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Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 6

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 290-325).
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Le lendemain au matin, qui fut le 9 de janvier, la ville reçut une lettre du Roi, par laquelle il lui étoit commandé de faire obéir le parlement, et de l’obliger de se rendre à Montargis. M. de Montbazon, assisté de Fournier, premier échevin, et de quatre conseillers de ville, apportèrent la lettre au parlement ; et ils lui protestèrent en même temps de ne recevoir d’autres ordres que ceux de la compagnie, qui fit ce même matin-là le fonds nécessaire pour faire la levée des troupes. L’après-dînée on tint la police générale, dans laquelle tous les corps de la ville, et tous les colonels et capitaines des quartiers, jurèrent une union pour la défense commune. Vous avez sujet de croire que j’en avois moi-même d’être satisfait de l’état des choses, qui ne me permettoient plus de craindre d’être abandonné ; et vous en serez peut-être bien plus persuadée quand je vous aurai dit que le marquis de Noirmoutier m’assura, dès le lendemain qu’il fut arrivé à Saint-Germain, que M. le prince de Conti et M. de Longueville étoient très-bien disposés ; et qu’ils eussent déjà été à Paris, s’ils n’eussent cru mieux assurer leur sortie de la cour, en s’y montrant durant quelques jours. M. de La Rochefoucauld écrivit au même sens à madame de Longueville.

Vous croyez donc sans doute cette affaire en bon état : vous allez néanmoins avouer que cette même étoile, qui a semé de pierres tous les chemins par où j’ai passé, me fit trouver, dans celui qui paroissoit si ouvert et si aplani, un des plus grands obstacles et un des plus grands embarras que j’aie rencontrés dans tout le cours de ma vie.

L’après-dînée du jour que je viens de vous marquer, qui fut le 9 janvier, M. de Brissac, qui avoit épousé ma cousine, mais avec qui j’avois fort peu d’habitude, entra chez moi, et me dit en riant : « Nous sommes de même parti ; je viens servir le parlement. » Je crus que M. de Longueville, de qui il étoit proche parent à cause de sa femme, pouvoit l’avoir engagé ; et pour m’en éclaircir j’essayai de le faire parler, sans m’ouvrir toutefois à lui. Je trouvai qu’il ne savoit quoique ce soit, ni de M. de Longueville ni de M. le prince de Conti qu’étant peu satisfait du cardinal, et encore moins du maréchal de La Meillerayc son beau-frère, il venoit chercher aventure dans un parti où il crut que notre alliance pourroit ne lui être pas inutile. Après une conversation d’un demi quart-d’heure, il vit par la fenêtre que l’on mettoit les chevaux à mon carrosse. « Ah, mon Dieu, me dit-il, ne sortez pas ; voilà M. d’Elbœuf[1] qui sera ici dans un moment. — Et que faire ? lui répondis-je ; n’est-il pas à Saint-Germain ? — Il y étoit, répondit froidement M. de Brissac ; mais comme il n’y a pas trouvé à dîner, il vient voir s’il trouvera à souper à Paris. Il m’a juré plus de dix fois, depuis le pont de Neuilly où je l’ai rencontré Jusqu’à la Croix du Tiroir où je l’ai laissé, qu’il feroit bien mieux que monsieur son cousin de Mayenne ne fit à la Ligue. »

Jugez, s’il vous plaît, de ma peine ! Je n’osois m’ouvrir à qui que ce soit que j’attendois M. le prince de Conti et M. de Longueville, de peur de les faire arrêter à Saint-Germain. Je voyois un prince de la maison de Lorraine, dont le nom est toujours agréable à Paris, prêt à se déclarer et à être déclaré certainement général des troupes, qui n’avoient point de général, et qui en avoient un besoin pressant. Je savois que le maréchal de La Mothe, qui se défioit toujours de l’irrésolution naturelle à M. de Longueville, ne feroit pas un pas qu’il ne le vît ; et je ne pouvois douter que M. de Bouillon n’ajoutât encore la présence de M. d’Elbœuf, très-suspecte à tous ceux qui le connoissoient sur le chapitre de la probité, aux motifs qu’il trouvoit pour ne point agir dans l’absence de M. le prince de Conti. De remède, je n’en voyois point : le prévôt des marchands étoit dans le fond du cœur passionné pour la cour, et je ne le pouvois ignerer ; le premier président n’en étoit point esclave comme l’autre, mais l’intention certainement y étoit ; et de plus, quand j’eusse été aussi assuré d’eux que de moi-même, que leur eussé-je pu proposer dans une conjoncture où les peuples enragés ne pouvoient point ne pas s’attacher au premier objet, et où ils eussent pris pour mensonge et pour trahison tout ce qu’on leur eût dit, au moins publiquement, contre un prince qui n’avoit rien de grand de ses prédécesseurs que les manières de l’affabilité, qui étoient justement ce que j’avois à craindre à ce moment ? Sur le tout, je n osois me promettre tout-à-fait que M. le prince de Conti et M. de Longueville vinssent sitôt qu’ils me l’assuroient.

J’avois écrit la veille au second, comme par un pressentiment, que je le suppliois de considérer que les moindres instans étoient précieux, et que le délai, même fondé, est toujours dangereux dans le commencement des grandes affaires. Mais je connoissois son irrésolution. Supposé qu’ils arrivassent dans demi quart-d’heure, ils arrivoient toujours après un homme qui avoit l’esprit du monde le plus artificieux, et qui ne manqueroit pas de donner toutes les couleurs qui pourroient jeter la défiance dans l’esprit des peuples, assez aisée à prendre dans les circonstances d’un frère et d’un beau-frère de M. le prince. Véritablement, pour me consoler, j’avois pour prendre mon parti sur ces réflexions peut-être deux momens, peut-être un quart-d’heure pour le plus. Il n’étoit pas encore passé, quand M. d’Elbœuf entra, qui me dit tout ce que la cajolerie de la maison de Guise put lui suggérer. Je vis ses trois enfans derrière lui, qui ne furent pas tout-à-fait si éloquens, mais qui me parurent avoir été bien siffles. Je répondis à leur honnêteté avec beaucoup de respect, et avec toutes les manières qui pouvoient couvrir mon jeu. M. d’Elbœuf me dit qu’il alloit de ce pas à l’hôtel-de-ville lui offrir son service : à quoi lui ayant répondu que je croyois qu’il seroit plus obligeant pour le parlement qu’il s’adressât le lendemain directement aux chambres assemblées, il demeura ferme dans sa première résolution, quoiqu’il me vînt d’assurer qu’il vouloit en tout suivre mes conseils.

Aussitôt qu’il fut monté en carrosse J’écrivis un mot à Fournier, premier échevin, qui étoit de mes amis, qu’il prît garde que l’hôtel-de-ville renvoyât M. d’Elbœuf au parlement. Je mandai à ceux des curés qui étoient le plus intimement à moi, de jeter la défiance par les ecclésiastiques, dans l’esprit des peuples, sur l’union qui avoit paru entre M. d’Elbœuf et l’abbé de La Rivière. Je courus toute la nuit à pied et déguisé, pour faire connoître à ceux du parlement, auxquels je n’osois m’ouvrir touchant M. le prince de Conti et M. de Longueville, qu’ils ne se devoient pas abandonner à la conduite d’un homme aussi décrié sur le chapitre de la bonne foi, et qui leur faisoit bien connoître les intentions qu’il avoit pour leur compagnie, puisqu’il s’étoit d’abord adressé à l’hôtel-de-ville, sans doute en vue de la diviser du parlement. Comme j’avois eu celle de gagner du temps en lui conseillant d’attendre jusqu’au lendemain à lui offrir son service avant que de se présenter à la ville, je me résolus, dès que je vis qu’il ne prenoit point mon conseil, de me servir contre lui-même de celui qu’il suivroit ; et je trouvai effectivement que je faisois effet dans beaucoup d’esprits. Mais comme je ne pouvois voir que peu de gens dans le peu de temps que j’avois, et que de plus la nécessité d’un chef qui commandât les troupes ne souffroit presque point de délai, je m’aperçus que mes raisons touchoient beaucoup plus les esprits que les cœurs ; et pour vous dire le vrai, j’étois fort embarrassé, et d’autant plus que j’étois bien averti quelM. d’Elbœuf ne s’oublioil pas. Le président Le Coigneux, avec qui il avoit été fort brouillé lorsqu’ils étoient tous deux avec Monsieur à Bruxelles, et avec qui il se croyoit raccommodé, me fit voir un billet qu’il lui avoit écrit de la porte Saint-Honoré en entrant dans la ville, où étoient ces propres mots : Il faut aller faire hommage au coadjuteur ; dans trois jours il me rendra ses devoirs. Le billet étoit signé L’Ami du cœur. Je n’avois pas besoin de cette preuve pour savoir qu’il ne m’aimoit pas. J’avois été autrefois brouillé avec lui, et je l’avois prié un peu brusquement de se taire à un bal chez madame de Peroché, dans lequel il me sembloit qu’il vouloit faire une raillerie de M. le comte, qu’il haïssoit fort, parce qu’ils étoient tous deux en ce temps-là amoureux de madame de Montbazon.

Après avoir couru la ville jusqu’à deux heures, je revins chez moi, presque résolu de me déclarer publiquement contre M. d’Elbreuf, de l’accuser d’intelligence avec la cour, de faire prendre les armes, et de le prendre lui-même, ou de l’obliger à sortir de Paris. Je me sentois assez de crédit dans le peuple pour le pouvoir entreprendre judicieusement ; mais il faut avouer que l’extrémité étoit grande par une infinité de circonstances, et particulièrement par celle d’un mouvement qui ne pouvoit pas être médiocre dans une ville investie, et investie par un roi.

Comme je roulois toutes ces différentes pensées dans ma tête, qui n’étoit pas, comme vous vous pouvez imaginer, peu agitée, l’on me vint dire que le chevalier de La Chaise, qui étoit à M. de Longuevilîe, étoit à la porte de ma chambre. Il me cria en entrant : « Levez-vous, monsieur ; M. le prince de Conti et M. de Longueville sont à la porte Saint-Honoré ; et le peuple, qui crie et qui dit qu’ils viennent pour trahir la ville, ne les veut pas laisser entrer. » Je m’habillai en diligence, j’allai prendre le bonhomme Broussel, je fis allumer huit ou dix flambeaux, et nous allâmes en cet ëquipage à la porte Saint-Honoré. Nous trouvâmes déjà tant de monde dans la rue, que nous eûmes peine à percer la foule ; et il étoit grand jour quand nous fîmes ouvrir la porte, parce que nous employâmes beaucoup de temps à rassurer les esprits, qui étoient dans une défiance inimaginable. Nous haranguâmes le peuple, et nous amenâmes à l’hôtel de Longueville M. le prince de Conti et monsieur son beau-frère.

J’allai en même temps chez M. d’Elbœuf, lui faire une manière de compliment qui sans doute ne lui eût pas plu : car c’étoit pour lui proposer de ne pas aller au Palais, ou au moins de n’y aller qu’avec les autres, et après avoir conféré ensemble de ce qu’il y auroit à faire pour le bien du parti. La défiance générale de tout ce qui avoit le moins du monde rapport à M. le prince nous obligeoit de ménager avec bien de la douceur ces premiers momens. Ce qui eût peut-être été facile la veille eût été impossible et même ruineux le matin du jour suivant ; et ce M. d’Elbœuf, que je croyois pouvoir chasser de Paris le 9, m’en eût chassé apparemment le 10, s’il eût su prendre son parti : tant le nom de Condé étoit suspect au peuple.

Dès que je vis qu’il avoit manqué le moment dans lequel nous fîmes entrer M. le prince de Conti, je ne doutai point que comme le fond des cœurs étoit pour nous, je ne les amenasse avec un peu de temps où il me plairoit ; mais il falloit ce peu de temps. C’est pourquoi mon avis fut (et il n’y en avoit point d’autre) de ménager M. d’Elbœuf, et de lui faire voir qu’il pourroit trouver sa place et son compte en s’unissant avec M. le prince de Conti et avec M. de Longueville. Ce qui me fait croire que cette proposition ne lui auroit pas plu, comme je vous le disois tout-à-l’heure, c’est qu’au lieu de m’attendre chez lui, comme je l’en avois envoyé prier, il alla au Palais. Le premier président, qui ne vouloit pas que le parlement allât à Montargis, mais qui ne vouloit point non plus de guerre civile, reçut M. d’Elbœuf à bras ouverts, précipita l’assemblée des chambres ; et quoi que pussent dire Broussel, Longueil, Blancménil, Viole, Novion, Le Coigneux, il fit déclarer général M. d’Elbœuf, dans la vue, à ce que m’a avoué depuis le président de Mesmes, qui se faisoit l’auteur de ce conseil, de faire une division dans le parti, qui n’eût pas été, à son compte, capable d’empêcher la cour de s’adoucir, et qui l’eût été toutefois d’affoiblir assez la faction pour la rendre moins dangereuse et moins durable. Cette pensée m’a toujours paru une de ces visions dont la spéculation est belle, et la pratique impossible : la méprise en ces matières est toujours très-périlleuse.

Comme je ne trouvai point M. d’Elbœuf, que ceux à qui j’avois donné ordre de l’observer me rapportèrent qu’il avoit pris le chemin du Palais, et que j’eus appris que l’assemblée des chambres avoit été avancée, je me le tins pour dit : je ne doutai point de la vérité, et je revins en diligence à l’hôtel de Longueville, pour obliger M. le prince de Conti et M. de Longueville d’aller sur l’heure même au parlement. Le second n’avoit jamais hâte ; et le premier, fatigué de sa mauvaise nuit, s’étoit mis au lit. J’eus toutes les peines du monde à le persuader de se relever. Il se trouvoit mal, et il tarda tant, qu’on nous vint dire que le parlement étoit levé, et que M. d’Elbœuf marchoit à l’Hôtel de Ville, pour y prêter le serment, et prendre le soin de toutes les commissions qui s’y délivreroient. Vous concevez aisément l’amertume de cette nouvelle : elle eût été plus grande si la première occasion que M. d’Elbœuf avoit manquée ne m’eût donné lieu d’espérer qu’il ne se serviroit pas même de la seconde. Comme j’appréhendai toutefois que le bon succès de cette matinée ne lui élevât le cœur, je crus qu’il ne lui falloit pas laisser trop de temps de se reconnoître, et je proposai à M. le prince de Conti de venir au parlement l’après-dînée, de s’offrir à la Compagnie, et d’en demeurer simplement et précisément dans les termes qui se pourroient expliquer plus ou moins favorablement, selon qu’il trouveroit l’air du bureau dans la grand’chambre ; mais encore plus selon que je le trouverois moi-même dans la salle, où, sous prétexte que je n’avois pas encore de place au parlement, je faisois état de demeurer, pour avoir l’œil sur le peuple.

M. le prince de Conti se mit dans mon carrosse, sans aucune suite de livrée que la mienne, qui étoit fort grande, et qui me faisoit par conséquent reconnoître de fort loin : ce qui étoit assez à propos en cette occasion, et qui n’empêchoit pourtant pas que M. le prince de Conti ne fit voir aux bourgeois qu’il prenoit confiance en eux : ce qui n’y étoit pas moins nécessaire. Il n’y a rien où il faille plus de précautions qu’en tout ce qui regarde les peuples, parce qu’il n’y a rien de plus déréglé, et il n’y a rien où il les faille plus cacher, parce qu’il n’y a rien de plus défiant. Vous arrivâmes au Palais avant M. d’Elbœuf ; l’on cria sur les degrés de la salle : vive le coadjuteur ! Mais, à la réserve des gens que j’y avois fait trouver, personne ne cria vive Conti ! Et comme Paris fournit un monde plutôt qu’un nombre dans les émotions, quoique j’y eusse beaucoup de gens apostés, il me fut aisé de juger que le gros du peuple n’étoit pas guéri de la défiance ; et je vous confesse que je fus bien aise quand j’eus tiré le prince de la salle, et que je l’eus mis dans la grand’chambre.

M. d’Elbœuf arriva un moment après, suivi de tous les gardes de la ville, qui l’accompagnoient depuis le matin comme général. Le peuple éclatoit de toutes parts : vive Son Altesse M. d’Elbœuf ! Et comme on crioit en même temps vive le coadjuteur ! je l’abordai avec un visage riant, et je lui dis : « Voici un écho, monsieur, qui m’est bien glorieux. — Vous êtes trop honnête, me répondit-il ; » et en se tournant aux gardes, il leur dit : « Demeurez à la porte de la grand’chambre. » Je pris cet ordre pour moi, et j’y demeurai pareillement avec ce que j’avois de gens le plus à moi, qui étoient en bon nombre. Comme le parlement fut assis, M. le prince de Conti prit la parole, et dit qu’ayant connu à Saint-Germain les pernicieux conseils que l’on donnoit à la Reine, il avoit cru qu’il étoit obligé, par sa qualité de prince du sang, de s’y opposer. Vous voyez assez la suite de ce discours. M. d’Elbœuf, qui, selon le caractère de tous les gens foibles, étoit rogue et fier parce qu’il se croyoit le plus fort, dit qu’il savoit le respect qu’il devoit à M. le prince de Conti : mais qu’il ne pouvoit s’empêcher de dire que c’étoit lui qui avoit rompu la glace, et qui s’étoit offert le premier à la compagnie ; et qu’elle lui ayant fait l’honneur de lui confier le bâton de général, il ne le quitteroit jamais qu’avec la vie. La cohue du parlement, qui étoit, comme le peuple, en défiance de M. le prince de Conti, applaudit à cette déclaration, qui fut ornée de mille périphrases très-naturelles au style de M. d’Elbœuf. Toucheprez, capitaine de ses gardes, homme d’esprit et de cœur, les commenta dans la salle. Le parlement se leva, après avoir donné arrêt par lequel il enjoignoit, sous peine de crime de lèse-majesté, aux troupes de n’approcher Paris de vingt lieues ; et je vis bien que je devois me contenter, pour ce jour-là, de ramener M. le prince de Conti sain et sauf à l’hôtel de Longueville. Comme la foule étoit grande, il fallut que je le prisse presque entre mes bras au sortir de la grand’chambre. M. d’Elbœuf, qui croyoit être maître de tout, me dit d’un ton de raillerie, en entendant les cris du peuple, qui par reprise nommoient son nom et le mien ensemble : « Voilà, monsieur, un écho qui m’est bien glorieux. » À quoi je répondis : « Vous êtes trop honnête ; » mais d’un ton un peu plus gai qu’il ne me l’avoit dit : car, quoiqu’il crût ses affaires en fort bon état, je jugeai sans balancer que les miennes seroient bientôt dans une meilleure condition que les siennes, dès que je vis qu’il avoit encore manqué cette seconde occasion. Le crédit parmi les peuples, cultivé et nourri de longue main, ne manque jamais à étouffer, pour peu qu’il ait de temps pour germer, ces fleurs minces et naissantes de la bienveillance publique, que le pur hasard fait quelquefois pousser. Je ne me trompai pas dans ma pensée, comme vous allez voir.

Je trouvai, en arrivant à l’hôtel de Longueville, Vincerot, capitaine de Navarre, et qui avoit été nourri page du marquis de Ragny[2], père de madame de Lesdiguières[3]. Elle me l’envoyoit de Saint-Germain où elle étoit, sous prétexte de répéter quelques prisonniers ; mais dans le vrai pour m’avertir que M. d’Elbœuf, une heure après avoir appris l’arrivée de M. le prince de Conti et de M. de Longueville à Paris, avoit écrit à La Rivière ces propres mots : « Dites à la Reine et à Monsieur que ce diable de coadjuteur perd tout ici ; que dans deux jours je n’y aurai aucun pouvoir : mais que s’ils veulent me faire un bon parti, je leur témoignerai que je ne suis pas venu à Paris avec une aussi mauvaise intention qu’ils se le persuadent. » La Rivière montra ce billet au cardinal, qui s’en moqua, et qui le fit voir au maréchal de Villeroy. Je me servis très-utilement de cet avis ; sachant que tout ce qui a façon du mystère est bien mieux reçu dans le peuple, j’en fis un secret à quatre ou cinq cents personnes. Les curés de Saint-Eustache, de Saint-Roch, de Saint-Merry et de Saint-Jean me mandèrent ; sur les neuf heures du soir, que la confiance que M. le prince de Conti avoit témoignée au peuple, d’aller tout seul et sans suite dans mon carrosse se mettre entre les mains de ceux mêmes qui crioient contre lui, avoit fait un effet merveilleux.

Les officiers des quartiers, sur les dix heures, me firent tenir plus de cinquante billets, pour m’avertir que leur travail avoit réussi, et que les dispositions étoient sensiblement et visiblement changées. Je mis Marigny en œuvre entre dix et onze ; et il fit ce fameux couplet, l’original de tous les triolets, M. d’Elbœuf et ses enfans, que vous avez tant ouï chanter à Caumartin[4]. Nous allâmes entre minuit et une heure, M. de Longueville, le maréchal de La Mothe et moi, chez M. de Bouillon, qui étoit au lit avec la goutte, et qui, dans l’incertitude des choses, faisoit grande difficulté de se déclarer. Nous lui fîmes voir notre plan, et la facilité de l’exécution. Il le comprit ; il y entra. Nous prîmes toutes nos mesures : je donnai moi-même les ordres aux colonels et aux capitaines, qui étoient de mes amis. Vous concevrez mieux notre projet par le récit de son exécution, sur laquelle je m’étendrai après que j’aurai encore fait cette remarque : que le coup le plus dangereux que je portai à M. d’Elbœuf dans tous ses mouvemens fut l’impression que je donnai par les habitués des paroisses, qui le croyoient eux-mêmes ; que je donnai, dis-je, au peuple, qu’il avoit intelligence avec les troupes du Roi, qui, le soir du 9, s’étoient saisies du poste de Charenton. Je le trouvai, au moment que ce bruit se répandoit, sur les degrés de l’hôtel-de-ville, et il me dit : « Que diriez-vous qu’il y ait des gens assez méchans pour dire que j’ai fait prendre Charenton ? Je lui répondis : « Que diriez-vous qu’il y ait des gens assez scélérats pour dire que M. le prince de Conti est venu ici de concert avec M. le prince ? » Je reviens à l’exécution du projet que j’ai déjà touché ci-dessus. Comme je vis l’esprit du peuple assez disposé et assez revenu de la défiance pour ne pas s’intéresser pour M. d’Elbœuf, je crus qu’il n’y avoit plus de mesures à garder, et que l’ostentation seroit aussi à propos ce jour-là, que la modestie avoit été de saison la veille.

M. le prince de Conti et M. de Longueville prirent un grand et magnifique carrosse de madame de Longueville, suivis d’une grande quantité de livrées. Je me mis auprès du premier à la portière, et l’on marcha ainsi au Palais à petit pas. M. de Longueville n’y étoit pas venu la veille, parce que je croyois qu’en cas d’émotion l’on auroit plus de respect pour la tendre jeunesse et pour la qualité de prince du sang de M. le prince de Conti, que pour la personne de M. de Longueville, qui étoit proprement la bête de M. d’Elbœuf ; et parce que M. de Longueville, n’étant point pair, n’avoit point de séance au parlement, et qu’ainsi il avoit été de nécessité de convenir au préalable de sa place, qu’on lui donna au dessus du doyen, de l’autre côté des ducs et pairs.

Il offrit d’abord à la compagnie ses services, Rouen, Caen, Dieppe et toute la Normandie ; et il la supplia de trouver bon que, pour engagement de sa parole, il fît loger à l’hôtel-de-ville madame sa femme, monsieur son fils et mademoiselle sa fille. Jugez, s’il vous plaît, de l’effet que fit cette proposition ! Elle fut soutenue fortement et agréablement par M. de Bouillon, qui entra appuyé, à cause de sa goutte, sur deux gentilshommes. Il prit place au dessous de M. de Longueville, et il coula, selon que nous l’avions concerté la nuit, dans son discours, qu’il serviroit le parlement avec beaucoup de joie sous les ordres d’un aussi grand prince que M. le prince de Conti. M. d’Elbœuf s’échauffa à ce mot, et il répéta ce qu’il avoit dit la veille, qu’il ne quitteroit qu’avec la vie le bâton de général. Le murmure s’éleva sur ce commencement de contestation, dans lequel M. d’Elbœuf fit voir qu’il avoit plus d’esprit que de jugement. Il ne parla pas à propos : il n’étoit plus temps de contester, il falloit plier. Mais j’ai observé que les gens foibles ne plient jamais quand ils le doivent. Nous lui donnâmes à cet instant, le troisième relais, qui fut l’apparition du maréchal de La Mothe, qui se mit au dessous de M. de Bouillon, et qui fit à la compagnie le même compliment que lui. Nous avions concerté de ne faire paroître ces personnages sur le théâtre que l’un après l’autre, parce que rien ne touche et n’émeut tant les peuples, et même les compagnies, qui tiennent beaucoup du peuple, que la variété des spectacles. Nous ne nous y trompâmes pas ; et ces trois apparitions, qui se suivirent, firent un effet sans comparaison plus prompt et plus grand qu’elles ne l’eussent fait si elles se fussent unies. M. de Bouillon, qui n’avoit pas été de ce sentiment, me l’avoua le lendemain, avant même que de sortir du Palais.

M. le premier président, qui étoit tout d’une pièce, demeura dans la pensée de se servir de cette brouillerie pour affoiblir la faction, et proposa de laisser la chose indécise jusqu’à l’après-dînée, pour donner le temps à ces messieurs de s’accommoder. Le président de Mesmes, qui étoit pour le moins aussi bien intentionné pour la cour que lui, mais qui avoit plus de vues et plus de jointures, lui répondit à l’oreille, et je l’entendis : « Vous vous moquez, monsieur ; ils s’accommoderoient peut-être aux dépens de notre autorité ; mais nous en sommes plus loin que vous ne pensez. Ne voyez-vous pas que M. d’Elbœuf est pris pour dupe, et que ces gens-ci sont les maîtres. ? » Le président Le Coigneux, à qui je m’étois ouvert la nuit, éleva sa voix, et dit : « Il faut finir avant que de dîner, dussions-nous dîner à minuit. Parlons en particulier à ces messieurs. » Il pria en même temps M. le prince de Conti et M. de Longueville d’entrer dans la quatrième chambre des enquêtes, dans laquelle on entre de la grand’chambre.; et messieurs de Novion et de Bellièvre[5] qui étoient de notre correspondance, menèrent M. d’Elbœuf, qui se faisoit encore tenir à quatre dans la seconde. Comme je vis les affaires en pourparler, et la salle du Palais en état de n’en rien appréhender, j’allai en diligence prendre madame de Longueville et madame de Bouillon avec leurs enfans, et je les menai, avec une espèce de triomphe, à l’hôtel-de-ville. La petite vérole avoit laissé à madame de Longueville, comme je vous l’ai déjà dit en un autre lieu, tout l’éclat de sa beauté, quoiqu’elle l’eût un peu diminuée ; et celle de madame de Bouillon, bien qu’un peu effacée, étoit toujours très-brillante. Imaginez-vous, je vous prie, ces deux personnes sur le perron de l’hôtel-de-ville, plus belles en ce qu’elles paroissoient négligées, quoiqu’elles ne le fussent pas. Elles tenoient chacune entre leurs bras un de leurs enfans, beau comme leur mère. La Grève étoit pleine de peuple jusques au dessus des toits ; tous les hommes jetoient des cris de joie, toutes les femmes pleuroient de tendresse. Je jetai cinq cents pistoles par les fenêtres de l’hôtel-de-ville ; et après avoir laissé Noirmoutier et Miron auprès des dames, je retournai au Palais, et j’y arrivai avec une foule innombrable de gens armés et non armés. Toucheprez, capitaine des gardes de M. d’Elbœuf, qui m’avoit fait suivre, étoit entré dans la seconde (chambre des enquêtes) un peu avant que je fusse dans la cour du Palais, pour avertir son maître, qui y étoit toujours demeuré, qu’il étoit perdu s’il ne s’accommodoit : ce qui fut cause que je le trouvai fort embarrassé et même fort abattu. Il le fut bien davantage quand M. de Bellièvre, qui l’avoit amusé à dessein, dit qu’est-ce que c’étoient des tambours qui battoient ? Je lui répondis qu’il en alloit bien entendre d’autres, et que les gens de bien étoient las de la division que l’on essayoit de faire dans la ville. Je connus à cet instant que l’esprit dans les grandes affaires n’est rien sans le cœur. M. d’Elbœuf ne garda plus même les apparences : il expliqua ridiculement ce qu’il avoit dit, il se rendit à plus qu’on ne voulut ; et il n’y eut que l’honnêteté et le bon sens de M. de Bouillon qui lui conservèrent la qualité de général, et le premier rang avec messieurs de Bouillon et de La Mothe, également généraux avec lui, sous l’auterité de M. le prince de Conti, déclaré dès le même instant généralissime des armées du Roi, sous les ordres du parlement.

Voilà ce qui se passa le matin du 11 janvier. L’après-dînée, M. d’Elbœuf, à qui l’on avoit donné cette commission pour le consoler, somma la Bastille ; et le soir il y eut une scène à l’hôtel-de-ville, de laquelle il est à propos de vous rendre compte, parce qu’elle eut beaucoup plus de suites qu’elle ne méritoit. Noirmoutier, qui avoit été fait la veille lieutenant général, sortit avec cinq cents chevaux de Paris, pour pousser des escarmoucheurs des troupes, que nous appelions des mazarins, qui venoient faire le coup de pistolet dans le faubourg. Comme il revint descendre à l’hôtel-de-ville, il entra avec Matha, Laigues et La Boulaye[6], encore tous cuirassés, dans la chambre de madame de Longueville, qui étoit toute pleine de dames. Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons qui étoient dans la salle, et de trompettes qui étoient dans la place, donnoit un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs. Noirmoutier, qui étoit grand amateur de l’Astrée, me dit : « Je m’imagine que nous sommes assiégés dans Marcilly. — Vous avez raison, lui répondis-je : madame de Longueville est aussi belle que Galathée ; mais Marcillac (M. de La Rochefoucauld le père n’étoit pas encore mort) n’est pas si honnête homme que Lindamor. » Je m’aperçus en me retournant que le petit Courtin, qui étoit dans une croisée, pouvoit m’avoir entendu : c’est ce que je n’ai jamais su au vrai ; mais je n’ai pu aussi jamais deviner d’autres causes de la première haine que M. de La Rochefoucauld a eue pour moi.

Je sais que vous aimez les portraits, et j’ai été fâché par cette raison de n’avoir pu vous en faire voir jusqu’ici presque aucun qui n’ait été de profil, et qui n’ait par conséquent été fort imparfait. Il me sembloit que je n’avois pas assez de grand jour dans le vestibule dont vous venez de sortir, et où vous n’avez vu que les peintures légères des préliminaires de la guerre civile. Voici la galerie où les figures vous paroîtront dans leur étendue, et où je vous représenterai les personnages que vous verrez plus avant dans l’action. Vous jugerez, par les tableaux et les traits particuliers que vous pourrez remarquer dans la suite, si j’en ai bien pris l’idée. Voici le portrait de la Reine, par lequel il est juste de commencer :

La Reine avoit, plus que personne que j’aie jamais vue, de cette sorte d’esprit qui lui étoit nécessaire pour ne pas paroître sotte à ceux qui ne la connoissoient pas. Elle avoit plus d’aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, plus d’application à l’argent que de libéralité, plus de libéralité que d’intérêt, plus d’intérêt que de désintéressement, plus d’attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d’intention de piété que de piété, plus d’opiniâtreté que de fermeté, et plus d’incapacité que de tout ce que j’ai dit ci-dessus.

M. le duc d’Orléans avoit, à l’exception du courage, tout ce qui étoit nécessaire à un honnête homme : mais comme il n’avoit rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvoit rien dans lui-même qui pût suppléer ni même soutenir sa foiblesse. Comme elle régnoit dans son cœur par la frayeur, et dans son esprit par l’irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie. Il entra dans toutes les affaires, parce qu’il n’avoit pas la force de résister à ceux mêmes qui l’y entraînoient pour leur intérêt ; mais il n’en sortit jamais qu’avec honte, parce qu’il n’avoit pas le courage de les soutenir. Cet ombrage amortit dès sa jeunesse en lui les couleurs même les plus vives et les plus gaies qui devoient briller naturellement dans un esprit beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention très-bonne, dans un désintéressement complet, et dans une facilité de mœurs incroyable.

M. le prince est né capitaine : ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui, à César et à Spinola. Il a égalé le premier, il a passé le second. L’intrépidité est l’un des moindres traits de son caractère. La nature lui avoit fait l’esprit aussi grand que le cœur ; la fortune, en le donnant à un siècle de guerre, a laissé au second toute son étendue ; la naissance, ou plutôt l’éducation dans une maison attachée et soumise au cabinet, a donné des bornes trop étroites au premier. On ne lui a pas inspiré de bonne heure les grandes et générales maximes, qui sont celles qui font et qui forment ce que l’on appelle l’esprit de suite. Il n’a pas eu le temps de les prendre par lui-même, parce qu’il a été prévenu dès sa jeunesse par la chute imprévue des grandes affaires, et par l’habitude au bonheur. Ce défaut a fait qu’avec l’ame du monde la moins méchante, il a fait des injustices ; qu’avec le cœur d’Alexandre, il n’a pas été exempt, non plus que lui, de foiblesse ; qu’avec un esprit merveilleux, il est tombé dans des imprudences ; qu’ayant toutes les qualités de François de Guise, il n’a pas servi l’État en de certaines occasions aussi bien qu’il le devoit ; et qu’ayant toutes celles de Henri du même nom, il n’a pas poussé la faction où il le pouvoit. Il n’a pu remplir son mérite, c’est un défaut ; mais il est rare, mais il est beau. M. de Longueville avoit, avec le beau nom d’Orléans, de la vivacité, de l’agrément, de la dépense, de la libéralité, de la justice, de la valeur, de la grandeur ; et il ne fut jamais qu’un homme médiocre, parce qu’il eut toujours des idées qui furent infiniment au dessus de sa capacité. Avec la capacité et les grands desseins, l’on n’est jamais compté pour rien : quand on ne les soutient pas, l’on n’est pas compté pour beaucoup, et c’est ce qui fait le médiocre.

M. de Beaufort n’en étoit pas jusqu’à l’idée des grandes affaires : il n’en avoit que l’intention. Il en avoit ouï parler aux importans, et il avoit un peu retenu de leur jargon ; et cela, mêlé avec les expressions qu’il avoit tirées très-fidèlement de madame de Vendôme, formoit une langue qui auroit déparé le bon sens de Caton. Le sien étoit court et lourd, et d’autant plus qu’il étoit obscurci par la présomption. Il se croyoit habile, et c’est ce qui le faisoit paroître artificieux, parce que l’on connoissoit d’abord qu’il n’avoit pas assez d’esprit pour cette fin. Il étoit brave de sa personne, et plus qu’il n’appartient à un fanfaron ; il l’étoit en tout sans exception, et jamais plus faussement qu’en galanterie. Il parloit, il pensoit comme le peuple, dont il fut l’idole quelque temps. Vous en verrez les raisons.

M. d’Elbœuf n’avoit du cœur que parce qu’il est impossible qu’un prince de la maison de Lorraine n’en ait point. Il avoit tout l’esprit qu’un homme qui a beaucoup plus d’art que de bon sens peut avoir : c’étoit le galimatias du monde le plus fleuri. Il a été le premier prince que sa pauvreté a avili ; et peut-être jamais homme n’a eu moins que lui l’art de se faire plaindre dans sa misère. La commodité ne le releva pas ; et s’il fût parvenu jusqu’à la richesse, on l’eût envié comme un partisan, tant la gueuserie lui paroissoit propre et faite pour lui.

M. de Bouillon étoit d’une valeur éprouvée et d’un sens profond. Je suis persuadé, par ce que j’ai vu de sa conduite, que l’on a fait tort à sa réputation quand on l’a décriée. Je ne sais si l’on n’a pas fait quelque faveur à son mérite, en le croyant capable de toutes les grandes choses qu’il n’a point faites.

M. de Turenne a eu dès sa jeunesse toutes les bonnes qualités, et il a acquis les grandes d’assez bonne heure. Il ne lui en a manqué aucune, que celles dont il ne s’est point avisé. Il avoit presque toutes les vertus comme naturelles ; il n’a jamais eu le brillant d’aucune. On l’a cru plus capable d’être à la tête d’une armée que d’un parti, et je le crois aussi, parce qu’il n’étoit pas naturellement entreprenant : mais toutefois qui le sait ? Il a toujours eu en tout, comme en son parler, de certaines obscurités qui ne se sont développées que dans les occasions, mais qui ne s’y sont jamais développées qu’à sa gloire.

Le maréchal de La Mothe avoit beaucoup de cœur. Il étoit capitaine de la seconde classe ; il n’étoit pas homme de beaucoup de sens ; il avoit assez de douceur et de facilité dans la vie civile ; il étoit très-utile dans un parti, parce qu’il y étoit très commode.

J’oubliois presque M. le prince de Conti : ce qui est un bon signe pour un chef de parti. Je ne crois pas vous le pouvoir mieux dépeindre qu’en vous disant que[7]

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Ce chef de parti étoit un zéro qui ne multiplioit que parce qu’il étoit prince du sang : voilà pour le public. Pour ce qui est du particulier, la méchanceté faisoit en lui ce que la foiblesse faisoit en M. le duc d’Orléans : elle inondoit toutes les autres qualités, qui n étoient d’ailleurs que médiocres, et toutes semées de foiblesses.

Il y a eu toujours du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d’intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son foible ; et où il ne connoissoit pas les grands, qui d’un autre sens n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucunes affaires, et je ne sais pourquoi ; car il avoit des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu’il n’avoit pas[8]

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Sa vue n’étoit pas assez étendue, et il ne voyoit pas même tout ensemble ce qui étoit à sa portée ; mais son bon sens, très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devoit récompenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution : elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement : car quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connoissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat. Il n’a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’étoit tourné dans les affaires en air d’apologie. Il croyoit toujours en avoir besoin : ce qui, joint à ses maximes, qui ne marquent pas assez de foi à la vertu et à sa pratique, qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y étoit entré, méfait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connoître, et de se réduire à passer, comme il eût pu, pour le courtisan le plus poli, et pour le plus honnête homme, à l’égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.

Madame de Longueville a naturellement bien du fonds d’esprit ; mais elle en a encore plus le fin et le tour. Sa capacité, qui n’a pas été aidée par sa paresse[9], n’est pas allée jusqu’aux affaires dans lesquelles la haine contre M. le prince l’a portée, et dans lesquelles la galanterie l’a maintenue. Elle avoit une langueur dans ses manières, qui touchoit plus que le brillant de celles mêmes qui étoient plus belles. Elle en avoit une même dans l’esprit qui avoit ses charmes, parce qu’elle avoit, si l’on peut le dire, des réveils lumineux et surprenans. Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l’obligea de ne mettre la politique qu’en second dans sa conduite, d’héroïne d’un grand parti elle en devint l’aventurière. La grâce a rétabli ce que le monde ne lui pouvoit rendre.

Madame de Chevreuse[10] n’avoit plus même de reste de beauté, quand je l’ai connue. Je n’ai jamais vu qu’elle en qui la vivacité suppléât au jugement : elle lui donnoit même assez souvent des ouvertures si brillantes qu’elles paroissoient comme des éclairs, et si sages qu’elles n’eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles. Ce mérite toutefois ne fut que d’occasion. Si elle fût venue dans un siècle où il n’y eût point eu d’affaire, elle n’eût pas seulement imaginé qu’il y en pût avoir. Si le prieur des chartreux lui eût plu, elle eût été solitaire de bonne foi. M. de Lorraine[11], qui s’y attacha à elle, la jeta dans les affaires ; le duc de Buckingham[12] et le comte de Holland[13] l’y entretinrent ; M. de Châteauneuf l’y amusa. Elle s’y abandonna, parce qu’elle s’abandonnoit à tout ce qui plaisoit à celui qu’elle aimoit ; elle aimoit sans choix, et purement parce qu’il falloit qu’elle aimât quelqu’un. Il n’étoit pas même difficile de lui donner un amant de partie faite ; mais dès qu’elle l’avoit pris, elle l’aimoit uniquement et fidèlement-, et elle nous a avoué, à madame de Rhodes et à moi, que, par un caprice, disoit-elle, de la fortune, elle n’avoit jamais aimé le mieux ce qu’elle avoit estimé le plus, à la réserve toutefois, ajouta-t-elle, du pauvre Buckingham. Son dévouement à la passion, que l’on pouvoit dire éternelle, quoiqu’elle changeât d’objet, n’empêchoit pas qu’une mouche ne lui donnât des distractions ; mais elle en revenoit toujours avec des emportemens qui les faisoient trouver agréables. Jamais personne n’a moins fait d’attention sur les périls, et jamais femme n’a eu plus de mépris pour les scrupules et pour les devoirs : elle ne se connoissoit que celui de plaire à son amant.

Mademoiselle de Chevreuse[14] qui avoit plus de beauté que d’agrément, étoit sotte jusqu’au ridicule par son naturel. La passion lui donnoit de l’esprit, et même du sérieux et de l’agréable, uniquement pour celui qu’elle aimoit ; mais elle le traitoit bientôt comme ses jupes, qu’elle mettoit dans son lit quand elles lui plaisoient, et qu’elle brûloit, par une pure aversion, deux jours après.

Madame la princesse palatine[15] estimoit autant la galanterie qu’elle en aimoit le solide. Je ne crois pas que la reine Elisabeth d’Angleterre ait eu plus de capacité pour conduire un État. Je l’ai vue dans la faction, je l’ai vue dans le cabinet, et je lui ai trouvé partout également de la sincérité.

Madame de Montbazon étoit d’une très-grande beauté : la modestie manquoit à son air. Sa morgue, si l’on peut le dire, et son jargon eussent suppléé dans un temps calme à son peu d’esprit. Elle eut peu de foi dans la galanterie, nulle dans les affaires. Elle n’aimoit rien que son plaisir ; et au dessus de son plaisir, son intérêt. Je n’ai jamais vu une personne qui ait conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu.

Si ce n’étoit pas une espèce de blasphème de dire qu’il y a quelqu’un dans notre siècle plus intrépide que le grand Gustave et M. le prince, je dirois que ç’a été M. Mole, premier président. Il s’en est fallu beaucoup que son esprit n’ait été aussi grand que son cœur : il ne laissoit pas d’y avoir quelques rapports, par une ressemblance qui n’y étoit toutefois qu’en laid. Je vous ai déjà dit qu’il n’étoit pas congru dans sa langue, et il est vrai ; mais il avoit une sorte d’éloquence qui, en choquant l’oreille, saisissoit l’imagination. Il vouloit le bien de l’État préférablement à toutes choses, même à celui de sa famille, quoiqu’il parût l’aimer trop pour un magistrat : mais il n’eut pas le génie assez élevé pour connoître d’assez bonne heure le bien qu’il eût pu faire. Il présuma trop de son pouvoir : il s’imagina qu’il modéreroit la cour et sa compagnie. Il ne réussit à l’un ni à l’autre : il se rendit suspect à tous les deux, et ainsi il fit du mal avec de bonnes intentions. La préoccupation y contribua beaucoup. Il étoit extrême en tout, etj’ai même observé qu’il jugeoit toujours des actions par les hommes, mais presque jamais des hommes par les actions. Comme il avoit été nourri dans les formes du Palais, tout ce qui étoit extraordinaire lui étoit suspect. Il n’y a guère de disposition plus dangereuse en ceux qui se rencontrent dans les affaires où les règles ordinaires n’ont plus de lieu.

Le peu de part que j’ai eu dans celles dont il s’agit en ce lieu me pourroit peut-être donner la liberté d’ajouter ici mon portrait : mais, outre que l’on ne se connoît jamais assez bien pour se peindre naturellement soi-même, je vous confesse que je trouve une satisfaction si sensible à vous soumettre uniquement et absolument le jugement de tout ce qui me regarde, que je ne puis seulement me résoudre à m’en former dans le plus intérieur de mon esprit la moindre idée. Je reprends le fil de mon histoire.

Le commandement des armes ayant été réglé, comme je vous l’ai dit ci-dessus, l’on continua à travailler aux fonds nécessaires pour la levée et pour la subsistance des troupes. Toutes les compagnies et tous les corps s’unirent, et Paris enfanta sans douleur une armée complète en huit jours. La Bastille se rendit, après avoir essuyé pour la forme cinq ou six coups de canon. Ce fut un assez plaisant spectacle de voir les femmes à ce fameux siège porter leurs chaises dans le jardin de l’Arsenal où étoit la batterie, comme elles les portent au sermon.

M. de Beaufort, qui depuis qu’il se fut sauvé du bois de Vincennes s’étoit caché dans le Vendômois, de maison en maison, arriva ce jour-là à Paris et il vint descendre chez Prudhomme. Montrésor, qu’il avoit envoyé quérir dès la porte de la ville, vint me trouver en même temps, pour me faire compliment de sa part, et pour me dire qu’il seroit dans un quart-d’heure en mon logis. Je le prévins ; j’alkai chez Prudhomme, et je ne trouvai pas que sa prison lui eût donné plus de sens. Il est toutefois vrai qu’elle lui avoit donné plus de réputation. Il l’avoit soutenue avec fermeté, et il en étoit sorti avec courage. Ce lui étoit même un mérite de n’avoir pas quitté les bords de la Loire, dans un temps où il est vrai qu’il falloit et de l’adresse et de la fermeté pour s’y tenir. Il n’est pas difficile de faire valoir, dans les commencemens d’une guerre civile, le mérite de tous ceux qui font mal à la cour. C’en est un grand que de n’y être pas bien. Comme il y avoit déjà quelque temps qu’il m’avoit fait assurer par Montrésor qu’il seroit très-aise de prendre liaison avec moi, et que je prévoyois bien l’usage auquel je le pourrois mettre, j’avois jeté par intervalle et sans affectation dans l’esprit du peuple des bruits avantageux pour lui. J’avois orné de mille et mille couleurs une entreprise que le cardinal avoit fait faire sur lui par Du Hamel. Montrésor, qui l’informoit avec exactitude des obligations qu’il m’avoit, avoit mis toutes les dispositions nécessaires pour une grande union entre nous. Vous croyez aisément qu’elle ne lui étoit pas désavantageuse en l’état où j’étois dans le parti ; et elle m’étoit comme nécessaire, parce que ma profession pouvant m’embarrasser en mille rencontres, j’avois besoin d’un homme que je pusse dans les conjonctures mettre devant moi. Le maréchal de La Mothe étoit si dépendant de M. de Longueville, que je ne m’en pouvois pas répondre. M. de Bouillon n’étoit pas un sujet à être gouverné. Il me falloit un fantôme, mais il ne me falloit qu’un fantôme ; et par bonheur pour moi il se trouva que ce fantôme étoit petit-fils de Henri-le-Grand ; qu’il parla comme on parle aux Halles (ce qui n’est pas ordinaire aux enfans de Henri-le-Grand), et qu’il eut de grands cheveux bien longs et bien blonds. Vous ne pouvez vous imaginer le poids de ces circonstances, et vous ne pouvez concevoir l’effet qu’elles firent dans le peuple.

Nous sortîmes ensemble de chez Prudhomme pour aller voir M. le prince de Conti. Nous nous mîmes en même portière ; nous nous arrêtâmes dans la rue Saint-Denis et dans la rue Saint-Martin. Je nommai, je louai et je montrai M. de Beaufort. Le feu prit en moins d’un instant. Toutes les femmes le baisèrent, et nous eûmes sans exagération, à cause de la foule, peine de passer jusqu’à l’hôtel-de-ville. Il présenta le lendemain requête au parlement, par laquelle il demandoit d’être reçu à se justifier de l’accusation intentée contre lui d’avoir entrepris contre la personne du cardinal : ce qui fut accordé et exécuté le jour d’après.

Messieurs de Luynes et de Vitry arrivèrent dans le même temps à Paris pour entrer dans le parti ; et le parlement donna ce fameux arrêt, par lequel il ordonna que tous les deniers royaux étant dans toutes les recettes générales et particulières du royaume, seroient saisis et employés à la défense commune.

M. le prince établit de sa part ses quartiers : il posta le maréchal Du Plessis à Saint-Denis, le maréchal de Gramont à Saint-Cloud, et Palluau, qui a été depuis le maréchal de Clérambault, à Sèvres. L’activité naturelle à M. le prince fut encore merveilleusement allumée par la colère qu’il eut de la déclaration de M. le prince de Conti et de M. de Longueville, qui avoient jeté la cour dans une défiance si grande de ses intérêts, que le cardinal ne doutant point d’abord qu’il ne fût de concert avec eux, fut sur le point de quitter la cour ; et ne se rassura pas qu’il ne l’eût vu de retour à Saint-Germain, des quartiers où il etoit allé donner ses ordres. En arrivant, il y éclata avec fureur, contre madame de Longueville particulièrement, à qui madame la princesse sa mère, qui étoit aussi à Saint-Germain, en écrivit le lendemain tout le détail. Je lus ces mots qui étoient dans la même lettre : « L’on est ici si déchaîné contre le coadjuteur, qu’il faut que j’en parle comme les autres. Je ne puis toutefois m’empecher de le remercier de ce qu’il a fait pour la pauvre reine d’Angleterre. » Cette circonstance est curieuse pour la rareté du fait. Cinq ou six jours avant que le Roi sortît de Paris, j’allai chez la reine d’Angleterre, que je trouvai dans la chambre de mademoiselle sa fille, qui a été depuis madame d’Orléans. Elle me dit d’abord : « Vous voyez, je viens tenir compagnie à Henriette ; la pauvre enfant n’a pu se lever aujourd’hui, faute de feu. » Le vrai étoit qu’il y avoit six mois que le cardinal n’avoit fait payer la Reine de sa pension ; que les marchands ne lui vouloient plus rien fournir, et qu’il n’y avoit pas un morceau de bois dans la maison. Vous me faites bien la justice d’être persuadée que madame la princesse d’Angleterre ne demeura pas le lendemain au lit, faute d’un fagot : mais vous croyez bien aussi que ce n’étoit pas ce que madame la princesse vouloit dire dans son billet. Je m’en ressouvins au bout de quelques jours, j’exagérai la honte de cet abandonnement ; et le parlement envoya quarante mille livres à la reine d’Angleterre. La postérité aura peine à croire qu’une fille d’Angleterre, petite-fille de Henri-le-Grand, ait manqué d’un fagot pour se lever au mois de janvier, dans le Louvre, et sous les yeux d’une cour de France. Nous avons horreur, en lisant les histoires, de lâchetés moins monstrueuses que celle-là ; et le peu de sentiment que je trouvai dans la plupart des esprits sur ce fait m’a obligé de faire, je crois, plus de mille fois cette réflexion, que les exemples du passé touchent sans comparaison plus les hommes que ceux de leur siècle. Nous nous accoutumons à tout ce que nous voyons ; et je vous ai dit quelquefois que je ne sais si le consulat du cheval de Caligula nous auroit autant surpris que nous nous l’imaginons.

Le parti ayant pris sa forme, il ne manquoit plus que l’établissement du cartel, qui se fit sans négociation. Un cornette de mon régiment[16] ayant été pris prisonnier par un parti de celui de La Villette, fut mené à Saint-Germain, et la Reine commanda sur l’heure que l’on lui tranchât la tête. Le grand prévôt, qui ne douta point de la conséquence, et qui étoit assez de mes amis, m’en avertit, et j’envoyai en même temps un trompette à Palluau, qui commandoit dans le quartier de Sèvres, avec une lettre très-ecclésiastique, mais qui faisoit entendre les inconvéniens de la suite, d’autant plus proches que nous avions aussi des prisonniers, et entre autres M. d’Olonne[17], qui avoit été arrêté comme il vouloit se sauver habillé en laquais.

Palluau alla sur l’heure à Saint-Germain, où il représenta les conséquences de cette exécution. On obtint de la Reine à toute peine qu’elle fût différée jusqu’au lendemain, et on lui fit comprendre après l’importance de la chose. On échangea mon cornette, et ainsi le cartel s’établit insensiblement.

Je ne m’étendrai pas à vous rendre compte du détail de ce qui se passa dans le siège de Paris, qui commença le 9 de janvier 1649 et qui fut levé le premier avril de la même année. Je me contenterai de vous en dater seulement les jours les plus considérables. Mais, avant que de descendre à ce particulier, je crois qu’il est à propos de faire deux ou trois remarques qui méritent de la réflexion.

La première est qu’il n’y eut jamais ombre de mouvement dans la ville, quoique tous les passages des rivières fussent fermés et occupés par les ennemis, et que leurs partis courussent continuellement du côté de la terre. On peut dire même que l’on ne reçut aucune incommodité ; et l’on doit ajouter qu’il ne parut pas que l’on y eût eu seulement peur, que le 23 de janvier, le 9 et le 10 de mars, où l’on vit dans les marchés une petite étincelle d’émotion, plutôt causée par la malice et par l’intérêt des boulangers, que par le manquement de pain.

La seconde est qu’aussitôt que Paris se fut déclaré, tout le royaume s’ébranla. Le parlement d’Aix, qui arrêta le comte d’Alais, gouverneur de Provence, s’unit à celui de Paris. Celui de Rouen, où M. de Longueville étoit allé dès le 20 janvier, fit la même chose. Celui de Toulouse fut sur le penchant, et ne fut retenu que par la nouvelle de la conférence de Ruel, dont je vous parlerai dans la suite. Le prince d’Harcourt[18], qui est M. le duc d’Elbœuf d’aujourd’hui, se jeta dans Montreuil dont il étoit gouverneur, et prit le parti du parlement, Reims, Tours et Poitiers prirent les armes en sa faveur. Le duc de La Trémouille[19] fit publiquement des levées pour lui : le duc de Retz lui offrit ses services, et Belle-Ile. Le Mans chassa son évêque[20] et toute la maison de Lavardin, qui étoit attachée à la cour ; et Bordeaux n’attendoit pour se déclarer que les lettres que le parlement de Paris avoit écrites à toutes les compagnies souveraines et à toutes les villes du royaume, pour les exhorter à s’unir avec lui contre l’ennemi commun. Ces lettres furent interceptées du côté de Guienne.

La troisième remarque est que durant le cours de ces trois mois de blocus, pendant lesquels le parlement s’assembloit règlement tous les matins, et quelquefois même les après-dînées, l’on n’y traita, au moins pour l’ordinaire, que de matières si légères et si frivoles, qu’elles eussent pu être terminées par deux commissaires en un quart-d’heure à chaque matin. Les plus ordinaires étoient les avis que l’on recevoit à tous les instans, des meubles ou de l’argent que l’on prétendoit être cachés chez les partisans et chez les gens de la cour. De mille, il ne s’y en trouva pas dix de fondés ; et cet entêtement, joint à l’acharnement que l’on avoit à ne se point départir des formes en des affaires qui y étoient directement opposées, me fit connoître de très-bonne heure que les compagnies, qui sont établies pour le repos, ne peuvent jamais être propres au mouvement. Je reviens au détail.

Le 18 janvier 1649, je fus reçu au parlement pour y avoir place et voix délibérative en l’absence de mon oncle ; et l’après-dînée nous signâmes chez M. de Bouillon un engagement, que les principales personnes prirent ensemble. En voici les noms : Messieurs de Beaufort, de Bouillon, de La Mothe, de Noirmoutier, de Vitry, de Brissac, de Maure, de Matha, de Cugnac[21], de Barrière, de Sillery, de La Rochefoucauld, de Laigues, de Sévigné, de Béthune, de Luynes, de Chaumont, de Saint-Germain, d’Achon, et de Fiesque.

Le 21 du même mois, on lut, on examina et on publia ensuite les remontrances par écrit que le parlement avoit ordonné, en donnant l’arrêt contre le cardinal Mazarin, devoir être faites au Roi. Elles étoient sanglantes contre le ministre, et elles ne servirent proprement que de manifeste, parce qu’on ne voulut pas les recevoir à la cour, où l’on prétendoit que le parlement, qu’on y avoit supprimé comme rebelle, ne pouvoit plus parler en corps.

Le 24, messieurs de Beaufort et de La Mothe sortirent pour une entreprise qu’ils avoient formée sur Corbeil. Elle fut prévenue par M. le prince, qui y jeta des troupes.

Le 29, M. de Vitry étant sorti avec un parti de cavalerie pour amener madame sa femme, qui venoitde Coubert à Paris, trouva dans la vallée de Fescamp des Allemands du bois de Vincennes, qu’il poussa jusque dans les barrières du château. Tancrède, le prétendu fils de M. de Rohan, qui s’étoit déclaré pour nous la veille, fut tué malheureusement en cette petite occasion. Le premier février, M. d’Elbœuf mit garnison dans Brie-Comte-Robert, pour favoriser le passage des vivres qui venoient de la Brie.

  1. Charles de Lorraine, second du nom, mort en 1657 (A. E)
  2. Léonor de La Madelaine. (A. E.)
  3. Anne de La Madelaine, fille de Léonor de La Madelaine et d’Hippolyte de Gondy. (A. E.)
  4. Louis-François Le Fèvre, mort en 1685. (A. E.)
  5. Pomponne de Bellièvre, second du nom, mort premier président du parlement de Paris en 1657. (A. E.)
  6. Maximilien Echabart, marquis de La Boulaye. (A. E.)
  7. Il y a ici cinq lignes effacées. (A. E.)
  8. Il y a ici deux lignes effacées. (A. E.)
  9. C’est-à-dire à cause de sa paresse.
  10. Marie de Rohan, fille d’Hercule de Rohan, duc de Montbazon, et de Madeleine de Lenoncourt. Elle naquit en 1600 ; elle épousa en 1617 Charles d’Albert, duc de Luynes, et prit en 1621 une seconde alliance avec Claude de Lorraine, duc de Chevreuse. Elle est morte au mois d’août 1679. (A. E.)
  11. Charles IV, duc de Lorraine, mort en 1675. (A. E.)
  12. Georges Villiers, duc de Buckingham, assassiné comme il alloit au secours de La Rochelle. (A. E.)
  13. Lord Anglais, de la maison de Rich, cadet d’un comte de Warwick, et ambassadeur en France. (A. E.)
  14. Charlotte-Marie, dite mademoiselle de Chevreuse. (A. E.)
  15. Anne de Gonzague-Clèves, mariée en 1645 avec Édouard de Bavière, prince palatin du Rhin. Elle étoit fille de Charles, duc de Mantoue-Nevers. (A. E.)
  16. De mon régiment : Il s’appeloit régiment de Corinthe, du nom de l’evêché in partibus dont le coadjuteur étoit titulaire.
  17. Louis de La Trémouille, marquis de Royan, comte d’Olonne, mort on 1686 (A. E.)
  18. Charles de Lorraine, troisième du nom, mort en 1692. (A. E.)
  19. Henri de La Trémouille, duc de Thouars, mort en 1674. (A. E.)
  20. Philibert-Emmanuel de Beaumanois de Lavardin, mort en 1671. (A. E.)
  21. Antoine de Cugnac, marquis de Dampierre. (A. E.)