Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre quatrième/Section 7

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Je dis à la Reine, dans mon audience particulière qu’elle me donna dans un petit cabinet, que je ne venois pas seulement à Compiegne en qualité de député de l’Église de Paris, mais que j’en avois encore une autre que j’estimois beaucoup davantage, parce que je la croyois beaucoup moins inutile à son service que l’autre : que c’étoit celle d’envoyé de Monsieur, qui m’avoit commandé d’assurer Sa Majesté qu’il étoit dans la résolution de la servir réellement, effectivement, promptement et sans aucun délai et en proférant ce dernier mot, je tirai de ma poche un petit billet signé Gaston, qui contenoit ces mêmes paroles. Le premier mouvement de la Reine fut d’une joie extraordinaire ; et cette joie, à mon opinion, tira d’elle plus que de l’art (quoi que l’on en ait voulu dire depuis) ces propres paroles : « Je savois bien, M. le cardinal, que vous me donneriez à la fin des marques de l’affection que vous avez pour moi. » Comme je commençois d’entrer en matière, Ondedei[1] gratta à la porte ; et comme je voulus me lever de mon siége pour l’aller ouvrir, la Reine me prit par le bras, et me dit : « Demeurez là, attendez-moi. » Elle sortit ; elle entretint Ondedei près d’un quart-d’heure ; elle revint, et me dit qu’Ondedei lui venoit de donner un paquet d’Espagne. Elle me parut embarrassée et changée dans sa manière de parler au delà de tout ce que je vous puis dire. Bluet, dont je vous ai parlé dans cette histoire m’a dit qu’Ondedei qui avoit su que j’avois demandé à la Reine une audience particulière, l’étoit venu interrompre en lui disant qu’il avoit reçu ordre de M. le cardinal Mazarin de la conjurer de ne m’en donner aucune de cette nature, qui ne serviroit qu’à donner de l’ombrage à ses fidèles serviteurs. Ce Bluet m’a juré plus d’une fois qu’il avoit vu cette lettre en original entre les mains d’Ondedei, qui ne la reçut que justement dans le temps où j’étois enfermé avec la Reine dans le petit cabinet. Il est vrai aussi que j’observai que, quand elle y rentra, elle se mit auprès d’une fenêtre dont les vitres descendent jusqu’au plancher, et qu’elle me fit mettre en lieu où tout ce qui étoit dans la cour la pouvoit voir, et moi aussi. Ce que je vous raconte est assez bizarre ; et j’aurois encore de la peine à le croire, si tout ce que j’observai dans la suite ne m’avoit fait connoître que la défiance étoit si généralement répandue à Compiègne et en tous les particuliers, et sur tous les particuliers, que qui ne l’a pas vu ne le peut concevoir. Messieurs Servien et Le Tellier se haïssoient cordialement. Ondedei étoit leur espion comme il l’étoit de tout le monde ; l’abbé Fouquet aspiroit à la seconde place dans l’espionnage ; Bertet, Brachet, Ciron et le maréchal Du Plessis y étoient pour leur vade. Madame la palatine m’avoit informé de la carte du pays ; mais je vous confesse que je ne me l’étois pu figurer au point que je la trouvai. La Reine toutefois ne put s’empêcher, nonobstant l’avis d’Ondedei, de me témoigner et joie et reconnoissance. « Mais comme, ajouta-t-elle, les conversations particulières feroient parler le monde plus qu’il ne convient à Monsieur et à vous-même, à cause des égards qu’il faut garder vers le peuple, voyez la palatine, et convenez avec elle de quelques heures secrètes où vous puissiez voir M. Servien. » Bluet me dit depuis que c’étoit celui qu’Ondedei lui avoit suggéré pour parler d’affaires avec moi, parce que c’étoit celui qui avoit paru le plus malintentionné pour moi ; et que Servien, qui craignoit les mauvais offices des subalternes, avoit refusé d’entrer en aucunes négociations particulières avec moi, à moins qu’il n’eût pour collègue, ou plutôt pour témoin M. Le Tellier, « qui ne manquera pas, dit-il à la Reine, de faire suggérer à M. le cardinal que je prends des mesures avec le cardinal de Retz ; et c’est pour cela, madame, que je supplie très-humblement Votre Majesté qu’il en soit de part. » Je ne sais ce que je vous dis de cela que par Bluet, qui étoit à la vérité un assez bon auteur pour ce petit détail : car il étoit intime d’Ondedei. Ce qui me fait croire qu’il ne l’avoit pas inventé, c’est que je trouvai effectivement chez madame la palatine, où j’allai entre onze heures et minuit, M. Le Tellier avec M. Servien, dont je fus assez surpris, parce que je n’avois pas lieu de croire qu’il eût de fort bonnes dispositions pour moi. Je vous rendrai compte dans la suite des raisons que j’avois de le soupçonner.

Il me parut que ces messieurs avoient déjà été informés par la Reine de ce que j’avois à leur proposer. En voici la substance : que Monsieur étoit résolu de conclure la paix de bonne foi ; et que pour faire connoître à la Reine la sincérité de ses intentions, il avoit voulu, contre toutes les règles et tous les usages de la politique ordinaire, commencer par les effets ; qu’il eût été difficile d’en donner un plus efficace et plus essentiel qu’une députation aussi solennelle que celle de l’Église de Paris, résolue et exécutée à la face de M. le prince, et des troupes d’Espagne logées dans les faubourgs ; et qu’il offroit sans balancer, sans négocier, sans demander ni directement ni indirectement aucun avantage particulier, de se déclarer contre tous ceux qui s’opposeroient et à la paix et au retour du Roi à Paris, pourvu qu’on lui donnât pouvoir de promettre à M. le prince qu’on le laisseroit en paix dans ses gouvernemens, en renonçant de sa part à toute association avec les étrangers ; et que l’on envoyât une amnistie pleine, entière, et non captieuse, pour être vérifiée par le parlement de Paris.

Il eût été difficile de s’imaginer qu’une proposition de cette nature n’eût pas été, je ne dis pas reçue, mais applaudie ; parce que supposé même qu’elle n’eût pas été sincère (ce qu’ils pouvoient soupçonner, au moins selon leurs maximes corrompues), ils en eussent pu toutefois tirer leurs avantages en plus d’une manière. Ce qui me fit juger que ce ne fut pas la défiance qu’ils eurent de moi qui les empêcha d’en profiter, mais celle qu’ils avoient l’un de l’autre, fit qu’ils se regardèrent, et qu’il s’attendirent même assez long-temps qui s’expliqueroit le premier. La suite, et encore davantage l’air de la conversation qui ne se peut exprimer, me marquèrent plus que suffisamment que je ne me trompois pas dans ma conjecture. Je n’en tirai que des galimatias : et madame la palatine, qui, quoique très-connoissante de cette cour, en fut surprise au dernier point, m’avoua, le lendemain au matin qu’il y avoit beaucoup de ce que j’avois soupçonné : « quoiqu’à tout hasard, ajouta-t-elle, je sois résolue, si vous y consentez, de leur parler comme si j’étois persuadée que ce ne soit que la défiance qu’ils ont de vous qui les empêche d’agir comme des hommes ; car il est vrai, continua-t-elle, que ce que j’en ai vu cette nuit n’est pas humain. » J’y donnai les mains, pourvu qu’elle ne parlât que comme d’elle-même ; car il est vrai qu’après ce qui m’avoit paru de leurs manières d’agir, je ne pouvois pas me résoudre à aller aussi loin que je l’avois résolu, et que j’en avois le pouvoir. Elle y suppléa ; elle ne dit pas seulement à la Reine ce qui s’étoit passé la nuit chez elle, mais elle y ajouta ce qu’il n’avoit tenu qu’à ces messieurs qui s’y fût passé. Enfin elle l’assura que, moyennant ce que je vous ai marqué ci-dessus, Monsieur abandonneroit M. le prince et se retireroit à Blois ; après quoi il ne se mêleroit plus de ce qui pourroit arriver. C’étoit là le grand mot, et qui devoit décider. La Reine l’entendit, et même le sentit. Tous les subalternes entreprirent de le lui vouloir faire passer pour un piège, en lui disant que Monsieur ne donnoit cette lueur que pour attirer et tenir le Roi dans Paris, au moment même que lui Monsieur s’y donneroit une nouvelle autorité, par l’honneur qu’il s’y donnoit du retour du Roi, très-agréable au public, et par la porte que l’on voyoit qu’il affectoit de se réserver en ne s’expliquant point sur celui de M. le cardinal Mazarin. J’ai déjà remarqué que je connus clairement que ce raisonnement étoit moins l’effet d’aucune défiance qu’ils eussent en effet sur une matière qui commençoit à être éclaircie par l’état des choses, que de la crainte que chacun d’eux avoit en son particulier de faire quelques pas vers moi que son compagnon pût interpréter auprès du cardinal ; et il est aisé de juger que si la conduite qu’ils tinrent en cette occasion leur eût été inspirée par la défiance qu’eux-mêmes inspirèrent dans l’esprit de la Reine, ils eussent cherché des tempéramens qui auroient pu empêcher de tomber dans le piège qu’ils eussent appréhendé, et qui d’autre part auroient contribué à ne pas aigrir et les esprits et les affaires dans ces momens où il étoit si nécessaire de les radoucir. L’événement, qui fut favorable à la cour, a justifié cette conduite ; et je sais que les ministres ont dit depuis qu’ils étoient si assurés des dispositions de Paris, qu’ils n’avoient pas besoin de ces ménagemens. Jugez-en, je vous supplie, par ce que vous allez voir, après que je vous aurai encore suppliée d’observer une ou deux circonstances qui, quoique très-légères, vous marqueront l’état où tous ces espions de profession dont je vous ai parlé tantôt mettoient la cour.

La Reine leur étoit si soumise, et elle craignoit leurs rapports à un tel point, qu’elle conjura la palatine de dire à Ondedei, sans affectation, qu’elle lui avoit fait de grandes railleries de moi ; et elle lui dit à lui-même que je l’avois assurée que M. le cardinal étoit un honnête homme, et que je ne prétendois pas à sa place. Je vous puis assurer à mon tour que je ne lui avois dit ni l’une ni l’autre de ces sottises. Elle n’oublia pas non plus de faire sa cour à l’abbé Fouquet, en se moquant avec lui de la dépense que j’avois faite en ce voyage. Il est vrai qu’elle fut immense pour le peu de temps qu’elle dura. Je tenois sept tables servies en même temps, et j’y dépensois huit cents écus par jour. Ce qui est nécessaire n’est jamais ridicule. La Reine me dit, lorsque je reçus ses commandemens, qu’elle remercioit Monsieur ; qu’elle se sentoit très-obligée ; qu’elle espéroit qu’il contribueroit à mettre les dispositions nécessaires au retour du Roi qu’elle l’en prioit et qu’elle ne feroit pas un pas sans concerter avec lui. Sur. quoi je lui répondis : « Je crois, madame qu’il auroit été à propos de commencer dès aujourd’hui. » Elle rompit le discours.

J’eus sujet de me consoler des railleries de M. l’abbé Fouquet, par la manière dont je fus reçu à Paris. J’y entrai avec un applaudissement incroyable, et j’allai descendre au Luxembourg, où je rendis compte à Monsieur de ma négociation. Il faillit à tomber de son haut, il s’emporta, il pesta contre la cour, il entra vingt fois chez Madame, et il en sortit autant de fois ; et puis il me dit tout d’un coup : « M. le prince s’en veut aller, M. le comte de Fuensaldagne lui mande qu’il a ordre de lui remettre entre les mains toutes les forces d’Espagne ; mais il ne le faut pas laisser partir ; ces gens-là nous viendront étrangler dans Paris. Il faut que la cour y ait des intelligences que nous ne connoissons pas. Pourroit-elle agir comme elle fait, si elle ne sentoit ses forces ? »

Voilà l’une des moindres périodes d’un discours de Monsieur, qui dura plus d’une grande heure. Je ne l’interrompis pas et même quand il m’interrogeait je ne répondois que par monosyllabes. Il s’impatienta à la fin, et me commanda de lui dire mon sentiment, en ajoutant : « Je vous pardonne vos monosyllabes, quand je fais ce qu’il plaît à M. le prince contre vos sentimens ; mais quand je suis votre sentiment, comme je l’ai fait en cette occasion, je veux que vous me parliez à fond. — Il est juste, monsieur, lui répondis-je, que je parle toujours ainsi à Votre tesse Royale, quelque sentiment qu’il lui plaise de prendre. Je ne désavoue pas les miens en ce rencontre ; je fais plus, car je ne m’en repens pas. Je ne considère point les événemens : la fortune en décide ; mais elle n’a aucun pouvoir sur le bon sens. Le mien est moins infaillible que celui des autres, parce que je ne suis pas si habile ; mais pour cette fois, je le tiens aussi droit que s’il avoit bien réussi, et il ne me sera pas difficile de le justifier à Votre Altesse Royale. » Monsieur m’arrêta en cet endroit même avec précipitation, et il me dit : « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire : je sais bien que nous avons eu raison ; mais enfin ce n’est pas assez d’avoir raison en ce monde, et c’est encore moins de l’avoir eu. Qu’est-il besoin de faire ? nous allons être pris à la gorge. Vous voyez comme moi que la cour ne peut pas être aveuglée au point d’agir comme elle fait, et qu’il faut, ou qu’elle soit accommodée avec M. le prince, ou qu’elle soit maîtresse de Paris sans moi. » Madame, qui avoit impatience de savoir à quoi se termineroit cette scène, entra à ce mot dans le cabinet des livres ; et pour vous dire le vrai, j’en eus une grande joie, parce qu’en tout où elle n’étoit pas prévenue, elle avoit le sens droit, quoique son esprit fût assez borné. Monsieur continuant devant elle à me commander de lui dire mon sentiment, je le suppliai de me permettre de le mettre par écrit : ce qui étoit toujours le mieux avec lui, parce que sa vivacité faisoit qu’il interrompoit à tout moment le fil de ce qu’on lui disoit. Voici ce que j’ai transcrit sur l’original, que je retrouvai par un fort grand hasard :

« Je crois que Son Altesse Royale doit supposer pour certain que la hauteur de la cour vient moins de la connoissance qu’elle a de ses forces, que de la confusion où l’absence du cardinal et la multitude de ses agens la met deux ou trois fois le jour. Mais comme une partie de la discussion dont il s’agit présentement doit être fondée sur ce principe, il n’est pas juste que Monsieur m’en croie sur ma parole, qui enfin n’est fondée elle-même que sur ce que je crois en avoir vu à Compiègne, et en quoi par conséquentje puis me tromper. Je le supplie par cette raison de prendre, comme préalable à toutes choses, la résolution de s’éclaircir sur ce point, et de pénétrer si ce que je crois avoir vu à Compiègne est fondé, c’est-à-dire, pour me mieux expliquer, s’il est vrai que la cour ait véritablement la hauteur qui m’y a paru, et si cette hauteur est l’effet, ou de la confusion que je viens de marquer, ou de la défiance et de l’aversion qu’elle a pour ma personne. Son Altesse Royale peut voir clair en ce détail en deux jours, par le canal de M. de Damville, et par celui de ceux de sa maison, qui sont plus agréables que moi à la Reine. Si j’ai vu faux, il ne me paroît rien de nouveau qui la doive empêcher de pousser sa pointe, et de travailler à la paix comme elle l’avoit résolu, en se servant de gens qui seront écoutés à la cour plus favorablement que moi. Si je ne me suis pas trompé dans ma conjecture, il s’agit de délibérer si Monsieur doit changer de pensée, ne plus songer à s’accommoder, et faire la guerre tout de bon au risque de tout ce qui en peut arriver ; ou se sacrifier lui-même au repos de l’État et à la tranquillité publique. Ceux à qui il commande de lui dire leurs sentimens sur cette matière sont fort embarrassés, parce qu’il n’y a rien moins pour eux que de passer ou pour des factieux qui veulent éterniser la guerre civile, ou pour des traîtres qui vendent leur parti, ou pour des idiots qui traitent dans le cabinet les affaires d’État comme ils traiteroient en Sorbonne des cas de conscience. Et le malheur est que ce ne sera pas leur bonne ou leur mauvaise conduite, ni leur bonne ou leur mauvaise intention, qui leur donneront ou qui les défendront de ces titres. Ce sera la fortune ou même la propre conduite de leurs ennemis. Cette observation ne m’empêchera pas de parler à Son Altesse Royale en cette occasion avec la liberté que je me sentirois si je n’y mettois rien du mien, dans une conjoncture où je suis assuré que l’on ne peut rien dire qui ne soit mal par la même raison qui fait que l’on n’y peut rien faire qui soit bien. Monsieur n’a, ce me semble, que deux partis à prendre, comme je viens de dire, supposé que la cour soit dans la disposition où je la crois ; qui sont, ou de plier à tout ce qu’elle voudra, et de consentir qu’elle se rétablisse dans Paris par elle-même sans lui en avoir aucune obligation, et sans en avoir donné aucune sûreté au public, ou de s’y opposer avec vigueur et avec fermeté, et de l’obliger par une grande et forte résistance à entrer en traité, et à pacifier l’État par les mêmes moyens que l’on a toujours cherchés à la fin des guerres civiles. Si le respect que je dois à Son Altesse Royale me permettoit de me compter seulement pour un zéro dans une aussi grande affaire que celle-ci, je prendrois la liberté de lui dire que le premier parti me seroit bon, parce qu’il me conduiroit au travers, à la vérité, de quelques murmures qu’il élèveroit contre moi dans les commencemens, au poste que je suis persuadé ne m’être pas mauvais. Les frondeurs diroient d’abord que mes conseils auroient été foibles ; les pacifiques, dont le nombre est toujours le plus grand dans la fin des guerres civiles, diroient qu’ils sont sages, et d’un homme de bien. Je serois sur le tout cardinal et archevêque de Paris, relégué, si vous voulez, à Rome mais relégué pour un temps et pour ce temps-là même dans les plus grands emplois. Les politiques se joindroient par l’événement aux pacifiques. Le feu contre le Mazarin seroit, ou éteint, ou assoupi par son rétablissement. Les murmures qui se seroient élevés contre moi seroient oubliés, et l’on ne s’en ressouviendroit que pour faire dire encore davantage que je suis un habile et un galant homme, qui me serois tiré fort adroitement d’un mauvais pas. Voilà comment se traite, dans les esprits des hommes, la réputation des particuliers. Il n’en va pas ainsi de celle des grands princes parce que leur naissance et leur élévation étant toujours plus que suffisantes pour tirer leur personne et leur fortune du naufrage, ils n’en peuvent jamais sauver leur réputation par les mêmes excuses qui en préservent les subalternes. Quand Monsieur aura laissé transférer le parlement, interdire l’hôtel-de-ville, enlever les chanoines de Paris, exiler la moitié des compagnies souveraines, l’on ne dira pas : Qu’eût-il fait pour l’empêcher ? il se fût, peut-être perdu lui-même. On dira : « Il ne tenoit qu’à lui de cher ; ce n’étoit pas une affaire, il n’avoit qu’a le vouloir. L’on m’objectera par la même raison que quand il aura fait la paix, quand il sera retiré à Blois, et quand le cardinal Mazarin sera rétabli ; l’on m’objectera, dis-je, que l’on me fera les mêmes discours : mais je soutiens que la différence y sera très-grande et tout entière, en ce que Monsieur peut ne pas prévoir, au moins à l’égard des peuples, ce rétablissement du Mazarin, et ne peut pas ne point voir, comme présente dès à cette heure, cette punition de Paris, qui, s’il ne s’y oppose, arrivera peut-être demain. J’appréhende pour le gros de l’État, le rétablissement de M. le cardinal Mazarin ; il ne me feroit pas de peine, au moins pour le présent, pour Paris. Ce n’est ni son humeur ni son intérêt de le châtier ; et s’il étoit à la cour à l’heure qu’il est, je craindrois moins pour la ville que je ne crains. Ce qui me fait trembler pour elle, c’est l’aigreur naturelle de la Reine, la violence de Servien, la dureté du Tellier, l’emportement de l’abbé Fouquet, la folie d’Ondedei. Tout ce que ces gens-là conseilleront dans les premiers mouvemens d’une réduction, tout ce qu’ils exécuteront sera sur le compte de Monsieur, et de Monsieur qui sera encore dans Paris, ou à la porte de Paris ; au lieu que tout ce qui arriveroit après qu’il auroit fait un traité raisonnable, et qu’il auroit pris toutes les sûretés convenables à une affaire de cette nature, de concert même avec le parlement et avec les autres corps de la ville, et après qu’ensuite il se seroit retiré à Blois ; au lieu, dis-je, que tout ce qui arriveroit après cela (je dis tout, sans excepter même le retour du cardinal), seroit purement sur le compte de la cour, à la décharge et à l’honneur même de Monsieur. Voilà mes pensées touchant le premier parti ; voici mes réflexions sur le second, qui est celui de continuer, ou plutôt de renouveler la guerre.

« Monsieur ne le peut plus faire, à mon sens, qu’en retenant M. le prince auprès de lui. La cour a gagné beaucoup de terrain dans les provinces, particulièrement où l’ardeur des parlemens est beaucoup attiédie. Paris même n’est pas, à beaucoup près comme il étoit ; et quoiqu’il s’en faille beaucoup qu’il ne soit aussi comme on le veut persuader à la cour, il est constant qu’il est nécessaire de le soutenir, et que les momens même commencent à y devenir précieux. La personne de M. le prince n’y est pas aimée ; sa valeur, sa naissance, ses troupes y sont toujours d’un très-grand poids, enfin je suis persuadé que si Monsieur prend le second parti, le premier pas qu’il doit faire est de s’assurer de monsieur son cousin. Le second, à mon avis, est de s’expliquer publiquement, sans délai, et dans le parlement et dans l’hôtel-de-ville, de ses intentions, et des raisons qu’il a de les avoir ; d’y faire mention des avances qu’il a faites par moi à la cour, et du dessein formé qu’elle a de rentrer dans Paris sans donner aucunes sûretés ni aux compagnies souveraines, ni à la ville ; de la résolution que lui Monsieur, a prise de s’y opposer de toute sa force, et de traiter comme ennemis tous ceux qui, directement ou indirectement auront le moindre commerce avec elle. Le troisième pas, à mon opinion, est d’exécuter avec vigueur ces déclarations, et de faire la guerre comme si l’on ne devoit jamais penser à faire la paix. Le pouvoir que Son Altesse Royale a dans le peuple me fait croire, même sans en douter, que tout ce que je viens de proposer est possible ; mais j’ajoute qu’il ne le sera plus dès qu’elle n’y emploiera pas toute son autorité, parce que les démarches contraires qu’elle a laissées faire vers la cour ont rendu plus difficiles celles qui lui sont présentement nécessaires. C’est à elle à considérer ce qu’elle peut attendre de M. le prince, ce qu’elle en doit craindre, jusques où elle veut aller avec les étrangers où elle s’en veut tenir avec le parlement, ce qu’elle veut résoudre sur l’hôtel-de-ville car, à moins que de se fixer sur tous ces points d’y prendre des résolutions certaines, de ne s’en départir point, et de se résoudre à ne plus garder ces tempéramens qui prétendent l’impossible et prétendent de concilier les contradictoires, Monsieur retombera dans tous les inconvéniens où il s’est vu, et qui seront sans comparaison plus dangereux que par le passé, en ce que l’état où sont les choses fait qu’ils seront décisifs. Il ne m’appartient pas de décider sur une matière de cette conséquence ; c’est à monsieur à se résoudre : sola mihi obsequii gloria relicta est. »

Voilà ce que j’écrivis à la hâte et presque d’un trait de plume sur la table du cabinet des livres du Luxembourg. Monsieur le lut avec application. Il le porta à Madame ; on raisonna sur le fond tout le soir ; l’on ne conclut rien ; Monsieur balançant toujours, et ne choisissant point.

Au retour de cette conférence, je trouvai M. de Caumartin chez le président de Bellièvre, qui s’étoit fait porter, à cause d’une fluxion qu’il avoit sur l’œil, dans une maison du faubourg Saint-Michel. Je lui rapportai le précis du raisonnement que vous venez de voir. Il m’en gronda en me disant ces propres paroles : «Je ne sais à quoi vous pensez : car vous vous exposez à la haine des deux partis, en disant trop la vérité de tous les deux. » Et je lui répondis : Je sais bien que je manque à la politique, mais je satisfais à la morale ; et j’estime plus l’une que l’autre. » Le président de Bellièvre prit la parole, et dit : « Je ne suis pas de votre sentiment, même selon la politique. M. le cardinal joue le droit du jeu, en l’état où sont les affaires. Elles sont si incertaines, et particulièrement avec Monsieur, qu’un homme sage n’en peut prendre sur soi la décision. »

Monsieur m’envoya quérir deux heures après chez madame de Pommereux, et je trouvai à la porte du Luxembourg un page qui me dit de sa part de l’aller attendre dans la chambre de Madame. Il n’avoit pas voulu que je j’allasse interrompre dans le cabinet des livres parce qu’il y étoit enfermé avec Goulas, qu’il questionnoit sur le sujet que vous allez voir. Il vingt quelque temps après chez Madame et me dit d’abord : « Vous m’avez tantôt dit que le premier pas qu’il falloit que je fisse, en cas que je me résolusse à la continuation de la guerre, seroit de m’assurer de M. le prince : comment diable le puis-je faire ? — Vous savez, lui répondis-je, que je ne suis pas avec lui en état de répondre sur cela ; c’est à Votre Altesse Royale à savoir ce qu’elle y peut, et ce qu’elle n’y peut pas. — Comment voulez-vous que je le sache reprit-il : Chavigny a un traité presque conclu avec l’abbé Fouquet. Vous souvient-il de l’avis que madame de Choisy me donna dernièrement assez en général ? J’en viens d’apprendre, tout le détail. M. le prince jure qu’il n’est point de tout cela, et que Chavigny est un traître ; mais qui le sait ? » Ce détail étoit que Chavigny traitoit avec l’abbé Fouquet, et qu’il promettoit à la cour de faire tous ses efforts pour obliger M. le prince à s’accommoder à des conditions raisonnables avec le cardinal Mazarin. Une lettre de M. l’abbé Fouquet à M. Le Tellier, qui fut prise par un parti allemand, et qui fut apportée à Tavannes, justifioit pleinement M. le prince de cette négociation : car elle portoit en termes formels qu’en cas que M. le prince ne voulût pas se mettre à la raison, lui, M. de Chavigny, s’engageoit à la Reine à ne rien oublier pour le brouiller avec Monsieur.

M. le prince, qui eut en main l’original de cette lettre, s’emporta contre lui au dernier point : il le traita de perfide, en parlant à lui-même. M. de Chavigny, outré de ce traitement, se mit au lit, et il n’en releva pas. M. de Bagnol, qui étoit de ses amis et des miens aussi me vint prier de l’aller voir. Je le trouvai, sans connoissance, et je rendis à sa famille tout ce que j’aurois souhaité de rendre à sa personne. Je me souviens que madame Du Plessis-Guénégaud étoit dans sa chambre, où il expira deux ou trois jours après.

M. de Guise[2] revint, presque au même temps de sa prison d’Espagne et il me fit l’honneur de me venir voir dès le lendemain qu’il fut arrivé. Je le suppliai de se modérer à ma considération dans les plaintes très-aigres qu’il faisoit contre M. de Fontenay qu’il prétendoit avoir mal vécu avec lui à l’égard des révolutions, de Naples dans le temps de son ambassade de Rome ; et il déféra à mon instance avec une honnêteté digne d’un si grand nom.

J’avois toujours aussi réservé à traiter en ce lieu de l’affaire de Brisach que j’ai touchée dans le second volume de cette histoire, parce que ce fut à peu près le temps où M. le prince d’Harcourt quitta l’armée et le service du Roi pour se jeter dans cette importante place. Mais comme je n’ai pu retrouver le mémoire très-beau et très-fidèle que j’en avois, écrit de la main d’un officier de la garnison, qui avoit du sens et de la candeur, j’aime mieux en passer le détail sous silence et me contenter de vous dire que le bon génie de la France défendit et sauva les fleurs de lis dans ce poste fameux et important, en dépit de toutes les imprudences du cardinal, et de toutes les infidélités de madame de Guébriant[3], par la bonne intention de Charlevoix, et par les incertitudes du comte d’Harcourt. Je reprends le fil de mon discours.

L’irrésolution de Monsieur étoit d’une espèce toute particulière : elle l’empêchoit souvent d’agir quand il étoit le plus nécessaire d’agir et elle le faisoit quel- quefois agir, quand même il étoit le plus nécessaire de ne point agir. J’attribue l’un et l’autre à son irrésolution, parce que l’un et l’autre venoient, à ce que j’en ai observé, des vues différentes et opposées qu’il avoit, et qui lui faisoient croire qu’il pourroit se servir utilement, quoique différemment, de ce qu’il ne faisoit pas selon les différens partis qu’il prendroit : mais il me semble que je m’explique mal, et que vous m’entendrez mieux par l’exposition des fautes que je prétends avoir été les effets de cette irrésolution. Je proposai à Monsieur, le premier ou le second jour de septembre, de travailler de bonne foi à la paix ; et je lui représentai que rien n’étoit plus important que de se tenir couvert au dernier point de ce dessein envers la cour même, pour les raisons que vous avez vues ci-devant. Il en convint. Il y eut le 5 une assemblée à l’hôtel-de-ville que M. le prince procura lui-même pour faire croire au peuple qu’il n’étoit pas contraire au retour du Roi ; et le président de Nesmond, au moins à ce que l’on m’a dit depuis, fut celui qui lui persuada que cette démonstration lui étoit nécessaire. Je ne me suis jamais ressouvenu de lui en parler. Cette assemblée résolut de faire une députation solennelle au Roi, pour le supplier de revenir en sa bonne ville de Paris. Elle n’étoit nullement du compte de Monsieur, qui, ayant résolu de se donner l’honneur et le mérite de la députation de l’Église, ne devoit pas souffrir qu’elle fût précédée par celle de la ville, des suites de laquelle d’ailleurs il ne pouvoit pas s’assurer. Il s’engagea pourtant sans balancer, et non-seulement à la souffrir, mais à y assister lui-même. Je ne le sus que le soir, et je lui en parlai en liberté, comme d’un pas de clerc. Il me répondit : « Cette députation n’est qu’une chanson : qui ne sait que l’hôtel-de-ville ne peut rien ? M. le prince me l’a demandé ; il croit que cela lui sera bon pour adoucir les esprits aigris par le feu de l’hôtel-de-ville mais de plus (voici le mot qui est à remarquer), qui sait si nous exécuterons la résolution que nous avons faite pour la députation de l’Église ? Il faut aller au jour la journée en ces diables de temps, et ne pas tant songer à la cadence. » Cette réponse vous explique ce me semble, mon galimatias. En voici un autre exemple. Le Roi ayant refusé, comme vous allez voir, cette députation de l’hôtel-de-ville, le bonhomme Broussel, qui eut scrupule de souffrir que son nom fût allégué comme un obstacle à la paix, alla déclarer, le 24, à l’hôtel-de-ville qu’il se départoit de sa magistrature. Comme j’en fus averti d’assez bonne heure pour l’empêcher de faire cette démarche, je l’allai dire à Monsieur qui pensa un peu, puis il me dit : « Cela nous seroit bon si la cour avoit bien répondu à nos bonnes intentions ; mais je conviens que cela ne nous vaut rien pour le présent. Mais il faut aussi que vous conveniez que si elle revient à elle, comme il n’est pas possible qu’elle demeure toujours dans son aveuglement, nous ne serions pas fâchés que ce bonhomme fût hors de là. » Vous voyez en ce discours l’image et l’effet de l’incertitude. Je ne vous rapporte ces deux exemples que comme des échantillons d’un long tissu de procédés de cette nature, desquels Monsieur, qui avoit assurément beaucoup de lumières, ne pouvoit se corriger. Il faut encore avouer que la cour ne lui d’y faire beaucoup de réflexion, faute de ne pas savoir profiter de ses fautes. La fortune toute seule les tourna à son avantage et si Monsieur et M. le prince se fussent servis, comme ils eussent pu, du refus qu’elle fit de recevoir la députation de l’hôtel-de-ville, elle eût couru grand risque de n’en avoir de long-temps. Elle répondit à Pietre, procureur du Roi, qui étoit allé demander audience pour les échevins et quarteniers, qu’elle ne la leur pouvoit accorder tant qu’elle reconnoîtroit M. de Beaufort pour gouverneur, et M. de Broussel pour prévôt des marchands. Le président Viole me dit, aussitôt qu’il eut appris cette nouvelle : « Je n’approuvois pas cette députation, parce que je croyois qu’il pouvoit y avoir plus de mal que de bien pour Monsieur et pour le prince. Tout y est bon pour eux présentement, par l’imprudence de la cour. » L’abdication volontaire du bonhomme Broussel consacra, pour ainsi dire cette imprudence. Ce qui est vrai, c’est qu’il y avoit des tempéramens à prendre, même en conservant la dignité du Roi, qui n’eussent pas aigri les esprits au point que ce refus les aigrit. Si l’on en eût fait l’usage qu’on en pouvoit faire, les ministres s’en fussent repentis pour long-temps tant ils poussoient étourdiment cette affaire et toutes les autres.

Ce qui est admirable est que la cour se conduisoit comme je viens de vous l’expliquer, justement dans le moment que le parti de messieurs les princes se fortifioit même très-considérablement. M. de Lorraine, qui crut qu’il avoit satisfait, en sortant du royaume, au traité qu’il avoit fait avec M. de Turenne à Villeneuve-Saint-Georges, fit tirer deux coups de canon aussitôt qu’il fut arrivé à Veneau-les-Dames, qui est dans le Barrois. Il rentra ensuite en Champagne avec toutes ses troupes, et un renfort de trois mille chevaux allemands, commandés par le prince Ulric de Wurtemberg. M. le chevalier de Guise servoit sous lui de lieutenant général et le comte de Pas, duquel j’ai déjà parlé en quelque lieu, y avoit joint, ce me semble, quelque cavalerie. M. de Lorraine marcha vers Paris à petites journées, enrichissant son armée du pillage, et se vint camper auprès de Villeneuve-Saint-Georges, où les troupes de Monsieur commandées par M. de Beaufort, celles de M. le prince qui étoit malade à Paris commandées par messieurs le prince de Tarente et le comte de Tavannes, et celles d’Espagne commandées par Clinchant, sous le nom de M. de Nemours, le vinrent joindre. Ils résolurent tous ensemble de s’approcher près de M. de Turenne, qui tenant Corbeil et Melun et tout le dessus de la rivière, ne manquoit de rien au lieu que les confédérés, qui étoient obligés de chercher à vivre aux environs de Paris, pilloient les villages, et renchérissoient par conséquent les denrées de la ville. Cette considération, jointe à la supériorité du nombre qu’ils avoient sur M. de Turenne, les obligea à chercher les occasions de le combattre. Il s’en défendit avec cette capacité qui est connue et respectée de tout l’univers, et le tout se passa en rencontres de partis et en petits, combats de cavalerie, qui ne décidèrent rien. L’imprudence, ou plutôt l’ignorance et du cardinal et des sous-ministres, fut sur le point de précipiter leur parti, par une faute qui leur devoit être plus préjudiciable sans comparaison que la défaite même de M. de Turenne. Prévôt, chanoine de Notre-Dame et conseiller au parlement de Paris, autant fou qu’un homme le peut être, au moins de tous ceux à qui on laisse la clef de leur chambre, se mit dans l’esprit de faire une assemblée, au Palais-Royal, des véritables serviteurs du Roi : c’étoit le titre. Elle fut composée de quatre ou cinq cents bourgeois, dont il n’y en avoit pas soixante qui eussent des manteaux noirs. Prévôt dit donc qu’il avoit reçu une lettre de cachet du Roi, qui lui commandoit de faire main basse sur tous ceux qui auroient de la paille au chapeau, et qui n’y mettroient pas du papier. Il lut effectivement cette lettre et voilà le commencement de la plus ridicule levée de boucliers qui se soit faite depuis la procession de la Ligue. Le progrès fut que toute cette compagnie fut huée comme l’on hue les masques en sortant du Palais-Royal, le 24 septembre ; et que le 26, M. le maréchal d’Etampes, qui y fut envoyé par Monsieur, les dissipa par deux ou trois paroles. La fin de l’expédition fut qu’ils ne s’assembleroient plus, de peur d’être pendus : comme ils en furent menacés le même jour par un arrêt du parlement, qui porta défenses, sur peine de la vie, de s’assembler et de prendre aucune marque. Si Monsieur et M. le prince se fussent servis de cette occasion, comme ils le pouvoient, le parti du Roi étoit exterminé ce jour-là dans Paris pour très-long-temps. Le Maire, parfumeur, qui étoit un des conjurés, courut chez moi, pâle comme un mort, et tremblant comme la feuille. Je me souviens que je ne le pouvois rassurer, et qu’il se vouloit cacher dans la cave. Je pouvois moi-même avoir peur : car comme on savoit que je n’étois pas dans les intérêts de M. le prince, le soupçon pouvoit assez facilement tomber sur moi. Monsieur n’étoit pas, comme vous avez vu, dans les dispositions de se servir de ces conjonctures ; et M. le prince étoit si las de tout ce qui s’appeloit peuple, qu’il n’y faisoit pas seulement de réflexion. Croissy m’a dit depuis qu’il ne tint pas à lui de le réveiller à ce moment, et de lui faire connoître qu’il ne le falloit pas perdre. Je ne me suis jamais souvenu de lui en parler. Voici une autre faute qui n’est pas moindre à mon opinion que la première. M. de Lorraine, qui aimoit beaucoup la négociation, y entra d’abord qu’il fut arrivé. Il me dit, en présence de Madame, que la négociation le suivoit partout ; qu’il étoit sorti de Flandre las de travailler avec le comte de Fuensaldagne, et qu’il la retrouvoit à Paris malgré lui. « Car que faire autre chose ici, dit-il, où il n’y a pas jusqu’au baron Du Jour qui ne prétende faire son traité à part ? » Ce baron Du Jour étoit une manière d’homme assez extraordinaire de la cour de Monsieur ; et M. de Lorraine ne pouvoit pas mieux exprimer qu’il y avoit un grand cours de négociation, qu’en marquant qu’elle étoit venue jusqu’à ce baron Du Jour. Or ce qui, lui faisoit croire encore que cette négociation étoit montée jusqu’à Monsieur, c’est qu’il avoit remarqué que depuis quelque temps il ne l’avoit pas pressé de s’avancer, comme il avoit fait auparavant. Son observation étoit vraie et il est constant que Monsieur, qui vouloit la paix de bonne foi, craignoit, et avec raison, que M. le prince, se voyant renforcé d’un secours aussi considérable, n’y mît des obstacles invincibles.

Il fut très-aise par cette considération que M. de Lorraine fût dans la disposition de négocier aussi lui-même, et d’envoyer à la cour M. de Joyeuse-Saint-Lambert, lequel, à ce que me dit Monsieur, n’aura que le caractère de M. de Lorraine, et ne laissera pas de pénétrer s’il n’y a rien à faire pour moi. » Je lui répondis ces propres paroles : « Il sera peut-être, monsieur, plus heureux que moi ; je le souhaite, mais je ne le crois pas. » Je fus prophète : car ce M. de Joyeuse fut douze jours à la cour sans aucune réponse. Il en fit une, je pense, de sa tête, qui fut un galimatias auquel personne ne put rien entendre que la cour, qui le désavoua. M. le maréchal d’Etampes, que Monsieur y avoit encore envoyé dans l’espérance que Le Tellier avoit fait donner à Madame qu’il y seroit écouté comme particulier sur tout ce qu’il y pourroit dire de la part de Monsieur, en revint pour le moins aussi mal satisfait que M. de Joyeuse-Saint-Lambert.

Le 30 septembre M. Talon acheva d’éclaircir Monsieur et le public des intentions de la Reine, en envoyant au parlement par M. Doujat, à cause de son indisposition, les lettres qu’il avoit reçues de M. le chancelier et de M. le premier président, en réponse de celles qu’il leur avoit écrites ensuite de la délibération du 26. Ces lettres portoient que le Roi ayant transféré son parlement à Pontoise, et interdit toutes fonctions à ses officiers dans Paris, il n’en pouvoit recevoir aucune députation jusqu’à ce qu’ils eussent obéi. Je ne vous puis exprimer la consternation de la compagnie : elle fut au point que Monsieur eut peur qu’elle ne l’abandonnât ; et cette appréhension lui fit faire un très-méchant pas : car elle l’obligea à tirer une lettre de sa poche, par laquelle la Reine lui écrivoit presque des douceurs. Cette lettre lui étoit venue par le maréchal d’Etampes, qui, quoique très-bien intentionné pour la cour, ne l’avoit pas prise pour bonne, non plus que Monsieur qui me l’avoit montrée la veille, en me disant : « Il faut que la Reine me croie bien sot de m’écrire de ce style dans le temps qu’elle agit comme elle fait ! » Vous voyez donc qu’il n’étoit pas la dupe de cette lettre, ou plutôt qu’il ne l’avoit pas été jusque là ; mais il en devint effectivement la dupe quand il voulut la faire voir au parlement, parce que le parlement se persuada que Monsieur traitoit son accommodement particulier avec la cour. Il jeta ainsi de la défiance de sa conduite dans la compagnie, au lieu de s’y donner de la considération. Il ne se put jamais défaire de cet air de mystère sur ce chef ; et quoi que Madame lui pût dire, il le crut toujours nécessaire à sa sûreté, pour empêcher les gens, disoit-il, de courir sans lui à l’accommodement. Cet air de négociation, joint aux apparences que le parti de M. le prince en donnoit à tous les instans, fut ce qui fit, à mon avis, la paix beaucoup plus tôt que les négociations les plus réelles et les plus effectives ne l’eussent pu faire. Les grandes affaires consistent encore plus dans l’imagination que les petites. Celle des peuples fait quelquefois toute seule la guerre civile. Elle fit la paix en ce rencontre ; mais on ne la doit point attribuer à cette lassitude, parce qu’il s’en falloit bien qu’elle fût au point de les obliger à rappeler ou à recevoir le Mazarin. Il est constant qu’ils ne souffrirent son retour que quand ils se persuadèrent qu’ils ne le pouvoient plus empêcher ; mais quand le corps du public en fut persuadé, les particuliers y coururent ; et ce qui en persuada les particuliers et le public fut la conduite des chefs.

La manière mystérieuse dont Monsieur parla dans ces dernières assemblées pour faire paroître qu’il avoit encore de la considération à la cour, acheva ce qui étoit déjà bien commencé. Tout le monde crut la paix faite, et tout le monde la voulut faire pour soi. Aussitôt que l’on sut la négociation de M. de Joyeuse, qui retourna le 3 octobre 1652 de Saint-Germain où le Roi étoit revenu, le parlement mollit et fit entendre publiquement que pourvu que le Roi donnât une amnistie pleine et entière, et qui fût vérifiée dans le parlement de Paris, il ne chercheroit point d’autres sûretés. Il n’expliqua pas ce détail par un arrêt : mais il fit presque le même effet, en suppliant M. le duc d’Orléans de s’en satisfaire lui-même, et de l’écrire au Roi.

Le 10, M. Sevin ayant représenté qu’il seroit à propos de prier le duc de Beaufort de se déporter du gouvernement de Paris, à cause du refus que le Roi avoit fait de recevoir les députés de l’hôtel-de-ville tant qu’il en retiendroit le titre ; M. Sevin, dis-je, qui auroit été presque étouffé dans un autre temps par les clameurs publiques, ne fut ni rebuté ni sifflé. Il fut même dit dans la même matinée que les conseillers du parlement, qui étoient officiers dans les colonels, iroient, s’il leur plaisoit, à Saint-Germain dans les députations de l’hôtel-de-ville. Ils ne faisoient toutefois, dans leurs instances adressées au Roi pour revenir dans sa bonne ville de Paris, aucune mention de la vérification de l’amnistie au parlement de Paris. Quel galimatias !

Le 11, Monsieur promit à la compagnie de tirer la démission du gouvernement de Paris de M. de Beaufort ; et messieurs Doujat et Sévin y donnèrent la relation des plaintes qu’ils avoient faites la veille à M. le duc d’Orléans des désordres des troupes, contre la parole qui leur avoit été donnée de les faire retirer. M. de Lorraine, que je trouvai ce jour-là dans la rue Saint-Honoré, et qui avoit failli à être tué par les bourgeois de la garde de la porte Saint-Martin, parce qu’il vouloit sortir de la ville, releva de toutes ses couleurs l’uniformité de cette conduite. Il me dit qu’il travailloit à un livre qui porteroit ce titre, et qu’il le dédierait à Monsieur. « Ma pauvre petite sœur en pleurera, ajouta-t-il ; mais qu’importe ? elle s’en consolera avec mademoiselle Claude[4] »

Le 12, Monsieur fit beaucoup d’excuses au parlement de ce que les troupes ne s’éloignoient pas avec autant de promptitude qu’elles auroient fait sans les mauvais temps. Vous êtes sans doute fort étonnée de ce que je parle en cette façon de ces mêmes troupes, qui huit ou dix jours auparavant étoient publiquement, avec leurs écharpes rouges et jaunes, sur le pavé, en état de combattre même avec avantage celles du Roi. Un historien qui écriroit les temps plus éloignés de son siècle chercheroit des liaisons à des incidens aussi peu vraisemblables et aussi contradictoires, si l’on peut parler ainsi ; que le sont ceux-là. Il n’y eut pas plus d’intervalle que celui que je vous ai marqué entre les uns et les autres ; il n’y eut pas plus de mystère. Tout ce que les politiques du vulgaire se sont voulu figurer pour concilier ces événemens n’est que fiction et chimère. J’en reviens toujours à mon principe, qui est que les fautes capitales font, par des conséquences presque inévitables, que ce qui paroît et est en effet le plus étrange et le plus extravagant est possible.

Le 13, les colonels reçurent ordre du Roi d’aller par députés à Saint-Germain : M. de Sève, le plus ancien, y porta la parole. Le Roi leur donna à dîner, et leur fit même l’honneur d’entrer dans la salle pendant le repas. Ce même jour, M. le prince partit de Paris avec une joie qui passoit tout ce que vous vous pouvez figurer ; il en avoit le dessein depuis très-long-temps. Beaucoup de gens ont cru que l’amour de madame de Châtillon l’y avoit retenu ; beaucoup d’autres sont persuadés qu’il avoit espéré jusqu’à la fin de s’accommoder avec la cour. Je ne me puis remettre ce qu’il m’a dit sur ce point ; car il n’est pas possible que dans les grandes conversations que j’ai eues avec lui sur le passé, je ne lui en aie parlé.

Le 14, M. de Beaufort fit un compliment court et mauvais au parlement, sur ce qu’il avoit remis le gouvernement de Paris.

Le 16, Monsieur déclara nettement au parlement que le Roi avoit désavoué en tout et partout M. de Joyeuse ; mais il ajouta, selon son style ordinaire, qu’il attendoit quelques meilleures nouvelles d’heure en heure. Comme il vit que je m’étonnois de la continuation de cette conduite, il me dit « Voudriez-vous répondre d’un quart-d’heure à l’autre ? Que sais-je si dans un moment le peuple ne me livreroit pas au Roi, s’il croyoit que je n’eusse aucunes mesures avec lui ? Que sais-je si dans un instant il ne me livreroit pas à M. le prince, s’il lui prenoit fantaisie de revenir sur ses pas, et de se soulever ? » Je crois que vous êtes moins surprise de la conduite de Monsieur en voyant ces principes. On dit que l’on ne doit jamais combattre contre les principes ; ceux de la peur se doivent et se peuvent encore moins attaquer que tous les autres : ils sont inabordables.

Le 19, Monsieur dit au parlement qu’il avoit reçu une lettre du Roi qui lui mandoit qu’il viendroit le 21 à Paris, qui étoit le lundi : à quoi il ajouta qu’il étoit fort surpris de ce que leurs Majestés n’envoyoient pas au préalable une amnistie qui fût vérifiée dans le parlement de Paris. La consternation fut extrême. L’on opina, et l’on arrêta de supplier le Roi d’accorder cette grâce et au parlement et à ses peuples.

Cette lettre du Roi à Monsieur lui fut apportée le 18 au soir ; il m’envoya quérir aussitôt, et il me dit que la conduite de la cour étoit incompréhensible ; qu’elle jouoit à perdre l’État, et qu’il ne tenoit à rien qu’il ne fermât les portes au Roi. Je lui répondis que pour ce qui étoit de la conduite de la cour, je la concevois fort bien ; qu’elle n’hasardoit rien, connoissant comme elle faisoit ses bonnes et pacifiques intentions ; qu’il me paroissoit qu’elle agissoit au moins dans ses fins avec beaucoup plus de prudence qu’elle n’avoit traité le passé, et bien plus finement qu’elle n’avoit agi dans les commencemens ; que je ne voyois pas quelle difficulté elle pouvoit faire de revenir à Paris, après que Monsieur avoit promis, dès le 14 de ce mois, le rétablissement du prevôt des marchands et des échevins, ordonné et exécuté sans aucun concert avec lui. Monsieur jura cinq ou six fois de suite et, après avoir un peu rêvé, il me dit : « Allez, je veux demeurer deux heures tout seul ; revenez à ce soir sur les huit heures. » Je le trouvai alors dans le cabinet de Madame, qui le catéchisoit, ou plutôt qui l’exhortoit : car il étoit dans un emportement inconcevable ; et l’on eût dit, de la manière dont il parloit, qu’il étoit à cheval armé de toutes pièces, et prêt à couvrir de sang et de carnage les campagnes de Saint-Denis et de Grenelle. Madame étoit épouvantée ; et je vous avoue que quoique je connusse assez Monsieur pour ne me pas donner avec précipitation des idées si cruelles de ses discours, je ne laissai pas de croire en effet qu’il étoit plus ému qu’à son ordinaire ; car il me dit d’abord : « Eh bien ! qu’en dites-vous ? Y a-t-il sûreté à traiter avec la cour ? — Nulle, monsieur, lui répondis-je, à moins que de s’aider soi-même par de bonnes précautions ; et Madame sait que je n’ai jamais parlé autrement à Votre Altesse Royale. — Non, assurément, reprit Madame. — Mais ne m’aviez-vous pas dit, continua Monsieur, que le Roi ne viendroit pas à Paris sans prendre des mesures avec moi ? — Je vous avois dit, monsieur, lui repartis-je, que la Reine me l’avoit dit ; mais que les circonstances avec lesquelles elle me l’avoit dit m’obligeoient à avertir Votre Altesse Royale qu’elle n’y devoit faire aucun fondement. » Madame prit la parole : « Il ne vous l’a que trop dit, mais vous ne l’avez pas cru. » Monsieur reprit « Il est vrai, je ne me plains que de cette maudite Espagnole. — Il n’est pas temps de se plaindre, reprit Madame ; il est temps d’agir d’une façon ou de l’autre. Vous vouliez la paix quand il ne tenoit qu’à vous de faire la guerre ; vous voulez la guerre, quand vous ne pouvez plus faire ni la guerre ni la paix. — Je ferai demain la guerre, reprit Monsieur d’un ton guerrier, et plus facilement que jamais. Demandez-le à M. le cardinal de Retz. » Il croyoit que je lui allois disputer cette thèse. Je m’aperçus qu’il le vouloit, pour pouvoir dire après qu’il auroit fait des merveilles, si on ne l’avoit retenu. Je ne lui en donnai pas lieu, car je lui répondis froidement et sans m’échauffer : « Sans doute, monsieur. — Le peuple n’est-il pas toujours à moi ? reprit Monsieur. — Oui, lui repartis-je. — M. le prince ne reviendra-t-il pas, si je le mande ? ajouta-t-il. — Je le crois, monsieur, lui dis-je. — L’armée d’Espagne ne s’avancera-t-elle pas si je le veux ? — Toutes les apparences y sont, lui répliquai-je. » Vous attendez après cela, ou une grande résolution, ou du moins une grande délibération : rien moins ; et je ne saurois mieux vous expliquer l’issue de cette conférence, qu’en vous suppliant de vous ressouvenir de ce que vous avez vu quelquefois à la Comédie italienne. La comparaison est peu respectueuse, et je ne prendrois pas la liberté de la faire si elle étoit de mon invention ; ce fut Madame elle-même à qui elle vint dans l’esprit aussitôt que Monsieur fut sorti du cabinet, et elle la fit moitié en riant, moitié en pleurant. « Il me semble, dit-elle, que je vois Trivelin qui dit à Scaramouche : « Que je t’aurois dit de belles choses, si tu avois eu assez d’esprit pour me contredire ! » Voilà comment finit la conversation. Monsieur concluant que bien qu’il fût très-fâcheux que le Roi vînt à Paris sans concert avec lui et sans une amnistie vérifiée au parlement, il n’étoit pas toutefois de son devoir ni de sa réputation de s’y opposer, parce que personne ne pouvoit ignorer qu’il ne le pût s’il le vouloit et qu’ainsi tout le monde lui feroit justice en reconnoissant qu’il n’y avoit que la considération et le repos de l’État qui l’obligeât à prendre une conduite qui, pour son particulier, lui devoit faire de la peine. Madame, qui dans le fond étoit pourtant de son avis, au moins pour l’opération, par les raisons que vous avez vues ci-devant, ne lui put laisser passer pour bonne cette expression. Elle lui dit avec fermeté et même avec colère : « Ce raisonnement, monsieur, seroit bon à M. le cardinal de Retz, et non pas à un fils de France ; mais il ne s’agit plus de cela, et il ne faut songer qu’à aller de bonne grâce au devant du Roi. » Il se récria à ce mot, comme si elle lui eût proposé de s’aller jeter dans la rivière. « Allez-vous-en donc, monsieur, tout à cette heure, reprit-elle. — Et où diable irai-je ? répondit-il. » Il se tourna à ce mot, et rentra chez lui, où il me commanda de le suivre. Ce fut pour me demander si la palatine ne m’avoit rien fait savoir du retour du Roi. Je lui dis que non, comme il étoit vrai ; mais il ne fut pas vrai long-temps car une heure après j’en reçus un billet, qui portoit que la Reine lui avoit commandé de m’en faire part, et de m’écrire que Sa Majesté ne doutoit point que je n’achevasse en cette occasion ce que j’avois si bien et si heureusement commencé à Compiègne. Madame la palatine me faisoit beaucoup d’excuses, dans un billet séparé et écrit en chiffre, de ce qu’elle m’en avoit donné l’avis si tard. Vous connoissez le terrain, ajouta-t-elle : on est à Saint-Germain comme à Compiègne. » C’étoit assez dire pour moi. Tout ce que je viens de vous dire se passa le 20 d’octobre 1652.

Le 21, le Roi, qui avoit couché à Ruel, revint à Paris, et il envoya de Ruel même Nogent et M. de Damville à Monsieur, pour le prier de venir au devant de lui : il ne s’y put jamais résoudre, quoiqu’ils l’en pressassent extrêmement. Ils avoient raison et je suis encore persuadé que Monsieur n’avoit pas tort. Ce n’est pas qu’il y eût aucun dessein contre sa personne, au moins à ce que j’ai ouï dire depuis à M. le maréchal de Villeroy ; mais je crois que s’il eût été au devant du Roi, et que le Roi eût voulu s’en assurer, il y eût pu réussir, vu la disposition où étoit le peuple. Ce n’est pas qu’elle ne fût dans le fond très-bonne pour Monsieur, et, sans comparaison meilleure que pour la cour ; mais il y avoit une agitation et un égarement dans les esprits qui se pouvoient à mon sens, tourner à tout ; et je ne sais si l’éclat de la majesté royale, tombant tout d’un coup sur cette agitation et sur cet égarement, ne l’eût pas emporté. Je dis que je ne le sais pas, parce qu’il est constant que, dans la constitution où étoient les esprits, la pente du menu peuple et même celle du moyen, étoit encore tout entière pour Monsieur ; mais enfin il y avoit, à mon sens, raison et fondement pour l’empêcher de se hasarder, particulièrement hors des murailles. Je m’étonnois bien plus que les ministres exposassent la personne du Roi au mécontentement, à la défiance et à la frayeur de Monsieur, aux craintes d’un parlement qui avoit sujet de croire qu’on le venoit étrangler, et au caprice d’un peuple qui avoit toujours de l’attachement pour des gens desquels le cardinal étoit bien loin d’être assuré. L’événement a tellement justifié la conduite que la cour tint en cette occasion, qu’il est presque ridicule de la blâmer. J’estime qu’elle fut imprudente, aveugle et téméraire au delà de ce qu’on s’en peut imaginer. Je ne dirai pas, sur ce chef comme sur l’autre, que je ne sais pas : je dirai que je sais, et de science certaine, que, si Monsieur eût voulu, la Reine et les sous-ministres étoient ce jour-là séparés du Roi.

Les courtisans se laissent toujours amuser aux acclamations du peuple, sans considérer qu’elles se font presque également pour tous ceux pour qui elles se font. J’entendis ce soir-là des gens dans le Louvre, qui flattoient la Reine sur ces acclamations ; et M. de Turenne, qui étoit derrière moi au cercle, me disoit à l’oreille : « Ils en firent presque autant dernièrement pour M. de Lorraine. » Je l’eusse bien étonné, si je lui eusse répondu : « Il y a bien des gens qui, au milieu de ces acclamations, ont proposé à Monsieur de supplier le Roi d’aller loger à l’hôtel-de-ville. Cela étoit vrai : M. de Beaufort même l’en avoit pressé, avec douze ou quinze conseillers du parlement. Il y en a de certains qui vivent encore, et desquels, si je les nommois, on seroit bien étonné. Monsieur n’y voulut point entendre, et je m’y opposai de toute ma force, quand Monsieur me dit qu’on lui avoit fait cette proposition. Elle étoit, à mon opinion, possible quant au succès présent, étant certain qu’il n’y avoit pas un officier dans les colonelles qui n’eût été massacré par ses soldats, s’il eût seulement fait mine de branler contre le nom de Monsieur : mais respect, conscience et tout ce que vous vous pouvez imaginer sur cela à part, la proposition étoit écervelée, vu les circonstances et les suites. Vous voyez d’un coup d’œil les uns et les autres dans ce que je vous ai dit ci-dessus. Ce ne fut assurément que par le principe de mon devoir que je n’y donnai pas : car je me croyois beaucoup plus en péril que je ne m’y suis cru de ma vie. J’allai attendre le Roi au Louvre, où je demeurai deux ou trois heures, avant qu’il arrivât, avec madame de Lesdiguières et M. de Turenne, qui me demanda bonnement et avec inquiétude si je me croyois en sûreté. Je lui serrai la main, parce que je m’aperçus que Frelai, qui étoit un grand mazarin, l’avoit entendu ; et je lui répondis : « Oui, monsieur, et en tout sens. Madame de Lesdiguières sait bien que j’ai raison. » Je ne l’avois pourtant pas : car je suis persuadé que si l’on m’avoit arrêté ce jour-là, il n’en fût rien arrivé. Ce que je vous dis de ces possibilités de l’un et de l’autre côté vous paroît sans doute contradictoire ; et j’avoue qu’il ne se peut concevoir que par ceux qui ont vu les choses, et encore qui les ont vues pour le dedans.

La Reine me reçut admirablement : elle dit au Roi de m’embrasser, comme celui auquel il devoit particulièrement son retour à Paris. Cette parole, qui fut entendue de beaucoup de gens, me donna une véritable joie, parce que je crus que la Reine ne l’auroit pas dite publiquement si elle avoit eu dessein de me faire arrêter. Je demeurai au cercle jusqu’à ce que l’on allât au conseil. Comme je sortois, je rencontrai dans l’antichambre Jouy, qui me dit que Monsieur me l’avoit envoyé pour savoir s’il étoit vrai que l’on m’eût fait prendre place au conseil, et pour m’ordonner d’aller chez lui. Je rencontrai, comme j’y entrois, M. d’Aligre qui en sortoit, et qui lui venoit commander de la part du Roi de sortir de Paris dès le lendemain, et de se retirer à Limours. Cette faute a encore été consacrée par l’événement ; mais elle est, à mon sens, une des plus grandes et des plus signalées qui ait jamais été commise dans la politique. Vous me direz que la cour connoissoit Monsieur ; et je vous répondrai qu’elle le connoissoit si peu en cette occasion, qu’il ne s’en fallut rien qu’il ne prît ou plutôt qu’il n’exécutât la résolution qu’il prit en effet de s’aller poster dans les halles, d’y faire des barricades, de les pousser jusqu’au Louvre, et d’en chasser le Roi. Je suis convaincu qu’il y eût réussi même avec facilité s’il l’eût entrepris, et que le peuple n’eût balancé en rien, voyant Monsieur en personne, et Monsieur ne prenant les armes que pour s’empêcher d’être exilé. On m’a accusé d’avoir beaucoup échauffé Monsieur dans cette rencontre. Voici la vérité.

Lorsque j’entrai au Luxembourg, il me parut consterné, parce qu’il s’étoit mis dans l’esprit que le commandement que M. d’Aligre venoit de lui porter de la part du Roi n’étoit que pour l’amuser, et lui faire croire que l’on ne pensoit pas à l’arrêter. Il étoit dans une agitation inconcevable : il s’imaginoit que toutes les mousquetades que l’on tiroit (et l’on en tiroit toujours beaucoup ces jours de réjouissances) étoient celles du régiment des Gardes, qui marchoit pour l’investir. Tous ceux qu’il envoyoit lui rapportoient que tout étoit paisible, et que rien ne branloit ; mais il ne croyoit personne et il mettoit à tout moment la tête à la fenêtre pour mieux entendre si le tambour ne battoit pas. Enfin il prit un peu de courage, ou au moins il en prit assez pour me demander si j’étois à lui. À quoi je ne lui répondis que par ce demi-vers du Cid : « Tout autre que mon père… » Ce mot le fit rire : ce qui étoit fort rare quand il avoit peur. « Donnez-m’en une preuve, continua-t-il raccommodez-vous avec M. de Beaufort. — Très-volontiers, monsieur, lui repartis-je. » Il m’embrassa et alla ouvrir la porte de la galerie, qui répond à la porte de la chambre où il couchoit, et où il étoit alors. J’en vis sortir M. de Beaufort qui se jeta à mon cou, et qui me dit : « Demandez à Son Altesse Royale ce que je viens de lui dire sur votre sujet ; je connois les gens de bien. Allons, monsieur, chassons les mazarins à tous les diables pour une bonne fois. » La conversation commença ainsi ; Monsieur la soutint par un discours amphibologique, qui, dans la bouche de Gaston de Foix[5], eût paru un grand exploit ; mais qui, dans celle de Gaston de France, ne me présagea qu’un grand rien. M. de Beaufort appuya de toute sa force la nécessité et la possibilité de la proposition qu’il faisoit, qui étoit que Monsieur marchât à la petite pointe du jour droit aux halles, et qu’il y fît les barricades, qu’il pousseroit après où il lui conviendroit. Monsieur se tourna vers moi en me disant, comme l’on fait au parlement : « Votre avis, M. le doyen ? » Voici en propres termes ce que je lui répondis. Je l’ai, transcrit sur l’original que je dictai à Montrésor chez moi au retour de chez Monsieur, et que j’ai encore de sa main.

« Je crois, monsieur, que je devrois en effet parler à cette occasion comme M. le doyen : mais comme M. le doyen quand il opina à faire des prières de quarante heures. Je ne sache guère d’occasions où l’on en ait eu plus de besoin. Elles me seroient encore, monsieur, bien plus nécessaires qu’à un autre, parce que je ne puis être d’aucun avis qui n’ait des apparences cruelles, et même des inconvéniens terribles. Si mon sentiment est que vous souffriez le traitement injurieux que l’on vous fait, le public, qui va toujours au mal n’aura-t-il pas un sujet ou prétexte de dire que je trahis vos intérêts, et que mon avis ne sera que la suite de tous les obstacles que j’ai mis au dessein de M. le prince ? Si j’opine à ce que Votre Altesse Royale désobéisse et suive les vues de M. de Beaufort, pourrois-je m’empêcher de passer pour un homme qui souffle de la même bouche le chaud et le froid ; qui veut la paix quand il espère d’en tirer ses avantages en la traitant ; qui veut la guerre quand on n’a pas voulu qu’il la traitât ; qui conseille de mettre Paris à feu et à sang, et d’attacher ce feu à la porte du Louvre, en entreprenant sur la personne du Roi ? Voilà monsieur, ce que l’on dira, et ce que vous-même pourrez croire en de certains momens. J’aurois lieu, après avoir prédit à Votre Altesse Royale, peut-être plus de mille fois, qu’elle tomberoit par ses incertitudes en l’état où elle se voit ; j’aurois, dis-je, lieu de la supplier, avec tout le respect que je lui dois, de me dispenser de lui parler sur une matière qui est moins en son entier à mon égard, qu’à l’égard d’homme qui vive. Je ne me servirai toutefois que de la moitié de ce droit : c’est-à-dire que, quoique je ne fasse pas état de me déterminer moi-même sur le sentiment que Votre Altesse Royale doit préférer, je ne laisserai pas de lui exposer les inconvéniens de tous les deux, avec la même liberté que si je croyois me pouvoir fixer moi-même à l’un ou à l’autre. Si elle obéit, elle est responsable à tout le public de tout ce qu’il souffrira dans la suite. Je ne juge point du détail de ce qu’il souffrira : car qui peut juger d’un futur qui dépend des vétilles d’un cardinal, de l’impétuosité d’Ondedei, de l’impertinence de l’abbé Fouquet, de la violence d’un Servien ? Mais enfin vous répondrez de tout ce qu’ils feront au public, parce qu’il sera persuadé qu’il n’a tenu qu’à vous de l’empêcher. Si vous n’obéissez pas, vous courez fortune de bouleverser l’État. » Monsieur m’interrompit à ce mot, et me dit, même avec précipitation : « Ce n’est pas de quoi il s’agit : il s’agit de savoir si je suis en état, c’est-à-dire en pouvoir, de ne pas obéir. Je le crois, monsieur, lui répondis-je ; car je ne vois pas comment la cour s’y pourra prendre à vous faire obéir. Il faudra que le Roi marche en personne au Luxembourg ; et ce sera une grosse affaire. » M. de Beaufort exagéra l’impossibilité qu’il y trouveroit, et au point que je m’aperçus que Monsieur commençoit à s’en persuader ; et il étoit tout propre, supposé cette persuasion, à prendre le parti de demeurer chez lui les bras croisés, parce que de sa pente il alloit toujours à ne point agir. Je crus que j’étois obligé, par toutes sortes de raisons, à lui éclaircir cette thèse : ce que je fis, en lui représentant qu’elle méritoit d’être considérée et traitée avec distinction ; que je convenois que le peuple ne souffriroit pas apparemment que l’on allât prendre Monsieur au Luxembourg, à moins que le Roi n’eût mis cette entreprise de certains préalables que le temps pourroit amener ; que s’il accoutumoit les peuples à reconnoître son autorité, je ne doutois point qu’il n’y pût réussir, et même bientôt, parce que je ne doutois pas qu’il ne les y accoutumât en peu de temps par sa prudence ; que tous les instans l’augmenteroient ; qu’il en avoit déjà plus à dix heures du soir qui venoient de sonner à la montre de Monsieur, qu’il n’en avoit à cinq ; et que la preuve en étoit palpable, en ce qu’il s’étoit saisi de la porte de la Conférence, qu’il faisoit garder paisiblement, et sans que personne en murmurât, par le seul régiment des Gardes, qui n’en auroit pas sûrement approché, s’il avoit plu à Monsieur de la faire fermer seulement un quart-d’heure entre trois et quatre ; que si Son Altesse Royale laissoit prendre tous les postes de Paris comme celui-là, et maltraiter le parlement comme on le maltraiteroit peut-être le lendemain au matin, je ne croyois pas qu’il y eût grande sûreté pour lui, peut-être dès l’après-dînée. Ce mot remit la frayeur dans le cœur de Monsieur, et il s’écria : « C’est-à-dire que je ne puis rien pour la défensive. — Non, monsieur, lui répondis-je ; vous pouvez tout aujourd’hui et demain au matin. Je n’en voudrois point répondre demain au soir. » M. de Beaufort qui crut que mon discours alloit à proposer et à appuyer l’offensive, vint la charge, comme pour me soutenir ; mais je l’arrêtai tout court en lui disant : Je vois bien, monsieur, que vous ne comprenez pas ma pensée ; je ne parle à Son Altesse Royale comme je fais, que parce que j’ai vu qu’il croyoit qu’il pouvoit demeurer au Luxembourg en toute sûreté malgré le Roi. Je ne serai jamais d’aucun avis dans l’état où les affaires sont réduites. Ç’a toujours été à Monsieur à décider ; c’est même à lui à proposer, et à nous à exécuter. Il ne sera jamais dit que je lui aie conseillé, ni de souffrir le traitement qu’il reçoit, ni de faire demain au matin les barricades. Je lui ai tantôt dit les raisons que j’ai pour cela : il m’a commandé de lui expliquer les inconvéniens que je crois aux deux partis, et je m’en suis acquitté. » Monsieur me laissa parler tant que je voulus ; et après qu’il eut fait trois ou quatre tours de chambre, il revint à moi, et il me dit : « Si je me résous à disputer le pavé, vous déclarerez-vous pour moi ? — Oui, monsieur, et sans balancer ; je le dois, je suis attaché à votre service ; je n’y manquerai pas certainement, et vous n’avez qu’à commander : mais j’en serai au désespoir, parce qu’en l’état où sont les choses, un homme de bien ne peut pas n’y pas être, quoi que vous fassiez. » Monsieur, qui n’avoit qu’une bonté de facilité, mais qui n’étoit pas tendre, ne laissa pas d’être ému de ce que je lui disois. Les larmes lui vinrent aux yeux : il m’embrassa et puis me demanda tout d’un coup si je croyois qu’il pût se rendre maître de la personne du Roi. Je lui répondis qu’il n’y avoit rien au monde de plus impossible, la porte de la Conférence étant gardée comme elle l’étoit. M. de Beaufort lui en proposa des moyens qui étoient impraticables en tous sens. Il offroit de s’aller poster à l’entrée du Cours avec la maison de Monsieur. Enfin il dit maintes folies, à ce qu’il me paroissoit. Je persistai dans ma manière de parler et d’agir ; et je connus, avant que de sortir du Luxembourg (et pour vous dire le vrai avec plaisir), que Monsieur prendroit le parti d’obéir : car je lui vis une joie sensible de ce que je m’étois défendu d’appuyer l’offensive. Il ne laissa pas de nous en entretenir tout le reste du soir, et de nous commander même de faire tenir nos amis tout prêts, et de nous trouver dès la pointe du jour au Luxembourg. M. de Beaufort s’aperçut comme moi que Monsieur avoit pris sa résolution, et il me dit en descendant l’escalier : « Cet homme n’est pas capable d’une action de cette nature. — Il est encore bien moins capable de la soutenir, lui répondis-je ; et je crois que vous êtes enragé de la lui proposer en l’état où sont les affaires. — Vous ne le connoissez pas encore, repartit-il, si je ne le lui avois proposé, il me le reprocheroit d’ici à dix ans. »

Je trouvai, en arrivant chez moi Montrésor qui m’y attendoit, et qui se moqua fort de mes scrupules : car il appela ainsi tous les égards qu’il remarqua dans l’écrit que vous venez de voir, et que je lui dictai. Il m’assura fort que Monsieur avoit plus d’envie d’être à Limours que la Reine n’en avoit de l’y envoyer ; et sur le tout il convint que la cour avoit fait une faute terrible de l’y pousser, parce que la peur de n’y pas être en sûreté lui pouvoit aisément faire entreprendre ce à quoi il n’eût jamais pensé si on l’eût ménagé le moins du monde. L’événement a encore justifié cette imprudence qui étoit d’autant plus grande que la cour, qui avoit sujet de me croire outré et en défiance, ne me faisoit pas, à mon sens, la justice de croire que j’eusse pour l’État d’aussi bons sentimens que je les avois en effet. Je suis convaincu que, vu l’humeur de Monsieur, incorrigible de tout point, la division du parti irrémédiable par une infinité de circonstances, et le dégingandement (si l’on se peut servir de ce mot) passé, présent, et à venir de tous ces partis, l’on n’eût pu soutenir ce que l’on eût entrepris ; et que par cette raison toutes les autres même à part, il n’y en eût point eu à conseiller à Monsieur d’entreprendre. Mais je ne suis pas moins persuadé que s’il l’eût entrepris, il eût réussi pour ce moment, et qu’il eût poussé le Roi hors de Paris. Ce que je dis paroîtra à beaucoup de gens pour un paradoxe ; mais toutes les grandes choses qui ne sont pas exécutées paroissent toujours impraticables à ceux qui ne sont pas capables des grandes choses ; et je suis assuré que tel ne s’est point étonné des barricades de M. de Guise, qui s’en fût moqué comme d’une chimère, si l’on les lui eût proposées un quart d’heure avant qu’elles fussent élevées. Je ne sais si je n’ai pas déjà dit en quelque endroit de cet ouvrage que ce qui a le plus distingué les hommes est que ceux qui ont fait de grandes actions ont vu devant les autres le point de leur possibilité.

Je reviens à Monsieur. Il partit pour Limours un peu avant la pointe du jour, et il affecta même de sortir une heure plus tôt qu’il ne nous l’avoit dit à M. de Beaufort et à moi. Il nous fit dire par Jouy qu’il nous attendroit à la porte du Luxembourg qu’il avoit eu ses raisons pour cette conduite ; que nous les saurions un jour ; que nous nous accommodassions avec la cour, s’il nous étoit possible. Je n’en fus pas surpris en mon particulier ; M. de Beaufort en pesta beaucoup.

Le 22, le Roi tint son lit de justice au Louvre. Il y fit lire quatre déclarations ; la première fut celle de l’amnistie ; la seconde, celle du rétablissement du parlement à Paris ; la troisième portoit un ordre à M. de Beaufort de sortir de Paris, aussi bien qu’à messieurs de Rohan, Viole, de Thou, Broussel, Portail, Bithaud, Croissy, Machaut, Fleury, Martinau et Perrault. Par la même déclaration, il étoit défendu au parlement de se mêler dorénavant d’aucunes affaires d’État. La quatrième établissoit une chambre des vacations. On avoit arrêté le matin avant que le Roi fût entré, que l’on feroit instance auprès de Sa Majesté pour le rétablissement des exilés. Ils obéirent tous le même jour. J’allai l’après-dînée chez la Reine, qui, après avoir été quelque temps au cercle, me commanda d’entrer avec elle dans son petit cabinet. Elle me traita parfaitement bien ; elle me dit qu’elle savoit que j’avois adouci, autant qu’il m’avoit été possible, et les affaires et les esprits ; qu’elle croyoit que je l’aurois fait encore et plus promptement et plus publiquement, si je n’avois été obligé d’observer plusieurs égards avec mes amis, qui n’étoient pas tous de même opinion ; qu’elle me plaignoit : qu’elle vouloit m’aider à sortir de l’embarras où je me trouvois. Voilà, comme vous voyez, bien des honnêtetés et même bien de la bonté en apparence. Voici le fond : Elle étoit plus animée contre moi que jamais, parce que Beloy, qui étoit domestique de Monsieur, mais qui étoit toujours en secretà quelque autre, et qui avoit repris des mesures avec la cour depuis que les affaires de M. le prince étoient en déclin, l’avoit fait avertir le matin, dès qu’elle fut éveillée, que j’avois offert à Monsieur de faire ce qu’il me commanderoit. Il ne savoit rien du détail de ce qui s’étoit passé le soir entre Monsieur, M. de Beaufort et moi, mais comme il entra dans sa chambre aussitôt que nous en fûmes sortis avec Jouy, Monsieur, qui étoit dans l’agitation et dans le trouble, leur dit : « Si je voulois, je ferois bien danser l’Espagnole. » Beloy, où malicieusement où par curiosité, lui répondit : « Mais, monsieur, Votre Altesse Royale est-elle bien assurée de M. le cardinal de Retz ? — Le cardinal de Retz, dit Monsieur, est homme de bien ; et il ne me manquera pas. » Jouy, qui l’avoit entendu, me le rapporta fidèlement le matin ; et je ne doutai pas que Beloy ne l’eût aussi rapporté à la Reine, qui d’ailleurs ne pouvoit pas savoir qu’au même moment que j’avois fait à Monsieur l’offre à laquelle mon honneur m’obligeoit, je n’avois rien oublié de tout ce que ce même honneur me permettoit, pour empêcher le bouleversement de l’État. Je fis, à l’instant même que Jouy me donna cet avis, une grande réflexion sur les scrupules dont Montrésor m’avoit tant fait la guerre la veille. Il est vrai qu’ils ne réussissent pas dans les cours, au moins pour l’ordinaire ; mais il y a des gens qui préfèrent au succès la satisfaction qu’ils trouvent dans eux-mêmes.

Vous vous seriez étonnée de la manière dont je répondis à la Reine, si je ne vous avois au préalable rendu compte de ce petit détail, qui comprend la raison que j’eus de lui parler comme je fis. Je dis que j’eus depuis : car vous avez vu qu’auparavant même je lui parlois presque toujours avec la même sincérité. Je lui dis donc que j’avois une joie sensible d’avoir enfin rencontré le moment que j’avois souhaité si passionnément depuis long-temps, de la pouvoir servir sans restriction ; que tant que Monsieur avoit été engagé dans les mouvemens, je n’avois pu suivre mon inclination, par la raison de mes engagemens avec lui, par lesquels elle savoit que je ne l’avois jamais trompée ; que si j’avois eu l’honneur de la voir en particulier la veille du jour où je lui parlois, j’en aurois usé à mon ordinaire, parce que je n’en aurois pas pu user autrement avec honneur ; que Monsieur étant sorti de Paris dans la pensée et la résolution de ne plus entrer dans aucunes affaires publiques, m’avoit rendu ma liberté, c’est-à-dire qu’il m’avoit proprement remis dans mon naturel ; dont j’avois une joie que je ne pouvois assez exprimer à Sa Majesté. Elle me répondit le plus honnêtement du monde ; mais je m’aperçus qu’elle me voulut faire parler sur les dispositions de Monsieur. Elle eut contentement : car je l’assurai, et avec beaucoup de vérité, qu’il étoit fort résolu à demeurer en repos dans sa solitude. « Il ne l’y faut pas laisser, reprit-elle ; il peut être utile au Roi et à l’État. Il faut que vous l’alliez querir, et que vous nous le rameniez. » Je faillis à tomber de mon haut car je vous avoue que je ne m’attendois pas à ce discours. Je le compris pourtant bientôt, non pas qu’elle me l’expliquât clairement mais elle me fit entendre que la dignité du Roi étant satisfaite par l’obéissance que Monsieur lui avoit rendue, il ne tiendroit qu’à lui de se rétablir plus que jamais dans ses bonnes grâces, en couronnant la bonne conduite qu’il venoit de prendre par des complaisances justes, raisonnables, et dans lesquelles même il pourroit trouver son compte.

Vous voyez que ces expressions n’étoient pas autrement obscures. Quand la Reine vit que je n’y répondois que par des termes généraux, elle se referma non pas seulement sur la matière, mais encore sur la manière dont elle m’avoit traité auparavant. Elle rougit, et me parla plus froidement : ce qui étoit toujours en elle un signe de colère. Elle se remit pourtant un peu après, et me demanda si j’avois toujours confiance en madame de Chevreuse : à quoi je lui répondis que j’étois toujours beaucoup son serviteur. Elle reprit brusquement cette parole, et il me parut qu’elle la reprit avec joie, en me disant : « J’entends bien, vous en avez davantage en la palatine, et vous avez raison. — J’en ai beaucoup, madame, lui répondis-je, en madame la palatine ; mais je supplie Votre Majesté de me permettre que je n’en aie plus qu’à elle-même. — Je le veux bien, me dit-elle assez bonnement. Adieu : toute la France est là dedans qui m’attend. »

Je vous supplie de trouver bon que je vous rende compte en cet endroit d’un détail qui est nécessaire, et qui vous fera connoître que ceux qui sont à la tête des grandes affaires ne trouvent pas moins d’embarras dans leur propre parti que dans celui de leurs ennemis. Les miens, quoique tout-puissans dans l’État, l’un par sa naissance, par son mérite et par sa faction, et l’autre par sa faveur, n’avoient pu avec tous leurs efforts m’obliger à quitter mon poste ; et je puis dire sans vanité que je l’aurois conservé, et même avec dignité, en lâchant seulement un peu la voile, si les différens intérêts ou plutôt les différentes visions de mes amis ne m’eussent forcé à prendre une conduite qui me fit périr, par la pensée qu’elle donna que je voulois tenir contre le vent. Pour vous faire entendre ce détail, qui est assez curieux, il est, à mon avis, nécessaire que je vous fasse celui qui concerne un certain nombre de gens que l’on appeloit mes amis ; je dis : que l’on appeloit, parce que tous ceux qui passoient pour tels dans le monde ne l’étoient pas.

Par exemple, je n’avois pas rompu avec madame de Chevreuse ni avec Laigues ; Noirmoutier n’avoit rien oublié des avances qu’il m’avoit pu faire pour se raccommoder avec moi, et les instances de tous mes amis m’avoient obligé de le recevoir, et de vivre civilement avec lui. Montrésor, qui à toutes fins m’avoit déclaré cent fois en sa vie qu’il n’étoit dans mes intérêts qu’avec subordination avec ceux de la maison de Guise, ne laissoit pas de prétendre droit à pouvoir entrer dans mes affaires, parce qu’enfin il avoit été du secret de quelques-uns. Ce droit, qui est, proprement celui de s’intriguer pour négocier, lui étoit commun avec ces autres que je viens de vous nommer immédiatement devant lui. Il ne s’en servit pas en cette dernière occasion comme les autres, quoiqu’il en parlât autant et plus qu’eux. Il se contenta de prôner chez moi les soirs sur un ton fâcheux ; mais il ne fit point de mauvais pas du côté de la cour, comme fit M. de Noirmoutier, qui pour se faire valoir à M. le cardinal Mazarin, qu’il alla voir sur la frontière, lui montra une lettre de moi avec une fausse date par laquelle je l’avois chargé autrefois d’une commission qu’il rapportoit au temps présent. M. le cardinal se douta de la fourbe, sur je ne sais quelles circonstances dont je ne me souviens pas présentement ; et il ne la lui a jamais pardonné. Madame de Chevreuse n’en usa pas ainsi ; mais comme elle n’avoit pas trouvé à la cour ni la considération ni la confiance qu’elle en avoit espérée, elle cherchoit fortune : et elle eût bien voulu se mêler, au retour du Roi dans Paris, d’une affaire qui paroissoit grosse, parce qu’on la regardoit comme un préalable nécessaire à celui de M. le cardinal à la cour. Laigues, qui m’avoit traité assez familièrement devant son départ, recommença à me voir soigneusement, et presque sur l’ancien pied ; et mademoiselle de Chevreuse même, par l’ordre de madame sa mère, si je ne suis fort trompé, me fit des avances pour se raccommoder avec moi. Elle avoit les plus beaux yeux du monde, et un art à les tourner qui étoit admirable, et qui lui étoit particulier. Je m’en aperçus le soir qu’elle arriva à Paris ; mais je dis simplement que je m’en aperçus. J’en usai honnêtement avec la mère, avec la fille et avec Laigues et rien de plus. On pourroit croire qu’il n’y auroit eu en ces rencontres qu’à en user ainsi pour me tirer d’affaires : mais cela n’est pas vrai, parce que les avances que ceux qui s’adoucissent font aux puissances tournent toujours infailliblement au désavantage de celui qui les désavoue en ne les suivant pas ; et, de plus, il est bien difficile que ceux qui sont désavouées n’en conservent pas toujours quelque ressentiment, et ne donnent, au moins dans la chaleur, quelque coup de dent. Je sais que Laigues m’en donna même grossièrement, et à droite et à gauche. Je n’ai rien su sur cela de madame de Chevreuse, qui d’ailleurs a de la bonté, ou plutôt une facilité naturelle. Pour mademoiselle de Chevreuse, elle ne me pardonna pas ma résistance à ses beaux yeux ; et l’abbé Fouquet, qui servoit en ce temps-là son quartier auprès d’elle, a dit depuis sa mort à un homme de qualité, de qui je le sais, qu’elle me haïssoit autant qu’elle m’avoit aimé. Je puis jurer, avec toute sorte de vérité, que je ne lui en avois jamais donné le moindre sujet. La pauvre fille mourut d’une fièvre maligne qui l’emporta en vingt-quatre heures, avant que les médecins se fussent seulement doutés qu’il pût y avoir le moindre péril à sa maladie. Je la vis un moment avec madame sa mère, qui étoit au chevet de son lit, et qui ne s’attendoit à rien moins qu’à la perte qu’elle en fit le lendemain matin à la pointe du jour.

J’avois une deuxième espèce d’amis, c’est-à-dire des gens qui se tenoient fourrés dans le parti de la Fronde, et qui, dans les subdivisions de partis, s’étoient joints particulièrement à moi : et de ceux-là les volées étoient différentes. Elles s’accordoient toutes en un point, qui étoit qu’ils espéroient beaucoup, pour leur intérêt particulier, de mon accommodement : ce qui étoit une disposition toute prochaine à croire que je n’aurois pu faire tout ce que je n’aurois pas fait pour eux. Ces sortes de gens sont très-fâcheux, parce que dans les grands partis ils font une multitude d’hommes auxquels, pour mille différens respects, l’on ne se peut ouvrir de ce que l’on peut ou de ce que l’on ne peut pas, et auprès desquels par conséquent on ne se peut jamais justifier. Ce mal est sans remède, et il est de ceux-là où il ne faut chercher que la satisfaction de sa conscience. Je l’ai eue toute ma vie plus tendre sur cet article qu’il ne convient à un homme qui s’est mêlé d’aussi grandes affaires que moi. Il n’y a guère de matières où le scrupule soit plus inutile. Je n’en souffris pas en effet par l’événement, dans l’occasion dont il s’agit ; mais j’en avois déjà assez souffert par la prévoyance.

La troisième espèce d’amis que j’avois en ce temps-là étoit un nombre choisi de gens de qualité qui étoient unis avec moi et d’intérêt et d’amitié, qui étoient de mon secret, et avec lesquels je concertois de bonne foi ce que j’avois à faire. Ceux-là étoient messieurs de Brissac, de Bellièvre et de Caumartin ; parmi lesquels M. de Montrésor comme je vous l’ai déjà dit, se mêloit, par la rencontre de beaucoup d’affaires précédentes auxquelles il avoit eu part. Il n’y en avoit pas un dans ce petit nombre qui ne fût en droit d’y prétendre. La qualité de M. de Brissac et l’attachement qu’il avoit pour moi dans les affaires les plus épineuses, m’obligeoient à préférer ses intérêts aux miens propres ; et d’autant plus qu’il n’avoit pas profité de ce qu’il avoit stipulé pour lui, quand messieurs les princes furent arrêtés, touchant le gouvernement d’Anjou. Ce ne fut à la vérité ni la faute de la cour ni la mienne, le traité qu’il en avoit commencé n’ayant manqué que par le défaut d’argent, qu’il ne put fournir : mais enfin il n’avoit rien, et il étoit juste, au moins à mon égard, qu’il fût pourvu. M. le président de Bellièvre avoit dès ce temps-la des vues pour la première présidence ; mais comme il étoit homme de bon sens, il n’y pensa plus dès qu’il vit que la cour prenoit le dessus ; et dès le jour que Monsieur et M. le prince envoyèrent à Saint-Germain messieurs de Rohan, de Chavigny et Goulas, il me dit ces propres paroles : « Je vais rentrer dans ma coquille, il n’y a plus rien à faire ; je ne veux plus être nommé à rien. » Il me tint parole. Une grande et dangereuse fluxion qu’il eut effectivement sur un œil lui en donna même le prétexte, et lui en facilita le moyen.

M. de Caumartin s’étoit allé marier en Poitou un mois ou cinq semaines devant que le roi revînt, et il étoit encore chez lui quand la cour arriva à Paris. Il avoit eu certainement plus de part que personne dans le secret des affaires ; il y avoit agi avec plus de bonne foi et plus de capacité, et il n’y avoit eu même d’intérêt particulier que celui que son honneur l’obligea d’y prendre, dans une occasion où il savoit mieux qu’homme qui fût au monde qu’il n’en pouvoit avoir aucun qui fût effectif. L’injustice qu’on lui a faite sur ce sujet m’oblige à en expliquer le détail.

  1. Zonge Ondedei. Lorsqu’il fut devenu évêque, Gaumin, doyen des maîtres des requêtes, fit ces deux vers contre lui
    Nunc commissa lupo pastoris ovilia cernis,
    Dedecus undè hominum, dedecus undè Dei.
    (A. E.)
  2. Henri de Lorraine, second du nom, fils de Charles de Lorraine, né en 1614. Il alla au secours des rebelles de Naples en 1647. Les Espagnols le prirent prisonnier en cette occasion et le relâchèrent en 1652. Il fit une seconde expédition à Naples en 1654 et mourut en 1664. (A. E.) — Ses Mémoires font partie de cette série.
  3. Renée Du Bec, maréchale de Guébriant, morte à Périgueux en 1659. (A. E.)
  4. Claude de Lorraine. Elle avoit épousé le cardinal François de Lorraine son cousin germain frère de Charles iv. (A. E.)
  5. Gaston de Foix, duc de Nemours, tué à la bataille de Ravennes sous le règne de Louis XII, le jour de Pâques de l’année 1512, âgé d’environ vingt-trois ans. (A. E.)