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Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre quatrième/Section 8

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Vous avez vu dans cette histoire que Monsieur fut entraîné par M. le prince à demander à la Reine l’éloignement des sous-ministres, et qu’il ne tint pas à moi que Monsieur ne fît point ce pas, qui dans la vérité n’étoit bon à rien en aucune manière, et à lui moins qu’à personne. Laigues qui les crut perdus et qui étoit l’homme du monde qui se capricioit le plus de ses nouveaux amis, se mit dans l’esprit de procurer la charge de secrétaire de la guerre, qui est celle de M. Le Tellier, à de Nouveau. Madame de Chevreuse s’ouvrit de cette vision devant le petit abbé de Bernai, qui le dit à M. de Caumartin. Il ne le trouva pas bon, et il eut raison. Il vint chez moi ; il me demanda si ce dessein étoit venu jusqu’à moi. Je me mis à sourire, et à lui dire que je pensois qu’il me croyoit fou ; qu’il n’ignoroit pas que je savois mieux que personne que nous n’étions pas en état de faire des secrétaires d’État ; et que de plus, si nous étions en cet état, ce ne seroit pas pour M. de Nouveau que nous travaillerions. Il s’emporta contre madame de Chevreuse et contre Laigues, et il n’avoit pas tort. : « Car quoique je sache bien, dit-il, que leur proposition est impertinente, elle marque toujours que je ne dois pas prendre grande confiance en leur amitié. — Il est vrai, répondis-je ; et je leur en dirai dès demain mon sentiment. » J’ajoutai : « A l’instant que je fais tous mes efforts auprès de Monsieur pour l’empêcher de pousser M. Le Tellier, ces gens-là font par leur conduite qu’il croira que c’est moi qui le veux précipiter. »

Je fis dès le lendemain de grands reproches à madame de Chevreuse et à Laigues : ils nièrent le fait. Cet éclaircissement fit du bruit ; ce bruit alla à M. Le Tellier ; qui crut qu’on disputoit déjà sa charge. Il m’a paru qu’il ne l’a jamais pardonné, ni à M. de Caumartin, ni à moi. La plupart des inimitiés qui sont dans les cours ne sont pas mieux fondées ; et j’ai observé que celles qui ne sont pas bien fondées sont les plus opiniâtres. La raison en est claire : comme les offenses de cette espèce ne sont que dans l’imagination, elles ne manquent jamais de croître et de grossir dans un fond qui n’est toujours que trop fécond en mauvaises humeurs qui les nourrissent. Pardonnez-moi, je vous prie, cette petite digression, qui même n’est pas inutile au sujet que je traite puisqu’elle vous marque l’obligation que j’avois encore plus grande à tirer d’affaire M. de Caumartin, en m’accommodant. Ce ne fut pourtant pas lui qui embarrassa mon accommodement : il connoissoit fort bien qu’il n’y auroit plus assez d’étoffe pour en faire un trafic considérable. Il m’avoit dit plusieurs fois avant qu’il partît pour aller en Poitou, qu’il étoit rude, mais qu’il étoit nécessaire, que nous pâtissions même de la mauvaise conduite de nos ennemis ; qu’il n’y auroit plus d’avantage à tirer pour les particuliers ; qu’il ne falloit plus songer qu’à sauveur le vaisseau dans lequel il pourroit se remettre à la voile selon les occasions ; et que ce vaisseau, qui étoit moi, ne pouvoit se sauver, en l’état où les affaires étoient tombées par l’irrésolution de Monsieur, qu’en prenant le large et se jetant a la mer du côté du levant, c’est-à-dire de Rome. Je me souviens qu’il ajouta le propre jour qu’il me dit adieu, ces propres paroles : « Vous ne vous soutenez plus que sur la pointe d’une aiguille ; et si la cour connoissoit ses forces à votre égard, elle vous pousseroit comme elle va pousser les autres. Votre courage vous fait tenir une contenance qui la trompe et qui l’émeut. Servez-vous de cet instant pour en tirer ce qui vous est bon pour votre emploi de Rome : elle fera sur cela tout ce que vous voudrez. »

Il ne restoit donc que M. de Montrésor, qui disoit du matin au soir qu’il ne prétendoit rien et qui avoit même tourné en ridicule une lettre par laquelle Chandenier lui avoit écrit de la province qu’il ne doutoit pas que je ne le rétablisse dans sa charge, et que je ne le fisse duc et pair en cette occasion. Ce fut toutefois ce M. de Montrésor même qui troubla toute la fête, et qui la troubla sans aucun intérêt, et par un pur travers d’esprit. Un soir que nous étions tous ensemble chez moi auprès du feu, Joly, qui y étoit présent, à propos de je ne sais quoi qui se rencontra dans le cours de la conversation, dit qu’il avoit reçu une lettre de Caumartin. Il la lut, et cette lettre portoit même avec force ce que je viens de vous dire de ses sentimens. Je remarquai que Montrésor, qui ne l’aimoit pas d’inclination, fit une mine de mystère mêlée de chagrin ; et comme je connoissois extrêmement ses manières et son humeur, je jetai quelques paroles pour l’obliger à s’expliquer. Il n’y eut pas de peine car il s’écria tout d’un coup, même en jurant : « Nous ne sommes pas des gens à manger des pois au veau : schelme qui dira que Son Eminence se doive et puisse accommoder avec honneur, sans y faire trouver à ses amis leurs avantages ! Qui le dira les y voudra trouver pour lui seul. » Ces paroles, jointes à un chagrin que je lui avois vu depuis quelques jours contre la palatine, me firent voir qu’il croyoit que Caumartin, qui étoit son ami particulier, eût ménagé quelque chose avec elle pour son profit à l’insu des autres. » Je fis tout mon possible pour l’en détromper je n’y réussis pas. Il réussit mieux à tromper les autres car il jeta le même soupçon dans l’esprit de M. Brissac, qui étoit un homme de cire, et plus susceptible qu’aucun que j’aie jamais connu des premières impressions. M. de Brissac réveilla là-dessus madame de Lesdiguières qui l’aimoit de tout son cœur dans ce temps-là. On ne manque jamais, quand on est dans ces sortes d’indispositions, à les fortifier de toutes les idées qui peuvent faire croire que les partis qui sont contraires à celui que l’on craint que l’on ne prenne sont non-seulement possibles, mais aisés. Cette imagination se glisse dans tous les esprits, elle coule jusqu’aux subalternes ; l’on s’en parle à l’oreille ; ce secret ne produit au commencement qu’un petit murmure : ce murmure devient un bruit qui fait trois ou quatre effets pernicieux, et à l’égard de son propre parti, et à l’égard de celui même auquel on a affaire. Voilà justement ce qui m’arriva ; et je fus étonné que tous mes amis se partagèrent sur ce que je ferois ou ne ferois pas, sur ce que je pouvois ou ne pouvois pas, et que la cour me regarda comme un homme qui prétendoit ou partager le ministère, ou en faire acheter bien chèrement l’abdication. Je connus, je sentis le péril et l’inconvénient de ce poste ; je me résolus d’en courir les risque, et je m’y résolus par ce même principe qui m’a fait toute ma vie prendre trop sur moi. Il n’y a rien de plus mauvais, selon les maximes de la politique. Le monde ne nous en a le plus souvent aucune obligation. Les bonnes intentions se doivent moins outrer que quoi que ce soit. Je me suis très-mal trouvé de n’avoir pas observé cette règle, et dans les grandes affaires et dans les domestiques ; mais il faut avouer que nous ne nous corrigeons guère de ce qui flatte notre morale et notre inclination ensemble. Je n’ai guère pu me repentir de cette conduite, quoiqu’elle m’ait coûté ma prison et toutes les suites de ma prison, qui n’ont pas été médiocres. Si j’eusse suivi le contraire ; si j’eusse accepté les offres de M. Ser̃vien ; si je me fusse tiré d’embarras, j’aurois évité tous les malheurs qui m’ont presque accablé. Je n’aurois pu me défendre d’abord de celui qui est inévitable à tous ceux qui sont à la tête des grandes affaires, et qui en sortent sans faire trouver des avantages à ceux qui y sont engagés avec eux. Le temps auroit assoupi ces plaintes, que la fortune même auroit pu tourner par de bons événemens en ma faveur. Je conçois fort bien ces vérités, mais je ne les regrette pas, et je me suis satisfait moi-même en me conduisant autrement. Et comme à la réserve de la religion et de la bonne foi, tout doit être, à mon opinion, égal aux hommes, je crois que je puis raisonnablement être content de ce que j’ai fait. Je refusai donc les propositions de M. Servien, qui étoient que le Roi me donnoit la surintendance de ses affaires, en Italie, avec cinquante mille écus de pension ; que l’on paieroit jusqu’à la somme de cent mille écus de mes dettes, et que l’on me délivreroit comptant celle de cinquante mille pour mon ameublement ; que je demeurerois trois ans à Rome, près lesquels il me seroit loisible de venir faire à Paris mes fonctions. Je ne rebutai pourtant pas M. Servien de but en blanc ; j’en usai toujours honnêtement avec lui. Il me vit chez moi, je lui rendis sa visite : nous négociâmes ; mais il jugea bien que je ne voulois rien conclure, parce qu’il n’entroit en rien de ce qui concernent les intérêts de mes amis, quoique je l’eusse tâté sur ce chef, auquel dans le fond il étoit contraire. Madame la palatine, à laquelle j’avois beaucoup plus de confiance, n’étoit pas au commencement tout-à-fait persuadée que l’on ne pût rien faire pour eux. Elle s’aperçut même de pis, et que les mauvais offices de Servien et de l’abbé Fouquet alloient à plus qu’à rompre mes négociations. Elle m’en avertit, et me déclara même qu’elle ne vouloit plus se trouver chez Joly, où elle avoit accoutumé de me venir trouver en chaise par une porte de derrière entre dix et onze heures du soir. Elle me fit connoître qu’il y avoit du péril pour moi en ces conférences secrètes, et elle me dit naturellement que je devois conclure, ou que je devois traiter avec le cardinal ; parce que tous les subalternes, l’un par un principe, l’autre par un autre, m’étoient fort contraires. Madame de Lesdiquières me donnait avis que je n’avois qu’à faire bonne mine, qu’à demeurer chez moi ; que le cardinal, qui s’amusoit sur la frontière à vétiller proprement dans l’armée de M. de Turenne, où vous pouvez vous imaginer qu’il n’étoit pas fort nécessaire ; que le cardinal, dis-je, qui mouroit d’impatience de revenir à Paris et qui n’osoit y entrer tant que j’y serois, me feroit un pont d’or pour en sortir, et qu’il m’accorderoit tout ce que je lui demanderois. M. le premier président fit il madame de Lesdiguières un discours de la même nature, en lui disant qu’il savoit que l’on brûloit d’envie de s’accommoder avec moi ; et je me souviens que Joly me disoit alors à l’oreille : «Encore une contusion ! » C’en étoit une effectivement : car quoique tous ces bruits ne me persuadassent pas, ils me retenoient, ils m’empêchoient de conclure, et ils m’obligèrent à la fin à croire madame la palatine, et à traiter avec M. le cardinal. J’écrivis à M. de Châlons que je le priois de l’aller trouver, de lui expliquer nettement mes pensées, et d’en tirer pour M. de Brissac en récompense le gouvernement d’Anjou, et quelques postes aussi pour messieurs de Montmorency, d’Argenteuil, de Châteaubriant, etc. Il n’y eût pas une ombre de difficulté à l’égard de ces derniers, et je suis persuadé qu’il n’y en eût eu guère davantage pour M. de Brissac. Langlade, qui passa en ce temps-là à Châlôns, retarda le voyage de M. de Chalons sans y penser, en lui disant que M. le cardinal devoit être en un tel lieu un tel jour. Ce délai causa ma prison, parce que Servien et l’abbé Fouquet la précipitèrent, en faisant voir à la Reine qu’il y avoit trop de péril à demeurer en l’état où l’on étoit. Ils lui disoient sans cesse que je continuois à ménager et à échauffer les rentiers, à cabaler dans les colonelles, etc. Il arriva un incident, le 13 novembre, qui contribua infiniment à aigrir la cour. Le Roi tint son lit de justice au parlement, pour y faire enregistrer une déclaration par laquelle il déclaroit M. le prince criminel de lèse majesté ; et il m’envoya la veille Saintot, lieutenant des cérémonies, pour me commander de sa part de m’y trouver. Je répondais à Saintot que je suppliois très-humblement Sa Majesté de me permettre de lui représenter que je croyois qu’il ne seroit ni de la justice ni de la bienséance qu’en l’état où j’étois avec M. le prince, je donnasse ma voix dans une délibération dans laquelle il s’agissoit de le condamner. Saintot me repartit que quelqu’un ayant prévu en présence de la Reine que je m’en excuserois par cette raison, elle avoit répondu qu’elle ne valoit rien et que M. de Guise, qui devoit sa liberté aux instances de M. le prince, s’y trouvoit bien : sur quoi je dis à Saintot que si j’étois de la profession de M. de Guise, j’aurois une extrême joie de pouvoir l’imiter dans les belles actions qu’il venoit de faire à Naples. Vous ne sauriez vous imaginer à quel point la Reine s’emporta contre mon excuse. On la lui expliqua, comme un indice convaincant des ménagemens que j’avois pour M. le prince ; et ce que je ne faisois dans le vrai que par un pur principe d’honnêteté, à laquelle je suis encore persuadé que j’étois obligé, passa dans son esprit pour une conviction des mesures que j’avois prises avec lui, ou que j’allois prendre. Rien n’étoit plus faux, mais rien n’étoit plus cru ; et il le fut au point que la Reine se résolut de jouer à quitte ou à double, et de me faire périr.

Touteville, capitaine aux gardes, l’un des satellites de l’abbé Fouquet, loua une maison assez proche de celle de madame de Pommereux, dans laquelle il pût poster des gens pour m’attaquer. Du Fay, officier dans l’artillerie, et l’un de ces ridicules conjurés du Palais-Royal, fit des tentatives auprès de Pean, qui étoit à cette heure-là mon contrôleur, et que vous avez vu depuis mon maître d’hôtel, pour l’obliger à lui donner avis des heures nocturnes dans lesquelles l’on croyoit que je sortois. Pradelle eut un ordre, signé de la main du Roi, de m’attaquer dans les rues, et de me prendre mort ou vif. Celui qui fut donné au maréchal de Vitry, lorsqu’il tua le maréchal d’Ancre, n’étoit pas plus précis. Je n’ai su celui de Pradelle que depuis mon retour en France des pays étrangers, par le moyen de M. l’archevêque de Reims, qui dit, il y a deux ou trois ans, à messieurs de Châlons et de Caumartin, qu’il l’avoit vu en original. J’eus quelque vent, dans le temps même, du dessein de Touteville ; et je ne le considérois que comme une vision d’un écervelé qui se plaignoit de moi, parce que j’avois servi contre lui un de mes amis, pour la recherche d’une certaine madame Darmet. Je devois au moins faire plus de réflexion sur les offres que Du Fay avoit faites à mon contrôleur ; mais je ne les regardai que comme des inquiétudes des subalternes, qui faisoient espionner mes actions. M. de Brissac me dit un jour qu’il seroit bon que je prisse garde à moi avec plus de précaution ; qu’on lui donnoit avis de tous les côtés ; et qu’il venoit même de recevoir un billet par lequel celui qui l’écrivoit, sans se nommer, le conjuroit de faire en sorte que je n’allasse pas ce jour-là à Rambouillet où l’on avoit pris fantaisie de se promener, quoique l’on fût bien avant dans le mois de novembre. Je ne doutai point que ce billet ne vînt de quelqu’un de la cour, qui avoit eu la curiosité de sonder et mon cœur et mes forces. J’y allai avec deux cents gentilshommes, et j’y trouvai un fort grand nombre d’officiers des gardes, et entre autres Rubantel, affidé. confident de l’abbé Fouquet. Je ne sais s’ils avoient dessein de m’attaquer ; mais je sais bien que je n’étois pas en état d’être attaqué. Ils me saluèrent avec de profondes révérences ; j’entrai en conversation avec quelques-uns d’eux que je connoissois, et je revins chez moi tout aussi satisfait de ma personne que si je n’eusse pas fait une sottise. C’en étoit une effectivement, qui n’étoit bonne qu’à aigrir la cour de plus en plus, contre moi. On se pique l’on s’emporte, et, dans la passion, il est très-difficile de conserver une conduite qui ne déborde point. Voici encore en quoi la mienne ne fut pas juste.

Je faisois état de prêcher au moins les dimanches et les fêtes de l’avent dans les plus grandes églises de Paris, ; et je commençai le jour de la Toussaint à Saint-Germain, paroisse du Roi. Leurs Majestés me firent l’honneur d’assister au sermon, et je les en allai remercier le lendemain. Comme depuis ce temps-là les avis que l’on me donnoit de toutes parts se multiplièrent, je n’allai plus au Louvre : en quoi je fis, à mon sens, je fis une faute ; car je crois que cette circonstance détermina plus la Reine à me faire arrêter, que toutes autres. Je dis seulement que je le crois, parce que, pour le bien savoir, il seroit nécessaire de savoir au préalable si M. le cardinal Mazarin avoit ordonné que l’on m’arrêtât ; ou si simplement il l’approuva, quand il vit qu’on y avoit réussi. Je ne le sais pas précisément, les gens de la cour même m’en ayant depuis parlé fort différemment. Lyonne m’a toujours assuré le second ; et quelque autre dont je ne me souviens pas, m’a assuré qu’il avoit ouï le contraire de M. Le Tellier. Ce qui est constant c’est que, sans une circonstance que vous allez voir, je n’eusse pas été au Louvre ; je me fusse tenu sur mes gardes ; et que, nonobstant les ordres de M. de Pradelle, j’eusse apparemment embarrassé le théâtre, au moins assez long-temps pour attendre des nouvelles de M. le cardinal Mazarin. Tout le monde me le conseilloit ; et je me souviens que M. d’Hacqueville[1] me dit un soir avec colère : « Vous avez bien gardé votre maison trois semaines pour M. le prince ; est-il possible que vous ne la puissiez garder trois jours pour le Roi ? »

Voici ce qui m’en empêcha. Madame de Lesdiguières, que j’avois sujet de croire très-bien avertie, et qui l’étoit en effet très-bien d’ordinaire, me pressa extrêmement d’aller au Louvre, en me disant que si j’y pouvois aller en sûreté, il falloit que je convinsse que ce seroit beaucoup le meilleur pour moi, par la raison de la bienséance, etc. Je convins de la proposition, mais je ne convins pas de la sûreté. « N’y at-il que cette considération qui vous empêche ? reprit-elle. — Non, lui répondis-je. — Allez-y donc demain, me dit-elle, car nous savons le dessous des cartes. » Ce dessous des cartes étoit qu’on avoit tenu un conseil secret, dans lequel, après de grandes contestations, il avoit été résolu qu’on s’accommoderoit avec moi, et qu’on me donneroit même satisfaction pour mes amis. Je suis très-assuré que madame de Lesdiguières ne me trompoit pas ; je ne le suis pas moins que M. le maréchal ne trompoit point madame de Lesdiguières. Il fut trompé lui-même et, par cette raison, je ne lui en ai jamais voulu parler. J’allai ainsi au Louvre le 19 décembre 1652 et je fus arrêté dans l’antichambre de la Reine par M. de Villequier, qui étoit capitaine des gardes de quartier. Il s’en fallut très-peu que M. d’Hacqueville ne me sauvât. Comme j’entrai dans le Louvre, il se promenoit dans la cour ; il me joignit à la descente de mon carrosse, et il vint avec moi chez madame la maréchale de Villeroy, où j’allai attendre qu’il fût jour chez le Roi. Il m’y quitta pour aller en haut, où il trouva Montmège, qui lui dit que tout le monde disoit que j’allois être arrêté. Il descendit en diligence pour m’en avertir, et pour me faire sortir par la cour des cuisines, qui répondoit justement à l’appartement de madame de Villeroy. Il ne m’y trouva plus ; mais il ne m’y manqua que d’un moment, et ce moment m’eût infailliblement donné la liberté. J’en ai la même obligation à M. d’Hacqueville ; mais je suis assuré que de l’humeur et de la cordialité dont il est, il n’en eut pas la même joie. M. de Villequier me mena dans un appartement, où les officiers de la bouche m’apportèrent à dîner. On trouva très-mauvais à la cour que j’eusse bien mangé tant l’iniquité et la lâcheté des courtisans est extrême. Je ne trouvai pas bon que l’on m’eût fait retourner mes poches, comme on fait aux coupeurs des bourses : M. de Villequier eut ordre de faire cette cérémonie, qui n’étoit pas ordinaire. On n’y trouva qu’une lettre du roi d’Angleterre qui me chargeoit de tenter, du côté de Rome, si l’on ne pourroit pas lui donner quelque assistance d’argent. Ce nom de lettre du roi d’Angleterre se répandit dans la basse-cour ; il fut relevé par un homme de qualité, au nom duquel je me crois obligé de faire grâce, à la considération de l’un de ses frères, qui est de mes amis. Il crut faire sa cour de le gloser d’une manière qui fut odieuse ; il sema le bruit que cette lettre étoit du Protecteur. Quelle bassesse ! On me fit passer, sur les trois heures, toute la grande galerie du Louvre, et l’on me fit descendre par le pavillon de Madame. Je trouvai un carrosse du Roi, dans lequel M. de Villequier monta avec moi, et cinq ou six officiers des gardes du corps. Le carrosse fit douze ou quinze pas du côté de la ville ; mais il retourna tout d’un coup à la porte de la conférence. Il étoit escorté par M. le maréchal d’Albret à la tête des gendarmes ; par M. de La Vauguyon à la tête des chevau-légers ; et par M. de Vennes, lieutenant-colonel du régiment des gardes, qui y commandoit huit compagnies. Comme on vouloit gagner la porte Saint-Antoine, il y en avoit deux ou trois autres devant lesquelles il falloit passer. Il y avoit à chacune un bataillon de Suisses, qui avoient les piques baissées vers la ville. Voilà bien des précautions, et des précautions bien inutiles. Rien ne branla dans la ville ; la douleur et la consternation y parurent ; mais elles n’allèrent pas jusqu’au mouvement, soit que l’abattement du peuple fût en effet trop grand, soit que ceux qui étoient bien intentionnés pour moi perdissent le courage, ne voyant personne à leur tête. On m’en a parlé depuis diversement. Le Houx, boucher, mais homme de crédit dans le peuple et de bon sens, m’a dit que toute la boucherie de la place aux Veaux fut sur le point de prendre les armes ; et que si M. de Brissac ne lui eût dit que l’on me feroit tuer si on les prenoit, il eût fait les barricades dans ce quartier-là avec toute sorte de facilité. L’Epinay m’a confirmé la même chose de la rue Montmartre. Il me semble que M. le marquis de Château-Renaud, qui se donna bien du mouvement ce jour-là pour émouvoir le peuple, m’a dit qu’il n’y avoit pas trouvé jour ; et je sais bien que Malclerc, qui courut pour le même dessein les ponts de Notre-Dame et de Saint-Michel, qui étoient fort à moi, y trouva les femmes en larmes, mais les hommes dans l’inaction et la frayeur. Personne au monde ne peut juger de ce qui fût arrivé, s’il y avoit eu une épée tirée. Quand il n’y en a point de tirée dans ces rencontres, tout le monde juge qu’il n’y pourroit rien avoir ; et s’il n’y eût point eu de barricades à la prise de M. de Broussel, l’on se seroit moqué de ceux qui auroient cru qu’elles eussent été seulement possibles. J’arrivai à Vincennes entre huit et neuf heures du soir ; et M. le maréchal d’Albret m’ayant demandé, à la descente du carrosse, si je n’avois rien à faire savoir au Roi, je lui répondis que je croirois manquer au respect que je lui devois si je prenois cette liberté.

On me mena dans une. grande chambre où il n’y avoit ni tapisserie ni lit ; celui que l’on y apporta sur les onze heures du soir étoit de taffetas de la Chine, peu propre pour un ameublement d’hiver. Je dormis très-bien : ce que l’on ne doit pas attribuer à la fermeté, parce que le malheur fait naturellement cet effet en moi. J’ai éprouvé en plus d’une occasion qu’il m’éveille le jour, et qu’il m’assoupit la nuit. Ce n’est pas force d’esprit, et je l’ai connu après que je me suis bien examiné moi-même ; parce que j’ai senti que ce sommeil ne vient que de l’abattement où je suis, dans les momens où la réflexion que je fais sur ce qui me chagrine n’est pas divertie par les efforts que je fais pour m’en garantir. Je trouve une satisfaction sensible à me développer, pour ainsi parler, moi-même, et à vous rendre compte des mouvemens les plus cachés et les plus intérieurs de mon ame.

Je fus obligé de me lever le lendemain sans feu, parce qu’il n’y avoit point de bois pour en faire ; et les trois exempts que l’on avoit mis auprès de moi eurent la bonté de m’assurer que je n’en manquerois pas le lendemain. Celui qui demeura seul à ma garde le prit pour lui ; et je fus quinze jours, à Noël, dans une chambre grande comme une église, sans me chauffer. Cet exempt s’appeloit Croisat ; il étoit Gascon, et il avoit été, au moins à ce que l’on disoit, valet de chambre de M. Servien. Je ne crois pas qu’on eût pu trouver encore sous le ciel un autre homme fait comme celui-là. Il me vola mon linge, mes habits, mes souliers ; et j’étois quelquefois obligé de demeurer huit ou dix jours dans le lit, faute d’avoir de quoi m’habiller. Je ne crus pas que l’on me pût faire un traitement pareil sans un ordre supérieur, et sans un dessein formé de me faire mourir de chagrin. Je m’armai contre ce dessein, et je me résolus au moins de ne point mourir de cette sorte de mort. Je me divertis au commencement à faire la vie de mon exempt, qui, sans exagération, étoit aussi fripon que Lazarille de Tormes et que Buscon. Enfin je l’accoutumai à ne me plus tourmenter, à force de lui faire connoître que je ne me tourmentois de rien. Je ne lui témoignai jamais aucun chagrin, je ne me plaignis de quoi que ce soit ; et je ne lui laissai pas seulement voir que je m’aperçusse de ce qu’il disoit pour me fâcher, quoiqu’il ne proférât pas un mot qui ne fût à cette intention. Il fit travailler à un petit jardin de deux ou trois toises qui étoit dans la cour du donjon ; et comme je lui demandois ce qu’il en prétendoit faire, il me répondit que son dessein étoit d’y planter des asperges : vous remarquerez qu’elles ne viennent qu’au bout de trois ans. Voilà une de ses plus grandes douceurs : il en avoit tous les jours une vingtaine de cette force. Je les avalois toutes avec douceur, et cette douceur l’effarouchoit, parce qu’il disoit que je me moquois de lui.

Les instances du chapitre et des curés de Paris, qui firent pour moi tout ce qui étoit en leur pouvoir, quoi mon oncle, qui étoit le plus foible des hommes, et jaloux de moi jusqu’au ridicule, ne les appuyât que très-mollement ; leurs instances, dis-je, obligèrent la cour à s’expliquer des causes de ma prison par la bouche de M. le chancelier, qui, en la présence du Roi et de la Reine, dit à tous ces corps que Sa Majesté ne m’avoit fait arrêter que pour mon propre bien, et pour m’empêcher d’exécuter ce que l’on avoit sujet de croire que j’avois dans l’esprit. M. le chancelier m’a dit, depuis mon retour en France, que ce fut lui qui fit trouver bon à la Reine qu’il donnât ce tour à son discours, sous prétexte d’éluder plus spécieusement la demande que faisoit l’Église de Paris en corps, ou que l’on me fît mon procès, ou que l’on me rendît la liberté ; et il ajoutoit que son véritable dessein avoit été de me servir, en faisant que la cour avouât ainsi mon innocence, au moins pour les faits passés.

Il est vrai que mes amis prirent un grand avantage de cette réponse, qui fut relevée de toutes ses couleurs en deux ou trois libelles très-spirituels. M. de Caumartin fit, dans cette occasion et dans les suivantes, tout ce que l’amitié la plus véritable et tout ce que l’honneur le plus épuré peuvent produire. M. d’Hacqueville y redoubla ses soins et son zèle pour moi. Le chapitre de Notre-Dame fit tous les jours chanter une antienne publique et expresse pour ma liberté ; aucun des curés ne me manqua, à la réserve de celui de Saint-Barthelemy. La Sorbonne se signala ; il y eut même beaucoup de religieux qui se signalèrent et se déclarèrent. M. de Châlons échauffoit les cœurs et les esprits, et par sa réputation et par son exemple. Ce soulèvement obligea la cour à me traiter un peu mieux que dans le commencement. On me donna des livres mais par compte, et sans papier ni encre ; et l’on m’accorda un valet de chambre et un médecin à propos de quoi je suis bien aise de ne pas omettre une circonstance qui est remarquable. Ce médecin, qui étoit homme de mérite et de réputation dans sa profession, et qui s’appeloit Vacherot, me dit, le jour qu’il entra à Vincennes, que M. de Caumartin l’avoit chargé de me dire que Goiset, avocat qui avoit prédit la liberté de M. de Beaufort, l’avoit assuré que j’aurois la mienne dans le mois de mars ; mais qu’elle seroit imparfaite, et que je ne l’aurois entière et pleine qu’au mois d’août. Vous verriez par la suite que le présage fut juste.

Je m’occupai fort à l’étude dans tout le cours de ma prison de Vincennes, qui dura quinze mois, et au point que les jours ne me suffisoient point, et que j’y employois même les nuits. Je fis une étude particulière de la langue latine, qui me fit connoître que l’on ne peut jamais trop s’y appliquer, parce que c’est une étude qui comprend toutes les autres ; je travaillai sur la grecque, et sur la neuvième décade de Tite-Live, que j’avois fort aimée autrefois, et à laquelle je retrouvai encore un nouveau goût. Je composai, à l’imitation de Boëce, une Consolation de la Théologie, par laquelle je prouvois que tout homme qui est prisonnier doit essayer d’être le vinctus in Christo dont parle saint Paul. Je ramassai, dans une manière de silva, beaucoup de matières différentes, et entre autres une application, à l’usage de l’Église de Paris, de ce qui étoit contenu dans le livre des Actes de celle de Milan, et j’intitulai cet ouvrage : Partus Vincennarum[2]. Mon exempts n’oublioit rien pour troubler la tranquillité de mes études, et pour tenter de me donner du chagrin. Il me dit un jour que le Roi lui avoit commandé de me faire prendre l’air, et de me mener sur le haut du donjon. Comme il crut que j’y avois du divertissement, il m’annonça, avec une joie qui paroissoit dans ses y eux qu’il avoit reçu un contre-ordre. Je lui répondis qu’il étoit venu tout à propos, parce que l’air, qui étoit trop vif au dessus du donjon, m’avoit fait mal à la tête. Quatre jours après il me proposa de descendre au jeu de paume pour y voir jouer mes gardes. Je le priai de m’en dispenser, parce qu’il me sembloit que l’air y devoit être trop subtil ; mais il m’y força en me disant que le Roi, qui avoit plus de soin de ma santé que je ne croyois, lui avoit commandé de me faire faire exercice. Il me pria ensuite de l’excuser de ce qu’il ne m’y faisoit plus descendre, « pour quelques considérations, ajouta-t-il, que je ne vous puis dire. » À la vérité, je m’étois mis assez au dessus de toutes ces chicaneries, qui ne me touchoient point dans le fond et pour lesquelles je n’avois que du mépris ; mais je vous confesse que je n’avois pas la même supériorité d’ame pour la substance de la prison, si l’on peut se servir de ce terme : et la vue de me trouver tous les matins en me réveillant entre les mains de mes ennemis me faisoit sentir que je n’étois rien moins que stoïque. Ame qui vive ne s’aperçut de mon chagrin ; mais il fut extrême par cette unique raison. C’est un effet de l’orgueil humain ; et je me souviens que je me disois vingt fois le jour à moi-même que la prison d’État étoit la plus sensible de tous les malheurs sans exception.

Vous avez déjà vu que je divertissois mon ennui par mon étude : j’y joignis quelquefois du relâchement. J’avois des lapins sur le haut du donjon ; j’avois des tourterelles dans une des tourelles ; j’avois des pigeons dans l’autre. Les continuelles instances de l’Église de Paris faisoient que l’on m’accordoit de temps en temps ces petits divertissemens ; mais on les troubloit toujours par mille chicanes. Ils ne laissoient pas de m’amuser ; et d’autant plus agréablement, que je les avois aussi prévus mille fois en faisant réflexion à quoi je me pourrois occuper, si il m’arrivoit jamais d’être arrêté. Il n’est pas concevable combien l’on se trouve soulagé quand l’on rencontre, dans les malheurs où l’on tombe, les consolations, quoique petites, que l’on s’y est imaginées par avance. Je ne m’occupois pas si fort à ces diversions, que je ne songeasse avec une extrême application à me sauver ; et le commerce que j’eus toujours au dehors et sans discontinuation me donnoit lieu d’y pouvoir penser et avec espérance et avec fruit.

Le neuvième jour de ma prison, un garde appelé Carpentier s’approcha de moi comme son camarade dormoit (il y en avoit toujours un d’eux qui me gardoit à vue, et même la nuit), et il me mit un billet dans la main que je reconnus d’abord pour être de celle de madame de Pommereux ; il n’y avoit dans ce billet que ces paroles : « Faites-moi réponse ; fiez-vous au porteur. » Ce porteur me donna un crayon et un petit morceau de papier, dans lequel j’assurai la réception du billet. Madame de Pommereux avoit trouvé habitude avec la femme de ce garde, et elle lui avoit donné cinq cents écus pour ce premier billet. Le mari étoit accoutumé à cette manière de trafic, et il n’avoit pas été inutile à la liberté de M. de Beaufort. Il est mort, lui et toute sa famille ; et j’en parle par cette considération plus librement. Comme tout ce qui est écrit peut être vu par des accidens imprévus, permettez-moi de ne point entrer dans le détail de tous les autres commerces que j’eus après celui-là, et dans lesquels il faudroit nommer des gens qui vivent encore. Il suffit que je vous dise que nonobstant le changement de trois exempts et de vingt-quatre gardes du corps qui se succédèrent pendant le cours de quinze mois les uns aux autres, mon commerce ne fut jamais interrompu.

Madame de Pommereux et messieurs de Caumartin et d’Hacqueville m’écrivoient réglément deux fois la semaine. Voici les différentes matières de ce commerce : elles tendoient toutes à ma liberté ; la voie la plus courte étoit celle de se sauver de prison. Je fis deux entreprises, dont l’une me fut suggérée par mon médecin qui étoit homme de mathématiques. Il eut la pensée de limer la barre qui étoit à la grille d’une petite fenêtre qui étoit dans la chapelle où j’entendois la messe, et d’y attacher une espèce de machine avec laquelle je fusse à la vérité descendu assez facilement du troisième étage du donjon ; mais comme ce n’eût été que la moitié du chemin fait, et qu’il eût fallu remonter l’enceinte, de laquelle d’ailleurs l’on n’auroit pu redescendre, il quitta cette pensée, qui étoit en effet impraticable ; et nous nous réduisîmes à une autre, qui ne manqua que parce qu’il ne plut pas à la Providence de la faire réussir. J’avois remarqué, dans le temps qu’on me menoit sur la tour, qu’il y avoit tout au haut un creux dont je n’ai jamais pu deviner l’usage. Il étoit plein à demi, mais l’on pouvoit y descendre et s’y cacher. Je pris sur cela la pensée de choisir le temps que mes gardes seroient allés dîner, et que Carpentier seroit de jour ; et d’enivrer son camarade, qui en effet étoit un vieillard appelé Tourville. Il tomboit comme mort dès qu’il avoit bu deux verres de vin : ce que Carpentier avoit éprouvé plus d’une fois. Je me servis de ce moment pour monter au haut de la tour sans que l’on s’en aperçût, et pour me cacher dans le trou dont je viens de vous parler avec quelques pains et quelques bouteilles d’eau et de vin. Carpentier convenoit de la possibilité et même de la facilité de ce premier pas, qui en effet étoit d’autant plus aisé que les deux gardes qui le devoient relever, lui et son camarade, avoient toujours eu l’honnêteté de ne pas entrer dans ma chambre et de demeurer à la porte jusqu’à ce qu’ils pussent juger que j’étois éveillé : car je m’étois accoutumé à dormir l’après-dînée ou même à faire semblant de dormir. Carpentier devoit donc attacher deux cordes à la fenêtre de la galerie par laquelle M. de Beaufort s’étoit sauvé, et jeter dans le fossé une machine de tissu que M. Vacherot avoit travaillée la nuit dans sa chambre, par le moyen de laquelle on eût pu croire que je me fusse élevé au dessus de la petite muraille qu’on y avoit faite depuis la sortie de M. de Beaufort. Il devoit en même temps donner l’alarme, comme s’il m’avoit vu passer dans la galerie ; et montrer son épée teinte de sang, comme si même il m’eût blessé en me poursuivant. Toute la garde fût accourue au bruit ; l’on eût trouvé les cordes à la fenêtre ; on eût vu la machine et du sang dans le fossé ; huit ou dix cavaliers eussent paru le pistolet à la main dans le bois, comme pour me recevoir. Il y en eût eu un qui fût sorti des portes avec une calotte rouge sur la tête. Ils se seroient séparés, et celui qui auroit eu la calotte rouge auroit tiré du côté de Mézières. On eût tiré le canon de Mézières trois ou quatre jours après, comme si je fusse effectivement arrivé. Qui eût pu s’imaginer que j’eusse été dans ce trou ? On n’eût pas manqué de lever la garde du bois de Vincennes, et de n’y laisser que des mortes-paies ordinaires, qui eussent fait voir pour deux sous à tout Paris et la fenêtre et les cordes, comme ils firent celles de M. de Beaufort. Mes amis y fussent venus par curiosité, comme tous les autres ; ils m’eussent habillé en femme, en moine, comme il vous plaira et j’en fusse sorti sans qu’il y eût eu seulement ombre de soupçon ni de difficulté.

Je ne crois pas qu’il y eût eu rien au monde de plus ridicule pour la cour, si elle eût été attrapée en cette manière. Elle est si extraordinaire, qu’elle en paroît impossible : elle étoit pourtant facile, et je suis convaincu qu’elle auroit infailliblement réussi, si un garde appelé l’Escarmouche ne l’eût pas rompue par un incident que la pure fortune y jeta. On l’envoya à la place d’un autre qui tomba malade ; et comme c’étoit un homme dur, vieux et exact, il dit à l’exempt qu’il ne concevoit point comment il ne faisoit pas mettre une porte à l’entrée du petit escalier qui monte à la tour. Elle y fut mise le lendemain au matin, et ainsi mon entreprise se rompit. Ce même garde m’assura le soir en bonne amitié qu’il m’étrangleroit, s’il plaisoit à Sa Majesté de le lui commander.

Je n’étois pas si attaché aux moyens de me tirer moi-même de la tour de Vincennes, que je ne pensasse aussi à ceux qui pouvoient obliger mes ennemis à m’en tirer. L’abbé Charier, qui partit pour Rome dès le lendemain que je fus arrêté, y trouva le pape Innocent irrité jusqu’à la fureur, et sur le point de lancer les foudres sur les auteurs d’une action sur laquelle les exemples des cardinaux de Guise et d’autres marquoient ses devoirs. Il s’en expliqua avec un très-grand ressentiment à l’ambassadeur de France. Il envoya M. Marini archevêque d’Avignon, en qualité de nonce extraordinaire, pour ma liberté. Le Roi prit de son côté l’affaire avec hauteur ; il défendit à monsignor Marini de passer à Lyon. Le Pape craignit d’exposer son autorité et celle de l’Église à la fureur d’un insensé. Il usa de ce mot en parlant à l’abbé Charier, et en lui ajoutant : « Donnez-moi une armée, et je vous donnerai un légat. » Il étoit difficile de lui donner cette armée ; mais il n’eût pas été impossible, si ceux qui étoient obligés d’être mes amis en cette occasion ne m’eussent point manqué.

Vous avez vu dans le second volume de cet ouvrage que Mézières étoit dans mes intérêts par l’amitié que Bussy-Lameth avoit pour moi ; et que Charleville et le Mont-Olympe y devoient être, parce que M. de Noirmoutier tenoit ces deux places de moi. Vous avez vu aussi que ce dernier m’avoit manqué, lorsque M. le cardinal Mazarin rentra en France. Il crut se justifier, en disant à tout le monde qu’il me serviroit envers tous et contre tous en ce qui me seroit personnel ; et comme il y a peu de chose qui le soit davantage que la prison, il se joignit publiquement avec Bussy-Lameth aussitôt que je fus arrêté ; et ils écrivirent ensemble une lettre au cardinal, par laquelle ils lui déclaroient qu’ils ne pourroient s’empêcher de se porter à toutes sortes d’extrémités, si l’on me tenoit plus long-temps en prison. Ces places, qui sont inattaquables quand elles sont d’un même parti, étoient d’une extrême importance dans un temps où M. le prince, qui, dès la première nouvelle qu’il eut de ma détention, déclara qu’il feroit sans exception tout ce que mes amis souhaiteroient pour ma liberté ; où M. le prince, dis je, offrit à ces deux gouverneurs de faire marcher toutes les forces d’Espagne à leur secours ; où Belle-Isle, dont M. de Retz étoit le maître, n’étoit pas à mépriser à cause de l’Angleterre, dont la France n’étoit nullement assurée en ce moment-là, et où Bordeaux et Brouage tenoient encore pour M. le prince. Beaucoup de gens sont persuadés qu’il y avoit de quoi former une affaire très-considérable, c’est-à-dire qu’il y avoit assez d’étoffe, et en ce que vous venez d’en voir, et en beaucoup de choses de cette nature par exemple en la disposition du comte d’Autel qui étoit dans Béthune, et qui auroit assurément branlé pour moi s’il eût vu la partie bien faite. Le malheur fut qu’il n’y eut personne qui sût bien tailler cette étoffe. M. le duc de Retz avoit bonne intention mais il n’étoit pas capable d’un grand dessein ; et de plus sa femme et son beau-père le retenoient. M. de Brissac, qui avoit eu commandement de se retirer chez lui, ne savoit primer en rien. M. le duc de Noirmoutier eût été le plus entreprenant ; mais il fut gagné d’abord par madame de Chevreuse et par Laigues, auxquels le cardinal[3] dit en termes exprès qu’ils lui répondroient des actions de leurs amis et que s’ils tiroient un coup de pistolet, ils verroient l’un et l’autre ce qui leur en arriveroit. M. de Noirmoutier, qui n’avoit pas d’ailleurs, comme vous avez vu, trop d’amitié pour moi, se rendit aux instances de ses amis et à celles de sa femme, qui n’est pas une des meilleures de son sexe ; et il donna parole[4] à la cour qu’il ne me donneroit que des apparences, et qu’il ne feroit rien en effet.

Il tint sa parole : il ne traversa en rien le siége de Stenay, que le Roi fit en ce temps-là ; il éluda toutes les propositions de M. le prince, et il se contenta de parler et d’écrire toujours en ma faveur, et de tirer force coups de canon lorsque l’on buvoit à ma santé. Il eût eu pourtant peine à soutenir long-temps ce personnage, si Bussy-Lameth, qui avoit de l’esprit et de la décision, eût vécu. Celui-ci dit à Malclerc, qui y avoit été envoyé de la part de mes amis ces propres mots : « Noirmoutier veut amuser le tapis ; mais je le ferai parler français, ou je lui surprendrai sa place. » Le pauvre homme mourut d’apoplexie la nuit même. Le chevalier de Lameth, qui étoit le major dans la place, y étant demeuré le maître par cette mort, le vicomte son frère aîné s’y jeta, et il y demeura très-fidèlement dans mes intérêts. L’abbé de Lameth leur cousin et le mien, et qui étoit mon maître de chambre, n’en bougea, et il m’y servit aussi avec tout le zèle possible ; mais enfin une place ne pouvant rien sans l’autre, on n’agit point, et Mézières, Charleville et le Mont-Olympe furent pour moi mais ne firent rien pour moi. Il ne laissa pas de m’en coûter une bonne somme de deniers, que M. de Retz prêta pour la subsistance de la garnison. J’en ai payé depuis et le capital et les intérêts.

Vous jugez bien que tout ce détail, dont j’étois informé ponctuellement, n’étoit pas la moindre de mes occupations : mais cependant l’une de mes principales occupations dans ma prison étoit de cacher que j’en fusse informé ; et je me souviens que M. de Pradelle, qui commandoit les compagnies des gardes suisses et françaises qui étoient dans le château, et qui avoit permission de me voir, aussi bien que M. de Maupeou de Noisy, qui étoit aussi capitaine aux gardes ; je me souviens, dis-je, que M. de Pradelle me dit un jour qu’il étoit au désespoir d’être obligé de m’apprendre une nouvelle qui m’affligeroit, qui étoit la mort de M. de Bussy-Lameth. Quoique je le susse aussi bien que lui, j’en fis le surpris. Ce M. de Pradelle eut la bonté de me consoler, dans la même conversation, de l’appréhension que j’avois qu’on ne fit quelque chose à Mézières contre le service du Roi et il m’assura que la place étoit entre les mains du commandant que Sa Majesté y avoit envoyé. Vous observerez, s’il vous plaît, que j’avois reçu un billet la veille du vicomte de Lameth, qui me marquoit qu’il en étoit le maître, et qu’il m’en rendroit bon compte. Je reçus toutefois pour bon ce qu’il plut à Pradelle de me dire sur cela, et la plupart des discours de cette nature que l’on fait aux prisonniers d’État : je dis la plupart, parce qu’il y en eut quelques-uns à l’égard desquels je ne pus agir ainsi. Par exemple, Pradelle, qui ne me parloit pour l’ordinaire que du beau temps et des choses qui étoient arrivées avant que j’eusse été arrêté, s’avisa un jour de m’annoncer l’heureux retour du cardinal Mazarin à Paris : il embellit son récit de tous les ornemens qu’il crut qui me pouvoient déplaire, et il exagéra même avec emphase la réception magnifique qui lui avoit été faite à l’hôtel-de-ville. Je la savois déjà, et que M. Vedeau l’avoit harangué avec une bassesse incroyable. Je répondis à M. de Pradelle que je n’en étois point surpris. Il reprit, : « Et vous n’en serez pas même fâché, monsieur, quand vous saurez l’honnêteté que M. le cardinal a pour vous ; il m’a commandé de vous venir assurer de ses très-humbles services, et de vous supplier de croire qu’il n’oubliera rien pour vous servir. » Je ne fis pas semblant d’avoir pris garde à ce compliment, et je lui fis je ne sais quelle question sur un sujet qui n’avoit aucun rapport à celui-là. Il y revint et comme il me pressa de lui répondre, je lui dis que dès la première parole je lui aurois témoigné ma reconnoissance, si je n’étois persuadé que le respect qu’un prisonnier doit au Roi ne lui permet pas de s’expliquer de quoi que ce soit qui regarde sa liberté que lorsqu’il a plu à Sa Majesté de la lui rendre. Il m’entendit ; il m’exhorta à répondre à M. le cardinal plus obligeamment mais il ne me persuada pas.

Les avis que M. le cardinal Mazarin avoit de Rome, et l’émotion des esprits, qui paroissoit et qui croissoit même en Poitou et à Paris, touchant ma prison, l’obligèrent à donner au moins quelques démonstrations touchant ma liberté ; et il se servit pour cet effet de la crédulité de monsignor Dagni, nonce en France, homme de bien, et d’une naissance très-relevée, mais facile, et tout propre à être trompé. Il me l’envoya, accompagné de messieurs de Brienne et Le Tellier, pour me proposer ma liberté et de grands avantages, en cas que je voulusse donner ma démission de la coadjutorerie de Paris. Comme j’avois été averti par mes amis de cette démarche, je la reçus avec un discours très-étudié et très-ecclésiastique, qui fit même honte à monsignor Bagni et qui lui attira ensuite une fort rude réprimande de Rome. Ce discours, qui m’avoit été envoyé par M. de Caumartin, et qui étoit fort beau et fort juste, fut imprimé dès le lendemain. La cour en fut touchée au vif : elle changea et mon exempt et mes gardes ; mais ce changement n’altérà point du tout mon commerce.

Les instances du chapitre de Notre-Dame obligèrent la cour à permettre à un de son corps d’être auprès de moi et l’on choisit pour cet emploi un chanoine de la famille de M. de Bragelonne, qui avoit été nourri au collége avec moi, et auquel même j’avois donné ma prébende. Il s’ennuya trop dans la prison, quoiqu’il s’y fût enfermé avec joie pour l’amour de moi. Il y tomba malade d’une profonde mélancolie. Je m’en aperçus, et je fis ce qui étoit en moi pour l’en faire sortir ; mais il ne voulut jamais m’écouter sur cela. La fièvre double-tierce le saisit, et il se coupa la gorge avec un rasoir au quatrième accès. On eut l’honnêteté de me cacher le genre de sa mort dans tout le temps que je fus à Vincennes ; mais le tragique en fut commenté par mes amis, et ne diminua pas la pitié du peuple à mon égard. Cette pitié ne diminuoit point non plus les frayeurs de M. le cardinal ; elles le portèrent jusqu’à prendre la pensée de me transférer à Amiens, à Brest, au Havre-de-Grâce. J’en fus averti ; je fis le malade. On envoya Vesou pour voir si effectivement je l’étois. On m’a parlé différemment de son rapport. Ce qui empêcha ma translation fut la mort de M. l’archevêque, qui émut à un point tous les esprits, que la cour pensa plus à les adoucir qu’à les effaroucher. La manière dont je fus servi en ce rencontre a du prodige.

[1654] Mon oncle mourut[5] à quatre heures du matin ; à cinq l’on prit possession de l’archevêché en mon nom[6], avec une procuration de moi en très-bonne forme ; et M. Le Tellier, qui vint cinq et un quart dans l’église pour s’opposer de la part du Roi, y eut la satisfaction d’entendre que l’on fulminoit mes bulles dans le jubé. Tout ce qui est surprenant émeut les peuples. Cette scène l’étoit au dernier point, n’y ayant rien de plus extraordinaire que l’assemblage de toutes les formalités nécessaires à une action de cette nature, dans un temps où l’on ne croyoit pas qu’il fût possible d’en observer une seule. Les curés s’échauffèrent encore plus qu’à leur ordinaire : mes amis souffloient le feu ; les peuples ne voyoient plus leur archevêque ; le nonce, qui croyoit avoir été doublement joué par la cour, parloit fort haut et menaçoit de censures. Un petit livre fut mis au jour, qui prouqu’il falloit fermer les églises. M. le cardinal eut peur et comme ses peurs alloient toujours à négocier, il négocia : il n’ignoroit pas l’avantage que l’on trouve à négocier avec des gens qui ne sont point informés ; il croyoit la moitié du temps que j’étois de ce nombre ; il le crut en celui-là, et il me fit jeter cent et cent vues de permutations, d’établissemens de gros clochers, de gouvernemens de retours dans les bonnes grâces du Roi, de liaisons solides avec le ministre. Pradelle et mon exempt ne parloient du soir au matin que sur ce ton. On me donnoit bien plus de liberté qu’à l’ordinaire ; on ne pouvoit plus souffrir que je demeurasse dans ma chambre, pour peu qu’il fît beau sur le donjon. Je ne faisois pas semblant de faire seulement réflexion sur ces changemens, parce que je savois, par mes amis, le dessous des cartes. Ils me mandoient que je me tinsse couvert, et que je ne m’ouvrisse en façon du monde, parce qu’ils étoient informés, à n’en pouvoir douter, que quand l’on viendroit à fondre la cloche l’on ne trouveroit rien de solide ; et que la cour ne songeoit qu’à me faire expliquer sur la possibilité de ma démission, afin de refroidir et le clergé et le peuple. Je suivis ponctuellement l’instruction de mes amis ; et au point que M. de Noailles capitaine des gardes en quartier, m’étant venu trouver de la part du Roi, et m’ayant fait un discours très-éloigné de ses manières et de son inclination honnête et douce (car le Mazarin l’obligea de me parler en aga des janissaires, beaucoup plus qu’en officier d’un roi chrétien), je le priai de trouver bon que je lui fisse ma réponse par écrit. Je ne me ressouviens pas des paroles mais je sais bien qu’elles marquoient. un souverain mépris pour les menaces et pour les promesses, et une résolution inviolable de ne point quitter l’archevêché de Paris.

Je reçus, dès le lendemain, une lettre de mes amis qui me marquoit l’effet admirable que ma réponse, qu’ils firent imprimer toute la nuit, avoit fait dans les esprits et qui me donnoit avis que M. le président de Bellièvre devoit, le jour suivant, faire une seconde tentative. Il y vint effectivement, et il m’offrit, de la part du Roi, les abbayes de Saint-Lucien de Beauvais, de Saint-Médard de Soissons, de Saint-Germain d’Auxerre, de Barbeau, de Saint-Martin de Pontoise, de Saint-Aubin d’Angers, et d’Orcan, pourvu ajouta-t-il, que vous renonciez à l’archevêché de Paris et que… « (il s’arrêta à ce mot en me regardant, et en me disant : « Jusqu’ici je vous ai parlé comme ambassadeur de bonne foi ;je vais commencer à me moquer du Sicilien, qui est assez sot pour m’employer à une proposition de cette sorte ; et pourvu donc, continua-t-il, que vous donniez douze de vos amis pour caution que vous ratifierez votre démission dès le premier moment que vous serez en liberté. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il : il faut que je sois de ces douze, qui seront messieurs de Retz, de Brissac, de Montrésor, de Caumartin d’Hacqueville, etc. Écoutez-moi, reprit-il tout d’un coup, et ne me répondez point, je vous supplie, que je ne vous aie parlé tant qu’il m’aura plu. La plupart de vos amis sont persuadés que vous n’avez qu’à tenir ferme, et que la cour vous donnera votre liberté, en se contentant de se faire de vous, et de vous envoyer à Rome. Abus : elle veut in ogni modo votre démission. Quand je dis la cour, j’entends le Mazarin ; car la Reine est au désespoir que l’on pense seulement à vous tirer de prison. Le Tellier dit qu’il faut que le cardinal ait perdu le sens ; l’abbé Fouquet est enragé, et Servien n’y consent que parce que les autres sont d’un avis contraire. Il faut donc supposer comme incontestable qu’il n’y a que le Mazarin qui veuille votre liberté, et qu’il ne la veut que parce qu’il croit qu’il se venge suffisamment en vous faisant perdre l’archevêché de Paris. C’est au moins l’excuse qu’il prend ; car dans le fond ce n’est pas ce qui le détermine : ce n’est que la peur qu’il a, dans ce moment, du nonce, du chapitre, des curés, du peuple ; je dis dans ce moment de la mort de M. l’archevêque, qui tout au plus peut produire un soulèvement, qui, n’étant point appuyé, tombera à rien. Je soutiens de plus qu’il n’en produira point ; que le nonce menacera, et ne fera rien ; que le chapitre fera des remontrances, et qu’elles seront inutiles ; que les curés prôneront, et qu’ils en demeureront là ; que le peuple criera, et qu’il ne prendra point les armes. Je vois tout cela de près ; et que ce qui en arrivera sera d’être transféré ou au Havre ou à Brest, et de demeurer entre les mains et à la disposition de vos ennemis, qui en useront dans les suites comme il leur plaira. Je sais bien que le Mazarin n’est pas sanguinaire : mais je tremble quand je pense que Noailles vous a dit que l’on étoit résolu d’aller vite, et de prendre les voies dont d’autres États avoient donné tant d’exemples. Et ce qui me fait trembler, c’est la résolution qu’on a eue de parler ainsi. Les grandes âmes disent quelquefois, pour leurs fins, de ces sortes de choses sans les faire ; les basses ont plus de peine à les dire qu’à les faire. Vous croyez que la conclusion que je veux tirer de ce que je viens de vous dire sera qu’il faut que vous donniez votre démission : nullement. Je suis venu ici pour vous dire que vous êtes déshonoré si vous donnez votre démission ; que c’est en cette occasion où vous êtes obligé de remplir, au péril de votre vie et de votre liberté, que vous estimez assurément plus que votre vie, la grande attente où tout le monde est sur votre sujet. Voici l’instant où vous devez plus que jamais mettre en pratique les apophtegmes dont nous vous avons tant fait la guerre. Je compte le fer et le poison pour rien ; rien ne me touche que ce qui est dans moi ; on meurt également partout. Voilà justement comme il faut répondre à ceux qui vous parleront de votre démission. Vous vous en êtes dignement acquitté jusqu’ici, et l’on auroit tort de s’en plaindre : je n’en aurois pas moins, si je prétendois vous obliger à changer de sentiment. Ce n’est pas ce que je vous demande : ce que je souhaite est que vous me disiez bonnement si, en cas que vous puissiez avoir votre liberté pour une feuille de chêne, vous consentez à l’accepter. » Je souris à cette parole. « Attendez, me dit-il ; je vais vous faire avouer que cela n’est pas impossible. Une démission de l’archevêché de Paris, datée du bois de Vincennes, est-elle bonne — Non, lui répondis-je ; mais vous voyez aussi que l’on ne s’en contente pas et que l’on veut des cautions pour la ratification. — Et si je vois jour, reprit le président, à ce que l’on ne vous demande plus de cautions, qu’en dites-vous ? — Je donnerai demain ma démission, lui répondis-je. » Il m’expliqua en cet endroit tout ce qu’il avoit fait ; il me dit qu’il ne s’étoit jamais voulu charger d’aucunes propositions jusqu’à ce qu’il eût connu clairement que l’intention véritable du cardinal étoit de me donner la liberté et que sa disposition étoit pareillement de se relâcher des conditions qu’il avoit demandées pour la sûreté de ma démission ; qu’il n’y en avoit aucune qui ne lui fût venue dans l’esprit ; que la première pensée avoit été d’exiger une promesse par écrit du chapitre des curés et de la Sorbonne, qui s’engageassent à ne me plus reconnoître, en cas que je refusasse de la ratifier lorsque je serois en liberté ; que la seconde avoit été de me faire mener au Louvre, d’y assembler tous les corps ecclésiastiques de la ville, de m’obliger de donner ma parole au Roi en leur présence. Enfin il n’y a sorte de moyens, ajouta-t-il dont il ne se soit avisé pour satisfaire à sa défiance. Vous le voyez par ce que je viens de vous en dire, qui ne fait pourtant pas la moitié de ce que j’en ai vu. Comme je le connois, je ne lui contredis sur rien. Toutes ses ridicules visions se sont évanouies d’elles-mêmes : celle des douze cautions, qui est à la vérité plus praticable que les autres, subsiste encore ; mais elle se dissipera comme les autres, pourvu que vous demeuriez ferme à ne la pas accepter. Je la disputerai avec opiniâtreté contre vous, vous la refuserez avec fermeté comme croyant qu’elle vous est honteuse ; et nous ferons venir le Sicilien à un autre expédient, qu’il prendra, parce qu’il le croira très-propre à vous tromper. Cet expédient est de vous confier ou à d’Hocquincourt ou à M. le maréchal de La Meilleraye, jusqu’à ce que le Pape ait reçu votre démission. Le cardinal croira qu’elle est sûre, si le Pape l’accepte ; et il est si ignorant de nos mœurs, qu’il me le disoit encore hier. »

Je pris la parole en cet endroit, et je dis M. le président que l’expédient ne valoit rien, parce que le Pape ne l’accepteroit pas. « Qu’importe, me repartit-il ? c’est le pis qui nous puisse arriver ; et pour remédier à ce pis, il faut, quand on vous fera cette proposition que vous stipuliez que, quoi qu’il arrive, vous ne pourrez jamais être remis entre les mains du Roi que sur mon billet ; et j’en prendrai un bien signé de celui qui se chargera de votre garde. Vous devez vous fier à moi. Mettez-vous en l’état que je vous marque : j’ai un pressentiment que Dieu pourvoira au reste. »

Nous discutâmes à fond la matière, nous examinâmes tout ce qui se pouvoit imaginer sur le choix qui se devoit faire de M. d’Hocquincourt ou de M. de La Meilleraye ; nous convînmes de tous nos faits, et il sortit de Vincennes les larmes aux yeux en disant à M. de Pradelle : « Je trouve une opiniâtreté invincible : je suis au désespoir. Ce n’est pas l’archevêché qui le tient : il ne s’en soucie plus ; mais il croit que son honneur est blessé par les propositions qu’on lui fait de cautions de garantie. Il ne se rendra jamais ; je ne veux plus me mêler de tout ceci ; il n’y a rien à faire. »

Pradelle qui étoit bien plus à l’abbé Fouquet qu’au cardinal, et qui savoit que l’abbé Fouquet ne vouloit en aucune manière ma liberté, lui porta en diligence cette bonne nouvelle ; et il reçut aussi en même temps la commission de me faire entrevoir sans affectation dans les conversations qu’il avoit avec moi, l’archevêché de Reims et des récompenses immenses, afin que lorsqu’on m’en proposeroit de moindres je me tinsse plus ferme, et que ma fermeté aigrît encore davantage le Mazarin. Je m’aperçus de ce jeu avec assez de facilité, en joignant ce que je savois de sûr par M. de Bellièvre et mes amis, à ce que j’apprenois de différent par Pradelle et par d’Avanton, qui étoit mon exempt. Celui-ci, qui étoit uniquement dépendant de M. de Noailles son capitaine, qui n’y entendoit aucune finesse, et qui n’alloit qu’au service du Roi, ne me grossissoit rien. L’autre dont le but étoit de m’empêcher d’accepter le parti que l’on me feroit, par l’espérance qu’il me feroit concevoir d’en obtenir de plus considérables, continuoit à me jeter des lueurs éclatantes. Je me résolus de répondre par l’art à l’artifice : je dis à d’Avanton que je ne concevois pas la manière d’agir de la cour : que quoique je fusse dans les fers, je ne les trouvois pas assez pesans pour souhaiter de les rompre par toutes voies ; qu’enfin il falloit agir avec sincérité avec tout le monde, et avec les prisonniers comme avec les autres ; que l’on me faisoit en même temps des propositions tout opposées ; que M. le premier président m’offroit sept abbayes ; que M. de Pradelle me montroit des archevêchés. D’Avanton, qui dans le vrai ne vouloit que le bien de l’affaire, ne manqua pas de rendre compte à son capitaine de mes plaintes. M. le cardinal Mazarin, qui avoit pris une frayeur mortelle des curés et des confesseurs de Paris, et qui par cette considération brûloit d’impatience de finir, en fut outré contre Pradelle : il l’en gourmanda au dernier point. Il soupçonna le vrai, qui étoit qu’il agissoit par les ordres de l’abbé Fouquet ; et le chagrin qu’il eut de trouver dans les siens mêmes des obstacles à ses volontés contribua beaucoup, à ce que M. de Bellièvre me dit dès le lendemain, à le faire conclure à ce que je donnasse ma démission datée du donjon de Vincennes ; que le Roi me pourvût des sept abbayes que je vous ai nommées, et que je fusse remis entre les mains de M. le maréchal de La Meilleraye pour être gardé par lui dans le château de Nantes, et pour être mis en liberté aussitôt qu’il auroit plu à Sa Sainteté d’accepter ma démission ; que, quoi qu’il pût arriver de cette démission, je ne pourrois jamais être remis entre les mains de Sa Majesté qu’après que M. le président de Bellièvre auroit écrit de sa main à M. le maréchal de La Meilleraye qu’il l’agréoit ; et que, pour plus grande sûreté de cette dernière clause, le Roi signeroit de sa main un papier, par lequel il permettroit à M. le maréchal de La Meilleraye de donner cette promesse par écrit à M. le président de Bellièvre. Tout cela fut exécuté ; et le lundi suivant l’un et l’autre me vinrent prendre à Vincennes et ils me menèrent ensemble, dans un carrosse du Roi jusqu’au Port-à-l’Anglais.

Comme le maréchal étoit tout estropié de la goutte, il ne put monter jusqu’à ma chambre : ce qui donna le temps à M. de Bellièvre, qui m’y vint prendre, de me dire, en descendant les degrés, que je me gardasse bien de donner une parole que l’on m’alloit demander. Le maréchal, que je trouvai au bas de l’escalier, me la demanda effectivement : c’étoit de ne me point sauver. Je lui répondis que les prisonniers de guerre donnoient des paroles, mais que je n’avois jamais ouï dire qu’on en exigeât des prisonniers d’État. Le maréchal se mit en colère, et il me dit nettement qu’il ne se chargeoit donc pas de ma personne. M. de Bellièvre, qui n’avoit pas pu devant mon exempt, devant Pradelle et devant mes gardes, s’expliquer avec moi du détail, prit la parole, et dit : « Vous ne vous entendez pas : M. le cardinal ne vous refuse pas de vous donner sa parole si vous voulez vous y fier absolument, et ne lui donner auprès de lui aucune garde. Mais si vous le gardez, monsieur, à quoi vous serviroit cette parole ? car tout homme que l’on garde en est quitte. » Le premier président jouoit à jeu sûr : car il savoit que la Reine avoit fait promettre au maréchal qu’il me feroit toujours garder à vue. Il regarda M. de Bellièvre, et il lui dit : « Vous savez si je puis faire ce que vous me proposez. Allons, continua-t-il en se tournant vers moi, il faut donc que je vous garde ; mais ce sera d’une manière de laquelle vous ne vous plaindrez jamais. » Nous sortîmes ainsi, escortés des gendarmes, des chevau-légers et des mousquetaires du Roi ; et les gardes de M. le cardinal Mazarin, qui à mon sens n’eussent pas dû être de ce cortége, y parurent même avec éclat.

  1. M. d’Hacqueville. Il fut par la suite l’ami et le confident de madhme de Sevigné. il étoit d’une activité extraordinaire, et sembloit se multiplier pour servir ceux qu’il aimoit. Madame de Sévigné l’appeloit les d’Hacqueville, l’ami inépuisable.
  2. Partus Vincennarum : Joly, dans ses Mémoires, prétend que le cardinal avoit donné ce titre au commencement d’une histoire latine de sa vie, écrite dans sa prison de Vincennes.
  3. Le cardinal : Ce ministre étoit rentré en triomphe à Paris le 3 février 1653.
  4. M. le maréchal de Villeroy donna avis de cet engagement avec la cour à madame de Lesdiguières, le quatorzième jour de ma prison. (A. E.)
  5. Mon oncle mourut : Le 21 mars 1654. (A. E.)
  6. Ce fut Caumartin qui en fit prendre possession. (A. E.)