savant raisonnement les remèdes qu’il jugea les plus propres, sinon pour guérir, au moins pour allonger. Ces remèdes furent suivis et soulagèrent ; mais enfin, les temps étoient arrivés où Guillaume devoit sentir que les plus grands hommes finissent comme les plus petits, et voir le néant de ce que le monde appelle les plus grandes destinées.

Il se promenoit encore quelquefois à cheval, et il s’en trouvoit soulagé, mais n’ayant plus la force de s’y tenir, par sa maigreur et sa faiblesse, il fit une chute qui précipita sa fin par sa secousse. Elle fut aussi peu occupée de religion que l’avoit été toute la suite de sa vie. Il ordonna de tout, et parla à ses ministres et à ses familiers avec une tranquillité surprenante et une présence d’esprit qui ne l’abandonna point jusqu’au dernier moment. Quoique accablé de vomissements et de dévoiement dans les derniers jours de sa vie, uniquement rempli des choses qui la regardoient, il se vit finir sans regret avec la satisfaction d’avoir consommé l’affaire de la grande alliance, à n’en craindre aucune désunion par sa mort, et dans l’espérance du succès des grands coups que par elle il avoit projetés contre la France. Cette pensée, qui le flatta jusque dans la mort, même, lui tint lieu de toute consolation ; consolation frivole et cruellement trompeuse, qui le laissa bientôt en proie Ci d’éternelles vérités. On le soutint les deux derniers jours par des liqueurs fortes et des choses spiritueuses. Sa dernière nourriture fut une tasse de chocolat. Il mourut le dimanche, 19 mars, sur les dix heures du matin.

La princesse Anne, sa belle-sœur, épouse du prince Georges de Danemark, fut en même temps proclamée reine. Peu de jours après elle déclara son mari grand amiral et généralissime, rappela les comtes de Rochester, son oncle maternel, et de Sunderland, fameux par son esprit et ses trahisons, dans son conseil, et envoya le comte de Marlborough, si connu dans la suite, suivre en Hollande tous les plans de son prédécesseur. Portland s’y retira dès le lendemain de la mort de son maître, et ne vécut depuis qu’obscurément.

Le roi n’apprit cette mort que le samedi matin suivant par La Vrillière, à qui il étoit arrivé un courrier de Calais. Une barque s’étoit échappée malgré la vigilance qui avoit fermé les ports. Le roi en garda le silence, excepté à Monseigneur et à Mme de Maintenon, à qui il le manda à Saint-Cyr. Le lendemain la confirmation arriva de toutes parts, et le roi n’en fit plus un secret, mais il en parla peu et affecta beaucoup d’indifférence. Dans le souvenir de toutes les folies indécentes de Paris, lorsque dans la dernière guerre on le crut tué à la bataille de la Boyne en Irlande, on prit par ses ordres les précautions nécessaires pour ne pas retomber dans le même inconvénient.

Il déclara seulement qu’il n’en prendroit pas le deuil, et il défendit aux ducs de Bouillon, aux maréchaux de Duras et de Lorges, et par eux à tous les parents, de le porter, chose dont il n’y avoit pas encore eu d’exemple. Le prince de Nassau, gouverneur héréditaire de Frise, nommé héritier par le testament du roi Guillaume, fut, par voie de fait, frustré de la plus grande partie par l’électeur de Brandebourg, qui eurent là-dessus des contestations dont les États généraux, exécuteurs testamentaires, prirent connoissance.

L’héritier n’y eut pas beau jeu contre un prince puissant et avide, et tout à cet égard n’est pas encore fini entre eux. Le gros de l’Angleterre le pleura et presque toutes les Provinces-Unies. Quelques bons républicains seulement respirèrent en secret, dans la joie d’avoir recouvré leur liberté. La grande alliance fut très sensiblement touchée de cette perle ; mais elle se trouva si bien cimentée, que l’esprit de Guillaume continua de l’animer, et Heinsius, sa créature la plus confidente, élevé par lui au poste de Pensionnaire de Hollande, le perpétua, et l’inspira à tous les chefs de cette république, à leurs alliés et à leurs généraux, tellement qu’il ne parut pas que, Guillaume ne fût plus. M. le prince de Conti, M. d’Isenghien et plusieurs seigneurs françois se présentèrent comme créanciers ou héritiers de la succession du roi Guillaume, comme prince d’Orange, qui, outre Orange, avoit des terres en Franche- Comté et ailleurs. Le roi leur permit de suivre leurs prétentions, dont il se forma plusieurs procès entre eux avec peu de profit pour aucun.

Je ne mettrois pas ici une chose aussi peu considérable que le mariage du frère de Chamillart, s’il ne servoit d’époque à quelque chose d’extrêmement ridicule, mais que le monde, si souvent glorieux mal à propos et toutefois toujours si bas et si rampant devant la faveur et la puissance, a parfaitement adopté en tous les imitateurs depuis de cette même sottise. Chamillart avoit deux frères, qu’on peut dire qui excelloient en imbécillité : l’évêque de Dol, à qui il fit donner Sentis ensuite, et à qui il falloit donner Condom, et ne l’en laisser jamais sortir, mais le meilleur homme du monde ; l’autre, méchant autant que sa sottise le lui pouvoit permettre, et à qui la faveur et le ministère avoient tourné la tête de vanité. Il s’appeloit le chevalier Chamillart, et il étoit, je ne sais comment, devenu capitaine de vaisseau. Son frère, déjà mal avec Pontchartrain, le tira de la marine, le fit maréchal de camp tout d’un coup, et lui fit épouser la fille unique de Guyet, maître des requêtes, très riche et très bien faite, dont il fit le père intendant des finances, qui n’en était pas plus capable que le marin son gendre des fonctions de maréchal de camp.

Depuis longtemps tout cadet usurpe le nom de chevalier. Il ne pouvoit être porté par un homme marié, celui-ci s’appela donc le comte de Chamillart. Le de s’usurpoit aussi par qui vouloit depuis quelque temps, mais de marquiser ou comtiser son nom bourgeois de famille, c’en fut le premier exemple. En même temps Dreux, gendre de Chamillart, s’appela le marquis de Dreux. Il eut tort, il falloit prendre le titre de comte, cela se fût mieux incrusté sur les comtes de Dreux sortis de la maison royale ; ce fut sans doute une modestie dont il lui fallut savoir gré. On en rit tout bas, mais tout haut personne n’osoit omettre les titres ni les de, ni leur disputer même dès lors d’être des capitaines. Maints autres bourgeois ont depuis suivi cet exemple, qui dans la suite est devenu attaché aux frères des présidents à mortier des parlements de provinces : c’est un apanage apparemment comme Orléans l’est du frère du roi. Ceux de Paris, qui ne font pas comparaison avec eux, ont été du temps sans les imiter, quelques-uns enfin se sont laissés aller à cette friandise.

Le marquis de Gesvres perdit sa femme fort riche et peu heureuse, qui lui laissa plusieurs enfants. Ce mariage, dans lequel le roi étoit entré par bonté pour le marquis de Gesvres, qui n’avoit rien, et que son père haïssait et ruinoit, avoit tiré Boisfranc, son beau-père, d’affaires très fâcheuses avec Monsieur, dont il avoit été longtemps surintendant, et d’autres encore de finances avec le roi qui ne valoient pas mieux.

Je perdis aussi en même temps un ancien ami de mon père, le comte Bagliani qui, depuis près de quarante ans, étoit envoyé du duc de Mantoue sans être jamais sorti d’ici. C’étoit une espèce de colosse en hauteur et en grosseur, mais d’où sortoit tout l’esprit du monde, et l’esprit le plus délicat et le plus orné. Nos ministres en avoient toujours fait un cas particulier. Il avoit beaucoup d’amis, et il s’étoit acquis une considération personnelle fort distinguée de la médiocrité du caractère dont il étoit revêtu. Il entendoit parfaitement les intérêts divers de l’Europe ; il en connoissoit les cours et les intrigues, sans avoir bougé d’ici, et nos ministres lui parloient volontiers confidemment en particulier. C’étoit d’ailleurs un homme droit, fort à sa place, plein d’honneur, et, sans qu’il y parût, d’une grande piété depuis grand nombre d’années. Ce fut le dernier des amis particuliers de mon père, que je cultivai tous jusqu’à leur mort avec grand soin, et que je regrettai beaucoup.

Le roi fit une perte en la mort du célèbre Jean Bart, qui, a si longtemps et si glorieusement fait parler de lui à la mer, qu’il n’est pas besoin que je le fasse connoître. Sa Majesté en fit une autre en la personne du bonhomme La Freselière, lieutenant général et lieutenant général de l’artillerie. J’en ai parlé ailleurs : il servoit encore à quatre-vingts ans avec la vigilance d’un jeune homme et une capacité très distinguée. C’étoit d’ailleurs un homme plein d’honneur et de valeur, modeste et très homme de bien. Jeunes et vieux le respectoient à l’armée, et il étoit si aimable qu’il avoit toujours chez lui la meilleure compagnie de tous âges : c’est un rare éloge à quatre-vingts ans.

Un homme de meilleure maison, et d’une situation bien singulière, mourut aussi en même temps chez lui en Bourgogne, le marquis de Thianges, du nom de Damas, dont le père étoit chevalier de l’ordre. Il avoit épousé, en 1655, la fille aînée du premier duc de Mortemart, sœur du maréchal duc de Vivonne, de Mme de Montespan, qui ne fut mariée qu’en 1663, et de l’abbesse de Fontevrault. Je réserve ailleurs à parler de cette famille, pour n’avoir rien à rappeler. Il suffira ici de dire qu’ayant eu de son mariage un fils et la duchesse de Nevers, sa femme l’abandonna pour s’attacher à la honteuse faveur de sa saur, dont elle partagea au moins l’autorité et la confiance sans que leur intimité en fût jamais blessée, et qu’elle l’imita en n’entendant jamais plus parler de son mari, dont elle quitta les armes et les livrées pour porter les siennes seules, comme Mme de Montespan avoit fait.

M. de Thianges, sans aucune raison commune avec celles de son beau-frère, mais sentant le mépris d’une femme altière et puissante, se confina chez lui, où il s’enterra dans l’oisiveté et l’obscurité. Devenu veuf en 1693, et Mme de Montespan hors de la cour, il ne crut pas que ce fût la peine de revenir à Paris, après une absence de tant d’années, ni de changer une vie où il avoir eu tout le temps de s’accoutumer. Ses filles n’étoient pas élevées à penser qu’elles avoient un père ; lui aussi avoit oublié ses filles et son gendre. Son fils l’alloit voir souvent ; ainsi M. de Thianges mourut dans son château avec aussi peu de bruit qu’il y avoit vécu.

Louville étoit arrivé à Barcelone, où il avoit trouvé les états de Catalogne finis, ce qui n’étoit pas arrivé depuis plus d’un siècle. Après force disputes, ils avoient accordé au roi ce qu’il leur avoit demandé, et s’étoient désistés de plusieurs privilèges qu’ils avoient tâché d’obtenir. La joie du roi d’Espagne fut grande de n’avoir plus qu’à se préparer à passer en Italie. La reine partit en même temps qu’il s’embarqua ; Mme des Ursins la suivit elle passa au célèbre monastère de Notre-Dame de Mont-Serrat, allant à Saragosse tenir les états d’Aragon.

Le comte d’Estrées reçut le roi d’Espagne avec tous les honneurs possibles.

Sa petite flotte arbora pavillon d’Espagne. Le vice-amiral n’avoit pas perdu son temps dans les huit jours qu’il avoit été à la cour. Aidé des Noailles et des enfances de sa femme, il avoit disposé le roi à trouver bon qu’il fût fait grand d’Espagne à cette occasion. Louville étoit fort bien avec eux tous, et ne fut pas indifférent à se les acquérir de plus en plus par un si grand service : Philippe V en partant disposa de la vice-royauté du Pérou en faveur de Castel dos Rios, son ambassadeur, qu’il avoit laissé en France, et le roi eut grande part à cette grâce. L’amirante de Castille, fort suspect, fut nommé pour le venir relever en la même qualité à Paris ; et la Toison fut envoyée à Harcourt et au comte d’Ayen, qui leur étoit promise il y avoit déjà du temps. En la leur envoyant, ils furent avertis de la porter au cou, pendue à un ruban couleur de feu ondé, comme on l’a toujours portée depuis. Quelque mal qu’Harcourt se sentît avec le roi d’Espagne depuis son retour en France, il s’opiniâtra à ne prendre point la Toison qu’il vouloit faire passer à Cezane, son frère, fort jeune, et Louville réussit enfin à y faire consentir le roi d’Espagne.

Le cardinal Borgia étoit du voyage et patriarche des Indes. C’étoit un homme très ignorant, fort bas courtisan et tout à fait extraordinaire. Louville étoit sur le même bâtiment. Il fut prié à dîner par ce cardinal le vendredi saint. Jamais homme plus surpris qu’il le fut, lorsque, se mettant à table, il n’y vit que de la viande. Le cardinal, qui le remarqua, lui dit qu’il avoit dans sa maison une bulle d’Alexandre VI qui leur donnoit la permission de manger de la viande et d’en faire manger chez eux à tout le monde en quelque jour que ce fût, et spécialement le vendredi saint. L’autorité d’un si étrange pape, et aussi étrangement employée, n’imposa pas à la compagnie. Le cardinal se mit en colère ; il prétendit que douter du pouvoir de sa bulle étoit un crime qui faisoit tomber dans l’excommunication. Le respect du jour l’emporta sur celui de la bulle et sur l’exemple du cardinal, qui mangea gras et en fit manger à qui il put à force de persécution, de colère et de menaces d’encourir les censures : un abus de ce genre est au-dessus de toutes les réflexions.

Le samedi saint, Marsin, pour éviter la dépense de l’entrée, prit caractère à son audience publique sur le vaisseau, pour pouvoir assister aux chapelles et à toutes les cérémonies. Le jour de Pâques, le roi débarqua à Pouzzol, donna la clef d’or à Louville, et lit le comte d’Estrées grand de la première classe. Il y trouva le duc d’Escalona, vice-roi de Naples, ou, comme on l’appeloit souvent, le marquis de Villena, avec tout ce qu’il y avoit de plus distingué à Naples, où le roi arriva sur ses galères jusque sous son palais. Il se montra sur un balcon à un peuple infini accouru dans la place, et alla ensuite à une église voisine, où le Te Deum fut chanté. Le cardinal Cantelmi, archevêque de Naples, et le duc de Popoli, son frère, furent extrêmement bien recueillis. Ce dernier, venoit de recevoir la permission en même temps que Revel de porter l’ordre du Saint-Esprit, en attendant qu’ils pussent être reçus. On a vu la part qu’il eut à étouffer dans sa naissance la révolte de Naples. Torcy en ce même temps alla interroger le prince de La Riccia à Vincennes et le baron de Sassina à la Bastille, qui y étoit extrêmement resserré.

L’empereur avoit à Rome chargé de ses affaires le cardinal Grimani, qui, avec beaucoup d’esprit et de manège, étoit un scélérat du premier ordre, et qui ne prenoit pas même la peine de se cacher d’être capable de toutes sortes de crimes et de n’y être pas apprenti, avec cela l’homme du monde le plus violent, et le plus furieux partisan de la maison d’Autriche. Tout étoit à craindre de ses menées. Le prétexte dont lui et Lisola s’étoient servis pour soulever Naples étoit que ces peuples ne pouvoient reconnoître pour leur roi, ni être tenus à. fidélité à un prince qui n’avoit pas l’investiture du pape, d’un royaume qui étoit fief de l’Église, quoique le pape eût enjoint aux évêques de ce royaume de prêcher, faire publier et afficher qu’il reconnoissoit Philippe pour roi de Naples, et qu’il ordonnoit à tous les sujets de ce royaume de lui être fidèles, et lui obéir comme à leur roi légitime, et, tout comme s’il avoit eu déjà son investiture. Il étoit toujours dangereux qu’un peuple aussi naturellement léger et séditieux, poussé par beaucoup de seigneurs puissants aussi légers et aussi amateurs de trouble que ce peuple, et appuyés et dirigés, par le cardinal Grimani, ne donnât encore beaucoup d’inquiétude et peut-être d’occupations au dedans, tandis que les armées en avoient tant en Lombardie.

Ces considérations faisoient extrêmement désirer l’envoi d’un légat a latere dont l’éclat et la solennité fermât la bouche à tous ceux qui remuoient sous prétexte du défaut d’investiture. Le duc d’Uzeda, ambassadeur d’Espagne à Rome, sollicitoit fortement cette affaire, le cardinal Grimani et toute sa faction s’y opposoit avec violence et menaces, et le pape, embarrassé, ne pouvoit se déterminer. Louville fut envoyé à Rome pour la presser de la part du roi d’Espagne, et pour saluer le pape sur l’arrivée de ce prince à Naples et son voisinage du pape, que l’embarras du cérémonial et les affaires qui l’appeloient en Lombardie empêchoient de venir lui rendre ses respects en personne comme il l’eut bien désiré. Louville vint descendre chez le duc d’Uzeda, qui, pour le mieux appuyer à Rome, l’y donna comme un favori et comme celui qui avoit toute la confiance du roi d’Espagne. Il fut reçu sur ce pied-là du pape et des cardinaux. Grimani redoubla ses menaces et ses fureurs jusqu’à dire qu’il feroit poignarder Louville. S’il crut l’effrayer, il se trompa. Louville en prit occasion de parler de ce cardinal avec toute la hauteur et l’insulte qu’il méritoit, et que protégeoit le caractère de l’autre, de montrer combien ces menaces étoient injurieuses au pape traité, et retenu avec violence, et à quel point aussi l’honneur du roi d’Espagne se trouvoit engagé dans une affaire si audacieusement traitée par les Impériaux et en maîtres du pape et de Rome. En peu de jours il obtint un légat a latere. Le cardinal Grimani menaça de faire des protestations en plein consistoire. Le pape lui fit dire que si c’étoit comme ministre de l’empereur, c’étoit à lui, non au consistoire qu’il devoit s’adresser ; que si c’étoit comme cardinal il lui ordonnoit de se taire. Cela l’arrêta tout court, mais l’ambassadeur de l’empereur sortit de Rome et se retira à San-Quirico. Le cardinal Charles Barberin, petit-neveu d’Urbain VIII, fut choisi comme très agréable à la France, où sa famille s’étoit réfugiée pendant, la persécution que lui fit Innocent X [Pamphile], et où elle fut comblée de grâces et de biens, et d’ailleurs un cardinal très riche et très magnifique. Il reçut la croix de légat a latere en plein consistoire et partit deux jours après. Le cardinal de Janson, qui faisoit alors les affaires du roi à Rome, servit en cette affaire avec grande dextérité et une grande fermeté. Le légat fit son entrée solennelle à Naples entre le cardinal de Médicis et lui.

Médicis étoit frère du grand-duc ; c’étoit le meilleur homme du monde, le plus sans aucune façon et le plus attaché à la France. Il étoit venu à Naples voir Philippe V dès qu’il y fut arrivé. Ils furent si contents l’un de l’autre, que l’amitié et jusqu’à la familiarité se mit entre eux. Le roi le traitoit avec toutes sortes d’égards, et le cardinal vivoit en courtisan avec lui et avec sa cour. Il ne portoit jamais sa calotte, étoit vêtu presque en cavalier ; ses bas rouges étoient toute sa marque. On ne le voyoit que malgré lui vêtu en cardinal et seulement aux cérémonies. Il ne put quitter Naples tant que Philippe V y fut ; il ne se sépara de lui qu’avec larmes à Livourne jusqu’où il l’avoit suivi, et il le revit encore depuis lorsque le roi d’Espagne s’en retourna par Gènes en quittant l’Italie. Il n’avoit point d’ordres sacrés, et, voyant son neveu sans enfants, il quitta le chapeau dans la suite et se maria à une Gonzague, sœur du duc de Guastalla. Le légat fut reçu avec tous les honneurs qui depuis longtemps leur ont été prodigués. Philippe V le visita, tout se passa avec la plus grande satisfaction réciproque. Comme il ne s’agissoit que de démonstration et d’aucune affaire dans cette légation, Barberin demeura peu de jours à Naples. Sa venue avoit différé le départ du roi d’Espagne ; il était pressé d’aller en Lombardie ; il partit incontinent après le légat pour aller à Milan et se mettre à la tête de l’armée.

Cette légation si marquée et si fort emportée malgré l’empereur n’eut pas le succès pour lequel principalement ’on l’avoit désirée. Tandis que Philippe V n’étoit occupé qu’à répandre des grâces sur les seigneurs et sur les peuples du royaume de Naples, les privilèges confirmés, les dettes remises, il se brassoit une conspiration conçue à Vienne, tramée à Rome et prête d’éclater à Naples ; il ne s’agissoit de rien moins que d’assassiner le roi d’Espagne. Un des conjurés qui le vit le lendemain de son arrivée fut tellement touché de compassion en le considérant, ou plutôt si touché par celui qui veille à la conservation des rois, qu’il prit sur-le-champ la résolution de découvrir le complot. Il s’adressa à un des officiers de la cour et demanda à parler au roi pour une affaire très importante et très pressée. On résolut de l’admettre. Il trouva le roi accompagné seulement de Marsin, des deux seigneurs du despacho et de Louville, et, en leur présence, révéla toute la conjuration et ceux qui en étoient. Il donna les lettres qu’il avoit apportées, il indiqua des gens travestis en moines et des moines aussi qui devoient arriver le lendemain par différentes portes. Effectivement, ils arrivèrent et ils furent arrêtés en entrant dans la ville avec les lettres dont ils étoient chargés, qui vérifièrent tout ce que leur camarade avoit révélé. On se saisit de plusieurs seigneurs, un plus grand nombre prit la fuite, les prisons furent remplies de criminels. Cependant on avoit secrètement dépêché à Rome, où on se saisit de la cassette du baron de Lisola, que l’empereur y tenoit avec une sorte de caractère. Il s’y trouva tant de choses précises sur le projet et l’exécution, que la cour de Vienne n’osa crier contre cette violence. Les plus coupables, de toutes qualités, de ceux qu’on avoit arrêtés furent exécutés dans les châteaux de Naples, d’autres envoyés aux Indes, plusieurs bannis ; on fit grâce au grand nombre. Tout ce qui n’étoit point de la conjuration, seigneurs et peuple ; en témoigna la plus grande indignation.

On crut sur cette disposition publique éteindre toute mauvaise volonté par la clémence, la confiance et les bienfaits. Ils furent poussés jusqu’à former un régiment des gardes entièrement composé de Napolitains, officiers et soldats, auxquels le roi déclara qu’il vouloit confier la garde de sa personne. Il fut incontinent sur pied, et le roi en prit une partie sur le bâtiment qu’il monta et qui le porta à Final. Je ne sais qui fut auteur de ce conseil et d’une confiance si outrée. Elle pensa être funeste ; M. de Vendôme découvrit, par des lettres interceptées, que des officiers de ce régiment avoient traité avec le prince Eugène de lui livrer le roi d’Espagne mort ou vif, en le conduisant à l’armée, appuyés de deux mille chevaux que ce général devoit envoyer secrètement au-devant d’eux, soutenus d’un plus gros corps pour s’emparer de sa personne. Sur cet avis, quelques-uns de ces officiers furent observés, pour les arrêter tous ; mais la crainte d’être découverts qui les occupoit sans cesse leur donna du soupçon. Presque tous s’enfuirent, on n’en put saisir que peu qui avouèrent d’abord tout ce que M. de Vendôme avoit mandé et ne laissèrent rien ignorer de cet horrible complot. Le régiment fut aussitôt cassé et dispersé, et on veilla plus que jamais à la conservation du roi d’Espagne.

J’ai voulu rapporter cette suite sans interruption.

Le roi d’Espagne s’arrêta à Livourne sans coucher à terre où le grand-duc et toute sa cour l’attendoit, et lui fit des présents dignes d’un grand roi. Il fut reçu avec toutes les marques possibles d’amitié et de distinction, jusque-là que le roi lui donna l’Altesse. La grande princesse surtout témoigna une joie extrême et la plus tendre pour ce prince son neveu. Elle étoit sœur de Mme la Dauphine sa mère. Philippe V lui témoigna les plus grands égards, beaucoup d’amitié, et la vit tête à tête. Il ne s’assit en aucune de ces occasions, et ils se séparèrent avec regret de se quitter. Ce fut là où le cardinal de Médicis, venu avec le roi et sur son même bâtiment, de Naples, prit congé de lui. Ils s’en retournèrent tous à Florence charmés et comblés de tout ce que le roi avoit fait dans cette entrevue.

Celle qui suivit ne réussit pas si bien : la cour d’Espagne ayant enfin mis pied à terre à Final, le roi en chaise de posté prit le chemin d’Alexandrie, où la cour de Savoie s’étoit rendue. M. de Savoie vint à quelques, milles au-devant de lui et mit pied à terre dès qu’il aperçut sa chaise. Le roi le voyant tout proche descendit et l’embrassa après d’assez courts compliments. Le roi lui fit excuse de ne pouvoir lui offrir une place dans une si petite voiture, et ajouta qu’il espéroit le revoir dans peu, et lui donner à souper le soir même. Le duc fut d’autant plus aise de cette invitation, qu’il compta consolider par là d’une manière plus authentique et plus publique l’usurpation qu’il s’étoit adroitement ménagée.

Marsin n’étoit pas né pour être instruit du cérémonial. Il étoit poli jusqu’à la bassesse et, de plus, fort étourdi. M. de Savoie, en le faisant pressentir sur la manière dont il seroit reçu, et ne mettant pas en doute qu’il n’eût qu’un fauteuil, fit valoir sa déférence de ne prétendre pas la main, quoique le fameux Charles-Emmanuel eût eu l’une et l’autre en Espagne où il alla en personne épouser la fille de Philippe II. Marsin gagné, les deux seigneurs du despacho n’osèrent s’opposer à son consentement, mais tous trois en firent un secret à Louville.

Le prince de Vaudemont attendoit aussi le roi d’Espagne à Alexandrie. Il fut averti du fauteuil comme ce prince arrivoit et un moment après il s’en alla chez lui. Il rencontra Louville. En entrant dans l’appartement, blessé à l’excès de ce fauteuil à cause du duc de Lorraine son père, pour qui il n’en avoit jamais été question en Espagne, il attaqua Louville là-dessus ; celui-ci n’en vouloit rien croire, et ne se rendit que lorsque, avançant tous deux dans l’appartement, ils virent les deux fauteuils préparés.

Louville entra dans le cabinet du roi d’Espagne, où il apprit ce que je viens de raconter ; piqué pour la grandeur de son maître peut-être encore du secret qu’on lui avoit fait, [il] représenta au roi d’Espagne la différence de la maison de France dont pas un prince du sang ne cédoit aux électeurs ni aux ducs de Savoie comme il était arrivé au même Charles-Emmanuel à Lyon et à Paris avec le prince de Condé sous Henri IV, duquel il n’avoit jamais prétendu le fauteuil, d’avec la maison d’Autriche qui ne connoît point, dès qu’on s’assied, de distinction de sièges, qui donne le fauteuil aux infants, et qui avoit traité Charles-Emmanuel en infant à cause de son mariage ; que l’électeur de Bavière à qui M. de Savoie cédoit, et avoit toujours cédé à Venise où ils s’étoient trouvés tout un carnaval ensemble, n’avoit jamais eu qu’un tabouret devant le roi Guillaume sans avoir prétendu mieux, quoique l’empereur lui donnât un fauteuil ; que ce seroit dégrader et sa maison et sa couronne que d’être la dupe des artifices de M. de Savoie, et de fonder par cette faiblesse la même prétention pour les électeurs ; et sans doute pour d’autres souverains qui ne l’imaginoient pas jusqu’à cette heure. Avec ces raisons très pertinentes, Louville convainquit le roi d’Espagne qui ordonna d’ôter les deux fauteuils.

Un demi-quart d’heure après, M. de Savoie arriva, et fut reçu debout ; et comme le roi d’Espagne ne parla point de s’asseoir, il sentit bien qu’il y avoit du changement ; il le voulut sonder jusqu’au bout par le souper auquel il avoit été convié, mais dans le courant de la conversation, le roi l’en éconduisit par des excuses, sous prétexte que ses officiers n’étoient pas arrivés. Alors le duc de Savoie comprit qu’il n’avoit plus de fauteuil à espérer. Il ne fit aucun semblant de s’en apercevoir, abrégea sa visite et s’en alla outré de dépit. Le lendemain, le roi l’alla voir, et les deux duchesses, avec lesquelles tout se passa le plus poliment, et même avec une sorte d’ouverture, surtout avec la fille de Monsieur. M. de Savoie parut respectueux et fort mesuré. Les quatre ou cinq jours de séjour se passèrent de la sorte, toujours debout et sans jamais aucun particulier. Au départ du roi, la cour de Savoie prit congé de lui ; M. de Savoie lui fit ses excuses de ne pouvoir faire la campagne comme il l’avoit projeté, et même de ne pouvoir fournir autant de troupes que l’année précédente. Ce prince ne mit guère [de temps], dans Alexandrie même, à découvrir d’où lui étoit venu le coup, et il n’oublia rien pour piquer Marsin et les seigneurs du despacho contre Louville, qui de sa part leur fit goûter ses excuses de n’avoir pas eu le temps de les avertir avant de détourner le roi de ce fauteuil. Les deux seigneurs du despacho, qui n’avoient cédé à Marsin que par crainte, étoient ravis ainsi que tous les autres grands que ce fauteuil eût avorté, et le bas et timide Marsin n’osa trouver rien mauvais du favori du roi d’Espagne qui avoit toute la confiance de notre cour. Nous verrons en son lieu que M. de Savoie, n’ayant pu réussir avec eux, prit d’autres mesures pour se venger de Louville. Il en fut averti par Phélypeaux, ambassadeur de France à Turin, sur la fin de la campagne ; mais la partie fut si bien liée, qu’eu lieu de la récompense qu’il méritoit, il se trouva perdu comme je le rapporterai en son temps.

M. de Vaudemont suivit le roi d’Espagne à Milan, dont il lui fit splendidement les honneurs. Ce fut en cette ville que le roi d’Espagne apprit par M. de Vendôme la conjuration ourdie par ce régiment des gardes napolitaines que j’ai déjà racontée, l’éclat qui en suivit, et qui retomboit si à plomb sur la cour de Vienne et sur le prince Eugène, engagea ce dernier à se justifier comme il put par une grande lettre qu’il écrivit à M. de Vendôme, qu’il lui envoya par un trompette. M. de Vendôme lui répondit du verbiage honnête, qu’il finit par ces mots remarquables : « Qu’il avoit trop bonne opinion de lui pour pouvoir soupçonner qu’il fût capable d’exécuter un si horrible complot quand bien même il en eût reçu les ordres. » Le roi, averti du danger, fit choisir dans toutes ses troupes six officiers de distinction, lieutenants-colonels, majors et capitaines, qu’il envoya au roi son petit-fils pour être toujours autour de lui.

C’étoit en effet des gens de valeur, de conduite et de probité, et d’une fidélité éprouvée, et même des gens d’esprit dont quelques-uns l’avoient orné, et tous fort capables au delà de leur grade. Il est étrange que pas un d’eux n’ait fait la moindre fortune. C’étoit don Gaëtano Coppala, prince de Montefalcone qui étoit colonel des gardes napolitaines. J’ai voulu raconter de suite tout ce qui regarde le roi d’Espagne depuis Barcelone jusqu’à Naples et à Milan.

J’ajouterai que la reine d’Espagne obtint à peu près, ce qu’elle voulut des états d’Aragon à Saragosse, qui protestèrent sur ce qu’ils ne devoient être, tenus que par des rois et non par une reine. Elle s’en alla de là à Madrid, où pour la forme elle fut à la tête de la junte du gouvernement dont le cardinal Portocarrero étoit le véritable régent. Ce fut un grand accueil entre lui et la princesse des Ursins, son ancienne amie, qui, sous prétexte de former la reine au sérieux et aux affaires, commença elle-même à s’y initier. Il ne se peut rien ajouter à l’esprit, aux grâces, à l’affabilité que cette jeune reine montra pendant son voyage et à son arrivée à Madrid. Le naturel y eut grande part, et la princesse des Ursins grand honneur par les soins qu’elle prit à la former. Elle ne s’en donna pas moins à la gagner, et elle y réussit au delà de ses espérances ; elle ne fut pas moins heureuse à lui inspirer le goût du crédit et des affaires. Dans une si grande jeunesse, elle assista tous les jours à la junte, qui étoit composée du cardinal Portocarrero, don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, le duc de Medina-Celi, le marquis de Villafranca, de Mancera et du comte de Monterey. J’ai parlé suffisamment de tous ces personnages pour les faire connoître ; retournons maintenant sur nos pas.

Le comte d’Estrées revenu à Toulon, M. le comte de Toulouse partit pour s’y rendre accompagné d’O, qui fut fait chef d’escadre. Cheverny, attaché comme d’O à Mgr le duc de Bourgogne, n’avoir depuis beaucoup d’années aucune santé pour l’accompagner à la guerre ni pour monter même un moment à cheval. Tellement que le roi leur joignit en quatrième Gamaches qu’on avoit longtemps appelé Cayeux, qu’il avoit mis auprès de M. le duc d’Orléans avant la mort de Monsieur, et qui depuis étoit à louer, parce que ce prince avoit une maison, et presque toute celle de feu Monsieur. Le choix parut encore plus sauvage que la première fois, mais au moins celui-là avoit de l’honneur et de la valeur, il avoit été toute sa vie à la guerre, et y était arrivé au grade de lieutenant général. Il suivit donc Mgr le duc de Bourgogne avec Saumery, aussi attaché à. lui, et qui avoit été son sous-gouverneur.

Le roi, qui fit servir M. du Maine dans son armée où son ancienneté le faisoit le second lieutenant général, rusa pour qu’il fût le premier ; il fit entrer Rosen dans son cabinet qui étoit le premier et mestre de camp général de cavalerie, et lui dit qu’il le destinoit à être attaché à la personne de son petit-fils, et à lui servir de conseil pour sa conduite. Cette proposition, qui ne put être accompagnée que de force cajoleries, flatta Rosen qui l’accepta. C’étoit un Allemand rusé et fort délié sous une apparence et même une affectation de grossièreté et de manière de reître, qui vit bientôt après à quoi il devoit ce choix, et qui se repentit bien de s’être laissé duper. Il vouloit être maréchal de France ; il commandoit l’aile droite comme premier lieutenant général, et toute la cavalerie comme mestre de camp général : c’étoit encore lui que regardoient de droit les détachements considérables qui se pouvoient faire par des corps séparés. Tout cela le conduisoit au bâton, et tout cela était incompatible avec l’état de mentor du jeune prince qui de plus avoit beaucoup d’épines du côté de la cour et de l’armée. Réflexion faite, il alla trouver le roi et s’excusa sur son incapacité de l’honneur qu’il lui vouloit faire, et s’en tira si dextrement que le roi ne put lui savoir mauvais gré.

En sa place le roi mit Artagnan, homme désinvolte[1], et qui n’entendoit pas moins bien les souterrains de la cour que son détail du régiment des gardes et de major général. Ainsi accompagné, l’héritier nécessaire de la couronne partit pour la Flandre, n’ayant que Moreau, son premier valet de chambre, pour l’y servir, y commander et lui présenter tout le monde. Cette indécence parut si grande à M. de La Rochefoucauld, que, libre comme il était avec le roi, il ne put s’empêcher d’en parler au roi à son lever qui ne répondit pas une parole.

Il étoit moins occupé de la décoration de son petit-fils que de la nécessité de son passage par Cambrai, qui ne se pouvoit éviter sans affectation. Il eut de sévères défenses non seulement d’y coucher, mais de s’y arrêter même pour manger, et pour éviter le plus léger particulier avec l’archevêque, le roi lui défendit de plus de sortir de sa chaise. Saumery eut ordre de veiller de près à l’exécution de cet ordre. Il s’en acquitta en argus avec un air d’autorité qui scandalisa tout le monde. L’archevêque se trouva à la poste, il s’approcha de la chaise de son pupille dès qu’elle arriva, et Saumery, qui venoit de mettre pied à terre et lui avoit signifié les ordres du roi, fut toujours à son coude. Le jeune prince attendrit la foule qui l’environnoit par le transport de joie qui lui échappa à travers ; toute sa contrainte en apercevant son précepteur. Il l’embrassa à plusieurs reprises et assez longuement pour se parler quelques mots à l’oreille, malgré l’importune proximité de Saumery. On ne fit que relayer, mais sans se presser. Nouvelles embrassades, et on partit sans qu’on eût dit un mot que de santé, de route et de voyage. La scène avoit été trop publique et trop curieusement remarquée pour n’être pas rendue de toutes parts. Comme le roi avoit été exactement obéi, il ne put trouver mauvais ce qui s’étoit pu dérober parmi les embrassades, ni les regards tendres et expressifs du prince et de l’archevêque. La cour y fit grande attention et encore plus celle de l’armée. La considération de l’archevêque qui, malgré sa disgrâce, avoit su s’en attirer dans son diocèse et même dans les Pays-Bas, se communiqua à l’armée, et les gens qui songeoient à l’avenir prirent depuis leur chemin par Cambrai plus volontiers que par ailleurs pour aller ou revenir de Flandre.

Mgr le duc de Bourgogne s’arrêta à Bruxelles sept ou huit jours, où tout ce qu’il y avoit de considérable des sujets d’Espagne s’empressa à lui faire la cour. Enfin il alla se mettre à la tête de l’armée. Mais comme si on eût voulu accumuler toutes les indécences, ses équipages ne l’y joignirent, que quinze jours après, en sorte que, depuis son arrivée à Bruxelles, il fut toujours, lui et son peu de suite, chez le maréchal de Boufflers et à ses dépens. Le roi lui donna vingt-cinq mille écus pour cette dépense extraordinaire, et en même temps cinquante mille livres à Tessé pour la dépense qu’il avoit faite pendant le blocus de Mantoue, duquel je parlerai bientôt.

Bedmar, capitaine général et gouverneur général des Pays-Bas espagnols par intérim, en l’absence de l’électeur de Bavière, qui étoit dans ses États, commandoit un corps vers la mer. Il agissoit de concert avec le maréchal de Boufflers, mais au vrai sous ses ordres, quoique cela ne parût pas, et Mgr le duc de Bourgogne qui avoit une patente de généralissime du roi son frère, commandoit en apparence à tous les deux. Bedmar, bien qu’Espagnol d’illustre naissance, a voit servi toute sa vie avec beaucoup de valeur, et avoit acquis de la capacité à forte d’années hors de son pays, parmi des italiens et surtout des Flamands où il avoit presque toujours vécu. Il n’avoit conservé de sa nation que la probité, le courage et la dignité, la libéralité et la magnificence ; du reste doux, affable, prévenant, poli, ouvert, du commerce le plus commode et le plus agréable, avec beaucoup d’esprit, et toujours gracieux et obligeant, il s’étoit fait aimer et estimer partout, et adorer des François depuis qu’ils étoffent sous ses ordres. Parfaitement uni avec le maréchal de Boufflers, bien avec tous les commandants et intendants de nos frontières, il avoit tellement plu au roi, qu’il obtint, sans lui en avoir rien laissé pressentir, la grandesse de première classe pour lui, en même temps que le comte d’Estrées reçut la même grâce. Bedmar étoit de la maison de Benavidès, mais il portoit le nom de La Cueva par cette coutume des majorasques et des alliances espagnoles dont j’ai parlé à l’occasion de la grandesse d’Espagne. L’une et l’autre maison ont des grands. Le duc d’Albuquerque est La Cueva ; mais il faut remarquer que cette maison castillane est éteinte depuis bien des siècles, et que toute la maison de La Cueva descend du mariage de Marie La Cueva avec Hugues Bertrand qui était François, et dont les enfants quittèrent leur nom et leurs armes pour prendre le nom seul et les armes pleines[2] de La Cueva. Un François de ce nom, qui épouse une telle héritière, pourroit bien être de cette ancienne maison déjà illustre longtemps avant le maréchal Robert Bertrand septième du nom, sous le règne de Philippe de Valois. Je me suis étendu sur le marquis de Bedmar, parce que je l’ai fort vu et connu en Espagne.


  1. Ce mot, traduit de l’italien, désigne un homme dont le corps et l’esprit ont une allure, vive et dégagée. Le substantif désinvolture est resté, avec le même sens, dans la langue française.
  2. Les armes pleines sont celles qui sont entières, d’une pièce, sans divisions, brisures, ni mélanges.