Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 5

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 251-290).
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Le lendemain les gens du Roi apportèrent au parlement un arrêt du conseil, qui portoit cassation de celui du parlement, et défenses de délibérer sur la proposition de 1617 contre le ministère des étrangers. La compagnie opina avec une chaleur inconcevable, ordonna des remontrances par écrit, manda le prévôt des marchands pour pourvoir à la sûreté de la ville, commanda à tous les gouverneurs de laisser tous les passages libres, et que le lendemain, toute affaire cessante, on délibéreroit sur la proposition de 1617. Je fis l’impossible toute la nuit pour rompre ce coup, parce que j’avois lieu de craindre qu’il ne précipitât les choses au point d’engager M. le prince malgré lui-même dans les intérêts de la cour. Longueil courut de son côté pour le même effet ; Broussel lui promit d’ouvrir l’avis modéré : les autres ou m’en assurèrent ou me le firent espérer. Ce ne fut plus cela le lendemain : ils s’échauffèrent les uns les autres avant que de s’asseoir. Le maudit esprit de classe dont je vous ai déjà parlé les saisit ; et ces mêmes gens qui deux jours auparavant trembloient de frayeur, et que j’avois eu tant de peine à rassurer, passèrent tout d’un coup, et sans savoir pourquoi, à l’aveugle fureur ; et telle, qu’ils ne firent pas seulement réflexion que le général de cette même armée, dont le nom seul leur avoit fait peur, et qu’ils devoient plus appréhender que son armée, parce qu’ils avoient sujet de le croire malintentionné pour eux, comme ayant toujours été très-attaché à la cour ; ils ne firent pas seulement, dis-je, réflexion que ce général venoit d’y arriver : et ils donnèrent cet arrêt que je vous ai marqué ci-dessus, qui obligea la Reine de faire sortir de Paris M. d’Anjou[1], tout rouge encore de sa petite vérole, et madame la duchesse d’Orléans même, malade, et qui eût commencé la guerre civile dès le lendemain, si M. le prince, avec lequel j’eus sur ce sujet une seconde conférence de trois heures, n’eût pris le parti du monde le plus sain et le plus sage, quoiqu’il fût très-mal persuadé du cardinal et à l’égard du public et au sien particulier, et qu’il ne fût guère plus satisfait de la conduite du parlement, avec lequel on ne pouvoit prendre aucunes mesures en corps, ni de bien sûres avec les particuliers. Il ne balança pas un moment à prendre la résolution qu’il crut la plus utile au bien de l’État ; il marcha sans hésiter et d’un pas égal entre le cabinet et le public, entre la faction et la cour et il me dit ces propres paroles, qui me sont toujours demeurées dans l’esprit, même en la plus grande chaleur de nos démêlés : « Le Mazarin ne sait ce qu’il fait, et il perdroit l’État si l’on n’y prenoit garde. Le parlement va trop vite : vous me l’aviez bien dit, et je le vois. S’il se ménageoit comme nous l’avions concerté, nous ferions nos affaires ensemble, et celles du public. Il se précipite : et si je me précipitois avec lui, j’y ferois peut-être mieux mes affaires que lui ; mais je m’appelle Louis de Bourbon, et je ne veux pas ébranler la couronne. Ces diables de bonnets carrés sont-ils enragés « de m’engager ou à faire demain la guerre civile, ou à les étrangler eux-mêmes, et à mettre sur leurs têtes et sur la mienne un gredin de Sicile qui nous perdra tous à la fin ! »

M. le prince avoit raison, à la vérité, d’être embarrassé et fâché : car vous remarquerez que ce même Broussel, avec lequel il avoit lui-même pris des mesures, et qui m’avoit positivement promis d’être modéré dans cette délibération, fut celui qui ouvrit l’avis de l’arrêt, et qui ne m’en donna d’autre excuse que l’emportement général qu’il avoit vu dans tous les esprits. Enfin la conclusion de notre conférence fut qu’il partiroit au même moment pour Ruel ; qu’il s’opposeroit, comme il avoit déjà commencé, au projet concerté et résolu d’attaquer Paris ; et qu’il proposeroit à la Reine que M. le duc d’Orléans et lui écrivissent au parlement, et le priassent d’envoyer des députés, pour conférer et pour essayer de remédier aux nécessités de l’État.

Je suis obligé de dire pour la vérité que ce fut lui qui me proposa cet expédient, qui ne m’étoit point venu dans l’esprit. Il est vrai qu’il me charma et me toucha à un tel point, que M. le prince s’aperçut de mon transport, et qu’il me dit avec tendresse : « Que vous êtes éloigné des pensées où l’on vous croit à la cour ! Plût à Dieu que tous ces coquins de ministres eussent d’aussi bonnes intentions que vous ! »

J’avois fort assuré M. le prince que le parlement ne pouvoit qu’agréer extrêmement l’honneur que M. le duc d’Orléans et lui lui feroient de lui écrire ; mais j’avois ajouté que, vu l’aigreur des esprits, je doutois qu’il voulût conférer avec le cardinal ; que j’étois persuadé que si lui, M. le prince, pouvoit faire en sorte d’obliger la cour à ne point se faire une affaire ni une condition de la présence de ce ministre, il se donneroit à lui-même un avantage très-considérable, en ce que tout l’honneur de l’accommodement où Monsieur, à son ordinaire, ne serviroit que de figure, lui reviendroit : et en ce que l’exclusion du cardinal décréditeroit au dernier point son ministère, et seroit un préalable très-utile au coup que M. le prince faisoit état de lui donner dans le cabinet. Il comprit très-bien son intérêt ; et le parlement ayant répondu à Choisy, chancelier de Monsieur, et au chevalier de La Rivière, gentilhomme de la chambre de M. le prince, qui y avoient porté les lettres de leurs maîtres ; ayant, dis-je, répondu que le lendemain les députés iroient à Saint-Germain pour conférer avec messieurs les princes seulement, M. le prince se servit très-habilement de cette parole, pour faire croire au cardinal qu’il ne devoit pas se commettre, et qu’il étoit de sa prudence de se faire honneur de la nécessité. Cette atteinte fut cruelle à la personne d’un cardinal reconnu, depuis la mort du feu Roi, pour premier ministre ; et la suite ne lui en fut pas moins honteuse. Le président Viole, qui avoit ouvert l’avis au parlement de renouveler l’arrêt de 1617 contre les étrangers, vint à Saint-Germain où le Roi étoit allé de Ruel, sur la parole de M. le prince [et il fut admis sans contestation à la conférence qui fut tenue chez M. le duc d’Orléans, accompagné de M. le prince, de M. le prince] de Conti et de M. de Longueville[2].

On y traita presque tous les articles qui avoient été proposés à la chambre de Saint-Louis, et messieurs les princes en accordèrent beaucoup avec facilité. Le premier président s’étant plaint de l’emprisonnement de M. de Chavigny, donna lieu à une contestation considérable, parce que, sur la réponse que l’on lui fit que Chavigny n’étant pas du corps du parlement, cette action ne regardoit en rien la compagnie, il répondit que les ordonnances obligeoient à ne laisser personne en prison plus de vingt-quatre heures sans l’interroger. Monsieur se leva avec chaleur à ce mot, qu’il prétendoit donner des bornes trop étroites à l’autorité royale. Viole le soutint avec vigueur : les députés tout d’une voix y demeurèrent fermes ; et en ayant le lendemain fait leur rapport au parlement, ils en furent loués. La chose fut même poussée avec tant de force et soutenue avec tant de fermeté, que la Reine fut obligée de consentir que la déclaration portât que l’on ne pourroit plus tenir aucun, même particulier du royaume, en prison plus de trois jours sans l’interroger. Cette clause obligea la cour de donner aussitôt la liberté à Chavigny, qu’il n’y avoit pas lieu d’interroger en forme.

Cette question, que l’on appeloit celle de la sûreté publique, fut presque la seule qui reçut beaucoup de contradiction[3]. Le ministère ne pouvoit se résoudre de s’astreindre à une condition aussi contraire à sa pratique ; et le parlement n’eut pas moins de peine à se relâcher d’une ancienne ordonnance accordée par nos rois à la réquisition des États. Les vingt-trois autres propositions de la chambre de Saint-Louis passèrent, avec plus de chaleur entre les particuliers que de contestation pour leur substance. Il y eut cinq conférences à Saint-Germain : il n’entra dans la première que messieurs les princes. Le chancelier et le maréchal de La Meilleraye, qui avoit été fait surintendant à la place d’Emery, furent admis dans les quatre autres. Le premier y eut de grandes prises avec le premier président, qui avoit un mépris pour lui qui alloit jusqu’à la brutalité. Le lendemain de chaque conférence, l’on opinoit sur le rapport des députés au parlement. Il seroit infini et ennuyeux de vous rendre compte de toutes les scènes qui y furent données au public ; et je me contenterai de vous dire en général que le parlement, ayant obtenu ou plutôt emporté sans exception tout ce qu’il demandoit, c’est-à-dire le rétablissement des anciennes ordonnances, par une déclaration conçue sous le nom du Roi, mais dressée et dictée par la compagnie, crut encore qu’il se relâchoit beaucoup en promettant qu’il ne continueroit plus ses assemblées. Vous verrez cette déclaration toute d’une vue, s’il vous plaît de vous ressouvenir des propositions que je vous ai marquées de temps en temps dans la suite de cette histoire, comme ayant été faites dans le parlement et dans la chambre de Saint-Louis. Le lendemain qu’elle fut publiée et enregistrée, qui fut le 24 octobre 1648, le parlement prit ses vacations, et la Reine revint avec le Roi à Paris bientôt après. J’en rapporterai les suites après que je vous aurai rendu compte de deux ou trois incidens qui survinrent dans le temps de ces conférences.

Madame de Vendôme présenta requête au parlement pour lui demander la justification de monsieur son fils, qui s’étoit sauvé, le jour de la Pentecôte précédente, de la prison du bois de Vincennes, avec résolution et bonheur. Je n’oubliai rien pour la servir en cette occasion ; et madame de Nemours sa fille avoua que je n’étois pas méconnoissant.

Je ne me conduisis pas si raisonnablement dans une autre rencontre qui m’arriva. Le cardinal, qui eût souhaité avec passion de me perdre dans le public, avoit engagé le maréchal de La Meilleraye, surintendant des finances et mon ami, à m’apporter chez moi quarante mille écus que la Reine m’envoyoit pour le paiement de mes dettes, en reconnoissance, disoit-elle, des services que j’avois essayé de lui rendre le jour des barricades. Observez, je vous prie, que lui, qui m’avoit donné les avis les plus particuliers des sentimens de la cour sur ce sujet, les croyoit de la meilleure foi du monde changés pour moi, parce que le cardinal lui avoit témoigné une douleur sensible de l’injustice qu’il m’avoit faite, et qu’il avoit reconnue clairement depuis. Je ne vous marque cette circonstance que parce qu’elle sert à faire connoître que les gens qui sont naturellement foibles à la cour ne peuvent jamais s’empêcher de croire tout ce qu’elle prend la peine de leur vouloir faire croire. Je l’ai observé mille et mille fois ; et que quand ils ne sont pas dupes, c’est la faute des ministres. Comme la foiblesse à la cour n’étoit pas mon défaut, je ne me laissai pas persuader par le maréchal de La Meilleraye, comme lui-même s’étoit laissé persuader par le Mazarin ; et je refusai les offres de la Reine, avec toutes les paroles requises en cette occasion, mais sincères à proportion de la sincérité avec laquelle elles m’étoient faites.

Voici le point où je donnai dans le panneau. Le maréchal d’Estrées traitoit du gouvernement de Paris avec M. de Montbazon[4] : le cardinal l’obligea de faire semblant d’en avoir perdu la pensée, et d’essayer de me l’inspirer comme une chose qui me concernoit fort, et dans laquelle je donnerois d’autant plus facilement, que le prince de Guémené, à qui cet emploi n’étoit propre, en ayant la survivance et devant par conséquent toucher une partie du prix, les intérêts de la princesse, que l’on savoit ne m’être pas indifferens, s’y trouveroient. Si j’eusse eu du bon sens, je n’aurois pas seulement écouté une proposition de cette nature, laquelle m’eût jeté, si elle eût réussi, dans la nécessité de me servir de la qualité de gouverneur de Paris contre l’intérêt de la cour : ce qui n’eût pas été assurément de la bienséance ; ou de préférer les devoirs d’un gouverneur à ceui d’un archevêque : ce qui étoit réellement contre mon intérêt et contre ma réputation. Voilà ce que j’eusse prévu, si j’eusse eu du bon sens : mais si j’en eusse eu un grain en cette occasion, je n’aurois pas au moins fait voir que j’avois de la pente à en recevoir l’ouverture, que je n’y eusse vu moi-même plus de jour. Je m’éblouis d’abord à la vue du bâton, qui me parut devoir être d’une figure plus agréable quand il seroit croisé avec la crosse. Le cardinal ayant fait son effet, qui étoit de m’entamer dans le public sur l’intérêt particulier, sur lequel il n’avoit pu jusque là prendre sur moi le moindre avantage, rompit l’affaite par le moyen des difficultés que le maréchal d’Estrées, de concert avec lui, y fit naître. Je fis à ce même moment une seconde faute presque aussi grande que la première : car au lieu d’en profiter, comme je pouvois, en deux ou trois manières, je m’emportai, et je dis tout ce que la rage me fit dire contre le ministre à Brancas[5], neveu du maréchal, et dont le défaut dès ce temps-là n’étoit pas de taire aux plus forts ce que les plus foibles disoient d’eux. Je ne pourrois pas vous dire encore, à l’heure qu’il est, les raisons ou plutôt les déraisons qui me purent obliger à une aussi méchante conduite. Je cherche dans les replis de mon cœur le principe qui fait que je trouve une satisfaction plus sensible à vous faire une confession sincère de mes fautes, que je n’en trouverois assurément dans le plus juste panégyrique. Je reviens aux affaires publiques.

La déclaration, à la publication de laquelle j’étois demeuré, et le retour du Roi à Paris, joints à l’inaction du parlement qui étoit en vacations, apaisèrent pour un moment le peuple, qui étoit si échauffé, que deux ou trois jours avant que l’on eût enregistré la déclaration, il avoit été sur le point de massacrer le premier président et le président de Nesmond, parce que la compagnie ne délibéroit pas aussi vite que les marchands le prétendoient sur un impôt établi sur l’entrée du vin[6]. Cette chaleur revint avec la Saint-Martin. Il sembloit que tous les esprits étoient surpris et enivrés de la fumée des vendanges. Vous allez voir des scènes, au prix desquelles les passées n’ont été que des verdures et des pastourilles.

Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connoître et de prendre ce moment : si on le manque, surtout dans la révolution des États, on court fortune ou de ne pas le retrouver, ou de ne le pas apercevoir. Il y en a mille et mille exemples. Les six ou sept semaines qui s’écoulèrent depuis la publication de la déclaration, jusqu’à la Saint-Martin de l’année 1648, nous en présentent un qui ne nous a été que trop sensible. Chacun trouvoit son compte dans la déclaration, c’est-à-dire chacun l’y eût trouvé si chacun l’eût bien entendue. Le parlement avoit l’honneur du rétablissement de l’ordre ; les princes le partageoient, et en avoient le premier fruit, qui étoit la considération et la sûreté ; le peuple, déchargé de plus de soixante millions, y trouvoit un soulagement considérable ; et si le cardinal Mazarin eût été d’un génie propre à se faire honneur de la nécessité (ce qui est une des qualités les plus nécessaires à un ministre), il se fût, par un avantage qui est toujours inséparable de la faveur ; il se fût, dis-je, approprié dans la suite la plus grande partie du mérite des choses mêmes auxquelles il s’étoit le plus opposé.

Voilà des avantages signalés pour tout le monde : et tout le monde manqua ces avantages signalés par des considérations si légères, qu’elles n’eussent pas dû, dans les véritables règles du bon sens, en faire même perdre de médiocres. Le peuple, qui s’étoit animé par les assemblées du parlement, s’effaroucha dès qu’il les vit cesser, sur l’approche de quelques troupes, desquelles, dans la vérité, il étoit ridicule de prendre ombrage, et par la considération de leur petit nombre, et par beaucoup d’autres circonstances. Le parlement prit à son retour toutes les bagatelles qui sentoient le moins du monde l’inexécution de la déclaration, avec la même rigueur et les mêmes formalités qu’il auroit traité à un défaut ou à une forclusion. M. le duc d’Orléans vit tout le bien qu’il pouvoit faire, et une partie du mal qu’il pouvoit empêcher ; mais comme l’endroit par lequel il fut touché de l’un et de l’autre ne fut pas celui de la peur, qui étoit sa passion dominante, il ne sentit pas assez le coup pour en être ému. M. le prince connut le mal dans toute son étendue ; mais comme son courage étoit sa vertu la plus naturelle, il ne le craignit pas assez : il voulut le bien, mais il ne le voulut qu’à sa mode : son âge, son humeur et ses victoires ne lui permirent point de joindre la patience à l’activité ; et il ne conçut pas d’assez bonne heure cette maxime si nécessaire aux princes, de ne considérer les petits incidens que comme des victimes que l’on doit toujours sacrifier aux grandes affaires. Le cardinal, qui ne connoissoit en aucune façon nos manières, confondoit journellement les plus importantes avec les plus légères ; et dès le lendemain que la déclaration fut publiée (cette déclaration qui passoit dans la chaleur des esprits pour une loi fondamentale de l’État) ; dès le lendemain, dis-je, qu’elle fut publiée, elle fut entamée et altérée sur des articles de rien, que le cardinal devoit même observer avec ostentation, pour colorer les contraventions qu’il pouvoit être obligé de faire aux plus considérables. Ce qui lui arriva de cette conduite fut que le parlement, aussitôt après son ouverture, recommença à s’assembler, et que la chambre des comptes et la cour des aides même, auxquelles on porta dans le même mois de novembre la déclaration à vérifier, prirent la liberté d’y ajouter encore plus de modifications et de clauses que le parlement.

La cour des aides entre autres fit défense, sur peine de la vie, de mettre les tailles en parti[7]. Comme elle eut été mandée pour ce sujet au Palais-Royal, et qu’elle se fut relâchée en quelque façon de ce premier arrêt, en permettant de faire des prêts sur les tailles pour six mois, le parlement le trouva très-mauvais, et s’assembla le 30 de décembre, tant sur ce fait que sur ce que l’on savoit qu’il y avoit une autre déclaration à la chambre des comptes, qui autorisoit pour toujours les mêmes prêts. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que dès le 16 du mois de décembre M. le duc d’Orléans et M. le prince avoient été au parlement pour empêcher les assemblées, et pour obliger la compagnie à travailler seulement par députés à la recherche des articles de la déclaration, auxquels on prétendoit que le ministre avoit contrevenu : ce qui leur fut accordé. Mais après une contestation fort aigre, M. le prince parla avec beaucoup de colère, et l’on prétendit même qu’il avoit fait un signe du petit doigt, par lequel il parut menacer. Il m’a dit souvent depuis qu’il n’en avoit pas eu la pensée. Ce qui est constant, c’est que la plupart des conseillers le crurent ; que le murmure s’éleva ; et que si l’heure n’eût sonné, les choses se fussent encore plus aigries.

[1649] Elles parurent le lendemain plus douces, parce que la compagnie se relâcha, comme je vous ai déjà dit ci-dessus, à examiner les contraventions faites à la déclaration, par députés seulement, et chez M. le premier président : mais cette apparence de calme ne dura pas guère. Le parlement résolut, le 2 de janvier, de s’assembler pour pourvoir à l’exécution de la déclaration que l’on prétendoit avoir été blessée, particulièrement dans les huit ou dix derniers jours, en tous ses articles ; et la Reine prit le parti de faire sortir le Roi de Paris, à quatre heures du matin, le jour des Rois, avec toute la cour. Les ressorts particuliers de ce grand mouvement sont assez curieux, quoiqu’ils soient fort simples.

Vous jugez suffisamment, par ce que je vous ai déjà dit, quels motifs faisoient agir la Reine conduite par le cardinal, et M. le duc d’Orléans gouverné par La Rivière, qui étoit l’esprit le plus bas et le plus intéressé de son siècle. Voici ce qui m’a paru des motifs de M. le prince. Les contre-temps du parlement, desquels je vous ai déjà parlé, commencèrent à le dégoûter presque aussitôt qu’il eut pris des mesures avec Broussel et avec Longueil ; et ce dégoût, joint aux caresses que la Reine lui fit à son retour, aux soumissions apparentes du cardinal, et à la pente naturelle qu’il tenoit de père et de mère de n’aimer pas à se brouiller avec la cour, affoiblirent avec assez de facilité dans son esprit les raisons que son grand cœur y avoit fait naître. Je m’aperçus d’abord du changement : je m’en afïligeai pour moi, je m’en affligeai pour le public ; mais je m’en affligeai à la vérité beaucoup plus pour lui-même. Je l’aimois autant que je l’honorois, et je vis d’un coup d’œil le précipice. Je vous ennuierois si je vous rendois compte de toutes les conversations que j’eus avec lui sur cette matière. Vous jugerez, s’il vous plaît, des autres par celle dont je vais vous rapporter le détail ; elle se passa justement l’après-dînée du jour où l’on prétendit qu’il avoit menacé le parlement.

Je trouvai dans ce moment que le dégoût que j’avois déjà remarqué dans son esprit étoit changé en colère et même en indignation. Il me dit, en jurant, qu’il n’y avoit plus moyen de souffrir l’insolence et l’impertinence de ces bourgeois, qui en vouloient à l’autorité royale ; que tant qu’il avoit cru qu’ils n’avoient eu pour but que le Mazarin, il avoit été pour eux ; que je lui avois moi-même confessé plus de trente fois qu’il n’y avoit aucunes mesures bien sûres à prendre avec des gens qui ne peuvent jamais se répondre d’eux-mêmes d’un quart-d’heure à l’autre, parce qu’ils ne peuvent jamais se répondre un instant de leurs compagnies ; qu’il ne se pouvoit résoudre à devenir le général d’une armée de fous, n’y ayant pas un homme sage qui pût s’engager dans une cohue de cette nature ; qu’il étoit prince du sang ; qu’il ne vouloit pas ébranler l’État, que si le parlement eût pris la conduite dont on étoit demeuré d’accord, on l’eût redressé ; mais qu’agissant comme il faisoit, il prenoit le chemin de le renverser. M. le prince ajouta à cela tout ce que vous pouvez vous figurer de réflexions publiques et particulières. Voici en propres paroles ce que je lui répondis :

« Je conviens, monsieur, de toutes les maximes générales ; permettez-moi, s’il vous plaît, de les appliquer au fait particulier. Si le parlement travaille à la ruine de l’État, ce n’est pas qu’il ait intention de le ruiner. Nul n’a plus d’intérêt au maintien de l’autorité royale que les officiers : tout le monde en convient. Il faut donc reconnoître de bonne foi que lorsque les compagnies souveraines font du mal, ce n’est que parce qu’elles ne savent pas bien faire le bien même qu’elles veulent. La capacité d’un ministre qui sait ménager les particuliers et les corps les tient dans l’équilibre où elles doivent être naturellement, et dans lequel elles réussissent, par un mouvement qui balance ce qui est de l’autorité des princes et de l’obéissance des peuples. L’ignorance de celui qui gouverne aujourd’hui ne lui laisse ni assez de vue ni assez de force pour régler les poids de cette horloge. Les ressorts en sont mêlés : ce qui n’étoit que pour modérer le mouvement veut le faire, et je conviens qu’il le fait mal, parce qu’il n’est pas lui-même fait pour cela : voilà où gît le défaut de notre machine. Votre Altesse veut la redresser, et avec d’autant plus de raison qu’il n’y a qu’elle qui en soit capable ; mais pour la redresser, faut-il se joindre à ceux qui la veulent rompre ? Vous convenez des disparates du cardinal, vous convenez qu’il ne pense qu’à établir en France l’autorité qu’il n’a jamais connue qu’en Italie. S’il y pouvoit réussir, seroit-ce le compte de l’État, selon ses bonnes et véritables maximes ? Seroit-ce celui des princes du sang en tout sens ? Mais de plus est-il en état d’y réussir ? N’est-il pas accablé de la haine et du mépris public ? Le parlement n’est-il pas l’idole du peuple ? Je sais que vous les comptez pour rien, parce que la cour est armée ; mais je vous supplie de me permettre de vous dire qu’on les doit compter pour beaucoup, toutes les fois qu’ils se comptent eux-mêmes pour tout. Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien ; et le malheur est que leurs forces consistent dans leur imagination : car on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir. Votre Altesse me disoit dernièrement que cette disposition du peuple n’étoit qu’une fumée ; mais cette fumée si noire et si épaisse est entretenue par un feu qui est bien vif et bien allumé. Le parlement le souffle ; et le parlement, avec les meilleures et même les plus simples intentions du monde, est capable de l’enflammer à un point qui l’embrasera et le consumera lui-même, mais qui hasardera dans ces intervalles plus d’une fois l’État. Les corps poussent toujours avec trop de vigueur les fautes des ministres quand ils ont tant fait que de s’y acharner, et ils ne ménagent presque jamais leurs imprudences : ce qui est en de certaines occasions capable de perdre un royaume. Si le parlement eût répondu, quelque temps avant que vous revinssiez de l’armée, à la ridicule et pernicieuse proposition que le cardinal lui fit, de déclarer s’il prétendoit mettre des bornes à l’autorité royale si, dis-je, les plus sages du corps n’eussent éludé la réponse, la France, à mon opinion, couroit fortune parce que la compagnie se déclarant pour l’affirmative, comme elle fut sur le point de le faire, elle déchiroit le voile qui couvre le mystère de l’État. Chaque monarchie a le sien : celui de la France consiste dans une espèce de silence religieux et sacré dans lequel on ensevelit, en obéissant presque toujours aveuglément aux rois, le droit que l’on ne veut croire avoir de s’en dispenser, que dans les occasions où il ne seroit pas même de leur service de plaire à leurs rois. Ce fut un miracle que le parlement ne levât pas dernièrement ce voile, et ne le levât pas en forme et par arrêt : ce qui seroit bien d’une conséquence plus dangereuse et plus funeste que la liberté que les peuples ont prise depuis quelque temps de voir à travers. Si cette liberté, qui est déjà dans la salle du Palais, étoit passée jusque dans la grand’chambre, elle feroit des lois révérées de ce qui n’est encore que question problématique, et de ce qui n’étoit il n’y a pas long-temps qu’un secret, ou inconnu, ou du moins respecté. Votre Altesse n’empêchera pas, par la force des armes, les suites du malheureux état que je vous marque, et dont nous ne sommes peut-être que trop proches. Elle voit que le parlement même a peine de retenir les peuples qu’il a éveillés : elle voit que la contagion se glisse dans les provinces, et que la Guienne et la Provence donnent déjà très-dangereusement l’exemple qu’elles ont reçu de Paris. Tout branle, et Votre Altesse seule est capable de fixer ce mouvement par l’éclat de sa naissance, par celui de sa réputation, et par la persuasion générale où on est qu’il n’y a qu’elle qui y puisse remédier. L’on peut dire que la Reine partage la haine que l’on a pour le cardinal, et que Monsieur partage le mépris que l’on a puar La Rivière. Si vous entrez par complaisance dans leurs pensées, vous entrerez en part de la haine publique. Vous êtes au dessus du mépris ; mais la crainte que l’on aura de vous prendra sa place ; et cette crainte empoisonnera si cruellement et la haine que l’on aura pour vous et le mépris que l’on a déjà pour les autres, que ce qui n’est présentement qu’une plaie dangereuse à l’État lui deviendra peut-être mortelle, et pourra mêler dans la suite de la révolution le désespoir du retour, qui est toujours en ces matières le dernier et le plus dangereux symptôme de la maladie. Je n’ignore pas les justes raisons qu’a Votre Altesse d’appréhender les manières d’un corps composé de plus de deux cents têtes, et qui n’est capable ni de gouverner ni d’être gouverné. Cet embarras est grand ; mais j’ose soutenir qu’il n’est pas insurmontable, et qu’il n’est pas même difficile à démêler dans la conjoncture présente par des circonstances particulières. Quand le parti seroit formé, quand vous seriez à la tête de l’armée, quand les manifestes auroient été publiés, quand enfin vous seriez déclaré général d’un parti dans lequel le parlement seroit entré ; auriez-vous, monsieur, plus de peine à soutenir ce poids que messieurs votre aïeul et basaïeul n’en ont eu à s’accommoder au caprice des ministres de La Rochelle, et des maires de Nîmes et de Montauban ? Et Votre Altesse trouveroit-elle plus de difficulté à ménager le parlement de Paris, que M. de Mayenne n’y en a trouvé dans le temps de la Ligue, c’est-à-dire dans le temps de la faction du monde la plus opposée à toutes les maximes du parlement ? Votre naissance et votre mérite vous élèvent autant au dessus de ce dernier exemple, que la cause dont il s’agit est au dessus de celle de la Ligue : et les manières n’en sont pas moins différentes. La Ligue fit une guerre, où le chef du parti commença sa déclaration par une jonction ouverte et publique avec l’Espagne contre la couronne et la personne d’un des plus braves et des meilleurs rois que la France ait jamais eu ; et ce chef de parti, sorti d’une maison étrangère et suspecte, ne laissa pas de maintenir très-long-temps dans ses intérêts ce même parlement dont la seule idée vous fait peine, dans une occasion où vous êtes si éloigné de le vouloir porter à la guerre, que vous n’y entrez que pour lui procurer la sûreté et la paix. Vous ne vous êtes ouvert qu’à deux hommes de tout le parlement ; et encore vous ne vous y êtes ouvert que sur la parole qu’ils vous ont donnée l’un et l’autre de ne laisser pénétrer à personne du monde, sans exception, vos intentions. Comment est-il possible que M Votre Altesse prétende que ces deux hommes puissent, par le moyen de cette connoissance intérieure et cachée, régler les mouvemens de leur corps ? J’ose, monsieur, vous répondre que si vous voulez vous déclarer publiquement comme protecteur du public et des compagnies souveraines, vous en disposerez au moins pour très-long-temps, absolument et presque souverainement. Mais ce n’est pas votre vue : vous ne voulez pas vous brouiller à la cour, vous aimez mieux le cabinet que la faction : ne trouvez donc pas mauvais que des gens, qui ne vous voient que dans ce jour, ne mesurent pas toutes leurs démarches selon qu’il vous conviendroit. C’est à vous à mesurer les vôtres avec les leurs, parce qu’elles sont publiques ; et vous le pouvez, parce que le cardinal, accablé par la haine publique, est trop foible pour vous obliger malgré vous à l’éclat et aux ruptures prématurées. La Rivière, qui gouverne Monsieur, est l’homme du monde le plus timide. Continuez à témoigner que vous cherchez à adoucir les choses, et laissez-les agir selon votre premier plan : un peu plus ou un peu moins de chaleur dans le parlement doit-il être capable de vous le faire changer ? De quoi y va-t-il enfin en ce plus et en ce moins ? Le pis est que la Reine croie que vous n’embrassez pas avec assez de chaleur ses intérêts : n’y a-t-il pas des moyens pour suppléer à cet inconvénient ? n’y a-t-il pas des apparences à donner ? n’y a-t-il pas même de l’effectif. ? Enfin, monsieur, je supplie très-humblement Votre Altesse de me permettre de lui dire que jamais projet n’a été si beau, si innocent, si saint, si nécessaire que celui qu’elle a fait ; et que jamais raisons n’ont été, au moins à mon opinion, si foibles que celles qui l’empêchent de l’exécuter, La moins forte de celles qui vous y portent, ou plutôt qui vous y devroient porter, est que si le cardinal Mazarin ne réussit pas dans les siens, il vous peut entraîner dans sa ruine ; et que s’il y réussit, il se servira pour vous perdre de tout ce que vous aurez fait pour l’élever. »

Vous voyez, par le peu d’arrangement de ce discours, qu’il fut fait sans méditation et sur-le-champ. Je le dictai à Laigues, étant revenu chez moi de chez M. le prince ; et Laigues me le fit voir à mon dernier voyage de Paris. Il ne persuada pas M. le prince, qui étoit déjà préoccupé ; il ne répondit à mes raisons particulières que par les générales : ce qui est assez de son caractère. Les héros ont leurs défauts ; celui de M. le prince est de n’avoir pas assez de suite dans l’un des plus beaux esprits du monde. Ceux qui ont voulu croire qu’il avoit tâché dans le commencement d’aigrir les affaires par Longueil, par Broussel et par moi, pour se rendre plus nécessaire à la cour, et dans la vue de faire pour le cardinal ce qu’il fit depuis, font autant d’injustice et à sa vertu et à la vérité, qu’ils prétendent faire d’honneur à son habileté. Ceux qui croient que les petits intérêts, c’est-à-dire les intérêts de pension, de gouvernement, d’établissement, furent l’unique cause de son changement, ne se trompent guère moins. La vue d’être l’arbitre du cabinet y entra assurément, mais elle ne l’eût pas emporté sur les autres considérations ; et le véritable principe fut qu’ayant tout vu d’abord également, il ne sentit pas tout également. La gloire de restaurateur du public fut sa première idée : celle de conservateur de l’autorité royale fut la seconde. Voilà le caractère de tous ceux qui ont dans l’esprit le défaut que je vous ai marqué ci-dessus. Quoiqu’ils voient très-bien les inconvéniens et les avantages des deux partis sur lesquels ils balancent à prendre leurs résolutions, et quoiqu’ils les voient même ensemble, ils ne les pèsent pas ensemble : ainsi ce qui leur paroît aujourd’hui plus léger leur paroît demain plus pesant. Voilà justement ce qui fit le changement de M. le prince, sur lequel il faut confesser que ce qui n’a pas honoré sa vue, ou plutôt sa résolution, a bien justifié son intention. L’on ne peut nier que s’il eût conduit aussi prudemment la bonne intention qu’il avoit, certainement il n’eût redressé l’État, et peut-être pour des siècles ; mais l’on doit convenir que s’il l’eût eu mauvaise, il eût pu aller à tout dans un temps où l’enfance du Roi, l’opiniâtreté de la Reine, la foiblesse de Monsieur, l’incapacité du ministre, la licence du peuple, la chaleur du parlement, ouvroient à un jeune prince, plein de mérite et couvert de lauriers, une carrière plus belle et plus vaste que celle que messieurs de Guise avoient courue.

Dans la conversation que j’eus avec M. le prince, il me dit deux ou trois fois avec colère qu’il feroit bien voir au parlement, s’il continuoit à agir comme il avoit accoutumé, qu’il n’en étoit pas où il pensoit, et que ce ne seroit pas une affaire de le mettre à la raison. Pour vous dire le vrai, je ne fus pas fâché de trouver cette ouverture à en tirer ce que je pourrois des pensées de la cour. Il ne s’en expliqua pas toutefois ouvertement ; mais j’en compris assez pour me confirmer dans la pensée que j’avois, qu’elle commençoit à reprendre ses premiers projets d’attaquer Paris. Pour m’en éclaircir encore davantage, je dis à M. le prince que M. le cardinal pourroit fort facilement se tromper dans ses mesures, et que Paris seroit un morceau de dure digestion. À quoi il me répondit de colère : « On ne le prendra pas comme Dunkerque, par des mines et par des attaques ; mais si le pain de Gonesse leur manquoit huit jours… » Je me le tins pour dit, et je lui repartis, beaucoup moins pour en savoir davantage que pour avoir lieu de me dégager d’avec lui, que l’entreprise de fermer les passages du pain de Gonesse pourroit recevoir des difficultes. « Quelles ? reprit-il brusquement. Les bourgeois sortiront-ils pour donner bataille ? — Elle ne seroit pas rude, monsieur, s’il n’y avoit qu’eux, lui répondis-je. — Qui sera avec eux, reprit-il ? Y serez-vous, vous qui parlez ? — Ce seroit un mauvais signe, lui répondis-je ; cela sentiroit fort la procession de la Ligue. » Il pensa un peu, et puis il me dit : « Ne raillons point ; seriez-vous assez fou pour vous embarquer avec ces gens-là ? — Je ne le suis que trop, lui répondis-je ; vous le savez, monsieur, et que je suis de plus coadjuteur de Paris, et par conséquent engagé par honneur et par intérêt à sa conservation. Je servirai toute ma vie Votre Altesse en ce qui ne regardera pas ce point. » Je vis que M. le prince s’émut à cette déclaration ; mais il se contint, et il me dit ces propres mots : « Quand vous vous engagerez dans une mauvaise affaire, je vous plaindrai ; mais je n’aurai pas sujet de me plaindre de vous. Ne vous plaignez pas aussi de moi, et rendez-moi le témoignage que vous me devez, qui est que je n’ai rien promis à Longueil et à Broussel, dont le parlement ne m’ait dispensé par sa conduite. » Il me fit ensuite beaucoup d’honnêtetés personnelles ; il m’offrit de me raccommoder avec la cour. Je l’assurai de mon obéissance et de mon zèle, en tout ce qui ne seroit pas contraire aux engagemens qu’il savoit que j’avois pris. Je le fis convenir de l’impossibilité d’en sortir, et je sortis moi-même de l’hôtel de Condé, avec toute l’agitation d’esprit que vous vous pouvez imaginer.

Montrésor et Saint-Ibal arrivèrent chez moi justement dans le temps que j’achevois de dicter à Laigues la conversation que j’avois eue avec M. le prince ; et ils n’oublièrent rien pour m’obliger à envoyer dès le moment à Bruxelles. Quoique je sentisse en moi-même beaucoup de peine[8] à être le premier qui eût mis dans nos affaires le grain de catholicon d’Espagne, je m’y résolus par la nécessité, et je commençai à en dicter l’instruction, qui devoit contenir plusieurs chefs, et dont la conclusion fut remise par cette raison au lendemain matin.

La fortune me présenta l’après-dînée un moyen plus agréable et plus innocent. J’allai par hasard chez madame de Longueville, que je voyois fort peu, parce que j’étois extrêmement ami de monsieur son mari, qui n’étoit pas l’homme de la cour le mieux avec elle. Je la trouvai seule : elle tomba dans la conversation sur les affaires publiques, qui étoient à la mode ; elle me parut enragée contre la cour. Je savois par le bruit public qu’elle l’étoit au dernier point contre M. le prince. Je joignis ce que l’on en disoit dans le monde à ce que j’en tirois de certains mots qu’elle laissoit échapper. Je n’ignorois pas que M. le prince de Conti étoit absolument entre ses mains. Toutes ces idées me frappèrent tout d’un coup l’imagination, et y firent naître celle dont je vous rendrai compte, après que je vous aurai un peu éclairci le detail de ce que je viens de vous toucher. Mademoiselle de Bourbon avoit eu l’amitié du monde la plus tendre pour monsieur son frère aîné ; et madame de Longueville, quelque temps après son mariage, prit une rage et une fureur contre lui, qui passa jusques à un excès incroyable. Vous croyez aisément qu’il n’en falloit pas davantage dans le monde pour faire faire des commentaires fâcheux sur une histoire de laquelle on ne voyoit pas les motifs. Je ne les ai jamais pu pénétrer ; mais j’ai toujours été persuadé que ce qui s’en disoit dans la cour n’étoit pas véritable, parce que s’il eût été vrai qu’il y eût eu de la passion dans leur amitié, M. le prince n’auroit pas conservé pour elle la tendresse qu’il conserva toujours, dans la chaleur même de l’affaire de Coligny. J’ai observé qu’ils ne se brouillèrent qu’après sa mort ; et je sais de science certaine que M. le prince savoit que madame sa sœur aimoit véritablement Coligny. L’amour passionné du prince de Conti pour elle donna à cette maison un certain air d’inceste, quoique fort injustement, que la raison au contraire que je viens de vous alléguer, quoique à mon sens décisive, ne put dissiper.

Je vous ai marqué ci-dessus que la disposition où je trouvai madame de Longueville me donna lieu à préparer une défense pour Paris plus proche, plus naturelle et moins odieuse que celle d’Espagne. Je connoissois bien la foiblesse de M. le prince de Conti, presque encore enfant ; mais je savois en même temps que cet enfant étoit prince du sang. Je ne voulois qu’un nom pour animer ce qui sans nom n’étoit qu’un fantôme. Je me répondois de M. de Longueville, qui étoit l’homme du monde qui aimoit le mieux le commencement de toutes les affaires. J’étois d’ailleurs fort assuré que le maréchal de La Mothe[9], enragé contre la cour, ne se détacheroit point de M. de Longueville, à qui il avoit été attaché vingt ans durant par une pension qu’il avoit voulu lui-même retenir par reconnoissance, encore qu’il eût été fait maréchal de France. Je voyois M. de Bouillon très-mécontent, et presque réduit à la nécessité, par le mauvais état de ses affaires domestiques, et par les injustices que la cour lui faisoit. J’avois considéré tous ces gens-là, mais je ne les avois considérés que dans une perspective éloignée, parce qu’il n’y en avoit aucun de tous ceux-là qui fût capable d’ouvrir la scène. M. de Longueville n’étoit bon que pour le second acte ; le maréchal de La Mothe, bon soldat, mais de très-petit sens, ne pouvoit jamais jouer le premier personnage. M. de Bouillon l’eût pu soutenir, mais sa probité étoit plus problématique que son talent ; et j’étois bien averti de plus que madame sa femme[10], qui avoit un pouvoir absolu sur son esprit, n’agissoit en quoi que ce soit que par les mouvemens d’Espagne. Vous ne vous étonnez pas sans doute de ce que je n’avois pas fixé des vues aussi vagues et aussi brouillées que celles-là, et de ce que je les réunis ensuite, pour ainsi dire, en la personne de M. le prince de Conti, prince du sang, qui par sa qualité concilioit et rapprochoit tout ce qui paroissoit le plus éloigné à l’égard des uns et des autres.

Dès que j’eus ouvert à madame de Longueville le moindre jour du poste qu’elle pouvoit tenir en l’état où les affaires alloient tomber, elle y entra avec des emportemens de joie que je ne puis vous exprimer. Je ménageai avec soin ces dispositions ; j’échauffai M. de Longueville et par moi-même et par Varicarville, qui étoit son pensionnaire, et auquel il avoit avec raison une parfaite confiance. Je me résolus de ne lier aucun commerce avec l’Espagne, et d’attendre que les occasions, que je jugeois bien n’être que trop proches, donnassent lieu à une conjoncture où celui que nous y prendrions infailliblement parût plutôt venir des autres que de moi. Ce parti, quoique fortement contredit par Saint-Ibal et par Montrésor, fut le plus judicieux ; et vous verrez par les suites que je jugeai sainement, en jugeant qu’il n’y avoit plus lieu de précipiter ce remède, qui est doublement dangereux, et qui, quand il est le premier appliqué, a toujours besoin de lénitifs qui y préparent[11].

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Pour ce qui regarde madame de Longueville, la petite vérole lui avoit ôté la première fleur de sa beauté, mais elle lui en avoit laissé presque tout l’éclat ; et cet éclat, joint à sa qualité, à son esprit et à sa langueur, qui avoit en elle un charme particulier, la rendoit une des plus aimables personnes de France. J’avois le cœur du monde le plus propre pour l’y placer entre madame de Guémené et madame de Pommereux. Je ne vous dirai pas qu’elle l’eût agréé ; mais je vous dirai bien que ce ne fut pas la vue de l’impossibilité qui m’en fit rejeter la pensée, qui fut même assez vive dans les commencemens. Le bénéfice n étoit pas vacant, mais il n’étoit pas desservi. M. de La Rochefoucauld[12] étoit en possession ; mais il étoit en Poitou. J’écrivois tous les jours trois ou quatre billets, et j’en recevois bien autant. Je me trouvois très-souvent à l’heure du réveil, pour parler plus librement d’affaires : j’y concevois beaucoup d’avantages, et je n’ignorois pas que c’étoit l’unique moyen de m’assurer de M. le prince de Conti pour les suites. Je crus, pour ne vous rien celer, y entrevoir de la possibilité[13]. La seule vue de l’amitié étroite que je professois avec le mari l’emporta sur le plaisir et sur la politique[14].

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Je ne laissai pas de prendre une grande liaison d’affaires avec madame de Longueville, et par elle un commerce avec M. de La Rochefoucauld, qui revint trois semaines ou un mois après cet engagement. Il faisoit croire à M. le prince de Conti qu’il le servoit dans sa passion qu’il avoit pour madame sa sœur ; et lui et elle de concert l’avoient tellement aveuglé, que plus de quatre ans encore après il ne se doutoit de quoi que ce soit.

Comme M. de La Rochefoucauld n’avoit pas eu trop bon bruit dans l’affaire des importans, dans laquelle on l’avoit accusé de s’être raccommodé avec la cour à leurs dépens (ce que j’ai su depuis de science certaine n’être pas vrai), je n’étois pas trop content de le trouver en cette société. Il fallut pourtant s’en accommoder. Nous prîmes toutes nos mesures. M. le prince de Conti, madame de Longueville, monsieur son mari, M. le maréchal de La Mothe, s’engagèrent de demeurera Paris, ou de se déclarer, si on l’attaquoit. Broussel, Longueil et Viole promirent tout au nom du parlement, qui n’en savoit rien. M. de Retz fit les allées et les venues entre eux et madame de Longueville, qui prenoit les eaux à Noisy avec M. le prince de Conti. Il n’y eut que M. de Bouillon qui ne voulut être nommé à personne sans exception : il s’engagea uniquement avec moi. Je le voyois assez souvent la nuit, et madame de Bouillon y étoit toujours présente. Si cette femme eût eu autant de sincérité que d’esprit, de beauté, de douceur et de vertu, elle eût été une merveille accomplie. J’en fus très-piqué, mais je n’y trouvai pas la moindre ouverture : et comme la piqûre ne me fit pas mal fort long-temps, je crois que j’eusse parlé plus proprement si j’eusse dit que je crus en être piqué.

Après que j’eus préparé assez à mon gré la défensive, je pris la pensée de faire, s’il étoit possible, en sorte que la cour ne portât pas les affaires à l’extrémité. Vous concevez facilement l’utilité de ce dessein, et vous en avouerez la possibilité, quand je vous dirai que l’exécution n’en tint qu’à l’opiniâtreté du ministre, qui ne voulut pas agréer une proposition qui m’avoit été suggérée par Launai-Gravai, et qui, de l’agrément même du parlement, eût suppléé, au moins pour beaucoup, aux retranchemens faits par cette compagnie. Cette proposition, dont le détail seroit trop long et trop ennuyeux, fut agitée chez Viole, où se trouvèrent Le Coigneux et beaucoup d’autres gens du parlement. Elle fut approuvée ; et si le ministre eût été sage pour la recevoir de bonne foi, je suis persuadé que l’État eût soutenu la dépense nécessaire, et qu’il n’y auroit point eu de guerre civile.

Quand je vis que la cour ne vouloit même son bien qu’à sa mode, qui n’étoit jamais bonne, je ne songeai plus qu’à lui faire du mal, et ce ne fut que dans ce moment que je pris l’entière et ferme résolution d’attaquer personnellement le Mazarin ; parce que je crus que ne pouvant l’empêcher de nous attaquer, nous ferions sagement de l’attaquer nous-mêmes par des préalables qui donneroient dans le public un mauvais air à son attaque.

On peut dire avec fondement que les ennemis de ce ministre avoient un avantage contre lui très-rare, et que l’on n’a presque jamais contre les gens qui sont dans sa place. Leur pouvoir fait pour l’ordinaire qu’ils ne sont point susceptibles de la teinture du ridicule ; mais elle prévaloit sur le cardinal, parce qu’il disoit des sottises : ce qui n’est pas même ordinaire à ceux qui en font dans ces sortes de postes. Je lui attachai Marigny[15], qui revenoit tout à propos de Suède, et qui s’étoit comme donné à moi. Le cardinal avoit demandé à Bouqueval, député du grand conseil, s’il ne croiroit pas être obligé d’obéir au Roi, en cas que le Roi lui commandât de ne point porter de glands à son collet : et il s’étoit servi de cette comparaison assez sottement, comme vous voyez, pour prouver l’obéissance aux députés d’une compagnie souveraine. Marigny paraphrasa ce mot en prose et en vers, un mois ou cinq semaines avant que le Roi sortît de Paris ; et l’effet que fit cette paraphrase est inconcevable. Je pris cet instant pour mettre l’abomination dans le ridicule : ce qui fait le plus dangereux et le plus irrémédiable de tous les composés.

Vous avez vu ci-dessus que la cour avoit entrepris d’autoriser les prêts par des déclarations, c’est-à-dire, à proprement parler, qu’elle avoit entrepris d’autoriser les usures par une loi vérifiée au parlement ; parce que les prêts qui se faisoient au Roi, par exemple sur les tailles, n’étoient jamais qu’avec des usures immenses. Ma dignité m’obligeoit à ne pas souffrir un mal et un scandale aussi général et aussi public. Je remplis très-exactement et très-pleinement mon devoir : je fis une assemblée fameuse de curés, de chanoines, de docteurs, de religieux ; et sans avoir seulement prononcé le nom du cardinal dans toutes les conférences, où je faisois au contraire toujours semblant de l’épargner, je le fis passer en huit jours pour le juif le plus convaincu qui fût en Europe.

Le Roi sortit de Paris[16] justement à ce moment ; et je l’appris à cinq heures du matin par l’argentier de la Reine, qui me fit éveiller, et qui me donna une lettre écrite de sa main, par laquelle elle me commandoit, en des termes fort honnêtes, de me rendre dans le jour à Saint-Germain. L’argentier ajouta de bouche que le Roi venoit de monter en carrosse pour y aller, et que toute l’armée étoit commandée pour s’avancer. Je lui répondis simplement que je ne manquerois pas d’obéir. Vous me faites bien la justice d’être persuadée que je n’en eus pas la pensée.

Blancménil entra dans ma chambre, pâle comme un mort. Il me dit que le Roi marchoit au Palais avec huit mille chevaux. Je l’assurai qu’il étoit sorti de la ville avec deux cents. Voilà la moindre des impertinences qui me furent dites depuis les cinq heures du matin jusqu’à dix. J’eus toujours une procession de gens effarés qui se croyoient perdus ; mais j’y prenois bien plus de divertissement que d’inquiétude, parce que j’étois averti de moment à autre, par les officiers de la colonelle qui étoient à moi, que le premier mouvement du peuple à la première nouvelle n’avoit été que de fureur, à laquelle la peur ne succède jamais que par degrés ; et je croyois avoir de quoi couper, avant qu’il fût nuit, ces degrés. Car, quoique M. le prince, qui se défioit de monsieur son frère, l’eût été prendre dans son lit, et l’eût emmené avec lui à Saint-Germain, je ne doutois point, madame de Longueville étant demeurée à Paris, que nous ne le revissions bientôt ; et d’autant plus que je savois que M. le prince, qui ne le craignoit ni ne l’estimoit, ne pousseroit pas sa défiance jusqu’à l’arrêter. J’avois de plus reçu la veille une lettre de M. de Longueville, datée de Rouen, par laquelle il m’assuroit qu’il arrivoit le soir de ce jour-là à Paris.

Aussitôt que le Roi fut sorti, les bourgeois, d’eux-mêmes et sans ordre, se saisirent de la porte Saint-Honoré ; et dès que l’argentier de la Reine fut sorti de chez moi, je mandai à Brigalier d’occuper avec sa compagnie celle de la Conférence. Le parlement s’assembla au même temps avec un tumulte de consternation : et je ne sais ce qu’ils eussent fait, tant ils étoient etfarés, si l’on n’eût trouvé le moyen de les animer par leur propre peur. Je l’ai observé mille fois : il y a des espèces de frayeurs qui ne se dissipent que par des frayeurs d’un plus haut degré. Je priai Vedeau, conseiller, que je fis appeler dans le parquet des huissiers, d’avertir la compagnie qu’il y avoit à l’hôtel-de-ville une lettre du Roi[17], par laquelle il donnoit part au prévôt des marchands et aux échevins des raisons qui l’avoient obligé à sortir de sa bonne ville de Paris qui étoient en substance : que quelques officiers de son parlement avoient intelligence avec les ennemis de l’État, et qu’ils avoient même conspiré de se saisir de sa personne. Cette lettre, jointe à la connoissance que l’on avoit que le président Le Féron, prévôt des marchands, étoit tout-à-fait dépendant de la cour, émut toute la compagnie au point qu’elle se la fît apporter sur l’heure même, et qu’elle donna arrêt par lequel il fut ordonné que les bourgeois prendroient les armes ; que l’on garderoit les portes de la ville ; que le prévôt des marchands et le lieutenant civil pourvoiroient au passage des vivres, et que l’on délibéreroit le lendemain au matin sur la lettre du Roi. Vous jugez, par la teneur de cet arrêt interlocutoire[18], que la terreur du parlement n’étoit pas encore bien dissipée. Je ne fus pas touché de son irrésolution, parce que j’étois bien persuadé que j’aurois dans peu de quoi le fortifier.

Comme je croyois que la bonne conduite vouloit que le premier pas, au moins public, de désobéissance vînt de ce corps, pour justifier celle des particuliers, je jugeai à propos de chercher une couleur au peu de soumission que je témoignois à la Reine en n’allant pas à Saint-Germain. Je fis mettre mes chevaux au carrosse, je reçus les adieux de tout le monde, je rejetai avec une fermeté admirable toutes les instances que l’on me fit pour m’obliger à demeurer : et, par un bonheur signalé, je trouvai au bout de la rue Notre-Dame Du Buisson, marchand de bois, et qui avoit beaucoup de crédit sur les ponts. Il étoit absolument à moi ; mais il se mit ce jour-là de fort mauvaise humeur : il battit mon postillon, il menaça mon cocher. Le peuple accourut en foule, renversa mon carrosse ; et les femmes du Marché-Neuf firent d’un étau une machine sur laquelle elles me rapportèrent, pleurant et hurlant, à mon logis. Vous ne doutez pas de la manière dont cet effet de mon obéissance fut reçu à Saint-Germain, j’écrivis à la Reine et à M. le prince, en leur témoignant la douleur que j’avois d’avoir si mal réussi dans ma tentative. La Reine répondit au chevalier de Sévigné, qui lui porta ma lettre, avec hauteur et mépris. Le second ne put s’empêcher, en me plaignant, de témoigner de la colère. La Rivière éclata contre moi par des railleries, et le chevalier de Sévigné vit clairement que les uns et les autres étoient persuadés qu’ils nous auroient dès le lendemain, la corde au cou.

Je ne fus pas beaucoup ému de leurs menaces ; mais je fus très-touché d’une nouvelle que j’appris le même jour, qui étoit que M. de Longueville, comme je vous l’ai dit, revenant de Rouen, où il avoit fait un voyage de dix ou douze jours, et ayant appris la sortie du Roi à cinq heures de Paris, avoit tourné tout court à Saint-Germain. Madame de Longueville ne douta pas que M. le prince ne l’eût gagné, et qu’ainsi M. le prince de Conti ne fût infailliblement arrêté. Le maréchal de La Mothe lui déclara en ma présence qu’il feroit sans exception tout ce que M. de Longueville voudroit et pour et contre la cour. M. de Bouillon se prenoit à moi de ce que des gens dont je l’avois toujours assuré tenoient une conduite aussi contraire à ce que je lui en avois dit mille fois. Jugez, je vous prie, de mon embarras, qui étoit d’autant plus grand que madame de Longueville me protestoit qu’elle n’avoit eu de tout le jour aucunes nouvelles de M. de La Rochefoucauld, qui étoit toutefois parti deux heures après le Roi pour fortifier et pour ramener M. le prince de Conti.

Saint-Ibal revint encore à la charge pour m’obliger de l’envoyer sans différer au comte de Fuensaldagne. Je ne fus pas de son opinion, et je pris le parti de faire repartir pour Saint-Germain le marquis de Noirmoutier, qui s’étoit lié avec moi depuis quelque temps, pour savoir par son moyen ce que l’on pouvoit attendre de M. le prince de Conti et de M. de Longueville. Madame de Longueville fut de ce sentiment, et Noirmoutier partit sur les six heures du soir.

Le lendemain au matin, qui fut le lendemain de la fête des Rois, c’est-à-dire le 7 janvier, La Sourdière, lieutenant des gardes du corps, entra dans le parquet des gens du Roi, et leur donna une lettre de cachet adressée à eux, par laquelle le Roi leur ordonnoit de dire à la compagnie qu’il lui commandoit de se transporter à Montargis, et d’y attendre ses ordres. Il y avoit aussi entre les mains de La Sourdière un paquet fermé pour le parlement, et une lettre pour le premier président. Comme l’on n’avoit pas lieu de douter du contenu, que l’on devinoit assez par celui de la lettre écrite aux gens du Roi, l’on crut qu’il seroit plus respectueux de ne point ouvrir un paquet auquel on étoit déterminé par avance de ne pas obéir. On le rendit donc tout fermé à La Sourdière, et l’on arrêta d’envoyer les gens du Roi à Saint-Germain pour assurer la Reine de l’obéissance du parlement, et pour la supplier de lui permettre de se justifier de la calomnie qui lui avoit été faite dans cette lettre écrite la veille au prévôt des marchands.

Pour soutenir un peu la dignité, l’on ajouta dans l’arrêt que la Reine seroit très-humblement suppliée de vouloir nommer les calomniateurs, pour être precédé contre eux selon la rigueur des ordonnances. La vérité est que l’on eut bien de la peine à y faire insérer cette clause ; que toute la compagnie étoit fort consternée, même au point que Broussel, Charton, Viole, Loisel, Amelot, et cinq autres, des noms desquels je ne me souviens pas, et qui ouvrirent l’avis de demander en forme l’éloignement du cardinal Mazarin, ne furent suivis de personne, et même furent traités d’emportés. Vous observerez, s’il vous plaît, qu’il n’y avoit que la vigueur dans cette conjoncture, où l’on pût trouver apparence de sûreté : je n’en ai jamais vu où j’aie trouvé tant de foiblesse. Je courus toute la nuit, et je ne gagnai que ce que je viens de vous dire.

La chambre des comptes eut le même jour une lettre de cachet, par laquelle il lui étoit ordonné d’aller à Orléans ; et le grand conseil reçut commandement d’aller à Mantes. La chambre dépêcha pour faire des remontrances ; le second offrit d’obéir, mais la ville lui refusa des passeports. Il est aisé de concevoir l’état où je fus tout ce jour-là, qui effectivement me parut le plus affreux de tous ceux que j’eusse passés jusque là dans ma vie : je dis jusque là, car j’en ai eu dans la suite de plus fâcheux. Je voyois le parlement sur le point de mollir, et je me voyois par conséquent dans la nécessité, ou de subir avec lui le joug du monde le plus honteux et même le plus dangereux pour mon particulier, ou de m’ériger purement ou simplement en tribun du peuple, qui est le parti du monde le moins sur et même le plus bas, toutes les fois qu’il n’est pas revêtu de force.

La foiblesse de M. le prince de Conti, qui s’étoit laissé emmener comme un enfant par monsieur son frère ; celle de M. de Longueville, qui, au lieu de venir rassurer ceux avec lesquels il étoit engagti, avoit été offrir à la Reine ses services ; et la déclaration de messieurs de Bouillon et de La Mothe, avoient fort dégarni ce tribunal. L’imprudence du Mazarin le releva. Il fit refuser par la Reine audience aux gens du Roi : ils revinrent dès le soir à Paris, convaincus que la cour vouloit pousser les choses à l’extrémité.

Je vis mes amis toute la nuit : je leur montrai les avis que j’avois reçus de Saint-Germain, qui étoient que M. le prince avoit assuré la Reine qu’il prendroit Paris en quinze jours ; et que M. Le Tellier, qui avoit été procureur du Roi au châtelet, et qui par cette raison devoit avoir connoissance de la police, répondoit que la cessation de deux marchés affameroit la ville. Je jetai par là dans les esprits l’opinion de l’impossibilité de l’accommodement, qui n’étoit dans la vérité que trop effective.

Les gens du Roi firent le lendemain au matin leur rapport du refus de l’audience. Le désespoir s’empara alors de tous les esprits, et l’on donna tout d’une voix (à la réserve de Bernay, plus cuisinier que conseiller) ce fameux arrêt du 8 janvier 1649, par lequel le cardinal Mazarin fut déclaré ennemi du Roi et de l’État, perturbateur du repos public ; et enjoint à tous les sujets du Roi de lui courir sus. L’après-dînée l’on tint la police générale par les députés du parlement, de la chambre des comptes et de la cour des aides ; M. de Montbazon, gouverneur de Paris, le prévôt des marchands, les échevins, et les communautés des six corps des marchands. Il fut arrêté que le prévôt des marchands et les échevins donneroient des commissions pour lever quatre mille chevaux et dix mille hommes de pied. Le même jour la chambre des comptes et la cour des aides députèrent vers la Reine pour la supplier de ramener le Roi à Paris. La ville députa aussi au même effet. Comme la cour étoit encore persuadée que le parlement mourroit, parce qu’elle n’avoit pas encore reçu la nouvelle de l’arrêt, elle répondit très-fièrement à ces députations. M. le prince s’emporta même beaucoup contre le parlement devant la Reine, en parlant à Amelot, premier président de la cour des aides ; et la Reine répondit à tous ces corps qu’elle ne rentreroit jamais à Paris, ni le Roi ni elle, que le parlement n’en fût dehors.

  1. Philippe de France, frère unique du roi Louis XIV, depuis depuis duc d’Orléans ; mort subitement à Saint-Cloud en 1701. (A. E.)
  2. Le passage entre crochets que l’on vient de lire a été tiré d’un manuscrit appartenant à M. Demay, vicc-président du tribunal de Melun.
  3. Qui reçut beaucoup de contradiction : On peut voir dans l’Histoire du Temps (première partie, page 240) les détails de la discussion qui eut lieu dans la conférence des princes sur l’emprisonnement de M. de Chavigny. Si le parlement s’étoit borné à soutenir que l’on ne pouvoit arrêter un particulier sans l’interroger et lui faire son procès, s’il avoit lieu, il n’y auroit eu que des éloges à donner à sa conduite.
  4. Hercule de Rohan, mort en 1664. (A. E.)
  5. Charles, comte de Brancas, chevalier d’honneur de la Reine ; mort à Paris en 1681. (A. E.)
  6. Impôt établi sur l’entrée du vin : On trouve le détail des droits qui étoient alors perçus sur chaque muid de vin, dans un arrêt du parlement de Paris, du 14 octobre 1648, imprimé dans l’Histoire du Temps, première partie, page 288. Ils s’élevoient, en y comprenant divers péages dus sur la route, à quatorze livres dix-sept sous six deniers : ce qui, au prix de vingt-six livres dix sous où étoit alors le marc d’argent, feroit aujourd’hui vingt-neuf livres cinq sous de notre monnoie. Par un autre arrêt du même jour, le parlement diminua ces doits de cinquante-huit sous six deniers par muid. (Histoire du Temps, première partie, page 292.)
  7. Mettre les tailles en parti : On entendoit par cette expression affermer cet impôt à des partisans qui faisoient des avances au Roi, et fouloient ensuite le peuple, en exerçant les droits du prince avec la dernière rigueur. (Voyez Histoire du Temps, seconde partie, pages 12 et suivantes.)
  8. Beaucoup de peine : Il ne paroît pas que le coadjuteur ait eu le scrupule dont il se vante, puisque peu de temps auparavant il avoit chargé Saint-Ibal d’aller traiter avec Fuensaldagne : mission qui ne fut revoquée que parce qu’on espein entraîner le prince de Condé dans la révolte,
  9. Philippe de La Mothe-Houdancourt, mort en 1657. (A. E.)
  10. Léonore-Catherine-Féronie de Berg, Glle de Frédéric, comte de Berg, gouverneur de Frise. Elle mourut à Paris en 1657. (A. E.)
  11. Il y a ici six lignes effacés. (A. E.)
  12. François de La Rochefoucauld, quatrième du nom, mort en 1680. (A. E.)
  13. Entrevoir de la possibilité : D’autres Mémoires disent que le coadjuteur, qui étoit fort laid, déplaisoit au contraire à madame de Longueville. Du reste, ce ton de fatuité n’étonne pas dans un homme toujours disposé à se vanter de ses succès auprès des femmes.
  14. Il y a ici quatre lignes effacés. (A. E.)
  15. Marigny : Jean Carpentier. Il suivit ensuite le prince de Condé, lorsque ce dernier passa au service de l’Espagne. Guy-Patin lui attribue un ouvrage où l’auteur essaie de prouver, par l’exemple de Moïse et autres, que tuer un tyran n’est pas un crime.
  16. Le Roi sortit de Paris : Le 6 janvier, jour des Rois.
  17. Une lettre du Roi : Madame de Motteville donne dans ses Mémoires le texte de la lettre du Roi, adressée, le 5 janvier 1649, au prévôt des marchands et aux échevins de la ville de Paris. (Tome 38, page 144, deuxième série.)
  18. Arrêt interlocutoire : C’est-à-dîre qui ne décidoit rien.