Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre premier/Section 3

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 129-148).

Si Dieu m’avoit ôté la place Royale, le diable ne m’avoit pas laissé l’Arsenal, où j’avois découvert, par le moyen du valet de chambre mon confident, que j’avois absolument gagné, que ***, capitaine des gardes du maréchal, étoit pour le moins aussi bien que moi avec la maréchale de La Meilleraye. Voilà de quoi devenir un saint. La vérité est que j’en devins beaucoup plus réglé, au moins pour l’apparence. Je vécus fort retiré ; je ne laissai plus rien de problématique pour le choix de ma profession. J’étudiai beaucoup, je pris habitude avec tout ce qu’il y avoit de gens de science et de piété. Je fis presque de mon logis une académie ; j’observai avec application de ne pas ériger l’académie en tribunal. Je commençai à ménager sans affectation les chanoines et les curés que je trouvois très-naturellement chez mon oncle. Je ne faisois pas le dévot, parce que je ne me pouvois pas assurer que je pusse durer à le contrefaire ; mais j’estimois beaucoup les dévots : et, à leur égard, c’est un des plus grands points de la piété. J’accommodois même mes plaisirs au reste de ma pratique. Je ne me pouvois passer de galanterie : mais je la fis avec madame de Pommereux, jeune et coquette, de la manière qui me convenoit ; parce qu’ayant toute la jeunesse non-seulement chez elle, mais à ses oreilles, les apparentes affaires des autres couvroient la mienne, qui étoit ou du moins qui fut quelque temps après plus effective. Enfin ma conduite me réussit, et au point qu’en vérité je fus fort à la mode parmi les gens de ma profession, et que les dévots même disoient, après M. Vincent, qui m’avoit appliqué ce mot de l’Évangile, que je n’avois pas assez de piété, mais que je n’étois pas trop éloigné du royaume de Dieu.

La fortune me favorisa en cette occasion plus qu’elle n’avoit accoutumé. Je trouvai par hasard Mestresot, fameux ministre de Charenton, chez madame de Rambure, huguenote précieuse et savante. Elle me mit aux mains avec lui par curiosité : la dispute s’engagea, et au point qu’elle eut neuf conférences de suite en neuf jours différens. M. le maréchal de La Force et M. de Turenne[1] se trouvèrent à trois ou quatre. Un gentilhomme de Poitou qui fut présent à toutes se convertit. Comme je n’avois pas encore vingt-six ans, cette conversion fit grand bruit ; et, entre autres effets, elle en produisit un qui n’avoit guère de rapport à sa cause. Je vous le raconterai après que j’aurai rendu justice à une honnêteté que je reçus de Mestresot dans une de ces conférences.

J’avois eu quelques avantages sur lui dans la cinquième ; la question de la vocation y fut traitée. Il m’embarrassa dans la sixième, où l’on traitoit de l’autorité du pape ; parce que, ne me voulant pas brouiller avec Rome, je lui répondois sur des principes qui ne sont pas si aisés à défendre que ceux de Sorbonne. Le ministre s’aperçut de ma peine : il m’épargna les endroits qui eussent pu m’obliger à m’expliquer d’une manière qui eût choqué le nonce. Je remarquai son procédé, je l’en remerciai au sortir de la conférence, en présence de M. de Turenne ; et il me répondit : « Il n’est pas juste d’empêcher M. l’abbé de Retz d’être cardinal. » Cette délicatesse, comme vous voyez, n’est pas d’un pédant de Genève. Je vous ai dit ci-dessus que cette conférence produisit un effet bien différent de sa cause. Le voici :

Madame de Vendôme[2], dont vous avez ouï parler, prit une affection pour moi, depuis cette conférence, qui alloit jusqu’à la tendresse d’une mère. Elle y avoit assisté, quoique assurément elle n’y entendît rien ; mais ce qui la confirmoit encore plus dans son sentiment fut M. de Lizieux[3], qui étoit son directeur, et qui logeoit toujours chez elle quand il étoit à Paris. Il revint en ce temps-là de son diocèse, et comme il avoit beaucoup d’amitié pour moi, et qu’il me trouva dans les dispositions de m’attacher à ma profession (ce qu’il avoit souhaité passionnément), il prit tous les soins imaginables de faire valoir dans le monde le peu de qualités qu’il pouvoit trouver en moi. Il est constant que ce fut à lui à qui je dus le peu d’éclat que j’eus en ce temps-là, et il n’y avoit personne en France dont l’approbation en pût tant donner. Ses sermons l’avoient élevé d’une naissance fort basse et étrangère (il étoit flamand) à l’épiscopat ; il l’avoit soutenu avec une piété sans faste et sans fard. Son désintéressement étoit au-delà de celui des anachorètes : il avoit la vigueur de saint Ambroise, et il conservoit, dans la cour et auprès du Roi, une liberté que M. le cardinal de Richelieu, qui avoit été son écolier en théologie, craignoit et révéroit. Ce bonhomme, qui avoit tant d’amitié pour moi qu’il me faisoit trois fois la semaine des leçons sur les épîtres de saint Paul, se mit en tête de convertir M. de Turenne, et de m’en donner l’honneur.

M. de Turenne avoit beaucoup de respect pour lui : mais il lui en donna encore beaucoup plus de marques par une raison qu’il m’a dite lui-même, mais qu’il ne m’a dite que plus de dix ans après. M. le comte de Brion[4], que vous pouvez, je crois, avoir vu dans votre enfance sous le nom de duc de Damville, étoit fort amoureux de mademoiselle de Vendôme, qui a été depuis madame de Nemours ; et il étoit aussi fort ami de M. de Turenne, qui, pour lui faire plaisir et lui donner lieu de voir plus souvent mademoiselle de Vendôme, affectoit d’écouter les exhortations de M. de Lizieux, et de lui rendre même beaucoup de devoirs. Le comte de Brion, qui avoit été deux fois capucin, et qui faisoit un salmigondis perpétuel de dévotion et de péchés, prenoit une sensible part à sa conversion prétendue ; et il ne bougeoit des conférences qui se faisoient très-souvent, et qui se tenoient toujours dans la chambre de madame de Vendôme. Brion avoit fort peu d’esprit : mais il avoit beaucoup de routine, qui en beaucoup de choses supplée à l’esprit ; et cette routine, jointe à la manière que vous connoissez de M. de Turenne, et à la mine indolente de mademoiselle de Vendôme, fit que je pris le tout pour bon, et que je ne m’aperçus jamais de quoi que ce soit. Vous me permettrez, s’il vous plaît, de faire ici une petite digression, avant que j’entre plus avant dans la suite de cette histoire[5].

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Les conférences dont je vous ai parlé ci-dessus se terminoient assez souvent par des promenades dans les jardins. Feu madame de Choisy en proposa une à Saint-Cloud, et elle dit en badinant à madame de Vendôme qu’il y falloit donner la comédie à M. de Lizieux. Le bonhomme, qui admiroit les pièces de Corneille, répondit qu’il n’en feroit aucune difficulté, pourvu que ce fût à la campagne, et qu’il y eût peu de monde. La partie se fit : l’on convint qu’il n’y auroit que madame et mademoiselle de Vendôme, madame de Choisy, M. de Turenne, M. de Brion, Voiture et moi. Brion se chargea de la comédie et des violons ; je me chargeai de la collation. Nous allâmes à Saint-Cloud chez M. l’Archevêque ; mais les comédiens, qui jouoient le soir à Ruel chez M. le cardinal, n’arrivèrent qu’extrêmement tard. M. de Lizieux prit plaisir aux violons. Madame de Vendôme ne se lassoit point de voir danser mademoiselle sa fille, qui dansoit pourtant toute seule. Enfin l’on s’amusa tant, que la petite pointe du jour (c’étoit dans les plus grands jours de l’été) commençoit à paroître, quand on fut au bas de la descente des Bons-Hommes. Justement au pied, le carrosse arrêta tout court. Comme j’étois à l’une des portières avec mademoiselle de Vendôme, je demandai au cocher pourquoi il arrêtoit ; et il me répondit avec une voix fort étonnée : « Voulez-vous que je passe par dessus tous les diables qui sont là devant moi ? » Je mis la tête hors de la portière ; et comme j’ai toujours eu la vue fort basse, je ne vis rien. Madame de Choisy, qui étoit à l’autre portière avec M. de Turenne, fut la première du carrosse qui aperçut la cause de la frayeur du cocher : je dis du carrosse, car cinq ou six laquais qui étoient derrière crioient Jesus Maria, et trembloient déjà de peur. M. de Turenne se jeta en bas du carrosse, aux cris de madame de Choisy. Je crus que c’étoient des voleurs : je sautai aussitôt hors du carrosse ; je pris l’épée d’un laquais, je la tirai, et j’allai joindre de l’autre côté M. de Turenne, que je trouvai regardant fixement quelque chose que je ne voyois point. Je lui demandai ce qu’il regardoit, et il me répondit en me poussant du bras et assez bas : « Je vous le dirai, mais il ne faut pas épouvanter ces dames, » qui, dans la vérité, hurloient plutôt qu’elles ne crioient. Voiture commença un oremus. Vous connoissiez peut-être les cris aigus de madame de Choisy. Mademoiselle de Vendôme disoit son chapelet ; madame de Vendôme vouloit se confesser à M. de Lizieux, qui lui disoit : « Ma fille, n’ayez point de peur ; vous êtes en la main de Dieu. » Le comte de Brion avoit entonné bien dévotement à genoux, avec tous nos laquais, les litanies de la Vierge. Tout cela se passa, comme vous pouvez vous imaginer, en même temps et en moins de rien. M. de Turenne, qui avoit une petite épée à son côté, l’avoit aussi tirée ; et après avoir regardé un peu, comme je vous ai déjà dit, il se tourna vers moi d’un air dont il eût demandé son dîner, et de l’air dont il eût donné une bataille ; et me dit ces paroles : « Allons voir ces gens-là. — Quelles gens ? lui repartis-je. » Et dans la vérité je croyois que tout le monde avoit perdu le sens. Il me répondit : « Effectivement je crois que ce pourroient bien être des diables. » Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions par conséquent plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose ; et ce qui m’en parut fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avoit donné à M. de Turenne, mais qui, par la réflexion que je fis que j’avois long-temps cherché des esprits, et qu’apparemment j’en trouvois en ce lieu, me fit faire un mouvement plus vif que ses manières ne lui permettoient de faire. Je fis deux ou trois sauts vers la procession. Les gens du carrosse, qui croyoient que nous étions aux mains avec tous les diables, firent un grand cri ; et ce ne furent pourtant pas eux qui eurent le plus de peur. Les pauvres augustins réformés et déchaussés que l’on appelle capucins noirs, qui étoient nos diables d’imagination, voyant venir à eux deux hommes qui avoient l’épée à la main, l’eurent très-grande ; et l’un d’eux, se détachant de la troupe, nous cria : « Messieurs, nous sommes de pauvres religieux qui ne faisons point de mal à personne, et qui venons nous rafraîchir un peu dans la rivière pour notre santé. »

Nous retournâmes au carrosse, M. de Turenne et moi, avec des éclats de rire que vous pouvez vous imaginer ; et nous fîmes lui et moi dans le moment même deux réflexions, que nous nous communiquâmes dès le lendemain matin. Il me jura que la première apparition de ces fantômes imaginaires lui avoit donné de la joie, quoiqu’il eût toujours cru auparavant qu’il auroit peur s’il voyoit jamais quelque chose d’extraordinaire ; et je lui avouai que la première vue m’avoit ému, quoique j’eusse souhaité toute ma vie de voir des esprits. La seconde observation que nous fîmes fut que tout ce que nous lisons dans la vie de la plupart des hommes est faux. M. de Turenne me jura qu’il n’avoit pas senti la moindre émotion ; et il convint que j’avois eu sujet de croire, par son regard fixe et son mouvement si lent, qu’il en avoit eu beaucoup. Je lui confessai que j’en avois eu d’abord ; et il me protesta qu’il auroit juré sur son salut que je n’avois eu que du courage et de la gaieté. Qui peut donc écrire la vérité, que ceux qui l’ont sentie ? Le président de Thou a eu raison de dire qu’il n’y a de véritables histoires que celles qui ont été écrites par des hommes qui ont été assez sincères pour parler véritablement d’eux-mêmes. Ma morale ne tire aucun mérite de cette sincérité : car je trouve une satisfaction si sensible à vous rendre compte de tous les replis de mon ame et de ceux de mon cœur, que la raison à mon égard a eu beaucoup moins de part que le plaisir dans la religion, et l’exactitude que j’ai pour la vérité.

Mademoiselle de Vendôme conçut un mépris inconcevable pour le pauvre Brion, qui en effet avoit fait voir aussi de son côté, dans cette ridicule aventure, une foiblesse inimaginable. Elle s’en moqua avec moi dès que nous fûmes rentrés en carrosse, et me dit : « Je sens, à l’estime que je fais de la valeur, que je suis petite-fille de Henri-le-Grand. Il faut que vous ne craigniez rien, puisque vous n’avez pas eu peur en cette occasion. — J’ai eu peur, lui répondis-je, mademoiselle ; mais comme je ne suis pas si dévot que Brion, ma peur n’a pas tourné du côté des litanies. — Vous n’en avez point eu, me dit-elle, et je crois que vous ne croyez pas aux diables ; car M. de Turenne, qui est bien brave, a été bien ému lui-même, et il n’alloit pas si vite que vous. » Je vous confesse que cette distinction qu’elle mit entre M. de Turenne et moi me plut, et me fit naître la pensée de hasarder quelques douceurs. Je lui dis donc : « On peut croire le diable et ne le pas craindre ; il y a des choses au monde plus terribles. — Et quoi ? reprit-elle. — Elles le sont si fort que l’on n’oseroit même les nommer, luirépondis-je. » Elle m’entendit bien, à ce qu’elle m’a confessé depuis ; mais elle n’en fit pas semblant. Elle se remit dans la conversation publique. L’on descendit à l’hôtel de Vendôme, et chacun s’en alla chez soi.

Mademoiselle de Vendôme n’étoit pas ce que l’on appelle une grande beauté, mais elle en avoit pourtant beaucoup ; et l’on avoit approuvé ce que j’avois dit d’elle et de mademoiselle de Guise, qu’elles étoient des beautés de qualité ; on n’étoit point étonné, en les voyant, de les trouver princesses. Mademoiselle de Vendôme avoit très-peu d’esprit ; mais il est certain qu’au temps dont je vous parle, sa sottise n’étoit pas encore bien développée. Elle avoit un sérieux qui n’étoit pas de sens, mais de langueur, avec un petit grain de hauteur ; et cette sorte de sérieux cache bien des défauts. Enfin elle étoit aimable, à tout prendre. Je suivis ma pointe, et je trouvai des commodités merveilleuses : je m’attirois des éloges de tout le monde, en ne bougeant de chez M. de Lizieux, qui logeoit à l’hôtel de Vendôme. Les conférences pour M. de Turenne furent suivies de l’explication des épîtres de saint Paul, que le bonhomme étoit ravi de me faire répéter en français, sous le prétexte de les faire entendre à madame de Vendôme et à ma tante de Maignelay, qui s’y trouvoit presque toujours. L’on fit deux voyages à Anet : l’un fut de quinze jours, et l’autre de six semaines : et dans le dernier voyage, j’allai avec[6]… à Anet. Je n’allai pourtant pas à tout, et je n’y ai jamais été : l’on s’étoit fait des bornes desquelles on ne voulut jamais sortir. J’allai toutefois très-loin et très-long-temps : mais' je fus arrêté dans ma course par son mariage, qui ne se fit qu’un peu après la mort du feu Roi. Elle se mit dans la dévotion, elle me prêcha, je lui répliquai. Je demeurai son serviteur, et je fus assez heureux pour lui en donner de bonnes marques dans les suites de la guerre civile.

Permettez, je vous prie, à mon scrupule de vous supplier encore très-humblement de vous ressouvenir en ce lieu du commandement que vous m’avez fait l’avant-veille de votre départ de Paris, chez une de vos amies, de ne vous céler dans ce récit quoi que ce soit de tout ce qui m’est jamais arrivé.

Vous voyez, par ce que je viens de vous dire, que mes occupations ecclésiastiques étoient diversifiées et égayées par d’autres qui étoient un peu plus divertissantes : mais elles n’en étoient pas assurément déparées. La bienséance y étoit observée en tout, et le peu qui y manquoit étoit suppléé par mon bonheur, qui fut tel que tous les ecclésiastiques du diocèse me souhaitoient pour successeur de mon oncle, avec une passion qu’ils ne pouvoient cacher. M. le cardinal de Richelieu étoit bien éloigné de cette pensée : ma maison lui étoit fort odieuse, et ma personne ne lui plaisoit pas, par les raisons que je vous ai touchées ci-dessus. Voici deux occasions qui l’aigrirent encore bien davantage.

Je dis à feu M. le président de Mesmes[7], dans la conversation, une chose assez vraisemblable, quoique contraire à ce que je vous ai dit quelquefois, qui est que je connois une personne qui n’a que de petits défauts, mais qu’il n’y a aucun de ces défauts qui ne soit l’effet ou la cause de quelques bonnes qualités. Je disois donc au contraire, à M. le président de Mesmes, que M. le cardinal de Richelieu n’avoit aucune grande qualité qui ne fût l’effet ou la cause de quelques grands défauts. Ce mot, qui avoit été dit tête à tête dans un cabinet, fut redit je ne sais par qui à M. le cardinal, et il fut redit sous mon nom : jugez de l’effet ! L’autre chose qui le fâcha fut que j’allai voir M. le président Barillon[8], qui étoit prisonnier à Amboise, pour des remontrances qui s’étoient faites au parlement, et que j’allai voir dans une circonstance qui fit remarquer mon voyage. Deux misérables ermites et faux-monnoyeurs, qui avoient eu quelque communication secrète avec M. de Vendôme[9], peut-être touchant leur second métier, et qui n’étoient point satisfaits de lui, l’accusèrent très-faussement de leur avoir proposé de tuer M. le cardinal ; et pour donner plus de croyance à leurs dépositions, ils nommèrent tous ceux qu’ils crurent notés en ce pays-là. Montrésor et M. Barillon furent du nombre. Je le sus des premiers par Bergeron, commis de M. de Noyers[10] ; et comme j’aimois extrêmement le président Barillon, je pris la poste le soir même pour l’aller avertir et le tirer d’Amboise : ce qui étoit très-faisable. Comme il étoit tout-à-fait innocent, il ne voulut pas seulement écouter la proposition que je lui en fis, et il demeura dans Amboise, méprisant et les accusateurs et l’accusation. M. le cardinal dit à M. de Lizieux, à propos de ce voyage, que j’étois ami de tous ses ennemis, et M. de Lizieux lui répondit : « Il est vrai, et vous l’en devez estimer ; vous n’avez nul sujet de vous en plaindre. J’ai observé que ceux dont vous entendiez parler étoient tous ses amis avant que d’être vos ennemis. — Si cela est vrai, dit M. le cardinal, l’on a tort de me faire les contes que l’on m’en fait. » M. de Lizieux me rendit en cela tous les bons offices imaginables, et tels qu’il me dit le lendemain, et qu’il me l’a dit encore plusieurs fois depuis, que si M. le cardinal eût vécu, il m’eût rétabli infailliblement dans son esprit. Ce qui y mettoit le plus de disposition étoit que M. de Lizieux l’avoit assuré que, quoique j’eusse lieu de me croire perdu à la cour, je n’avois jamais voulu être des amis de M. le grand[11] ; et il est vrai que M. de Thou, avec lequel j’avois habitude et amitié particulière, m’en avoit pressé, et que je n’y donnai point, parce que je n’y crus d’abord rien de solide ; et l’événement a fait voir que je ne m’y étois pas trompé.

M. le cardinal de Richelieu mourut[12] avant que M. de Lizieux eût pu achever ce qu’il avoit commencé pour mon raccommodement, et je demeurai ainsi dans la foule de ceux qui avoient été notés dans le ministère. Ce caractère ne fut pas favorable les premières semaines qui suivirent la mort de M. le cardinal. Quoique le Roi en eût une joie incroyable, il voulut conserver toutes les apparences : il ratifia les legs que ce ministre avoit faits des charges et des gouvernemens ; il caressa tous ses proches, il maintint dans le ministère toutes ses créatures, et il affecta de recevoir assez mal tous ceux qui avoient été mal avec lui. Je fus le seul privilégié. Lorsque M. l’archevêque de Paris[13] me présenta au Roi, il me traita, je ne dis pas seulement honnêtement, mais avec une distinction qui étonna tout le monde. Il me parla de mes études, de mes sermons ; il me fit même des railleries douces et obligeantes ; Il me commanda de lui faire ma cour toutes les semaines. Voici les raisons de ce bon traitement, que nous ne sûmes nous-mêmes que la veille de sa mort. Il les dit à la Reine.

Ces deux raisons sont deux aventures qui m’arrivèrent au sortir du collège, et desquelles je ne vous ai pas parlé, parce que je n’ai pas cru que, n’ayant aucun rapporta rien par elles-mêmes, elles méritassent seulement votre réflexion : je suis obligé de les y exposer en ce lieu, parce que je trouve que la fortune leur a donné plus de suite, sans comparaison, qu’elles n’en devoient avoir naturellement. Je vous dois dire de plus, pour la vérité, que je ne m’en suis pas souvenu dans le commencement de ce discours, et qu’il n’y a que leur suite qui les ait remises dans ma mémoire.

Un peu après que je fus sorti du collège, le valet de chambre de mon gouverneur, qui étoit mon tercero[14], trouva, chez une misérable épinglière, une nièce de quatorze ans qui étoit d’une beauté surprenante. Il l’acheta pour moi cent cinquante pistoles, après me l’avoir fait voir : il lui loua une petite maison à Issy ; il mit sa sœur auprès d’elle, et j’y allai le lendemain qu’elle y fut logée. Je la trouvai dans un abattement extrême, et je n’en fus pas surpris, parce que je l’attribuai à sa pudeur. J’y trouvai quelque chose de plus le lendemain, qui fut une raison encore plus surprenante et plus extraordinaire que sa beauté : et c’étoit beaucoup dire. Elle me parla sagement, saintement, et toutefois sans emportement. Elle ne pleura qu’autant qu’elle ne put s’en empêcher. Elle craignoit sa tante à un point qui me fit pitié. J’admirai son esprit, et après son mérite et sa vertu. Je la pressai autant qu’il le fallut pour l’éprouver. J’eus honte pour moi-même. J’attendis la nuit pour la mettre dans mon carrosse ; je la menai à ma tante de Maignelay, qui la mit dans une religion, où elle mourut, huit ou dix ans après, en réputation de sainteté.

Ma tante, à qui cette fille avoua que les menaces de l’épinglière l’avoient si fort intimidée qu’elle auroit fait tout ce que j’aurois voulu, fut si touchée de mon procédé, qu’elle alla le lendemain le conter à M. de Lizieux, qui le dit le jour même au Roi à son dîner.

Voilà la première de ces deux aventures. La seconde ne fut pas de même nature, mais elle ne fit pas un moindre effet dans l’esprit du Roi.

Un an avant cette première aventure, j’étois allé courre le cerf à Fontainebleau, avec la meute de M. de Souvré[15], et comme mes chevaux étoient fort las, je pris la poste pour revenir à Paris. Comme j’étois mieux monté que mon gouverneur et qu’un valet de chambre qui couroit avec moi, j’arrivai le premier à Juvisy, et je fis mettre ma selle sur le meilleur cheval que j’y trouvai. Coutenau, capitaine de la petite compagnie des chevau-légers du Roi, brave, mais extravagant, qui venoit de Paris aussi en poste, commanda à un palefrenier d’ôter ma selle et d’y mettre la sienne. Je m’avançai, en lui disant que j’avois retenu le cheval ; et comme il me voyoit avec un petit collet uni et un habit noir tout simple, il me prit pour ce que j’étois en effet, c’est-à-dire pour un écolier, et il ne me répondit que par un soufflet qu’il me donna à tour de bras, et qui me mit tout en sang. Je mis l’épée à la main, et lui aussitôt. Dès le premier coup que nous nous portâmes, il tomba, le pied lui ayant glissé ; et comme il donna de la main, en voulant se soutenir, contre un morceau de bois un peu pointu, son épée s’en alla aussi d’un autre côté. Je me reculai deux pas, et je lui dis de reprendre son épée ; il le fit, mais ce fut par la pointe : car il m’en présenta la garde en me demandant un million de pardons. Il les redoubla bien quand mon gouverneur fut arrivé, qui lui dit qui j’étois. Il retourna sur ses pas : il alla conter au Roi, avec lequel il avoit une très-grande liberté, toute cette petite histoire. Elle lui plut, et il s’en souvint en temps et lieu, comme vous le verrez encore plus particulièrement à sa mort. Je reprends le fil de mon discours.

Le bon traitement que je recevois du Roi fit croire à mes proches que l’on pourroit trouver quelque ouverture pour moi à la coadjutorerie de Paris. Ils y trouvèrent d’abord beaucoup de difficultés dans l’esprit de mon oncle, très-petit, et par conséquent jaloux et difficile. Ils le gagnèrent par le moyen de Defita son avocat, et de Couret son aumônier ; mais ils firent en même temps une faute, qui rompit au moins pour le coup leurs mesures. Ils firent éclater, contre mon sentiment, le consentement de M. de Paris ; et ils souffrirent même que la Sorbonne, les curés et le chapitre lui en fissent des remercîmens. Cette conduite eut beaucoup d’éclat, mais elle en eut trop ; et M. le cardinal Mazarin, des Noyers et Chavigny en prirent sujet de me traverser, en disant au Roi qu’il ne falloit point accoutumer les corps à se désigner eux-mêmes des archevêques : de sorte que M. le maréchal de Schomberg[16], qui avoit épousé en premières noces ma cousine germaine, ayant voulu sonder le gué, n’y trouva aucun jour. Le Roi lui répondit, avec beaucoup de bonté pour moi, que j’étois encore trop jeune.

Nous découvrîmes quelque temps après un obstacle plus sourd, mais aussi plus dangereux. M. des Noyers, secrétaire d’État, et celui des trois ministres qui paroissoit le mieux à la cour, étoit dévot de profession, et même jésuite secret, à ce que l’on a cru. Il se mit en tête d’être archevêque de Paris : et comme l’on croyoit compter sûrement tous les mois sur la mort de mon oncle, qui étoit dans la vérité fort infirme, il crut qu’il falloit à tout hasard m’éloigner de Paris, où il voyoit que j’étois extrêmement aimé ; et me donner une place qui me parût belle et raisonnable pour un homme de mon âge. Il me fit proposer au Roi par le père Sirmond, jésuite et son confesseur, pour l’évêché d’Agde, qui n’a que vingt-deux paroisses, et qui vaut plus de trente mille livres de rente. Le Roi agréa la proposition avec joie, et il m’en envoya le brevet le jour même. Je vous confesse que je fus embarrassé au-delà de tout ce que je puis vous exprimer. Ma dévotion ne me portoit nullement en Languedoc. Vous voyez les inconvéniens d’un refus, si grands que je n’eusse pas trouvé un homme qui eût osé me le conseiller. Je pris mon parti de moi-même : j’allai trouver le Roi. Je lui dis, après l’avoir remercié, que j’appréhendois extrêmement le poids d’un évêché éloigné ; que mon âge avoit besoin d’avis et de conseils, qui ne se rencontrent jamais que fort imparfaitement dans les provinces. J’ajoutai à cela tout ce que vous pouvez imaginer. Je fus plus heureux que sage : le Roi ne se fâcha point de mon refus, et il continua à me très-bien traiter. Cette circonstance, jointe à la retraite de M. des Noyers, qui donna dans le panneau que M. de Chavigny lui avoit tendu, réveilla mes espérances de la coadjutorerie de Paris. Comme le Roi avoit pris des engagemens assez publics de n’en point admettre, depuis celles qu’il avoit accordées à M. d’Arles, l’on balançoit et l’on se donnoit du temps, avec d’autant moins de peine que sa santé s’affaiblissoit tous les jours, et que j’avois lieu de tout espérer de la régence. Le Roi mourut[17]. M. de Beaufort[18], qui étoit de tout temps à la Reine, et qui en faisoit même le galant, se mit en tête de gouverner, dont il étoit moins capable que son valet de chambre. M. l’évêque de Beauvais[19], plus idiot que tous les idiots de votre connoissance, prit la figure de premier ministre, et il demanda dès le premier jour[20] aux Hollandais qu’ils se convertissent à la religion catholique, s’ils vouloient demeurer dans l’alliance de France. La Reine eut honte de cette momerie du ministre : elle me commanda d’aller offrir de sa part la première place à mon père[21] ; et voyant qu’il refusoit obstinément de sortir de sa cellule des pères de l’Oratoire, elle se mit entre les mains du cardinal Mazarin.

Vous pouvez juger qu’il ne me fut pas difficile de trouver ma place dans ces momens, dans lesquels d’ailleurs on ne refusoit rien. Et La Feuillade, père de celui que vous voyez à la cour, disoit qu’il n’y avoit plus que quatre petits mots dans la langue française : La Reine est si bonne !

Madame de Maignelay et M. de Lizieux demandèrent la coadjutorerie pour moi et la Reine la leur refusa, en leur disant qu’elle ne l’accorderoit qu’à mon père, qui ne vouloit point du tout paroître au Louvre. Il y vint enfin une unique fois. La Reine lui dit publiquement qu’elle avoit reçu ordre du feu Roi, la veille de sa mort, de me la faire expédier ; et qu’il lui avoit dit, en présence de M. de Lizieux, qu’il m’avoit toujours eu dans l’esprit depuis les deux aventures de l’épinglière et de Coutenau. Quel rapport de ces deux bagatelles à l’archevêché de Paris ! Et voilà toutefois comme la plupart des choses se font.

Tous les corps vinrent remercier la Reine. Lesières, maître des requêtes et mon ami particulier, m’apporta seize mille écus pour mes bulles. Je les envoyai à Rome par un courrier, avec ordre de ne point demander de grâces, pour ne point différer l’expédition, et pour ne laisser aucun temps aux ministres de la traverser. Je la reçus la veille de la Toussaint. Je montai le lendemain en chaire dans Saint-Jean pour y commencer l’avent, que je prêchai. Mais il est temps de prendre un peu d’haleine.

Il me semble que je n’ai été jusqu’ici que dans le parterre, ou tout au plus dans l’orchestre, à jouer et à badiner avec les violons. À présent je vais monter sur le théâtre, où vous verrez des scènes, non pas dignes de vous, mais un peu moins indignes de votre attention.

  1. Henri de la Tour d’Auvergne, né en 1611, et tué en 1675. (A. E.)
  2. Françoise de Lorraine, fille de Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur, et de Marie de Luxembourg ; morte en 1669. (A. E.)
  3. M. de Lizieux : Philippe Cospéau, mort en 1646. Il avoit alors la confiance d’Anne d’Autriche, qui le renvoya dans son diocèse au commencement de la régence.
  4. François-Christophe de Levi de Ventadour, mort en 1661. (A. E.)
  5. Toute la digression, qui contenoit deux feuillets, est arrachée. (A. E.)
  6. Il y a deux mots effacés. (A. E.)
  7. Le président de Mesmes : Henri, frère du comte d’AVaux, mort en 1650.
  8. Jean-Jacques Barillon, président aux enquêtes, mort prisonnier à Pignerol en 1645. (A. E.)
  9. César de Vendôme, fils de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, est mort en 1667. (A. E.)
  10. M. des Noyers : François Sublet, surintendant des finances, mort en 164.
  11. M. de Cinq-Mars, Henri Coëffier d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, grand écuyer de France. Il eut la tête tranchée le 12 septembre 1642. (A. E).
  12. Le 4 décembre 1642. (A. E.)
  13. Jean-François de Gondy, mort en 1654. (A. E.)
  14. Tercero : Mot espagnol qui signifie le vil complaisant d’un grand seigneur.
  15. Jean de Souvré, marquis de Courtenvaux, premier gentilhomme de la chambre, etc., mort en 1656. (A. E.)
  16. Charles de Schomberg ; mort en 1656. (A. E.)
  17. Le 14 mai 1643. (A. E.)
  18. François, fils de César de Vendôme ; il fut tué à Candie en 1669. (A. E.)
  19. Augustin Potier, oncle de René Potier, sieur de Blancmesnil, président au parlement. (A. E.)
  20. Il demanda dès le premier jour : Cette anecdote est fort suspecte, et porte même tous les caractères de la fausseté. Elle a été cependant répétée par plusieurs historiens.
  21. La première place à mon père : De tous les contemporains, le cardinal de Retz est le seul qui prétende que la place de premier ministre fut offerte à Philippe-Emmanuel de Gondy. Si le fait est vrai, il y a lieu de croire que cette offre fut une ruse de Mazarin. Voyez, sur Philippe-Emmanuel, la note de la page 88.