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Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 8

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 378-420).
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Le 2 de mars, Champlâtreux, fils du premier président, apporta au parlement, de la part de son père, une lettre de M. le duc d’Orléans et une de M. le prince, où ils témoignoient tous deux la joie qu’ils avoient du pas que le parlement avoit fait ; mais où en même temps ils nioient que la Reine eût promis l’ouverture des passages. Je ne puis exprimer la fureur qui parut dans le corps et dans les particuliers à cette nouvelle. Le premier président fut piqué de ce procédé ; il s’en expliqua avec beaucoup d’aigreur au président de Nesmond, que le parlement lui avoit envoyé pour le prier d’en écrire à messieurs les princes. On manda aux gens du Roi, qui étoient partis le matin pour aller demander à Saint-Germain les passeports nécessaires aux députés, de déclarer que l’on ne vouloit entrer en aucune conférence, que la parole donnée au premier président ne fût exécutée. Je crus qu’il étoit à propos de prendre ce moment pour faire faire à la compagnie quelque pas qui marquât à la cour que toute sa vigueur n’étoit pas éteinte. Je sortis de ma place sous prétexte d’aller à la cheminée ; et je priai Pelletier, frère de La Houssaie, de dire au bonhomme Broussel, de ma part, de proposer, vu le peu de bonne foi que l’on voyoit dans la conduite de la cour, de continuer les levées, et de donner de nouvelles commissions. La proposition fut reçue avec applaudissement. M. le prince de Conti fut prié de les délivrer, et l’on nomma même six conseillers pour y travailler sous lui.

Le 3 mars, l’on s’appliqua avec ardeur pour faire payer les taxes, auxquelles personne ne vouloit plus satisfaire, dans l’espérance que la conférence donneroit la paix. M. de Beaufort ayant pris ce temps, de concert avec M. de Bouillon, avec le maréchal de La Mothe et avec moi, pour essayer d’animer le parlement, parla à sa mode contre la contravention ; et il ajouta qu’il répondoit, au nom de ses collègues et au sien, de déboucher dans quinze jours tous les passages, s’il plaisoit à la compagnie de prendre une ferme résolution de ne se plus laisser amuser par des propositions trompeuses, qui ne servoient qu’à suspendre le mouvement de tout le royaume, qui, sans ces bruits de négociations et de conférences, se seroit déjà déclaré pour la capitale. Il est inconcevable ce que ces vingt ou trente paroles produisirent dans les esprits. Il n’y eut personne qui n’eût jugé que le traité alloit être rompu : ce ne fut plus cela un moment après. Les gens du Roi revinrent de Saint-Germain : ils apportèrent des passeports pour les députés, et un galimatias, à proprement parler, pour la subsistance de Paris ; car au lieu de l’ouverture des passages, on accorda de laisser passer cent muids de blé par jour pour la ville : encore affecta-t-on d’omettre, dans le premier passeport qui en fut expédié, le mot de par jour, pour s’en pouvoir expliquer selon les concurrences. Ce galimatias ne laissa pas de passer pour bon dans le parlement. On ne s’y ressouvint plus de tout ce qui s’y étoit dit et fait un quart-d’heure auparavant, et l’on se prépara pour aller dès le lendemain à la conférence, que la Reine avoit assignée à Ruel. Nous nous assemblâmes chez M. de Bouillon dès le soir même, M. le prince de Conti, messieurs de Beaufort et d’Elbœuf, le maréchal de La Mothe, de Brissac, le président de Bellièvre et moi, pour résoudre s’il étoit à propos que les généraux députassent. M. d’Elbœuf, qui avoit envie d’avoir la commission, insista beaucoup pour l’affirmative. Il fut tout seul de son sentiment, parce que nous jugeâmes qu’il seroit sans comparaison plus sage de demeurer pleinement dans la liberté de le faire et de ne le pas faire, selon les occasions que nous en aurions. Et de plus y eût-il eu rien de moins judicieux que d’envoyer à la conférence de Ruel, dans le temps que nous étions sur le point de conclure avec l’Espagne, et que nous disions à tout moment à l’envoyé que nous ne souffririons cette conférence que parce que nous étions assurés que nous la romprions par le moyen du peuple, quand il nous plairoit ? M. de Bouillon, qui commençoit à sortir, et qui étoit allé ce jour-là même reconnoître le poste où il vouloit former un camp, nous en fit ensuite la proposition, comme d’une chose qui ne lui étoit venue dans l’esprit que du matin. M. le prince de Conti n’eut pas la force d’y consentir, parce qu’il n’avoit pas consulté son oracle : il n’eut pas la force d’y résister, parce qu’il n’osoit contester à M. de Bouillon une proposition de guerre. Messieurs de Beaufort, de La Mothe, de Brissac et de Bellièvre, que nous avions avertis, et qui savoient le dessous des cartes, y donnèrent avec approbation. M. d’Elbœuf s’y opposa par de méchantes raisons. Je me joignis à lui pour mieux couvrir notre jeu, en représentant à la compagnie que le parlement se pourroit plaindre de ce qu’on feroit un mouvement de cette sorte sans sa participation. M. de Bouillon me répondit d’un ton de colère qu’il y avoit plus de trois semaines que le parlement se plaignoit au contraire de ce que les généraux ni les troupes n’osoient se montrer hors des portes ; qu’il ne s’étoit point ému de leurs crieries, tant qu’il avoit cru qu’il y auroit du péril à les exposer à la campagne ; mais qu’ayant reconnu un poste où elles seroient autant en sûreté qu’à Paris, et d’où elles pourroient agir encore plus utilement, il étoit raisonnable de satisfaire le public.

Le lendemain 4 mars, les députés sortirent pour Ruel, et notre armée sortit pour le camp formé entre Marne et Seine. L’infanterie fut postée à Villejuif et à Bicêtre, la cavalerie à Vitry et à Ivry. On fit un pont de bateaux sur la rivière au Port-à-l’Anglais, défendu par des redoutes où il y avoit du canon. Ceux qui dans le parlement étoient bien intentionnés pour le parti se persuadèrent qu’elle alloit agir avec beaucoup plus de vigueur j et ceux qui étoient à la cour se figurèrent que le peuple, qui ne seroit plus échauffé par les gens de guerre, en seroit plus souple. Saint-Germain même donna dans ce panneau, et le président de Mesmes y fit fort valoir tout ce qu’il avoit dit en sa place à messieurs les généraux, pour les obliger à prendre la campagne avec leurs troupes. Senneterre, qui étoit le plus habile homme de la cour, ne les laissa pas long-temps dans cette erreur : il pénétra par son bon sens notre dessein. Il dit au premier président et au président de Mesmes qu’ils étoient dupés, et qu’ils s’en apercevroient au premier jour. Je dois à la vérité le témoignage d’une parole qui marque la capacité de cet homme. Le premier président, qui étoit tout d’une pièce, et qui ne voyoit jamais deux choses à la fois, s’étant écrié sur le camp de Villejuif, avec un transport de joie, que le coadjuteur n’auroit plus tant de crieurs à gage dans la salle du Palais, et le président de Mesmes ayant ajouté, Ni tant de coupe-jarrets, Senneterre repartit à l’un et à l’autre : « L’intérêt du coadjuteur n’est pas de vous tuer, messieurs, mais de vous assujétir. Le peuple lui suffïroit pour le premier : le camp lui est admirable pour le second. S’il n’est pas plus homme de bien qu’on le croit ici, nous avons pour longtemps la guerre civile. »

Le cardinal avoua dès le lendemain que Senneterre avoit vu clair : car M. le prince conçut d’une part que nos troupes, qui ne se pouvoient attaquer au poste qu’elles avoient pris, lui feroient plus de peine que si elles étoient demeurées dans la ville ; et nous commençâmes de l’autre à parler plus haut dans le parlement que nous n’avions accoutumé.

L’après-dînée du 4 mars en fournit une occasion. Les députés étant arrivés sur les quatre heures du soir à Ruel, apprirent que M. le cardinal Mazarin étoit un des nommés par la Reine pour assister à la conférence. Ceux du parlement prétendirent qu’ayant été condamné par la compagnie, ils ne pouvoient conférer avec lui. M. Le Tellier leur dit, de la part de M. le duc d’Orléans, que la Reine trouvoit étrange que le parlement ne se contentât pas de traiter comme d’égal avec son Roi, mais qu’il voulût encore borner son autorité jusqu’à se donner la licence d’exclure même des députés. Le premier président demeurant ferme, et la cour persistant de son côté, l’on fut sur le point de rompre ; et le président Le Coigneux et Longueil, avec lesquels nous avions un commerce secret, nous ayant donné avis de ce qui se passoit, nous leur mandâmes de ne se point rendre, et de faire voir même comme en confidence au président de Mesmes et à Menardeau, qui étoient tous deux très-dépendans de la cour, un bout de lettre de moi à Longueil, dans lequel j’avois écrit comme par apostille ces paroles : « Nous avons pris nos mesures ; nous sommes en état de parler plus décisivement que nous n’avons cru le devoir jusqu’ici ; et je viens, depuis ma lettre écrite, d’apprendre une nouvelle qui m’oblige à vous avertir que le parlement se perdra s’il ne se conduit très-sagement. » Cela, joint au discours que nous fîmes le premier, au matin, devant le feu de la grand’chambre, obligea les députés à ne se point relâcher sur la présence du cardinal à la conférence : ce qui étoit un article si odieux au peuple, que nous eussions perdu tout crédit auprès de lui si nous l’eussions souffert ; et par cette considération nous aurions été forcés de fermer les portes aux députés après leur retour, s’ils l’eussent fait. Comme la cour vit que le premier président et ses collègues avoient demandé escorte pour revenir à Paris, elle se radoucit ; M. le duc d’Orléans envoya quérir monsieur le premier président et le président de Mesmes. On chercha des expédiens, et l’on trouva celui de donner deux députés de la part du Roi, et deux de la part de l’assemblée, qui conféreroient dans une des chambres de M. le duc d’Orléans sur les propositions qui seroient faites de part et d’autre, et qui en feroient après le rapport aux autres députés, et du Roi et des compagnies. Ce tempérament, qui ne sauvoit pas au cardinal le chagrin de n’avoir pu conférer avec le parlement, et qui l’obligea de quitter Ruel et de s’en retourner à Saint-Germain, fut accepté avec joie.

Je vous marquerai les principales délibérations que l’on fit dans le cours de la conférence, et je les mêlerai par l’ordre des jours dans la suite de celles du parlement, avec les autres incidens qui se trouveront avoir du rapport avec les unes et les autres.

Ce même jour 5 mars 1649, don Francisco Pizarro, second envoyé de l’archiduc, arriva à Paris avec les réponses que lui et le comte de Fuensaldagne faisoient aux premiers députés de don Joseph d’Illescas, avec un plein pouvoir de traiter avec tout le monde, et une instruction de quatorze pages de petite lettre pour M. de Bouillon, outre une lettre de l’archiduc fort obligeante pour M. le prince de Conti, et un billet pour moi très-galant, mais très-substantiel, du comte de Fuensaldagne. Il portoit que « le Roi son maître me déclaroit qu’il ne se vouloit point fier à ma parole, mais qu’il prendroit toute confiance en celle que je donnerois à madame de Bouillon. L’instruction me la témoignoit tout entière, et je connus la main de M. et de madame de Bouillon dans le caractère de Fuensaldagne.

Nous nous assemblâmes, deux heures après l’arrivée de l’envoyé, dans la chambre de M. le prince de Conti à l’hôtel-de-ville, pour y prendre notre résolution ; et la scène fut assez curieuse. M. le prince de Conti et madame de Longueville, inspirés par M. de La Rochefoucauld, vouloient se lier presque sans restriction avec l’Espagne, parce que les mesures qu’ils avoient cru prendre avec la cour par le canal de Flamarin ayant manqué, ils se jetoient à corps perdu à l’autre extrémité. M. d’Elbœuf, qui ne cherchoit que de l’argent, taupoit à tout ce qui lui enmontroit. M. de Beaufort, persuadé par madame de Montbazon, qui le vouloit vendre cher aux Espagnols, faisoit du scrupule de s’engager par un traité signé avec les ennemis de l’État. Le maréchal de La Mothe déclara qu’il ne pouvoit rien résoudre sans M. de Longueville, et madame de Longueville doutoit que monsieur son mari y voulût entrer. C’étoient les mêmes personnes qui avoient conclu tout d’une voix, quinze jours auparavant, de demander à l’archiduc un plein pouvoir pour traiter avec lui.

M. de Bouillon leur dit qu’il ne pouvoit concevoir que l’on pût seulement balancer à traiter avec l’Espagne, après les pas qu’on avoit faits vers l’archiduc ; qu’il les prioit de se ressouvenir qu’ils avoient tous dit à son envoyé qu’ils n’attendoient que ce pouvoir et ses propositions pour conclure avec lui ; qu’il les envoyoit en la forme du monde la plus honnête ; qu’il faisoit marcher ses troupes sans attendre leur engagement ; qu’il marchoit lui-même, et qu’il étoit déjà sorti de Bruxelles ; qu’il les supplioit de considérer que le moindre pas en arrière, après des avances de cette nature, pouvoit faire prendre aux Espagnols des mesures aussi contraires à notre sûreté qu’à notre honneur ; que les démarches si peu concertées du parlement nous donnoient tous les jours de justes appréhensions d’en être abandonnés ; que j’avois ces jours passés avancé et justifié que le crédit que M. de Beaufort et moi avions dans le peuple étoit plus propre à faire du mal, qu’il n’étoit pas de notre intérêt de faire, qu’à nous donner la considération dont nous avions besoin ; qu’il confessoit que nous en tirerions dorénavant de nos troupes davantage que nous n’en avions tiré jusques ici ; mais que les troupes n’étoient pas encore assez fortes pour nous en donner à proportion de ce que nous en avions besoin, si elles n’étoient elles-mêmes soutenues par une protection puissante, au moins dans le commencement : qu’ainsi il falloit traiter et même conclure avec l’archiduc, mais non à toute condition ; que ses envoyés nous portoient la carte blanche, mais que nous devions aviser à ce dont nous la devions remplir ; qu’ils nous promettoient tout, parce que dans les traités le plus fort peut tout promettre, mais que le plus foible s’y doit conduire avec beaucoup de réserve, parce qu’il ne peut pas tout tenir ; qu’il connoissoit les Espagnols ; qu’il avoit déjà eu des affaires avec eux ; que côtoient les gens du monde avec qui il étoit le plus nécessaire de conserver, particulièrement à l’abord, de la réputation ; qu’il seroit au désespoir que leurs envoyés eussent seulement la moindre lueur du balancement de messieurs de Beaufort et de La Mothe, et de la facilité de messieurs de Conti et d’Elbœuf ; qu’il les conjuroit, les uus et les autres, de lui permettre de ménager pour les premiers jours les esprits de don Joseph d’Illescas et de don Francisco Pizarro ; et que comme il n’étoit pas juste que M. le prince de Conti et les autres s’en rapportassent à lui seul, il les prioit de trouver bon qu’il n’y fît pas un pas que de concert avec le coadjuteur, qui avoit déclaré publiquement, dès le premier jour de la guerre civile, qu’il n’en tireroit jamais quoi que ce soit pour lui, ni dans le mouvement ni dans l’accommodement : et que par cette raison le coadjuteur ne pouvoit être suspect à personne.

Ce discours de M. de Bouillon gagna tout le monde. On nous chargea lui et moi d’agiter les matières avec l’envoyé d’Espagne, pour en rendre compte le lendemain à M. le prince de Conti et aux autres généraux.

J’allai, au sortir de chez M. le prince de Conti, chez M. de Bouillon, avec lui et madame sa femme, que nous ramenâmes aussi de l’hôtel-de-ville. Nous consultâmes sur la manière dont nous devions agir avec les envoyés. Elle n’étoit pas sans embarras dans vin parti dont le parlement faisoit le corps, et dont la constitution présente étoit une conférence ouverte avec la cour. M. de Bouillon m’assuroit que les Espagnols n’entreroient pas dans le royaume, que nous ne nous fussions engagés à ne poser les armes qu’avec eux, c’est-à-dire qu’en traitant la paix générale. Et quelle assurance de prendre cet engagement dans une conjoncture où nous ne pouvions pas assurer que le parlement ne fît la paix particulière d’un moment à l’autre ? Nous avions de quoi chicaner et retarder ses démarches ; mais comme nous n’avions pas encore de second courrier de M. de Turenne, dont le dessein nous étoit bien plus connu que le succès qu’il pouvoit avoir, et que d’ailleurs nous étions avertis qu’Antonville, qui commandoit la compagnie des gendarmes de M. de Longueville, et qui étoit son négociateur en titre d’office, avoit déjà fait un voyage secret à Saint-Germain, nous ne voyions pas de fondement assez solide pour y appuyer du côté de la France le projet que nous aurions pu faire de nous soutenir sans le parlement, ou plutôt contre le parlement.

M. de Bouillon y eût pu trouver son compte, mais j’observai qu’il se faisoit justice dans son intérêt : ce qui est une des qualités les plus rares ; et il répondit à madame de Bouillon, qui n’étoit pas sur cela si juste que lui : « Si je disposois, madame, du peuple de Paris, et que je trouvasse mes intérêts dans une conduite qui perdît M. le coadjuteur et M. de Beaufort, ce que je pourrois faire pour leur service, et ce que je devrois faire pour mon honneur, seroit d’accorder ce qui seroit de mon avantage avec ce qui pourroit empêcher leur ruine. Nous ne sommes pas en cet état, je ne puis rien dans le peuple : ils y peuvent tout. Il y a quatre jours qu’on ne vous dit autre chose, si ce n’est que leur intérêt n’est pas de s’employer pour assujettir le parlement ; et l’on vous le prouve en vous disant que l’on ne veut pas se charger chez la postérité de la honte d’avoir mis Paris entre les mains du roi d’Espagne, pour devenir lui-même l’aumônier du comte de Fuensaldagne ; et que l’autre seroit encore beaucoup plus idiot qu’il n’est (ce qui est beaucoup dire), s’il se pouvoit résoudre à se naturaliser Espagnol, portant comme il le porte le nom de Bourbon. Voilà ce que M. le coadjuteur vous a répété dix fois depuis quatre jours, pour vous faire entendre que ni lui ni M. de Beaufort ne veulent opprimer le parlement par le peuple parce qu’ils sont persuadés qu’ils ne se pourroient maintenir que par la protection d’Espagne, dont le premier soin dans la suite seroit de les décréditer eux-mêmes dans le public. — Ai-je bien compris votre sentiment ? me dit M. de Bouillon en se tournant vers moi ; et puis il me dit en continuant : « Ce qui nous convient, ce fondement posé, est d’empêcher que le parlement ne nous mette dans la nécessité de faire ce qui, par ces raisons, n’est pas de notre intérêt. Nous avons pris pour cet effet des mesures, et nous avons lieu d’espérer qu’elles réussiront. Mais si nous nous trouvons trompés par l’événement, et si le parlement se porte malgré nous à une paix honteuse, où nous ne rencontrions pas même notre sûreté, que ferons-nous ? Je vous le demande d’autant plus instamment que cette résolution est le préalable de celle qu’il faut prendre dans ce moment, sur la manière dont il est à propos de conclure avec les envoyés de l’archiduc. » Je répondis à M. de Bouillon ces propres paroles, que je transcrivis, un quart-d’heure après les avoir dites, sur la table même du cabinet de M. de Bouillon.

« Si nous ne pouvons retenir le parlement par les considérations et par les mesures que nous avons déjà tant rebattues, mon avis seroit que, plutôt que de nous servir du peuple pour l’abattre, nous le devrions laisser agir suivant sa pente, et nous abandonner à la sincérité de nos intentions. Je sais que le monde, qui ne juge que par les événemens, ne leur fera pas justice ; mais je sais aussi qu’il y a beaucoup de rencontres où il faut espérer uniquement de son devoir les bons événemens. Je ne répéterai point ici les raisons qui marquent si clairement, ce me semble, les règles de notre devoir en cette conjoncture. La lettre y est grosse pour M. de Beaufort et pour moi ; il ne m’appartient pas d’y vouloir lire ce qui vous touche : mais je ne laisserai pas de prendre la liberté de vous dire que j’ai observé qu’il y a des heures, dans chaque jour, où vous avez aussi peu de disposition que moi à vous faire Espagnol. Il faut d’autre part se défendre, s’il se peut, de la tyrannie que nous avons cruellement irritée. Voici mon avis : il faut que messieurs les généraux signent dès demain un traité avec l’Espagne, par lequel elle s’engage de faire entrer incessamment son armée en France jusques à Pont-à-Verre, et de ne lui donner de mouvement, au moins en deçà de ce poste, que celui qui sera concerté avec nous. »

Comme j’achevois de prononcer cette période, Briquemaut entra, qui nous dit qu’il y avoit dans la chambre un courrier de M. de Turenne, qui avoit crié tout haut, en entrant dans la cour : Bonnes nouvelles ! et qui ne s’étoit pas voulu toutefois expliquer avec lui en montant les degrés. Le courrier, qui étoit un lieutenant du régiment de Turenne, voulut nous le dire avec apparat, et il s’en acquitta assez mal. La lettre de M. de Turenne à madame de Bouillon étoit très-succincte : un billet qu’il m’écrivoit n’étoit pas plus ample ; et un papier plié en mémoire pour mademoiselle de Bouillon sa sœur étoit en chiffre. Nous en apprîmes assez pour ne pas douter qu’il ne se fût déclaré ; que son armée, qui étoit la meilleure sans contredit qui fût en Europe, ne se fût engagée avec lui ; et qu’Erlac, gouverneur de Brisach, qui avoit fait tous ses efforts au contraire, n’eût été obligé de se retirer dans sa place avec mille ou douze cents hommes : ce qui étoit ce qu’il avoit pu débaucher. Un quart-dheure après que le courrier fut entré, il se ressouvint qu’il avoit une lettre dans sa poche du vicomte de Lamet, qui servoit dans la même armée, mon parent proche et mon ami intime. Il me donnoit en son particulier toutes les assurances imaginables, et il ajoutoit qu’il marchoit avec deux mille chevaux droit à nous, et que M. de Turenne le devoit suivre un tel jour et en tel lieu avec le gros. C’est ce que M. de Turenne mandoit en chiffre à mademoiselle de Bouillon.

Vous êtes surprise sans doute de ce que M. de Turenne, qui en toute sa vie n’avoit je ne dis pas été de parti, mais qui n’avoit jamais voulu ouïr parler d’intrigues, s’avise de se déclarer contre la cour, étant général de l’armée du Roi, et de faire une action sur laquelle je suis assuré que le Balafré[1] et l’amiral de Coligny auroient balancé. Vous serez bien plus surprise quand je vous aurai dit que je suis encore à deviner son motif ; que monsieur son frère et madame sa belle-sœur m’ont juré que tout ce qu’ils en savoient étoit que ce ne fut point à leur considération ; et que mademoiselle de Bouillon, qui étoit son unique confidente, ou n’en a rien su, ou en a toujours fait un mystère. La manière dont il se conduisit dans cette déclaration, qu’il ne soutint que quatre ou cinq jours, est aussi fort surprenante. Je n’en ai jamais rien pu tirer de clair, ni de lui ni de ceux qui lui manquèrent. Il a fallu un mérite aussi éminent que le sien, pour n’être pas obscurci par un événement de cette nature et cet exemple nous apprend que la malignité des âmes vulgaires n’est pas toujours assez forte pour empêcher le crédit que l’on doit faire en beaucoup de rencontres aux extraordinaires.

Je reprends le fil du discours que je faisois à M. et à madame de Bouillon quand le courrier de M. de Turenne nous interrompit. « Mon avis est que les Espagnols s’engagent à s’avancer jusqu’à Pont-à-Verre, et à n’agir, au moins en deçà de ce poste, que de concert avec nous ; que nous ne fassions aucune difficulté de nous engager à ne poser les armes que lorsque la paix générale sera conclue, pourvu qu’ils demeurent aussi dans la parole qu’ils ont fait porter au parlement, qu’ils s’en rapporteront à son arbitrage. Cette parole n’est qu’une chanson ; mais cette chanson nous est bonne, parce qu’il ne nous sera pas difficile d’en faire quelque chose de solide. Il n’y a qu’un quart-d’heure que mon sentiment n’étoit pas que nous allassions si loin avec les Espagnols ; et quand le courrier de M. de Turenne est entré, j’étois sur le point de vous proposer un expédient qui les eût, à mon avis, satisfaits à beaucoup moins. Mais comme la nouvelle que nous venons de recevoir nous fait voir que M. de Turenne est assuré de ses troupes, et que la cour n’en a point qu’elle lui puisse opposer que celles qui nous assiègent, je suis persuadé que non-seulement nous leur pouvons accorder ce point, mais que nous devrions nous le faire demander, s’ils ne s’en étoient point avisés. Nous avons deux avantages : 1° que les deux intérêts que nous avons dans notre parti, qui sont celui du public et le particulier, s’y accordent fort bien ensemble : ce qui n’est pas commun ; 2° que les chemins pour arriver aux uns et aux autres s’uniront et se retrouveront même d’assez bonne heure : ce qui est encore plus rare. L’intérêt véritable du public est la paix générale  ; des compagnies, c’est le rétablissement de l’ordre ; de vous, monsieur, des autres et de moi, c’est de contribuer à tous ceux que je viens de marquer, et d’y contribuer de telle sorte que nous en soyons et que nous en paroissions les auteurs. Tous les autres avantages sont attachés à celui-là ; et pour les avoir il faut, à mon avis, faire voir qu’on les méprise. Vous savez la profession publique que j’ai faite de ne vouloir jamais rien tirer en mon particulier de cette affaire : je la tiendrai jusqu’au bout. Vous n’êtes pas en même condition : vous voulez Sedan, et vous avez raison. M. de Beaufort veut l’amirauté, et il n’a pas tort. M. de Longueville a d’autres prétentions, à la bonne heure. M. le prince de Conti et madame de Longueville ne veulent plus dépendre de M. le prince : ils n’en dépendront plus. Pour venir à toutes ces fins, le premier préalable est de n’en avoir aucune, de songer uniquement à faire la paix générale ; de signer dès demain avec les ennemis tous les engagemens les plus positifs et les plus sacrés ; de joindre, pour plaire encore plus au peuple, à l’article de la paix, l’exclusion du cardinal Mazarin, comme de son ennemi mortel ; de faire avancer en diligence l’archiduc à Pont-à-Verre, et M. de Turenne en Champagne ; d’aller, sans perdre un moment, proposer au parlement ce que don Joseph d’Illescas lui a déjà proposé touchant la paix générale ; de le faire opiner à notre mode : à quoi il ne manquera pas dans l’état où il nous verra ; d’envoyer ordre aux députés de Ruel, ou d’obtenir de la Reine un lieu pour la tenue de la conférence pour la paix générale, ou de revenir dès le lendemain reprendre leurs places au parlement. Je ne désespère pas que la cour, qui se verra à la dernière extrémité, n’en prenne le parti : auquel cas n’est-il pas vrai qu’il ne peut y avoir rien de plus glorieux pour nous ? Et si elle s’y pouvoit résoudre, je sais bien que le roi d’Espagne ne nous en feroit pas les arbitres, comme il nous le fait dire ; mais je sais bien aussi que ce que je vous disois tantôt n’être qu’une chanson ne laisseroit pas d’obliger les ministres à garder des égards qui ne peuvent être que très-avantageux à la France. Que si la cour refuse cette proposition, pourra-t-elle soutenir ce refus deux mois durant ? Toutes les provinces qui branlent déjà ne se déclareront-elles pas ? Et l’armée de M. le prince est-elle en état de tenir contre celle d’Espagne, contre celle de M. de Turenne, et contre la nôtre ? Ces deux dernières, jointes ensemble, nous mettent au dessus des appréhensions que nous avons eues jusques ici des forces étrangères ; elles dépendront beaucoup plus de nous que nous ne dépendrons d’elles ; nous serons maîtres de Paris par nous-mêmes, et d’autant plus sûrement que nous le serons par le parlement, qui sera toujours le milieu par lequel nous tiendrons le peuple, dont l’on n’est jamais plus assuré que quand on ne le tient pas immédiatement. La déclaration de M. de Turenne est l’unique voie qui nous peut conduire à ce que nous n’aurions pas seulement osé imaginer, qui est l’union de l’Espagne avec le parlement pour notre défense ; en ce que la proposition pour la paix générale devient solide et réelle par la déclaration de M. de Turenne. Elle met la possibilité à l’exécution, elle nous donne lieu d’engager le parlement, avec lequel nous ne pouvons rien faire qui au moins ne soit bon en un sens ; mais il n’y a que ce moment où cet engagement soit et possible et utile. Le premier président et le président de Mesmes sont absens, et nous ferons passer ce qu’il nous plaira dans la compagnie, sans comparaison plus aisément que s’ils étoient présens. S’ils exécutent fidèlement ce que le parlement leur aura commandé par l’arrêt que nous lui avons fait donner, duquel je vous ai parlé ci-devant, nous aurons notre compte, et nous réunirons ce corps pour le grand œuvre de la paix générale. Si la cour s’opiniâtre à rebuter notre proposition, et que ceux des députés qui sont attachés à elle ne veuillent pas suivre notre mouvement et refusent de courre notre fortune, nous ne trouverons pas moins notre avantage d’un autre sens : nous demeurerons avec le corps du parlement, dont les autres seront les déserteurs : nous en serons encore plus les maîtres. Voilà mon avis, que je m’offre de signer et de proposer au parlement, pourvu que vous ne laissiez point échapper la conjoncture dans laquelle seule il est bon. Car s’il arrivoit du changement du côté de M. de Turenne avant que je le lui eusse porté, je combattrois ce sentiment avec autant d’ardeur que je le propose. »

Madame de Bouillon, qui m’avoit trouvé jusque là trop modéré à son gré, fut surprise au dernier point de cette proposition, qui lui parut bonne parce qu’elle lui parut grande. Monsieur son mari me dit : « Il n’y a rien de plus beau que ce que vous proposez : il est possible, mais il est pernicieux pour tous les particuliers. L’Espagne nous promettra tout mais elle ne nous tiendra rien dès que nous lui aurons promis de ne travailler avec la cour qu’à la paix générale. Cette paix est son unique vue, et elle nous abandonnera toutes les fois qu’elle la pourra avoir ; et si nous faisons tout d’un coup ce grand effet que vous proposez, elle la pourra avoir infailliblement en quinze jours, parce qu’il sera impossible à la France de ne la pas faire même avec précipitation. Ce qui sera d’autant plus facile que je sais de science certaine que les Espagnols la veulent en toutes manières ; et même avec des conditions si peu avantageuses pour eux que vous en seriez étonné. Cela supposé, en quel état nous trouverons-nous le lendemain que nous aurons fait ou plutôt procuré la paix générale ? Nous aurons de l’honneur, je l’avoue ; mais cet honneur nous empêchera-t-il d’être les objets de la haine et de l’exécration de notre cour ? La maison d’Autriche reprendra-t-elle les armes, quand on vous arrêtera vous et moi quatre mois après ? Vous me répondrez que nous pouvons stipuler des conditions avec l’Espagne qui nous mettront à couvert de ces insultes : mais je crois avoir prévenu cette objection, en vous assurant par avance qu’elle est si pressée dans le dedans par ses nécessités domestiques, qu’elle ne balancera pas un moment à sacrifier à la paix toutes les promesses les plus solennelles qu’elle nous auroit pu faire ; et à cet inconvénient je ne trouve aucun remède. Si l’Espagne nous manque dans la parole qu’elle nous aura donnée de l’exclusion du Mazarin, où en sommes-nous ? Et la gloire de la paix générale se comparera-t-elle dans l’esprit du peuple à la conservation d’un ministre pour la perte duquel nous aurons pris les armes ? Vous savez quelle horreur il a pour le cardinal. Je veux que l’on nous tienne parole, et que l’on exclue du ministère le cardinal ; n’est-il pas vrai que nous demeurerons toujours exposés à la vengeance de la Reine, aux ressentimens de M. le prince, et à toutes les suites qu’une cour outragée peut donner à une action de cette nature ? Il n’y a de véritable gloire que celle qui peut durer ; la passagère n’est qu’une fumée : celle que nous tirerons de la paix est des plus légères, si nous ne la soutenons par des établissemens qui joignent à la réputation de la bonne intention celle de la sagesse. Sur le tout, j’admire votre désintéressement, et je l’estime ; mais je suis assuré que vous n’approuveriez pas le mien s’il alloit aussi loin que le vôtre. Votre maison est établie : considérez la mienne, et jetez les yeux sur l’état où est cette dame, et sur celui où sont le père et les enfans. »

Je répondis à ces raisons par toutes celles que je crus trouver en abondance dans la considération que les Espagnols ne pourroient s’empêcher d’avoir pour nous en nous voyant maîtres absolus de Paris, de huit mille hommes de pied, de trois mille chevaux à sa porte, et de l’armée de l’Europe la mieux aguerrie qui marchoit à nous. Je n’oubliai rien pour le persuader de mes sentimens. Il fit tout ce qu’il put pour me persuader les siens, qui étoient de faire toujours croire aux envoyés de l’archiduc que nous étions tout-à-fait résolus à nous engager avec eux pour la paix générale ; de leur dire en même temps que nous croyions qu’il seroit beaucoup mieux d’y engager le parlement : ce qui ne se pouvoit faire que peu à peu, et comme insensiblement ; et d’amuser par ce moyen les envoyés, en signant avec eux un traité qui ne seroit que comme un préalable de celui que l’on prejetoit avec le parlement, lequel par conséquent ne nous obligeroit encore à rien de tout-à-fait positif à l’égard de la paix générale ; et cependant cela les contenteroit suffisamment pour faire avancer leurs troupes. « Celles de mon frère, ajouta M. de Bouillon, s’avanceront en même temps ; la cour étonnée en viendra à un accommodement. Comme dans notre traité avec l’Espagne nous nous laissons toujours une porte de derrière ouverte par la clause qui regardera le parlement, nous nous en servirons et pour l’avantage du public et pour le nôtre, si la cour ne se met à la raison. »

Ces considérations, quoique sages et profondes, ne me convainquirent pas, parce que la conduite que M. de Bouillon en inféroit me paroissoit impraticable. Je concevois bien qu’il amuseroit les envoyés ; mais je ne me figurois pas comment il amuseroit le parlement, qui traitoit actuellement avec la cour, qui avoit déjà ses députés à Ruel, et qui, de toutes ses saillies, retomboit toujours, même avec précipitation, à la paix. Je considérois qu’il n’y avoit qu’une déclaration publique qui le pût retenir en la pente où il étoit ; que, selon les principes de M. de Bouillon, cette déclaration ne se pouvoit point faire ; et que ne se faisant point, et le parlement par conséquent allant son chemin, nous tomberions, si quelqu’une des cordes manquoit, dans la nécessité de recourir au peuple : ce que je tenois pour le plus mortel de tous les inconvéniens.

M. de Bouillon m’interrompit à ce mot, Si quelqu’une de nos cordes manquoit, pour me demander ce que j’entendois par là. Je lui répondis : « Par exemple, monsieur, si M. deTnrenne mouroit à l’heure qu’il est ; si son armée se révoltoit, comme il n’a pas tenu à Erlac que cela ne fût, que deviendrions-nous si nous n’avions engagé le parlement ? Des tribuns du peuple, le premier jour ; et le second, des valets du comte de Fuensaldagne. C’est ma vieille chanson : Tout avec le parlement, rien sans lui. » Nous disputâmes sur ce ton trois ou quatre heures pour le moins ; mais nous ne nous persuadâmes point, et nous convînmes d’agiter le lendemain la question chez M. le prince de Conti, en présence de messieurs de Beaufort, d’Elbœuf, de La Mothe, de Brissac, de Noirmoutier et de Bellièvre.

Je sortis de chez lui fort embarrassé. J’étois persuadé que son raisonnement dans le fond n’étoit pas solide, et je le suis encore. Je croyois que la conduite que ce raisonnement inspiroit donnoit ouverture à toutes sortes de traités particuliers ; etsachant que les Espagnols avoient confiance en lui, je ne doutois point qu’il ne donnât à leurs envoyés tous les jours qu’il lui plairoit. J’eus encore bien plus d’appréhension en revenant chez moi, où je trouvai une lettre en chiffres de madame de Lesdiguières, qui me faisoit des offres immenses de la part de la Reine, le paiement de mes dettes, des abbayes, la nomination au cardinalat. Un petit billet à part portoit ces paroles : « La déclaration de l’armée d’Allemagne met tout le monde ici dans la consternation. » Je jugeai que l’on ne manqueroit pas de faire des tentatives auprès des autres comme on en faisoit auprès de moi ; et je crus que puisque M. de Bouillon commençoit à songer aux petites portes dans un temps où tout nous rioit, les autres auroient peine à ne pas prendre les grandes, que je ne doutois plus, depuis la déclaration de M. de Turenne, qu’on ne leur ouvrît avec soin. Ce qui m’affligeoit plus que tout le reste étoit que je ne voyois pas le fond de l’esprit et du dessein de M. de Bouillon. J’avois cru jusque là l’un plus vaste et l’autre plus éclairé qu’ils ne me paroissoient en cette occasion, qui étoit pourtant la décisive, puisqu’il y alloit d’engager ou de ne pas engager le parlement. Il m’avoit pressé plus de vingt fois de faire ce que je lui offrois présentement. La raison qui me donnoit lieu de lui offrir ce que j’avois toujours rejeté étoit la déclaration de monsieur son frère, qui lui donnoit encore plus de force qu’à moi. Au lieu de la prendre il s’affoiblit, parce qu’il croit que le Mazarin lui lâchera Sedan. Il s’attache dans cette vue à ce qui le lui peut donner purement : il préfère les petits intérêts à celui qu’il pouvoit trouver à donner la paix à l’Europe. Ce pas m’a obligé de vous dire que, quoiqu’il ait eu de très-grandes parties, je doute qu’il ait été aussi capable qu’on l’a cru des grandes choses qu’il n’a pas faites. Il n’y a point de qualités qui déparent tant un grand homme que de n’être pas juste à prendre le moment décisif de la réputation. On ne le manque presque jamais que pour mieux prendre celui de sa fortune ; et c’est en quoi l’on se trompe pour l’ordinaire doublement. Il ne fut pas, à mon avis, habile en cette occasion, parce qu’il y voulut être fin. Cela arrive assez souvent.

Nous nous trouvâmes le lendemain chez M. le prince de Conti. Madame de Longueville, qui étoit accouchée de monsieur son fils plus de six semaines auparavant, et dans la chambre de laquelle on avoit parlé plus de vingt fois d’affaires, ne se trouva point à ce conseil ; et je crus du mystère à son absence. La matière y ayant été débattue par M. de Bouillon et par moi sur les mêmes principes agités chez lui, M. le prince de Conti fut du sentiment de M. de Bouillon, et avec des circonstances qui me firent juger qu’il y avoit de la négociation. M. d’Elbœuf fut doux comme un agneau ; et il me parut qu’il eût enchéri, s’il eût osé, sur l’avis de M. de Bouillon.

Le chevalier de Fruges, frère de la vieille Fiennes, qui ne servoit dans notre parti que de double espion, sous le titre toutefois de commandant du régiment d’Elbœuf, m’ayoit averti, comme j’entrois dans l’hôtel-de-ville, qu’il croyoit son maître accommodé. M. de Beaufort fit connoître par ses manières que madame de Montbazon avoit essayé de modérer ses emportemens. Mais comme j’étois assuré que je l’emporterois toujours sur elle, l’irrésolution qu’il témoigna d’abord ne m’eût pas embarrassé ; et en joignant sa voix à celle de messieurs de Brissac, de La Mothe, de Noirmoutier et de Bellièvre, qui entrèrent tout-à-fait dans mon sentiment, j’eusse emporté de beaucoup la balance, si la considération de M. de Turenne, qui étoit dans ce moment la grosse corde du parti, et celle que M. de Bouillon avoit avec les Espagnols par les anciennes mesures qu’il avoit toujours conservées avec Fuensaldagne, ne m’eussent obligé de me faire honneur de ce qui n’étoit qu’un parti de nécessité. J’avois été la veille chez les envoyés de l’archiduc, pour essayer de pénétrer s’ils étoient toujours aussi attachés à traiter avec nous, sur le seul engagement que nous prendrions nous-mêmes sur la paix générale, qu’ils me l’avoient toujours dit, et que M. et madame de Bouillon me l’avoient prêché. Je les trouvai l’un et l’autre absolument changés : ils vouloient toujours un engagement pour la paix générale, mais ils le vouloient à la mode de M. de Bouillon, c’est-à-dire à deux fois. Il leur avoit mis dans l’esprit qu’il seroit bien plus avantageux pour eux en cette manière, parce que nous y engagerions le parlement. Enfin je reconnus la main de l’ouvrier ; et je vis bien que ces raisens jointes à l’ordre qu’ils avoient de se rapporter à lui de toutes choses, l’emporteroient de bien loin sur tout ce que je pourrois dire au contraire. Je ne m’ouvris point à eux par cette considération.

J’allai entre minuit et une heure chez le président de Bellièvre pour le mener chez Croissy, afin d’être moins interrompus. Je leur exposai l’état des choses. Ils furent tous deux sans hésiter de mon sentiment : ils crurent que le contraire nous perdroit infailliblement, et ils convinrent qu’il falloit toutefois s’y accommoder pour le présent, parce que nous dépendions absolument des Espagnols et de M. de Turenne, qui n’avoient encore de mouvemens que ceux qui leur étoient inspirés par M. de Bouillon, Ils voulurent espérer que nous obligerions M. de Bouillon dans le conseil du lendemain à revenir à notre sentiment, ou que nous le persuaderions nous-mêmes à M. de Turenne quand à nous auroit joints : mais je me flattai d’autant moins de cette espérance, que ce que je craignois le plus de cette conduite pouvoit très-naturellement arriver avant que M. de Turenne pût être à nous. Croissy, qui avoit un esprit d’expédiens, me dit : « Vous avez raison ; mais voici une pensée qui me vient. Dans le traité préliminaire que M. de Bouillon veut qu’on signe avec les envoyés, y signerez-vous ? — Non, lui répondis-je. — Eh bien ! reprit-il, prenez cette occasion pour faire entendre à ces envoyés les raisons que vous avez de ne pas signer. Ces raisons sont les mêmes qui feroient voir à Fuensaldagne, s’il étoit ici, que le véritable intérêt de l’Espagne est la conduite que vous proposez. Peut-être que les envoyés demanderont du temps pour en rendre compte à l’archiduc ; et en ce cas, j’ose répondre que Fuensaldagne approuvera votre sentiment, auquel il faudra que M. de Bouillon se soumette. Il n’y a rien de plus naturel que ce que je vous propose ; et les envoyés même ne s’apercevront d’aucune division dans le parti, parce que vous ne paroîtrez alléguer vos raisons que pour ne pas signer, et non pour combattre l’avis de M. de Bouillon. » Comme cet expédient n’avoit que peu ou point d’inconvéniens, je me résolus à tout hasard de le prendre ; et je priai M. de Brissac dès le lendemain matin d’aller dîner, chez madame de Bouillon, et de lui dire sans affectation qu’il me voyoit un peu ébranlé sur le sujet de la signature avec l’Espagne. Je ne doutai point que M. de Bouillon ne fût ravi de me voir balancer à l’égard du traité particulier des généraux, qu’il ne m’en pressât, et qu’il ne me donnât lieu de m’expliquer en présence des envoyés.

Voilà la disposition où j’étois quand nous entrâmes en conférence chez M. le prince de Conti. Quand je connus que tout ce que nous disions, M. de Bellièvre et moi, ne persuadoit pas M. de Bouillon, je fis semblant de me rendre à ses raisons, et à l’autorité de M. le prince de Conti notre généralissime. Nous convînmes de traiter avec l’archiduc aux termes propesés par M. de Bouillon, qui étoient qu’il s’avanceroit jusqu’à Pont-à-Verre, et plus loin même, lorsque les généraux le souhaiteroient ; et qu’eux n’oublieroient rien de leur part pour obliger le parlement à entrer dans ce traité, ou plutôt à en faire un nouveau pour la paix générale, c’est-à-dire pour obliger le Roi à en traiter sous des conditions raisonnables, du détail desquelles le roi Catholique se remettroit même à l’arbitrage du parlement. M. de Bouillon se chargea de faire signer ce traité, aussi simple que vous le voyez, aux envoyés. Une me demanda pas seulement si je le signerois, ou non. Toute la compagnie fut satisfaite d’avoir le secours d’Espagne à si bon marché, et de demeurer dans la liberté de recevoir les propositions que la déclaration de M. de Turenne obligeoit la cour de faire à tout le monde avec profusion. On prit heure à minuit pour signer le traité dans la chambre de M. le prince de Conti à l’hôtel-de-ville. Les envoyés s’y trouvèrent à point nommé, et je pris garde qu’ils m’observèrent extraordinairement.

Croissy, qui tenoit la plume pour dresser le traité, ayant commencé à l’écrire, le bernardin, se tournant vers moi, me demanda si je ne signerois pas ? À quoi lui ayant répondu que M. de Fuensaldagne me l’avoit défendu de la part de madame de Bouillon, il me dit d’un ton sérieux que c’étoit toutefois un préalable absolument nécessaire, et qu’il avoit encore reçu depuis deux jours des ordres très-exprès sur cela de l’archiduc. Je reconnus en cet endroit l’efTet de ce que j’avois fait dire à madame de Bouillon par M. de Brissac. Monsieur son mari me pressa au dernier point. Je ne manquai pas cette occasion pour faire connoître aux envoyés d’Espagne leurs intérêts, en leur prouvant que je trouvois si peu de sûreté pour moi-même, aussi bien que pour tout le parti, en la conduite que l’on prenoit, que je ne me pouvois résoudre à y entrer, au moins par une signature, en mon particulier. Je leur répétai l’offre que j’avois faite la veille de m’engager à tout sans exception, si on vouloit prendre une résolution finale et décisive. Je n’oubliai rien pour leur donner ombrage, sans paroître toutefois le marquer, des ouvertures que le chemin qu’on prenoit donnoit aux accommodemens particuliers.

Quoique je ne disse ces choses que par forme de récit, et sans témoigner avoir aucun dessein de combattre ce qui avoit été résolu, elles ne laissèrent pas de faire une forte impression sur l’esprit du bernardin, et au point que M. de Bouillon m’en parut embarrassé. Don Francisce Pizarre, qui avoit apporté de Bruxelles de nouveaux ordres de se conformer entièrement aux sentimens de M. de Bouillon, pressa son collègue de s’y rendre. Il y consentit sans beaucoup de résistance ; je l’y exhortai moi-même quand je vis qu’il y étoit résolu ; et j’ajoutai que pour lui lever tout le scrupule de la difficulté que je faisois de signer, je leur donnois ma parole que si le parlement s’accommodoit, je leur donnerois, par des expédiens que j’avois en main, tout le temps nécessaire pour retirer leurs troupes. Je fis cette offre pour deux raisons : l’une, parce que j’étois persuadé que Fuensaldagne, qui étoit habile homme, ne seroit nullement de l’avis de ses envoyés, et n’engageroit pas son armée dans le royaume, ayant aussi peu de généraux, et rien de moi-, l’autre raison fut que j’étois bien aise de faire voir, même à nos généraux, que j’étois résolu à ne point souffrir, au moins en ce qui seroit de moi, de perfidie ; que je m’engageois publiquement à ne pas laisser accabler ni surprendre les Espagnols, on cas même d’accommodement du parlement, quoique dans la même conférence j’eusse plus de vingt fois protesté que je ne me séparerois point de lui. Cette résolution étoit l’unique cause pour laquelle je ne voulois pas signer un traité dont il n’étoit point.

M. d’Elbœuf me dit tout haut : « Vous ne pouvez trouver que dans le peuple les expédiens dont vous venez de parler à ces messieurs. — C’est où je ne les chercherai pas, lui répondis-je : M. de Bouillon en répondra pour moi. » M. de Bouillon, qui eût voulu que je signasse, prit la parole. « Je sais, dit-il, que ce n’est pas votre intention ; mais je suis persuadé que vous faites contre votre intention, sans le croire : et que nous gardons, en signant, plus d’égard pour le parlement que vous n’en gardez vous-même en ne signant pas » (il abaissa sa voix à cette dernière parole, afin que les envoyés n’en entendissent pas la suite) ; « nous nous réservons une porte de derrière pour sortir d’affaire avec le parlement. — Il ouvrira cette porte, lui répondis-je, quand vous ne le voudrez pas, comme il y paroît déjà, et vous la voudrez fermer quand vous ne le pourrez pas : on ne se joue pas avec cette compagnie. » M. le prince de Conti nous appela à cet instant. On lut le traité, et on le signa. Voilà ce qui nous en parut. Don Gabriel de Tolède m’a dit depuis que les envoyés avoient donné deux mille pistoles à madame de Montbazon, et autant à M. d’Elbœuf.

Je revins chez moi, chagrin de ce qui venoit de se passer. Le président de Bellièvre et Montrésor[2], qui m’y attendoient, ne le furent pas moins que moi. Le premier me dit une parole que l’événement qui l’a justifiée rend digne de réflexion. « Nous avons manqué aujourd’hui d’engager le parlement : moyennant quoi tout étoit sûr, tout étoit bon. Prions Dieu que tout aille bien : car si une seule de nos cordes nous manque, nous sommes perdus. » Comme M. de Bellièvre achevoit de parler, Noirmoutier entra dans ma chambre, et nous dit que, depuis que j’étois sorti de l’hôtel-de-ville, un valet de chambre de Laigues y étoit arrivé qui me cherchoit, et qui ne m’ayant pas trouvé étoit remonté à cheval sans avoir voulu parler à personne. Vous remarquerez que Laigues, qui avoit une grande valeur, mais peu de sens, et qui s’étoit fort lié avec moi depuis qu’il avoit vendu sa compagnie aux gardes, se mit en tête de négocier en Flandre, aussitôt que le bernardin nous fut venu trouver. Il crut que cet emploi le rendroit considérable dans le parti. Il me le demanda, il m’en fit presser par Montrésor, qui le destina dès cet instant à la charge d’amant de madame de Chevreuse, qui étoit à Bruxelles. Il me représenta qu’elle pourroit ne m’être pas inutile dans la suite ; que la place étoit vide, qu’elle se pourroit remplir par un autre qui ne dépendroit pas de moi. Enfin, quoique j’eusse beaucoup de répugnance à laisser aller à Bruxelles un homme qui avoit mon caractère, je m’y laissai aller à ses prières et à celles de Montrésor ; et nous lui donnâmes la commission de résider auprès de l’archiduc. Ce valet-de-chambre qu’il m’envoyoit apportoit une dépêche de lui qui me fit pitié. Il ne parloit que des bonnes intentions de l’archiduc, de la sincérité de Fuensaldagne, et de la confiance que nous devions prendre en eux : enfin je n’ai jamais rien vu de si sot. Il croyoit déjà gouverner Fuensaldagne. Quel plaisir d’avoir un négociateur de cette espèce, dans une cour où nous devions avoir plus d’une affaire ! Noirmoutier, qui étoit son ami intime, avoua que la lettre étoit impertinente, mais il ne pensa pas qu’elle le rendroit lui-même fort impertinent : car il se mit dans la fantaisie d’aller aussi à Bruxelles, en disant qu’il confessoit qu’il y avoit de l’inconvénient d’y laisser Laigues ; mais qu’il y auroit de la malhonnêteté à le révoquer, et même à lui envoyer un collègue qui ne fût pas son ami particulier, et d’un grade tout-à-fait supérieur au sien. Voilà ce qu’il disoit, voilà ce qu’il pensoit. Il espéroit de se distinguer beaucoup par cet emploi, qui le mettroit dans la négociation sans le tirer de la guerre ; qui lui donneroit toute la confiance du parti à l’égard de l’Espagne, et qui lui donneroit en même temps toute la considération de l’Espagne à l’égard du parti. Nous fimes tous nos efforts pour lui ôter cette pensée : il le voulut absolument, et il le fallut. Il portoit le beau nom de La Trémouille, il étoit lieutenant général, il brilloit dans le parti, il y étoit entré avec moi et par moi. Voilà le malheur des guerres civiles : on y fait souvent des fautes par bonne conduite.

La conférence de Ruel commença aussi mal qu’il se pouvoit. Les députés prétendirent qu’on ne leur tenoit pas la parole qu’on leur avoit donnée de déboucher les passages, et qu’on ne laissoit pas même passer librement les cent muids de blé. La cour soutint qu’elle n’avoit point promis l’ouverture des passages, et qu’il ne tenoit pas à elle que les cent muids de blé ne passassent. La Reine demanda, pour condition préalable de la levée du siège, que le parlement s’engageât à aller tenir ses séances à Saint-Germain tant qu’il plairoit au Roi, et qu’il promît de ne s’assembler de trois ans. Les députés refusèrent tout d’une voix ces deux propositions, sur lesquelles la cour se modéra dès l’après-dînée même ; M. le duc d’Orléans ayant dit aux députés que la Reine se relâchoit de la translation du parlement, et qu’elle se contenteroit que, lorsqu’on seroit d’accord de tous les articles, il allât tenir un lit de justice à Saint-Germain, pour y vérifier la déclaration qui contiendroit les articles. On modéroit aussi les trois années de défense de s’assembler, à deux. Les députés ne s’opiniâtrèrent pas sur le premier, mais ils ne se rendirent pas sur le second, soutenant que le privilège de s’assembler étoit essentiel au parlement.

Ces contestations, jointes à plusieurs autres, irritèrent si fort les esprits lorsqu’on les sut à Paris, que l’on ne parloit de rien moins, au feu de la grand’chambre, que de révoquer le pouvoir des députés ; et messieurs les généraux, qui se voyant recherchés par la cour, qui n’en avoit pas fait beaucoup de cas jusqu’à la déclaration de M. de Turenne, ne doutoient point qu’ils ne fissent encore leurs conditions encore beaucoup meilleures lorsqu’elle seroit plus embarrassée, n’oublièrent rien pour faire crier le parlement et le peuple, afin que le cardinal connût que tout ne dépendoit pas de la conférence de Ruel. J’y contribuai de mon côté, dans la vue de régler ou plutôt de modérer un peu la précipitation avec laquelle le premier président et le président de Mesmes coiiroient à tout ce qui paroissoit acommodenient.

Celle du 8 mars fut très-considérable. M. le prince de Conti dit au parlement que M. de Bouillon, que la goutte avoit repris, l’avoit prié de dire à la compagnie que M. de Turenne lui offroit sa personne et ses troupes contre le cardinal Mazarin, l’ennemi de l’État. J’ajoutai que comme je venois d’être averti que l’on avoit dressé la veille une déclaration à Saint-Germain, par laquelle M. de Turenne étoit déclaré criminel de lèse-majesté, je croyois qu’il étoit nécessaire de casser cette déclaration ; d’autoriser ses armes par un arrêt solennel ; d’enjoindre à tous les sujets du Roi de lui donner passage et subsistance ; et de travailler en diligence, à lui faire un fonds pour le paiement de ses troupes, et pour prévenir le mauvais effet que huit cent mille livres, que la cour venoit d’envoyer à Erlac pour les débaucher, y pourroit produire. Cette proposition passa tout d’une voix. La joie qui parut dans les yeux et dans les avis de tout le monde ne se peut exprimer. On donna un arrêt sanglant contre Courcelles, Lavardin et Amilly, qui faisoient des troupes pour le Roi dans le pays du Maine. On permit aux communes de s’assembler au son du tocsin, et de courir sus à tous ceux qui feroient des assemblées sans ordre du parlement.

Ce ne fut pas tout. Le président de Bellièvre ayant dit à la compagnie qu’il avoit reçu une lettre du premier président, par laquelle il l’assuroit que ni lui ni les autres députés ne feroient rien qui fût indigne de la confiance qu’elle leur avoit témoignée, il s’éleva un cri plutôt qu’une voix publique, qui ordonna au président de Bellièvre d’envoyer dire expressément au premier président de n’entendre à aucune proposition nouvelle, ni même de rien résoudre sur les anciennes, jusqu’à ce que tous les arrérages du blé promis eussent été entièrement fournis et délivrés, que tous les passages eussent été débouchés et tous les chemins ouverts, pour les courriers et pour les vivres.

Le 9, on donna arrêt de faire surseoir la conférence jusqu’à l’entière exécution des promesses et de l’ouverture des passages, non-seulement pour le blé, mais même pour toutes sortes de victuailles. Les plus modérés eurent peine à obtenir que l’on ajoutât cette clause à l’arrêt ; que l’on attendroit pour le publier que l’on eût su de M. le premier président si les passeports pour les blés n’avoient pas été expédiés depuis la dernière nouvelle qu’on avoit eue de lui.

M. le prince de Conti ayant dit le même jour au parlement que M. de Longueville l’àvoit prié de l’assurer qu’il partiroit de Rouen sans remise, le 15 du mois, avec sept mille hommes de pied et trois mille chevaux, et qu’il marcheroit droit à Saint-Germain, la compagnie en témoigna une joie incroyable, et pria M. le prince de Conti de presser encore plus M. de Longueville.

Le 10. Miron, député du parlement de Normandie, entra au parlement, et dit que M. de Longueville lui avoit donné charge de déclarer à la compagnie que le parlement de Rouen avoit reçu avec joie la lettre et l’arrêt de celui de Paris, et qu’il n’attendoit que M. de La Trémouille pour donner celui de jonction contre l’ennemi commun. Après qu’il eut fait ce discours, et ajouté que le Mans, qui s’étoit aussi déclaré pour le parti, avoit des envoyés auprès de M. de Longueville, on le remercia de la part de toute la compagnie, comme lui ayant apporté des nouvelles très-agréables.

Le 11, un envoyé de M. de La Trémouille demanda audience au parlement, à qui il offrit de la part de son maître huit mille hommes de pied et deux mille chevaux ; et qu’il prétendoit être en état de marcher dans deux jours, pourvu qu’il plût à la compagnie de permettre à M. de La Trémouille de se saisir des deniers royaux dans les recettes générales de Poitiers, de Niort, et des autres lieux dont il étoit déjà assuré. Le parlement lui fit de grands remercîmens, lui donna arrêt d’union, avec plein pouvoir sur les recettes générales ; et le pria d’avancer ses levées avec diligence.

L’envoyé n’étoit pas sorti du Palais, que le président de Bellièvre dit à la compagnie que le premier président la supplioit de lui envoyer un nouveau pouvoir d’agir à la conférence, parce que l’arrêt du jour précédent lui avoit ordonné, et à lui et aux autres députés, de surseoir. Le président de Bellièvre n’eut autre réponse, sinon qu’on leur donneroit ce pouvoir quand la quantité de blé qui avoit été promise auroit été reçue.

Un instant après, Roland, bourgeois de Reims, qui avoit maltraité personnellement et chassé de la ville M. de La Vieuville[3], lieutenant de roi dans la province, parce qu’il s’étoit déclaré pour Saint-Germain, présenta requête au parlement contre les officiers qui l’avoient déféré à la cour pour cette action. Il en fut loué de toute la compagnie, et on lui promit toute protection.

Voilà bien de la chaleur dans le parti ; et vous croyez apparemment qu’il faudra au moins un peu de temps pour l’évaporer avant que la paix se puisse faire. Nullement : elle est faite et signée le même jour, 11 de mars, par les députés qui avoient demandé le 10 un nouveau pouvoir, parce que l’ancien étoit révoqué ; par ces mêmes députés auxquels on avoit refusé ce nouveau pouvoir. Voici le dénouement de ce contretemps que la postérité aura peine à croire, et auquel on s’accoutuma en quatre jours.

Aussitôt que M. de Turenne se fut déclaré, la cour travailla à gagner les généraux avec beaucoup plus d’application qu’elle n’avoit fait jusque-là ; mais elle ne réussit pas à son gré. Madame de Montbazon, pressée par Vineuil en plus d’un sens, promettoit M. de Beaufort à la Reine ; mais la Reine voyoit bien qu’elle auroit beaucoup de peine à le livrer, tant que je ne serois pas du marché. La Rivière ne témoignoit plus de mépris pour M. d’Elbœuf. Le maréchal de La Mothe n’étoit accessible que par M. de Longueville, duquel la cour ne s’assuroit pas à beaucoup près tant par la négociation d’Antoville, que nous nous eu assurions par la correspondance de Varicarville. M. de Bouillon faisoit paroitre, depuis l’éclat de monsieur son frère, plus de pente à s’accommoder avec la cour. Vassé, qui commandoit, ce me semble, son régiment de cavalerie, l’avoit insinué par des canaux différens à Saint-Germain ; mais les conditions paroissoient bien hautes. Il en falloit de grandes pour les deux frères, qui, au poste où ils étoient, n’étoient pas d’humeur à se contenter de peu de chose. Les incertitudes de M. de La Rochefoucauld ne plaisoient pas à La Rivière, qui d’ailleurs considéroit que le compte que l’on feroit avec M. le prince de Conti ne seroit jamais bien sûr pour les suites, s’il n’étoit aussi arrêté par M. le prince, qui, sur l’article du cardinalat de monsieur son frère, n’étoit pas de trop facile composition. Ce que j’avois répondu aux offres que j’avois reçues par le canal de madame de Lesdiguières ne donnoit pas lieu à la cour de croire que je fusse aisé à ébranler.

Enfin M. le cardinal Mazarin trouvoit toutes les portes de la négociation ou fermées ou embarrassées. Ce désespoir de réussir, pour ainsi dire, fut par l’événement plus utile à la cour que la négociation la plus fine lui eût pu être : car il ne l’empêcha pas de négocier, le cardinal ne s’en pouvant jamais empêcher par son naturel. Il fit toutefois que, contre son ordinaire, il ne se fia pas à sa négociation ; et ainsi il amusa nos généraux, tandis qu’il envoyoit huit cent mille livres qui enlevèrent à M. de Turenne son armée ; et qu’il obligeoit les députés de Ruel à signer une paix, contre les ordres de leur corps. Le président de Mesmes m’a assuré plusieurs fois que cette conclusion de la paix fut purement l’effet d’un concert pris, la nuit d’entre le 8 et le 9 de mars, entre le cardinal et lui ; et que le cardinal lui ayant dit qu’il connoissoit clairement que M. de Bouillon ne vouloit négocier que quand M. de Turenne seroit à la portée de Paris et des Espagnols, c’est-à-dire en état de se faire donner la moitié du royaume, lui, président de Mesmes, lui avoit répondu : « Il n’y a de salut qu’à faire le coadjuteur cardinal. » Que le cardinal lui ayant répondu : « Il est pis que l’autre, car on voit au moins un temps en l’autre négociation : mais celui-là ne traitera jamais que pour tout le général ; » lui, président de Mesmes, lui avoit dit : « Puisque les choses sont en cet état, il faut que nous payions de nos personnes pour sauver l’État ; il faut que nous signions la paix : car, après ce que le parlement a fait aujourd’hui, il n’y a plus de mesures, et peut-être qu’il nous révoquera demain. Nous hasardons tout, si nous sommes désavoués ; on nous fermera les portes de Paris ; on nous fera notre procès ; on nous traitera de prévaricateurs et de traîtres : c’est à vous de nous donner des conditions qui nous donnent lieu de justifier notre procédé. Il y va de votre intérêt, puisque, si elles sont raisonnables, nous les saurons bien faire valoir contre les factieux ; mais faites-les telles qu’il vous plaira, je les signerai toutes, et je vais de ce pas dire au premier président que c’est mon sentiment, et l’unique expédient pour sauver le royaume. S’il nous réussit, nous avons la paix ; si nous sommes désavoués, nous affoiblissons toujours la faction, et le mal n’en tombera que sur nous. » Le président de Mesmes, en me contant ce que je viens de vous dire, ajoutoit que la commotion où le parlement avoit été le 8, jointe à la déclaration de M. de Turenne, et à ce que le cardinal lui avoit dit de la disposition de M. de Bouillon et de la mienne, lui avoit inspiré cette pensée ; que l’arrêt donné le 9, qui ordonnoit aux députés de surseoir la conférence jusqu’à ce que les blés promis eussent été fournis, la lui confirmoit ; que la chaleur qui avoit paru dans le peuple, le 10, l’y fortifioit ; et qu’il avoit persuadé, quoiqu’avec peine, le premier président.

Il accompagnoit ce récit de tant de circonstances, que je crois qu’il disoit vrai. Feu M. le duc d’Orléans et M. le prince m’ont dit que l’opiniâtreté avec laquelle le premier président et le président de Mesmes défendirent, le 8, le 9 et le 10, quelques articles, n’avoit guère de rapport à cette résolution que le président de Mesmes disoit avoir prise dès le 8. Longueil, un des députés, étoit persuadé de la vérité de ce que disoit le président de Mesmes. Le cardinal Mazarin, à qui j’en ai parlé depuis la guerre, me le confirma, en se donnant pourtant la gloire d’avoir rectifié cet avis, qui étoit, ajouta-t-il, « de soi très-dangereux, si je n’eusse pénétré les sentimens de M. de Bouillon et les vôtres. Je savois que vous ne vouliez pas perdre le parlement par le peuple, et que M. de Bouillon vouloit, préférablement à toutes choses, attendre son frère. »

La paix fut donc signée, après plusieurs contestations, le 11 mars 1649 et les députés consentirent avec beaucoup de difficulté que le cardinal Mazarin y signât avec M. le duc d’Orléans et M. le prince, qui étoient les députés nommés par le Roi. Voici les articles :

I. Le parlement se rendra à Saint-Germain : il y sera tenu un lit de justice, où la déclaration contenant les articles de la paix sera publiée ; après quoi il retournera faire ses fonctions ordinaires à Paris ;

II. Ne sera fait aucune assemblée des chambres pour toute l’année 1649, excepté pour la réception des officiers et pour les mercuriales.

III. Que tous les arrêts rendus par le parlement depuis le 6 janvier seront nuls, à la réserve de ceux qui auront été rendus entre particuliers, sur faits concernant la justice ordinaire.

IV. Que toutes les lettres de cachet, déclarations et arrêts du conseil, rendus au sujet des mouvemens présens, seront nuls et comme non avenus.

V. Les gens de guerre, levés pour la défense de Paris, seront licenciés aussitôt après l’accommodement signé y et Sa Majesté fera aussi retirer ses troupes des environs de la ville. VI. Les habitans poseront les armes, et ne les pourront reprendre que par ordre du Roi.

VII. Le député de l’archiduc sera renvoyé incessamment sans réponse.

VIII. Tous les papiers et meubles qui ont été pris aux particuliers, et qui se trouveront en nature, seront rendus.

IX. M. le prince de Conti, les princes, ducs, et tous ceux sans exception qui ont pris les armes, n’en pourront être recherchés sous quelque prétexte que ce puisse être ; étant déclaré par les dessusdits dans quatre jours, à compter de celui auquel les passages seront ouverts, et par M. de Longueville en dix, qu’ils veulent bien être compris dans le présent traité.

X. Le Roi donnera une décharge générale pour tous les deniers royaux qui ont été pris, pour tous les meubles qui ont été vendus, pour toutes les armes et munitions qui ont été enlevées à l’Arsenal et ailleurs.

XI. Le Roi fera expédier des lettres pour la révecation des semestres du parlement d’Aix, conformément aux articles accordés entre les députés de Sa Majesté et ceux du parlement et du pays de Provence, du 21 février.

XII. La Bastille sera remise entre les mains du Roi, etc.

M. de Bouillon fut extrêmement surpris quand il apprit que la paix étoit signée ; et madame de Bouillon se jetant sur le lit de monsieur son mari, s’écria : « Ah ! qui l’eût dit ? Y avez-vous seulement jamais pensé ? — Non, madame, lui répondis-je, je n’ai pas cru que le parlement pût faire la paix aujourd’hui ; mais j’ai cru, comme vous savez, qu’il la feroit très-mal, si nous le laissions faire. Il ne m’a trompé qu’au temps. » M. de Bouillon prit la parole : « Il ne l’a que trop dit, il ne nous l’a que trop prédit : nous avons fait la faute tout entière. » Je vous confesse que ce mot de M. de Bouillon m’inspira une nouvelle espèce de respect pour lui : car il est, à mon sens, d’un plus grand homme de savoir avouer sa faute, que de savoir ne la pas faire. Comme nous consultions sur ce qu’il y avoit à faire, M. le prince de Conti, M. d’Elbœuf, M. de Beaufort et M. de La Mothe entrèrent dans la chambre, qui ne savoient rien de la nouvelle, et qui venoient chez M. de Bouillon lui communiquer une entreprise que Saint-Germain d’Apchon avoit formée sur Lagny, où il avoit quelque intelligence. Ils furent surpris de la signature de la paix ; et d’autant plus que tous leurs négociateurs, selon le style ordinaire de ces sortes leur avoient fait voir depuis deux ou trois jours que la cour étoit persuadée que le parlement n’étoit qu’une représentation, et qu’au fond il falloit compter avec les généraux. Vassé en avoit assuré M. de Bouillon : madame de Montbazon avoit reçu cinq ou six billets de la cour, qui portoient la même chose. Il faut avouer que M. le cardinal Mazarin joua et couvrit très-bien son jeu en cette rencontre ; et il en est d’autant plus à estimer, qu’il avoit à se défendre de l’imprudence de La Rivière qui étoit très-grande, et de l’impétuosité de M. le prince, qui en ce temps-là n’étoit pas médiocre. Le propre jour que la paix fut signée, le prince s’emporta contre les députés d’une manière capable de rompre l’accommedement.

  1. Henri de Lorraine, premier du nom, duc de Guise, etc., surnomme le Balafré, à cause d’une blessure qu’il reçut à la joue gauche au combat de Dormans, et dont la cicatrice lui demeura toute sa vie. Il forma la Ligue, et fut poignardé aux États de Blois en 1588. (A. E.)
  2. Montrésor : Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, fils de Henri de Bourdeille. Ses Mémoires font partie de cette série.
  3. Charles, second du nom, duc de La Vieuville, mort en 1698. (A. E.)