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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 3/22

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CHAPITRE XXII.


Kaiserswerth assiégé. — Déclaration de guerre de l’Angleterre et de la Hollande. — Marlborough, sa femme et leur fortune. — Canonnade de Nimègue, etc. — Places perdues. — Retour de Mgr le duc de Bourgogne et du duc du Maine. — Retour du comte de Toulouse. — Varennes commandant de Metz, etc., enlevé, rendu et déplacé. — Blainville lieutenant général, et Brancas, brigadier sortent de Kaiserswerth. — Rouen soustroit à la primatie de Lyon. — Aubercourt et les jésuites condamnés. — Grand prieur veut rendre ses bénéfices, et va servir sous Catinat avec vingt mille livres de pension. — Cinq grands d’Espagne chevaliers de l’ordre. — Rude chute de M. de La Rochefoucauld à la chasse. — M. de Duras perd une prétention contre M. de Noailles. — Époque de mon intime liaison avec M. le duc d’Orléans. — Avances inutiles vers moi de M. et de Mme du Maine. — Philippe V à Crémone. — Combat de Luzzara. — Marquis de Créqui tué : son caractère. — Prince de Commercy fils tué. — Autre conspiration découverte à Naples. — Descente inutile de dix mille Anglois dans l’île de Léon, près Cadix. — M. de Vendôme chevalier de la Toison. — Philippe V à Milan et à Gênes, suivi du cardinal d’Estrées, donne l’Altesse au doge et fait couvrir quelques sénateurs, à l’exemple de Charles-Quint. — Abbé d’Estrées va en Espagne. — Maréchal de Villeroy libre. — Marquis de Legañez vient se purger de soupçon à Versailles. — Amirante de Castille se retire en Portugal. — Cienfuegos, jésuite. — Retour des galions [qui sont] brûlés par les Anglois dans le port de Vigo, et quinze vaisseaux françois. — La reine d’Espagne se fait garder à Madrid, quoique sans exemple.


La campagne de Flandre fut triste. L’électeur de Brandebourg et le landgrave de Hesse assiégèrent Kaiserswerth de bonne heure. Blainville le défendit à merveille : il y eut force combats. L’Angleterre et la Hollande déclarèrent solennellement la guerre aux deux couronnes : leur armée unie fut commandée par le comte d’Athlone pour les États généraux, et par le comte de Marlborough pour les Anglois.

C’étoit milord Churchill, favori du roi Jacques, qui fit son élévation de très simple gentilhomme qu’il étoit, et frère de sa maîtresse dont il eut le duc de Berwick. Jacques lui donna le titre de comte de Marlborough et une compagnie de ses gardes du corps. Il lui confia aussi le commandement de ses troupes lors de l’invasion du prince d’Orange, auquel il l’auroit livré si le comte de Feversham, aussi capitaine de ses gardes, et frère des maréchaux de Duras et de Lorges, ne l’eût empêché d’aller à son camp faire une revue, où il eut avis que le piège étoit tendu. La femme de Marlborough étoit de tout temps attachée à la princesse de Danemark dont elle étoit favorite et dame d’honneur lorsque la princesse parvint à la couronne. Elle la confirma dans cette charge, envoya en même temps son mari en Hollande comme son ambassadeur et, comme général de l’armée qu’elle y alloit former, le fit duc et chevalier de la Jarretière bientôt après. Il n’y aura que trop d’occasions de parler de lui dans la suite, à qui nos malheurs donnèrent un si grand nom.

M. de Boufflers fut accusé d’avoir par incertitude manqué une occasion heureuse de le battre au commencement de la campagne : elle ne se retrouva plus ; on subsista dans leur pays. On crut les tenir aux environs de Nimègue : on prétendit qu’on auroit pu encore avoir là un grand avantage sur eux ; rien n’en séparoit ou presque rien. La canonnade dura tout le jour ; on leur prit quelques chariots et quelques munitions, et on leur tua quelque monde : peu à peu ils se retirèrent sous Nimègue et passèrent de l’autre côté.

Kaiserswerth, Venloo, Ruremonde, la citadelle de Liège et divers petits postes perdus furent les fruits de leur campagne et les prémices de leur bonheur.

Mgr le duc de Bourgogne marqua beaucoup d’affabilité, d’application et de valeur ; mais en tutelle, il ne put que se laisser conduire, se présenter au feu du canon de bonne grâce, et proposer divers partis qui marquoient son envie de faire. L’armée n’étant plus en état d’imposer aux ennemis, il fut rappelé à Versailles, après une autre canonnade aussi peu décisive que la première, et M. du Maine le suivit de prés. Il avoit eu lieu et occasion de faire valoir sa situation de premier lieutenant général de l’armée, à quoi Rosen eût été un léger obstacle ; M. de Boufflers l’avoit espéré, mais elle ne s’y trompa pas. Le roi en eut une douleur qui renouvela les précédentes ; il comprit enfin que les lauriers s’offriroient ingratement à ce fils bien-aimé : il prit avec amertume la résolution de ne le plus exposer à des hasards si peu de son goût.

Le comte de Toulouse se promena sur la Méditerranée. De la hauteur de Civita-Vecchia, il envoya d’O complimenter le pape, qui en fut très bien reçu.

Il fut de là passer quelque temps à Palerme et à Messine, où on lui fit de grands honneurs ; il y passoit les journées à terre, mais il coucha toujours à bord. Le pape y envoya le complimenter à son tour, sur ce qu’il fut trouvé que don Juan avoit reçu un pareil honneur autrefois. Le roi y fut fort sensible, et fit tôt après revenir le comte de Toulouse.

Il le fut fort aussi à l’aventure de Varennes, qui commandoit à Metz et dans tout le pays, et qui, allant sans précaution à Marsal sur la foi de la neutralité de la Lorraine, fut pris par un parti. On contesta longtemps de part et d’autre sur cette capture : le roi prétendit que c’étoit à M. de Lorraine à le faire rendre, qui à la fin en craignit les suites et obtint sa liberté comme ayant été pris mal à propos. C’étoit une manière d’ennuyeux important qui, parce qu’il étoit fort proche du maréchal d’Huxelles et de M. le Premier chez qui il logeoit, et qui le protégeoient, avoit tout fait et tout mérité, et qui à la valeur près ne méritoit que l’oubli. Il trouva son poste rempli par Locmaria, et ne servit plus depuis.

Blainville, après plusieurs assauts et un siège soutenu au double de ce qu’on en devoit attendre, à bout d’hommes, de vivres et de munitions, et ouverts de toutes parts, rendit Kaiserswerth, qu’on n’essaya pas même de secourir. Il fut fait lieutenant général et le marquis de Brancas brigadier, à qui nous verrons faire une rare fortune. Il avoit fort bien fait dans cette place à la tête du régiment d’Orléans, où il avoit passé depuis peu de lieutenant de galère qu’il avoit été assez longtemps.

Le roi jugea deux procès singuliers. Colbert, archevêque de Rouen, prétendit soustraire sa métropole à la primatie de Lyon, reconnue par celles de Tours, de Sens et de Paris ; Saint-Georges, archevêque de Lyon, défendit sa juridiction. Les deux prélats étoient savants, et leurs factums furent curieux, historiques et pièces de bibliothèque. Pontcarré, maître des requêtes, depuis premier président du parlement de Rouen, rapporta l’affaire devant des conseillers d’État commissaires, puis devant le roi, qui y donna deux conseils entiers en un même jour, et gain de cause à l’archevêque de Rouen.

L’autre affaire fut rapportée par le même aussi devant le roi. Le P.

d’Aubercourt, sorti des jésuites après plusieurs années depuis ses vœux faits, se prétendit restitué au siècle, et demandoit sa portion héréditaire à sa famille. Les jésuites qui seuls dans l’Église, parmi les réguliers qui font des vœux, en ont un quatrième qu’ils ne font faire qu’à qui d’entre eux il leur plaît, et qui y demeure tellement caché, que le gros des jésuites même ignore ceux qui y ont été admis, prétendoient n’être point liés à leurs confrères, tandis qu’ils l’étoient à eux, c’est-à-dire que les jésuites ayant fait les trois vœux ne pouvoient plus demander à sortir de la compagnie, mais qu’en tout temps elle étoit en droit de renvoyer ceux que bon lui sembloit, pourvu qu’ils n’eussent pas fait le quatrième vœu. Conséquemment, que ces jésuites renvoyés quelquefois, au bout de quinze et vingt années, étoient en droit de se faire rendre compte du partage de leur bien et de rentrer en possession de ce qui leur auroit appartenu s’ils fussent demeurés dans le siècle. Ils avoient tiré d’Henri IV, en 1604, une déclaration qui sembloit favoriser cette prétention. Ils en avoient toujours su tirer parti lorsque le cas s’en était présenté. La famille d’Aubercourt se montra plus difficile ; ils intervinrent pour Aubercourt et eurent le crédit de faire évoquer l’affaire devant le roi, où ils crurent mieux trouver leur compte ; en effet, ils ne se trompoient pas. Le roi fut tout à fait favorable aux jésuites, et voulut bien que les juges s’en aperçussent. Pontcarré, qui d’ailleurs étoit porté de bonne volonté pour eux et qu’ils avoient eu l’adresse de faire nommer rapporteur, ne remplit pas leur attente ; ni lui ni la pluralité ne chercha point en cette occasion à plaire. La subversion des familles par ces retours surannés à partage, l’incertitude ruineuse de toutes celles où il y auroit des jésuites, les détermina. Le chancelier sur tous parla si fortement, qu’Aubercourt et les jésuites furent condamnés, et que, pour couper toute racine de prétention, l’édit de 1604 fut révoqué. Le roi ne voulut pis user d’autorité sur le fond d’un jugement si important à l’état des familles, mais ne put s’empêcher d’en montrer son déplaisir à plusieurs reprises, et à la fin de succomber au moins en quelque chose à son affection pour les jésuites, en faisant ajouter, en prononçant et de sa pleine puissance, que les jésuites renvoyés de la compagnie auront une pension viagère de leur famille, statuée par les juges des lieux. Ce fut néanmoins une grande douleur aux jésuites que cet arrêt. Aubercourt leur demeura toujours fort attaché, et bientôt après ils obtinrent pour lui des bénéfices et une abbaye.

Le grand prieur, noyé de dettes, voulut rendre les siens au roi à condition qu’il y seroit mis un économe chargé de payer tout ce qu’il devoit, même après sa mort, jusqu’à parfoit acquit. Il falloit le consentement de Rome pour une condition si étrange. Cela dura et varia fort longtemps. Mme de Maintenon, par M. du Maine, s’employa si bien pour lui, qu’il arracha, mais sourdement, une pension de vingt mille livres, et qu’il obtint vers le milieu de l’été d’aller servir de lieutenant général dans l’armée du maréchal Catinat.

Le Jour de la Pentecôte, le roi déclara au chapitre cinq grands d’Espagne chevaliers de l’ordre. Il crut à propos de répandre cet honneur sur les seigneurs les plus distingués de cette cour par leur attachement au roi son petit-fils et par leurs charges, et il dit que ce prince les lui avoit demandés. Il fit même pour le cardinal Portocarrero ce qui étoit jusqu’alors sans exemple, et qui n’en a pas eu depuis, et il est vrai qu’il n’y avoit point de règle qui ne dût faire hommage à ses services. Il fut nommé d’avance à la première place de cardinal vacante qui étoient lors toutes quatre remplies, avec la permission de porter l’ordre en attendant. Cette distinction fut accompagnée d’une croix de l’ordre, que le roi lui envoya, de plus de cinquante mille écus.

Les quatre chevaliers furent le marquis de Villafranca, majordome-major ; le duc de Medina-Sidonia, grand écuyer ; le comte de Benavente, sommelier du corps, c’est-à-dire grand chambellan, et le duc d’Uzeda, ambassadeur d’Espagne à Rome. J’ai suffisamment parlé des quatre premiers ci-devant ; je n’aurai que trop d’occasions de faire connoître le dernier dans la suite. Je me contenterai présentement de dire qu’il étoit Acuña y Pacheco y Sandoval et beau-frère du duc de Medina-Celi.

M. de La Rochefoucauld, emporté par son cheval à la chasse à Marly, fut désarçonné et se cassa le bras gauche entre le coude et l’épaule, qu’il avoit eu rompue autrefois au passage du Rhin. Le roi et Monseigneur y accoururent avec toute sorte d’amitié. Félix lui raccommoda le bras, et il en fut quitte pour le mal. C’étoit vers la mi-juillet. M. de Noailles, premier capitaine des gardes, avoit lors le bâton qu’il avoit continué après son quartier pour M. de Duras qui y entroit après lui, mais qui étoit malade à Paris, et dont le quartier finissoit le dernier juin. Le quartier de juillet étoit celui du maréchal de Villeroy qui avoit eu la charge de M. de Luxembourg ; tellement que M. de Duras, accoutumé en leur absence à continuer le quartier de juillet après le sien, se disposoit à se trouver à Versailles au retour de Marly [pour] y prendre le bâton. C’étoit entre les grands officiers à qui serviroit, et cet empressement leur tournoit à grand mérite. M. de Noailles, averti du dessein de M. de Duras, représenta au roi qu’ayant commencé le quartier qui n’étoit pas celui de M. de Duras, le bâton lui devoit demeurer ; il avoit raison, le roi le jugea ainsi, et manda à M. de Duras de ne point venir et de ne songer qu’à sa santé il entendit le françois et demeura à Paris.

Je ne m’arrêterois pas à la bagatelle que je vais raconter, si elle n’étoit une époque très considérable dans ma vie, et ne marquoit de plus comment des riens ont quelquefois les plus grandes suites. Sur la fin de ce même mois de juillet, le roi fit un voyage à Marly. Mme la duchesse d’Orléans, ravie de la liberté et de la grandeur personnelle, qu’elle trouvoit par la mort de Monsieur, eut envie d’en jouir et d’aller tenir une cour à Saint-Cloud. Le roi l’approuva, pourvu qu’elle y eût une compagnie honorable et point mêlée, sinon de ce reste de la cour la plus particulière de feu Monsieur qui ne se pouvoit exclure.

Il y avoit déjà longtemps que ce projet étoit fait, et entre les dames de la cour qu’elle engagea à être de ce voyage, elle en pressa Mme de Saint-Simon qui le lui promit. Cependant nous voulûmes aller à la Ferté y passer six semaines. Mme la duchesse d’Orléans, qui sur l’arrangement des Marly avoit enfin ajusté à peu près son voyage de Saint-Cloud, vit qu’il se trouveroit pendant le nôtre, et ne voulut point laisser partir Mme de Saint-Simon qu’elle ne lui eût promis de revenir de la Ferté à Saint-Cloud le jour même qu’elle irait, dont elle la feroit avertir. En effet la duchesse de Villeroy lui écrivit de sa part à la Ferté et Mme de Saint-Simon se rendit à Saint-Cloud comme elle l’avoit promis. La compagnie étoit bien choisie, les plaisirs et les amusements furent continuels. M. et Mme la duchesse d’Orléans firent très poliment les honneurs de ce beau lieu ; la magnificence et la liberté rendirent le séjour charmant, et pour la première fois Saint-Cloud se vit sans tracasseries. On a vu au commencement de ces Mémoires, que, dès ma plus petite jeunesse, j’avois fort vu M. le duc d’Orléans. Cette familiarité dura jusqu’à ce qu’il fût tout à fait entré dans le monde, et même jusqu’après la campagne de 1693, où il commandoit la cavalerie de l’armée de M. le duc de Luxembourg où je servois. Plus il avoit été tenu de court, plus il se piqua de libertinage. La vie peu réglée de M. le Duc et de M. le prince de Conti lui donna une triste émulation ; les débauchés de la cour et de la ville s’emparèrent de lui ; le dégoût d’un mariage forcé et si inégal lui fit chercher à se dédommager par d’autres plaisirs, et le dépit qu’il conçut de se voir éloigné du commandement des armées et trompé sur ce qui lui avoit été promis de gouvernements et d’autres grâces acheva de le précipiter dans une conduite fort licencieuse, qu’il se piqua de porter au plus loin pour marquer le mépris qu’il faisoit de son épouse et de la colère que le roi lui en témoignoit. Cette vie qui ne pouvoit cadrer avec la mienne me retira de ce prince : je ne le voyois plus qu’aux occasions rares et des moments, par bienséance. Depuis six ou sept ans, je le rencontrois peu dans les mêmes lieux. Quand cela se trouvoit, il avoit toujours pour moi un air ouvert, mais ma vie ne lui convenoit pas plus qu’à moi la sienne, tellement que la séparation étoit devenue entière. La mort de Monsieur, qui par nécessité l’avoit ramené au roi et à Mme sa femme, n’avoit pu rompre, ses engagements de plaisirs. Il se conduisoit plus honnêtement avec elle et plus respectueusement avec le roi, mais le pli de la débauche étoit pris, elle lui étoit entrée dans la tête comme un bel air qui convenoit à son âge et qui lui donnoit un relief opposé au ridicule qu’il concevoit dans une vie moins désordonnée. Il admiroit les plus outrés et les plus persévérants dans la plus forte débauche, et ce léger changement à l’égard de la cour n’en apporta ni à ses mœurs ni à ses parties obscures à Paris, où elles le faisoient aller et venir continuellement. Il n’est pas temps encore de donner une idée de ce prince que nous verrons si fort sur le théâtre du monde, et en de si différentes situations.

Mme de Fontaine-Martel étoit à Saint-Cloud : c’étoit une de ces dames de l’ancienne cour familière de Monsieur, et toute sa vie extrêmement du grand monde. Elle étoit femme du premier écuyer de Mme la duchesse d’Orléans, frère du feu marquis d’Arcy, dernier gouverneur de M. le duc d’Orléans, pour qui il se piqua toujours d’une estime, d’une amitié et d’une reconnoissance qu’il témoigna par une considération toujours soutenue pour toute sa famille, et même jusqu’à ceux de ses domestiques qu’il avoit connus, il leur fit du bien. Mme de Fontaine-Martel, par la charge de son mari, goutteux, qu’on ne voyoit guère, passoit sa vie à la cour. Elle étoit des voyages, et même quelquefois de ceux de Marly ; elle soupoit souvent chez M. le maréchal de Lorges, qui tenoit soir et matin une table grande et délicate, où sans prier il avoit toujours nombreuse compagnie et de la meilleure de la cour, et Mme la maréchale de Lorges l’y attiroit beaucoup par son talent particulier de savoir tenir et bien faire les honneurs d’une grande maison sans tomber dans aucun des inconvénients qui, par la nécessité du mélange que fait un grand abord, rendent une maison moins respectée par des facilités qui n’eurent jamais entrée dans celle-là. J’y étois poli à tout le monde, mais tout le monde ne me revenoit pas, ni moi par conséquent à chacun. À force de nous voir, Mme de Fontaine-Martel et moi, nous nous accommodâmes l’un de l’autre et cette amitié dura toujours depuis. Elle me demandoit quelquefois pourquoi je ne voyois plus M. le duc d’Orléans, et disoit toujours que cela étoit ridicule de part et d’autre, parce que, malgré la diversité de notre vie, nous nous convenions l’un et l’autre par mille endroits. Je riais et la laissois dire. Un beau jour à Saint-Cloud, elle attaqua M. le duc d’Orléans sur la même chose ; tandis qu’il causoit avec elle, la duchesse de Villeroy et Mme de Saint-Simon, tous trois se mirent à dire mille choses obligeantes de moi, et M. le duc d’Orléans ses regrets de ce que je le trouvois trop libertin pour le voir, et son désir de renouer avec moi. Cela fut poussé le reste du voyage jusqu’à regretter qu’il fût trop près de sa fin pour me convier d’y venir et pour se promettre à mon retour à Versailles de vaincre, comme disoit M. le duc d’Orléans, mon austérité. Mme de Saint-Simon fut priée de m’en écrire ; je répondis, comme je le devois. Elle revint à la Ferté, et me dit que les choses étoient au point de ne pouvoir m’en défendre.

J’avois pris tout cela comme une fantaisie de Mme de Fontaine-Martel, et une politesse de M. le duc d’Orléans, comme de ces parties ou de ces projets qui ne s’exécutent point ; et la différence de goût et de vie me persuadoit que ce prince et moi ne nous convenions plus, et que je ferois bien de m’en tenir où j’étois, en faisant tout au plus à mon retour une visite de remerciement et de respect : je me trompai. Cette visite qu’à mon retour je différois toujours, et dont M. le duc d’Orléans faisoit des reproches à ces dames chez Mme la duchesse d’Orléans, fut reçue, avec empressement. Soit que l’ancienne amitié de jeunesse eût repris, soit désir d’avoir quelqu’un à voir familièrement à Versailles, où il se trouvoit fort souvent désœuvré, tout se passa de si bonne grâce de sa part, que je crus me retrouver en notre ancien Palais-Royal. Il me pria de le voir souvent ; il pressa mes visites, oserai-je dire qu’il se vanta de mon retour à lui, et qu’il n’oublia rien pour me rattacher. Le retour de l’ancienne amitié de ma part fut le fruit de tant d’avances dont il m’honoroit, et la confiance entière en devint bientôt le sceau qui a duré jusqu’à la fin de sa vie sans lacune, malgré les courtes interruptions qu’y ont quelquefois mises les intrigues, quand il fut devenu le maître de l’État. Telle fut l’époque de cette liaison intime qui m’a exposé à des dangers, qui m’a fait figurer un temps dans le monde, et que j’oserai dire avec vérité qui n’a pas été moins utile au prince qu’au serviteur, et de laquelle il n’a tenu qu’à M. le duc d’Orléans de tirer de plus grands avantages.

Il faut ici ajouter une autre bagatelle, parce que j’ai cru lui devoir des suites directement contraires à celles dont je viens de parler, et qui ont fort croisé ma vie ; quoiqu’elle soit d’une date un peu postérieure, je la raconterai tout de suite, parce que ces différentes suites ont eu un contraste d’un continuel rapport dans beaucoup de choses ou curieuses ou importantes, qui se verront ici dans la suite. M. de Lauzun, toujours occupé de la cour, et toujours affligé profondément de se voir éloigné de son ancienne faveur, ne se lassoit point de remuer toutes pierres pour s’en rapprocher ; il mit en œuvre ses anciennes liaisons avec Mme d’Heudicourt du temps de Mme de Montespan, et ses cessions à M. du Maine, pour sortir de Pignerol, dans l’esprit de se servir d’eux auprès de Mme de Maintenon, et par elle auprès du roi. Il essaya de faire l’une la gouvernante et la protectrice de la Jeunesse de sa femme, pour fa mettre de tout à la cour, et l’initia chez Mme du Maine. Outre les agréments qu’il comptoit lui procurer et qui réussirent pour elle, il se flattoit d’arriver lui-même à son but. Sa femme, jeune, gaie, sage, aimable, fut fort goûtée. Le gros jeu qu’il lui faisoit jouer, et où elle fut heureuse, la rendoit souvent nécessaire. Mme du Maine ne s’en pouvoit passer, et elle étoit sans cesse à Sceaux avec elle. M. du Maine cherchoit à lui attirer bonne compagnie : il voulut faire en sorte d’accrocher aussi Mme de Saint-Simon par sa sœur.

C’étoit un moyen de plaire, elle s’y laissa aller, mais non pas avec assiduité. J’eus lieu de croire que M. et Mme du Maine avoient formé le projet de me gagner ; ils n’ignoroient pas combien leur rang me déplaisoit. Par moi-même je n’étois rien moins qu’à craindre ; mais la politique qui, dans l’inquiétude de ce qui peut arriver, cherche à tout gagner, leur persuada, je pense, de s’ôter en moi une épine qui pourroit peut-être les piquer un jour. Ils se mirent sur mes louanges avec ma femme et ma belle-sœur, ils leur témoignèrent le désir qu’ils avoient de me voir à Sceaux, enfin ils leur proposèrent tantôt à l’une tantôt à l’autre de m’y amener, et les pressèrent de m’en convier de leur part.

Surpris d’une chose si peu attendue de la part de gens avec qui je n’avois jamais eu le moindre commerce, je me doutai de ce qui les conduisoit, et cela même me tint sur mes gardes. Je ne pouvois m’accommoder de ce rang nouveau ; je sentois en moi-même un désir de le voir éteindre, qui me donnoit celui de pouvoir y contribuer un jour ; je le sentois tel à n’y pouvoir résister. Comment donc lier un commerce et se défendre de le tourner en amitié, avec des gens qui me faisoient tant d’avances, et en apparence si gratuites, en situation de me raccommoder avec le roi, et que tout me faisoit sentir qu’ils se vouloient acquérir sur moi des obligations à m’attacher à eux, et comment céder à leur amitié et se soumettre à en recevoir des marques, en conservant cette aversion de leur, rang et cette résolution de le faire renverser si jamais cela se trouvoit possible ? La probité, la droiture rie se pouvoit accommoder de cette duplicité. J’eus beau me sonder, réfléchir sur ma situation présente, nulle faveur ne m’étoit comparable à consentir à la durée de ce rang et à renoncer à l’espérance de travailler à m’en délivrer. Je demeurai donc ferme dans mes compliments et mes refuites. Je tins bon contre les messages en forme qu’ils m’envoyèrent, contre les reproches les plus désireux que m’en fit Mme du plaine, à qui jamais je n’avois parlé, et qui s’arrêta à moi dans l’appartement du roi, et je les lassai enfin dans leurs poursuites. Ils sentirent que je ne vouloir me prêter à aucune liaison avec eux ; ils en furent d’autant plus piqués qu’ils n’en firent aucun semblant et redoublèrent, au contraire, à l’égard de Mme de Saint-Simon.

J’ai toujours cru que M. du Maine me voulut nuire dès lors, qu’il me mit mal dans l’esprit de Mme de Maintenon, de qui je n’étois connu en aucune sorte, et que je n’ai su que depuis la mort du roi, qu’elle me haïssait parfaitement.

Ce fut Chamillart qui me le dit alors ; et qu’il en avoit eu des prises avec elle, pour me remettre en selle auprès du roi par des Marly et des choses de cette nature. Je me doutois bien par tout ce qui me revenoit qu’elle m’étoit peu favorable, mais je ne sus pas, tant que le roi vécut, ce que j’en appris depuis.

Chamillart sagement ne me voulut pas donner d’inquiétude, ni moins encore m’ouvrir la bouche trop facile et trop libre sur ceux que je croyois ne devoir pas aimer, et peu retenu par leur grandeur ni leur puissance. Pour achever ce qui me regardé, pour lors avec M. du Maine, assez longtemps après, Mme la duchesse de Bourgogne retint à Marly Mme de Lauzun à jouer le jour qu’on en partoit, et que, venue avec Mme du Maine, elle devoit s’en retourner avec elle. Cette excuse qu’elle allégua n’arrêta point Mme la duchesse de Bourgogne, qui lui dit de mander à Mme du Maine : qu’elle la ramèneroit.

Mme du Maine eut la folie de s’en piquer assez pour en faire le lendemain une telle sortie à la duchesse de Lauzun, qu’elle sortit de chez elle pour n’y rentrer de sa vie. M. du Maine vint chez elle aux pardons. M. le Prince aux excuses. Ils tournèrent M. de Lauzun de toutes les façons, il étoit presque rendu, mais sa femme ne put être persuadée.

Je fus ravi d’une occasion si naturelle et si honnête pour Mme de Saint-Simon de se tirer d’un lieu où la compagnie peu à peu s’étoit plus que mêlée, et où sûrement depuis ce que j’ai raconté, il n’y avoit rien à gagner pour nous, et depuis ce temps-là elle ne vit plus Mme du Maine qu’aux occasions, quoiqu’elle et M. du Maine n’eussent rien oublié pour l’empêcher de se retirer d’eux à cette occasion. Je pense qu’elle acheva de me mettre mal avec eux, s’il y a voit lors à y ajouter. Depuis cette aventure, Mme la duchesse de Bourgogne mena toujours Mme de Lauzun à Marly ; c’étoit une distinction et qui piqua extrêmement Mme du Maine. Enfin, quelques années après, M. du Maine et M. de Lauzun voulurent finir cette brouillerie, et convinrent que Mme du Maine feroit des excuses à Mme de Lauzun chez Mme la Princesse à Versailles, qu’elles seroient reçues honnêtement, et que deux jours après Mme de Lauzun irait chez Mme du Maine : cela fut exécuté de la sorte et bien.

M. du Maine se trouva chez Mme sa femme lorsque Mme de Lauzun y vint, pour tâcher d’ôter l’embarras et d’égayer la conversation ; Mme de Lauzun en demeura à cette visite, et la vit depuis uniquement aux occasions ; conséquemment Mme de Saint-Simon de même. Tout ce narré, qui semble maintenant inutile, retrouvera dans la suite un usage important.

De Milan où le duc de Saint-Pierre régala le roi d’Espagne d’un opéra superbe à ses dépens, ce prince vint à Crémone, où M. de Vendôme le vint saluer le 14 juillet. M. de Mantoue et le duc de Parme y vinrent aussi lui faire la révérence ; tous trois y firent peu de séjour. Les deux derniers retournèrent à Casal et à Parme, le premier à son armée, dans le dessein de la mener vis-àvis de Casal-Maggiore et d’y faire un pont, tant pour la communication avec le prince de Vaudemont que pour y faire passer le roi d’Espagne pour se mettre à la tête de l’armée de M. de Vendôme. Les marches, le passage du Crostolo, l’exécution de venir à bout de faire lever le long blocus de Mantoue, retardèrent l’arrivée de M. de Vendôme au rendez-vous, qui fut même changé, et le pont fait un peu plus bas que sa destination première. Le 29 juillet, jour que le roi d’Espagne devoit joindre l’armée avec neuf escadrons. M. de Vendôme surprit Visconti, campé avec trois mille chevaux à Santa-Vittoria, le culbuta, le défit, prit ses barrages et son camp tout tendu, fit un grand carnage, force prisonniers, et presque tout le reste qui s’enfuit se précipita de fort haut dans un gros ruisseau qui en fut comblé. Le roi d’Espagne, qui avoit hâté sa marche, laissa sa cavalerie derrière pour arriver plus vite au feu qu’il entendoit, et ne le put que tout à la fin de l’action. Les mouvements de nos armées obligèrent le prince Eugène de quitter le Serraglio. Zurlauben sortit de Mantoue, rasa leurs forts et leurs retranchements, et acheva de mettre cette place en liberté.

Pendant ces divers campements, Marsin, toujours occupé de plaire, fit déclarer par le roi d’Espagne M. de Vendôme conseiller d’État, c’est-à-dire ministre, et le fit asseoir au despacho au-dessus de tous. Cette séance ne plut pas aux grands d’Espagne ; le duc d’Ossone et quelque autre s’étoit dispensé de suivre le roi d’Espagne à la fin de l’action de ces trois mille chevaux dont je viens de parler ; presque tous les autres Espagnols s’y distinguèrent, et le duc de Mantoue, qui étoit revenu faire sa cour au roi d’Espagne et l’accompagner jusqu’à l’armée, y frit aussi fort bien, quoiqu’on pût croire qu’il ne s’attendoit pas à cette aventure, et qu’il s’en seroit très bien passé. Le roi d’Espagne manda au roi ce fait du duc d’Ossone, des autres Espagnols et de M. de Mantoue.

Après plusieurs campements de part et d’autre, et la jonction de Médavy avec un gros détachement des troupes du prince de Vaudemont, M. de Vendôme voulut prendre le camp de Luzzara, petit bourg au pied d’un fort long rideau.

Le prince Eugène, qui avoit le même dessein, y marcha de son côté, tellement que le 15 août les deux armées arrivèrent sur les quatre heures après midi, chacune au pied de ce rideau, sans avoir le moindre soupçon l’une de l’autre, ce qui paroît un prodige, et ne s’aperçurent que lorsque de part et d’autre les premières troupes commencèrent à monter la pente peu sensible de ce rideau. Qui attaqua les premiers, c’est ce qui ne se peut dire, mais dans un instant tout prit poste des deux côtés et se chargea pour s’en chasser. Jamais combat si vif, si chaud, si disputé, si acharné ; jamais tant de valeur de toutes parts, jamais une résistance si opiniâtre, jamais un feu ni dés efforts si continuels, jamais de succès si incertain ; la nuit finit le combat, chacun se retira un très petit espace et demeura toute la nuit sous les armes, le champ de bataille demeurant vide entredeux et Luzzara derrière notre armée, mais tout proche.

Le roi d’Espagne se tint longtemps au plus grand feu avec une tranquillité parfaite ; il regardoit de tous côtés les attaques réciproques dans ce terrain étroit et fort coupé, où l’infanterie même avoit peine à se manier, et où la cavalerie derrière elle ne pouvoit agir. Il riait assez souvent de la peur qu’il croyoit remarquer dans quelques-uns de sa suite ; et ce qui est surprenant, avec une valeur si bien prouvée, sans curiosité d’aller çà et là voir ce qui se passoit en différents endroits. À la fin Louville se proposa de se retirer plus bas sous des arbres, où il ne seroit pas si exposé au soleil, mais en effet parce qu’il y seroit plus à couvert du feu. Il y alla et y demeura avec le même flegme. Louville, après l’y avoir placé, s’en alla voir de plus près ce qui se passoit, et tout à la fin revint au roi d’Espagne, à qui il proposa de se rapprocher, et qui ne se le fit pas dire deux fois, pour se montrer aux troupes.

Marsin ne demeura pas un moment auprès de lui, prit son poste de lieutenant général et s’y distingua fort. Les deux généraux opposés y firent merveilles.

L’émulation les transportoit, et la présence du roi d’Espagne fut un aiguillon au prince Eugène, qui dans le souvenir de la bataille de Pavie, lui fit faire des prodiges.

Le carnage fut grand de part et d’autre, et fort peu de prisonniers. Le marquis de Créqui, lieutenant général, y fut tué. C’étoit le seul fils du feu maréchal de Créqui et gendre du duc d’Aumont, sans enfants. Sa probité ni sa bonté ne le firent regretter de personne, mais bien ses talents à la guerre, où il étoit parvenu à une grande capacité par son application et son travail ; sa valeur étoit également solide et brillante, son coup d’œil juste et distinctif.

Tout se présentoit à lui avec netteté, et, quoique ardent et dur, il ne laissoit pas d’être sage. C’étoit un homme qui touchoit au bâton et qui l’auroit porté aussi dignement que son père. Il avoit été fort galant, et on voyoit encore qu’il avoit dû l’être. Avec cela beaucoup d’esprit, plus d’ambition encore, et tous moyens bons pour la satisfaire. Les Impériaux y perdirent les deux premiers généraux de leur armée après le prince Eugène, le prince de Commercy fut tué, et le prince Thomas de Vaudemont survécut deux ans à sa blessure. Ils n’étoient point mariés, tous deux feld-maréchaux, et le dernier, fils unique du prince de Vaudemont, gouverneur général du Milanois pour le roi d’Espagne, à qui ce fut une grande douleur. Celle de Mme de Lislebonne et de ses deux filles fut extrême. Il n’avoit devant lui que le prince Eugène. Il y avoit plus de vingt ans qu’elles ne l’avoient vu, et selon toute apparence ne le devoient jamais revoir. Monseigneur prit des soins d’elles qui relevèrent encore leur considération. Il ne l’ut occupé qu’à les consoler. Quelque accoutumé qu’on doive être dans les cours aux choses singulières, ce soin du Dauphin d’une douleur qui devoit demeurer cachée se fit fort remarquer. Ce fut le duc de Villeroy qui en apporta la nouvelle, et qui peu de jours après retourna en Italie lieutenant général.

Sitôt que le jour parut, le lendemain de l’action, les armées, se trouvèrent si proches qu’elles se mirent à se retrancher, et qu’il y eut encore bien des tués et des blessés de coups perdus. Aucune des deux ne voulut se retirer devant l’autre. Chaque jour augmentoit les retranchements et les précautions. Il fallut même changer le roi d’Espagne de chambre, parce qu’il n’y étoit pas en sûreté du feu, et il ne fut question que de subsistances chacun par ses derrières, et de s’accommoder le mieux qu’on put dans les deux camps, où les deux armées subsistèrent longtemps avec un péril et une vigilance continuels. On compta avoir perdu trois mille hommes et les ennemis beaucoup plus. Ce combat fut enfin suivi d’un cartel en Italie.

J’oubliois de dire, sur la conspiration que j’ai rapportée contre la personne du roi d’Espagne, que le vice-roi de Naples en découvrit une à Naples qui devoit s’exécuter en cadence de l’autre. Un envoyé de Venise très suspect, et gagné par le cardinal Grimani, l’avoit tramée, et venoit d’être rappelé à la prière du roi à sa république. Force moines furent arrêtés, et le duc de Noja Caraffa et le prince de Trebesaccio qui en étoient les chefs. Ils avoient vingt-cinq complices, chacun de quelque considération dans leur état. Le projet étoit de se saisir d’abord du tourion[1] des Carmes. Le duc de Medina-Celi, qui, en revenant de Naples en Espagne, étoit venu faire la révérence au roi, et que M. de Torcy avoit fort entretenu, lui avoit nommé plusieurs seigneurs napolitains suspects qui se trouvèrent depuis de cette conspiration, qui fut d’abord étouffée et plusieurs complices punis.

Pour continuer de suite la même matière d’Espagne, le duc d’Ormond, avec une grosse escadre, essaya de surprendre Cadix fort dégarni. Il s’y jeta fort à propos quelques bâtiments françois chargés pour l’Amérique. Les ennemis débarquèrent, et, ne trouvant rien devant eux, s’établirent dans l’île de Léon, dix mille hommes, et leurs vaisseaux demeurés à la rade. Ils firent des courses et par leur pillage, surtout des églises, achevèrent d’indisposer le pays. On ne sauroit croire avec quel zèle tout s’offrit, tout monta à cheval, tout marcha contre eux. Ils y subsistèrent pourtant près de deux mois, espérant émouvoir le pays et ramasser les partisans de la maison d’Autriche.

Qui que ce soit ne branla. Enfin, Villadarias y marcha avec ce qu’on put ramasser de troupes, don, l’ardeur étoit extrême. Le 27 octobre, les Anglois et les Hollandois regagnèrent leurs vaisseaux, vivement poursuivis dans leur retraite. Ils y perdirent assez de monde, et beaucoup en maraude et de maladies pendant leur séjour. Cette expédition leur fut inutile. Ils retournèrent en leurs ports fort déchargés d’hommes et d’argent et fort désabusés des espérances que M. de Darmstadt leur avoit données d’un soulèvement général en Espagne, dès qu’on les y verroit en état de l’appuyer, et qui étoit avec eux.

Il se passe peu de choses en Italie le reste de la campagne. M. de Vendôme prit Guastalla, où le roi d’Espagne vit fort les travaux. Le 28 septembre il partit pour aller à Milan, et, en disant adieu à M. de Vendôme, il lui donna le collier de l’ordre de la Toison d’or. Le cardinal d’Estrées vint de Rome joindre le roi d’Espagne, qui s’embarqua à Gênes pour la Provence, et de là aller par terre en Espagne suivi du même cardinal, où l’abbé d’Estrées son neveu eut ordre d’aller le trouver, pour y être chargé sous lui des affaires du roi en la place de Marsin, qui avoit instamment demandé son retour, et qui quitta le roi d’Espagne à Perpignan, dont il refusa la grandesse et la Toison, pour que cela ne tirât pas à conséquence pour les autres ambassadeurs de France, à ce qu’il écrivit au roi. Il n’étoit point marié, étoit fort pauvre, très nouveau lieutenant général ; il vouloit une fortune en France ; il l’espéra de ce refus ; on verra bientôt qu’il n’y fut pas trompé. À Gênes, Philippe V, sur l’exemple de Charles-Quint, traita le doge d’Altesse, et fit couvrir quelques sénateurs.

Le roi eut en ce même temps nouvelle du maréchal de Villeroy qu’il alloit être libre en conséquence du cartel, dont Sa Majesté témoigna une grande joie. Il donna aussi une longue audience au marquis de Legañez, venu exprès d’Espagne pour se justifier sur son attachement à la maison d’Autriche, et beaucoup de choses qui lui avoient été imputées en conséquence, sur lesquelles le roi parut d’autant plus content de lui, que la lenteur de son voyage avoit fait douter de son arrivée. Celle de l’amirante de Castille n’eut pas la même issue. J’ai ailleurs fait connoître ce seigneur, et il n’y a pas longtemps que j’ai dit que les soupçons qu’on avoit toujours sur lui l’avoient fait choisir pour succéder à l’ambassadeur d’Espagne en France, nommé viceroi du Pérou. L’amirante accepta, fit de grands et lents préparatifs, partit le plus tard qu’il put, et marcha à pas de tortue. Il étoit accompagné de son bâtard, de plusieurs gentilshommes de sa confiance et du jésuite Cienfuegos, son confesseur. Il avoit pris avec lui toutes ses pierreries, ce qu’il avoit pu d’argent, et mis à couvert argent et effets. Comme il approcha de la Navarre, il disparut avec ceux que je viens de nommer, et par des routes détournées où il avoit secrètement disposé des relois, il gagna la frontière de Portugal avant que la nouvelle de sa fuite, portée à Madrid, eût donné le temps de le pouvoir rattraper. Il eut tout lieu de se repentir d’avoir pris ce conseil, et son jésuite de se remercier de l’avoir donné. Il lui valut enfin la pourpre, l’archevêché de Montréal en Sicile et la comprotection[2] d’Allemagne, dont il jouit près de vingt ans.

Cependant les galions, retardés de près de deux années, étoient désirés avec une extrême impatience. Châteaurenauld les étoit allé chercher. Il les trouva très richement chargés, et les amena avec son escadre. Il envoya aux ordres, et vouloit entrer dans nos ports. On craignit la jalousie des Espagnols, qui néanmoins étoient de toutes les nations commerçantes celle qui avoit le moindre intérêt à leur changement ; on n’osa les confier au port de Cadix, et ils furent conduits dans le port de Vigo, qui n’en est pas éloigné, et qu’on avoit fortifié de plusieurs ouvrages. Renauld, dont je parlerai en son lieu, eut beau représenter le danger de ce lieu et la facilité d’y recevoir le plus fatal dommage, et soutenir la préférence de Cadix, il ne fut pas écouté, et on ne pensa partout qu’à se réjouir de l’heureux retour si désiré des galions, et des richesses qu’ils apportoient. On ne laissa pas de prendre la sage précaution de transporter le plus tôt qu’on put tout l’or, l’argent, et les effets les plus précieux et les plus aisés à remuer, à plus de trente lieues dans les terres, à Lugo.

On y étoit encore occupé, lorsque les ennemis arrivèrent, débarquèrent, s’emparèrent des forts qu’on avoit faits à Vigo, et des batteries qui en défendoient l’entrée, forcèrent l’estacade qu’on y avoit faite, rompirent la chaîne qui fermoit le port, brûlèrent les quinze vaisseaux de Châteaurenauld, à la plupart desquels lui-même avoit fait mettre le feu, et tous ceux que les Espagnols y avoient ramenés des Indes, dont quelques-uns, en petit nombre, furent coulés à fond. Il n’y avoit point de troupes ni de moyens d’empêcher ce désastre ; il étoit bien demeuré encore pour huit millions de marchandises sur ces vaisseaux. Ce malheur arriva le 23 octobre, et répandit une grande consternation. Châteaurenauld ramassa ce qu’il put de matelots de la flotte, de milices et quelques soldats du pays à Saint-Jacques de Compostelle, pour se jeter dans les défilés entre Vigo et Lugo, d’où on transporta tout à Madrid avec une infinité de bœufs et de mulets.

La reine d’Espagne, quelque temps auparavant, s’étoit trouvée fort inquiétée plusieurs nuits de beaucoup de bruits dans le palais de Madrid, et jusqu’autour de son appartement. Elle s’en plaignit à la junte, et demanda des gardes pour sa sûreté. Jamais les rois d’Espagne n’avoient eu que quelques hallebardiers dans l’intérieur du palais, qui le plus souvent y demandoient l’aumône, et quand ils sortoient en cérémonie, quelques lanciers fort mal vêtus. Cette nouveauté de donner des gardes à la reine reçut donc beaucoup de difficultés, mais enfin lui fut accordée.


  1. Petite tour, tourelle.
  2. Les principaux États avaient à Rome un cardinal protecteur, qui était chargé de la défense de leurs intérêts. Lorsqu’un cardinal était associé au protecteur d’un État on appelait sa charge comprotection.