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Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 7

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 325-378).
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Le premier février du même mois, Talon, l’un des avocats généraux, proposa au parlement de faire quelques pas de respect et de soumission envers la Reine, et sa proposition fut appuyée par monsieur le premier président et par M. le président de Mesmes. Mais elle fut rejetée de toute la compagnie, même avec un fort grand bruit, parce qu’on la crut avoir été faite de concert avec la cour. Je ne le crois pas ; mais j’avoue que le temps de la faire n’étoit pas pris dans les règles de la bienséance. Aucun des généraux n’y étoit présent, et je m’y opposai fortement par cette raison.

Le soir du même jour, Clanleu, que nous avions mis dans Charenton avec trois mille hommes, eut avis que M. d’Orléans et M. le prince marchoient à lui avec sept mille hommes de pied, quatre mille chevaux et du canon. Je reçus en même temps un billet de Saint-Germain qui portoit la même nouvelle.

M. de Bouillon, qui étoit au lit attaqué de la goutte, ne croyant pas la place tenable, fut d’avis d’en retirer les troupes, et de garder seulement le milieu du pont. M. d’Elbœuf qui aimoit Clanleu, et qui croyoit qu’il lui feroit acquérir de l’honneur à bon marché, parce qu’il ne se persuadoit pas que l’avis fût véritable, ne fut pas de ce sentiment. M. de Beaufort se piqua de bravoure ; le maréchal de La Mothe crut, à ce qu’il m’avoua depuis, que M. le prince ne hasarderoit pas cette attaque à la vue de nos troupes, qui se pouvoient poster trop avantageusement. M. le prince de Conti se laissa aller au plus grand bruit, comme tous les hommes foibles ont accoutumé de faire. On manda à Clanleu de tenir, et on lui promit d’être à lui à la pointe du jour : mais on ne lui tint pas parole. Il fallut un temps infini pour faire sortir des troupes hors de Paris. On ne fut en bataille sur la hauteur de Fescamp qu’à sept heures du matin, quoiqu’on eût commencé à défiler dès les onze heures du soir. M. le prince attaqua Charenton à la pointe du jour : il l’emporta après y avoir perdu M. de Châtillon, qui étoit lieutenant général dans son armée. Clanleu se fit tuer, ayant refusé quartier. Nous y perdîmes quatre-vingts officiers ; il n’y en eut que douze ou quinze de tués de l’armée de M. le prince. Comme la nôtre commencoit à marcher, elle vit la sienne sur deux lignes de l’autre côté de la hauteur : aucun des partis ne se pouvoit attaquer, parce qu’aucun ne se vouloit exposer à l’autre à la descente du vallon. On se regarda et on s’escarmoucha tout le jour. Noirmoutier, à la faveur de ces escarmouches, détacha mille chevaux sans que M. le prince s’en aperçût, et il alla du côté d’Etampes pour escorter un grand convoi de toutes sortes de bétail qui s’y étoit assemblé. Il est à remarquer que toutes les provinces accouroient à Paris, parce que l’argent y étoit en abondance, et que tous les peuples étoient presque également passionnés pour sa défense.

Le 10, M. de Beaufort et M. de La Mothe sortirent pour favoriser le retour de Noirmoutier, et ils trouvèrent le maréchal de Gramont dans la plaine de Villejuif, qui avoit deux mille hommes de pied des gardes suisses et françaises, et deux mille chevaux. Nerlieu[1] cadet de Beauvau, bon officier, qui commandoit la cavalerie de Mazarin, étant venu à la charge, fut tué par les gardes de M. de Beaufort dans la porte de Vitry. Brionne, père de celui que vous connoissez, arracha l’épée à M. de Beaufort. Les ennemis plièrent, leur infanterie même s’étonna ; et il est constant que les piques des bataillons commençoient à se toucher et à faire un cliquetis, qui est toujours marque de confusion, quand le maréchal de La Mothe fit faire halte. Il ne voulut pas exposer le convoi, qui commencoit à paroître, à l’incertitude d’un combat. Le maréchal de Gramont se retira, et le convoi entra dans Paris, accompagné, je crois, de plus de cent mille hommes, qui étoient sortis au bruit qui avoit couru que M. de Beaufort étoit engagé.

Le 11, Brillac, conseiller des enquêtes, homme de réputation dans le parlement, dit en pleine assemblée des chambres qu’il falloit penser à la paix ; que les bourgeois se lassoient de fournir à la subsistance des troupes ; que tout retomberoit à la fin sur la compagnie ; qu’il savoit de science certaine que la proposition d’un accommodement seroit très-agréée à la cour. Aubry, président de la chambre des comptes, avoit parlé la veille de même sens dans le conseil de l’hôtel-de-ville.; et vous allez voir que l’on se servoit à Saint-Germain, de la crédulité de ces deux hommes, dont le premier n’avoit de capacité que pour le Palais, et l’autre n’en avoit pour rien ; vous allez voir, dis-je, que l’on s’en servoit à Saint-Germain pour couvrir une entreprise que l’on avoit formée sur Paris. Le parlement s’échauffa beaucoup touchant la proposition : l’on contesta de part et d’autre assez long-temps, et il fut enfin conclu que l’on en délibéreroit le lendemain matin.

Le lendemain, qui fut le 12 février, Michel, qui commandoit la garde de la porte Saint-Honoré, vint avertir le parlement qu’il s’y étoit présenté un héraut revêtu de sa cotte d’armes et accompagné de deux trompettes, qui demandoit à parler à la compagnie, et avoit trois paquets, l’un pour elle, l’autre pour M. le prince de Conti, et l’autre pour l’hôtel-de-ville. On étoit alors sur le point de s’asseoir : tout le monde s’y entretenoit de ce qui étoit arrivé la veille à onze heures du soir dans les halles, où le chevalier de La Valette avoit été pris semant des billets injurieux pour le parlement, et encore plus pour moi. Il fut amené à l’hôtel-de-ville, où je le trouvai sur les degrés, comme je descendois de la chambre de madame de Longueville. Comme je le connoissois extrêmement, je lui fis civilité, et je fis même retirer une foule de peuple qui le maltraitoit. Mais je fus bien surpris quand, au lieu de répondre à mes honnêtetés, il me dit d’un ton fier : « Je ne crains rien, je sers mon roi. » Je fus moins étonné de sa manière d’agir quand on me fit voir les placards, qui ne se fussent pas à la vérité accordés avec des complimens. Les bourgeois m’en mirent à la main cinq ou six cents copies trouvées dans son carrosse. Il continua à me parler hautement : je ne changeai pas pour cela de ton avec lui ; je lui témoignai la douleur que j’avois de le voir dans le malheur, et le prévôt des marchands l’envoya prisonnier à la Conciergerie.

Cette aventure, qui n’avoit pas déjà beaucoup de rapport avec les bonnes dispositions de la cour à la paix, dont Brillac et le président Aubry s’étoient vantés d’être si bien informés : cette aventure, dis-je, jointe à l’apparition d’un héraut qui sembloit comme sorti à point nommé d’une machine, ne marquoit que trop visiblement un dessein formé. Tout le parlement le voyoit, comme tout le reste du monde : mais tout le parlement étoit propre à s’aveugler dans la pratique, parce qu’il est si accoutumé, par les règles de la justice ordinaire, à s’attacher aux formalités, que dans les extraordinaires il ne les peut jamais démêler de la substance. Il faut prendre garde à ce héraut, il ne vient pas pour rien ; voilà trop de circonstances ensemble ; on amuse par des propositions, on envoie des semeurs de billets pour soulever le peuple : un héraut paroît le lendemain : il y a du mystère. Voilà ce que la compagnie disoit, qui ajoutoit : Mais que faire ? Un parlement refuser d’entendre un héraut de son roi ! un héraut qu’on ne refuse même jamais de la part de son ennemi ! Tous parloient sur ce ton, et il n’y avoit de différence que le plus haut et le plus bas. Ceux qui étoient dévoués à la cour éclatoient, ceux qui étoient bien intentionnés pour le parti ne prononçoient pas si fermement les dernières syllabes. On envoya prier M. le prince de Conti et messieurs les généraux de venir prendre leurs places : et pendant que l’on attendoit les uns dans la grand’chambre, les autres dans la seconde, les autres dans la quatrième, je pris le bonhomme Broussel à part, et je lui ouvris un expédient qui ne me vint dans l’esprit qu’un quart-d’heure avant que l’on eût pris séance.

Ma première vue, quand je connus que le parlement se disposoit à donner entrée au héraut, fut de faire prendre les armes à toutes les troupes, de le faire passer dans les files en grande cérémonie, et de l’environner tellement, sous prétexte d’honneur, qu’il ne fût presque point vu et nullement entendu du peuple. La seconde fut meilleure : je proposai à Broussel, qui, comme des plus anciens de la grand’chambre, opinoit des premiers, de dire qu’il ne concevoit pas l’embarras où l’on témoignoit d’être dans cette rencontre ; qu’il n’y avoit qu’un parti, qui étoit de refuser toute audience et même toute entrée au héraut, sur ce que ces sortes de gens n’étoient jamais envoyés qu’à des ennemis, ou à des égaux ; que cet envoi n’étoit qu’un artifice grossier du cardinal Mazarin, qui s’imaginoit qu’il aveugleroit assez et le parlement et la ville, pour les obliger à faire le pas du monde le plus irrespectueux et le plus criminel, sous prétexte d’obéissance. Le bonhomme Broussel, qui demeura persuadé de la force de ce raisonnement, quoiqu’il n’eût qu’une apparence très-légère, le poussa jusqu’aux larmes. Toute la compagnie s’en émut ; on comprit que cette réponse étoit la naturelle. Le président de Mesmes, qui vouloit alléguer vingt-cinq ou trente hérauts envoyés par des rois à leurs sujets, fut repoussé et sifflé, comme s’il avoit dit la chose la plus extravagante. On ne voulut pas presque écouter ceux qui opinèrent au contraire et il passa à refuser l’entrée de la ville au héraut, et de charger messieurs les gens du Roi d’aller à Saint-Germain rendre raison à la Reine de ce refus.

M. le prince de Conli et l’hôtel-de-ville se servirent du même prétexte pour ne pas entendre ce héraut, et pour ne pas recevoir les paquets qu’il laissa le lendemain sur la barrière de la porte Saint-Honoré. Cet incident, joint à la prise du chevalier de La Valette, fit que l’on ne se ressouvint pas seulement de la résolution que l’on avoit faite la veille de délibérer sur la proposition de Brillac. On n’eut que de la défiance pour ces lueurs d’accommodement, et l’on s’aigrit bien davantage quelques jours après, quand on apprit le détail de l’entreprise. Le chevalier de La Valette, esprit noir mais déterminé, et d’une valeur propre à entreprendre, avoit formé le dessein de nous tuer, M. de Beaufort et moi, sur les degrés du Palais, et de se servir, pour cet effet, de la confusion qu’il espéroit qu’un spectacle aussi extraordinaire que celui de ce héraut jetteroit dans la ville. La cour a toujours nié le complot à l’égard de l’entreprise sur nos personnes ; mais elle avoua et respecta le chevalier de La Valette à l’égard des placards. Ce que je sais de science certaine est que Cohon, évêque de Dol, dit l’avant-veille, à l’évêque d’Aire, que M. de Beaufort et moi ne serions pas en vie dans trois jours et il lui parla dans la même conversation de M. le prince comme d’un homme qui n’étoit pas assez décisif, et auquel on ne pouvoit pas dire toutes choses. Cela m’a fait juger que M. le prince ne savoit pas le fond du dessein du chevalier de La Valette. J’ai toujours oublié de lui en parler.

Le 19, M. le prince de Conti dit au parlement qu’il y avoit au parquet des huissiers un gentilhomme envoyé de M. l’archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas pour le roi d’Espagne, et que ce gentilhomme demandoit audience à la compagnie. Les gens du Roi entrèrent au dernier mot du discours de M. le prince de Conti, pour rendre compte de ce qu’ils avoient fait à Saint-Germain, où ils avoient été reçus admirablement bien. La Reine avoit extrêmement agréé les raisons pour lesquelles la compagnie avoit refusé l’entrée au héraut ; et elle avoit assuré les gens du Roi que, bien qu’en l’état où étoient les choses elle ne pût pas reconnoître les délibérations du parlement pour des arrêts donnés par une compagnie souveraine, elle ne laissoit pas de recevoir avec joie les assurances que la compagnie lui donnoit de son respect et de sa soumission, et que pour peu que le parlement donnât d’effet à ses assurances, elle lui donneroit toutes les marques de sa bonté, et en général et en particulier. Talon, avocat général, qui parloit toujours avec dignité et avec force, fit ce rapport avec tous les ornemens qu’il lui put donner ; et il conclut, par une assurance qu’il donna lui-même en termes fort pathétiques à la compagnie, que si elle vouloit faire une députation à Saint-Germain, elle y seroit très-bien reçue, et que ce pourroit être un grand acheminement à la paix. Le premier président lui ayant dit ensuite qu’il y avoit, à la porte de la grand’chambre, un envoyé de l’archiduc, Talon, qui étoit habile, en prit sujet de fortifier son opinion. Il marqua que la Providence faisoit naître, ce lui sembloit, cette occasion pour avoir plus de lieu de témoigner encore au Roi la fidélité du parlement, en ne donnant point d’audience à l’envoyé, et en rendant simplement compte à la Reine du respect que l’on conservoit pour elle en la refusant. Comme cette apparition d’un député d’Espagne dans le parlement de Paris fait une scène qui n’est pas fort ordinaire dans notre histoire, reprenonslà d’un peu plus loin.

Vous avez déjà vu que Saint-Ibal, qui avoit correspondance avec le comte de Fuensaldagne, m’avoit pressé de temps en temps de lier commerce avec lui, et je vous ai aussi rendu compte des raisons qui m’en avoient empêché. Comme je vis que nous étions assiégés, que le cardinal envoyoit Vautorte en Flandre pour commencer quelques négociations avec les Espagnols, et que je connus que notre parti étoit assez formé pour n’être pas chargé en mon particulier de l’union avec les ennemis de l’État, je ne fus plus si scrupuleux. Je fis écrire à Saint-Ibal, qui n’étoit plus en France, et qui tantôt étoit à La Haye, tantôt à Bruxelles, qu’en l’état où étoient les affaires, je croyois pouvoir écouter avec honneur les propositions que l’on me pourroit faire pour le secours de Paris ; que je le priois toutefois de faire en sorte que l’on ne s’adressât pas à moi directement, et que je ne parusse en rien de ce qui seroit public. Ce qui m’engagea d’écrire en ce sens à Saint-Ibal fut qu’il m’avoit fait dire lui-même par Montrésor que les Espagnols, qui savoient qu’il n’y avoit que moi à Paris qui fût proprement maître du peuple, et qui voyoient que je ne leur faisois pas parler, commençoient à s’imaginer que je pouvois avoir quelques mesures à garder à la cour qui m’en empêchoient ; et qu’ainsi ne comptant rien à l’égard de Paris sur les autres généraux, ils pourroient bien donner dans les offres immenses que le cardinal leur faisoit faire tous les jours. Je connus par un mot que madame de Bouillon laissa échapper, qu’elle en savoit autant que Saint-Ibal ; et, de concert avec monsieur son mari et avec elle, je fis le pas dont je viens de vous rendre compte. J’insinuai, de même concert, qu’on nous feroit plaisir de faire ouvrir la scène par M. d’Elbœuf. Comme il avoit été, dans le temps du cardinal de Richelieu, douze ou quinze ans en Flandre, à la pension d’Espagne, la voie paroissoit toute naturelle. Elle fut aussitôt prise que proposée. Le comte de Fuensaldagne fit partir dès le lendemain Arnolfini, moine bernardin, qui se fit habiller en cavalier, sous le nom de don Joseph de Illescas. Il arriva chez M. d’Elbœuf à deux heures après minuit, et il lui donna un petit billet de créance : il la lui expliqua telle que vous vous la pouvez imaginer.

M. d’Elbœuf se crut l’homme le plus considérable du parti ; et le lendemain, au sortir du Palais, il nous mena dîner tous chez lui, c’est-à-dire tous les plus considérables, en nous disant qu’il avoit une affaire de conséquence à nous communiquer. M. le prince de Conti, messieurs de Beaufort et de La Mothe, et les présidens Le Coigneux, de Bellièvre, de Nesmond, de Novion et Viole s’y trouvèrent. M. d’Elbœuf, qui étoit grand saltimbanque de son naturel, commença la comédie par la tendresse qu’il avoit pour le nom français, qui ne lui avoit pas permis d’ouvrir seulement un petit billet qu’il avoit reçu d’un lieu suspect. Ce lieu ne fut nommé qu’après deux ou trois circonlocutions toutes pleines de scrupules et de mystères ; et le président de Nesmond, qui, avec le feu d’un esprit gascon, étoit l’homme du monde le plus simple, remplit la seconde scène d’aussi bonne foi qu’il y avoit eu d’art à la première. Il regarda ce billet, que M. d’Elbœuf avoit jeté sur la table très-proprement recacheté, comme l’holocauste du sabbat : il dit que M. d’Elbœuf avoit un grand tort d’appeler des membres du parlement à une action de cette nature. Enfin le président Le Coigneux, qui s’impatienta de toutes ces niaiseries, prit le billet, qui avoit effectivement plus l’air d’un poulet que d’une lettre de négociation ; il l’ouvrit : et après avoir lu ce qu’il contenoit, qui n’étoit qu’une simple créance, et avoir entendu de la bouche de M. d’Elbœuf ce que le porteur de la créance lui avoit dit, il nous fit une pantalonnade digne des premières scènes de la pièce. Il tourna en ridicule toutes les façons qui venoient d’être faites ; il alla au devant de celles qui s’alloient faire, et l’on conclut d’une commune voix à ne pas rejeter le secours d’Espagne. La difficulté fut en la manière de le recevoir : elle n’étoit pas, dans la vérité, médiocre pour beaucoup de circonstances particulières.

Madame de Bouillon, qui s’étoit ouverte la veille avec moi du commerce qu’elle avoit avec l’Espagne, m’avoit expliqué les intentions de Fuensaldagne, qui étoient de s’engager avec nous, pourvu qu’il fût assuré de son côté que nous nous engagerions avec lui. Cet engagement ne se pouvoit prendre de notre part que par le parlement ou par moi. Il doutoit fort du parlement, dont il voyoit les deux principaux chefs, le premier président et le président de Mesmes, incapables d’aucune proposition. Le peu d’ouverture que je lui avois donnée jusque là à négocier avec moi faisoit qu’il ne se fondoit guère davantage sur ma conduite. Il n’ignoroit ni le peu de pouvoir ni le peu de sûreté de M. d’Elbœuf ; il savoit que M. de Beaufort étoit entre mes mains, et de plus que son crédit, à cause de son incapacité, nétoit qu’une fumée. Les incertitudes perpétuelles de M. de Longueville et le peu de sens du maréchal de La Mothe ne l’accommodoient pas. Il se fût fié à M. de Bouillon : mais M. de Bouillon ne lui pouvoit pas répondre de Paris, il n’y avoit aucun pouvoir ; et même la goutte, qui l’empêchoit d’agir, avoit donné lieu aux gens de la cour à jeter des soupçons contre lui dans les esprits du peuple. Toutes ces considérations, qui embarrassoient Fuensaldagne, et qui le pouvoient aisément obliger à chercher ses avantages du côté de Saint-Germain, où l’on appréhendoit avec raison sa jonction avec nous ; toutes ces considérations, dis-je, ne se pouvoient rectifier pour le bien du parti que par un traité du parlement avec l’Espagne, qui étoit impossible ; ou par un engagement que je prisse moi-même tout-à-fait positif. Saint-Ibal, qui se ressouvenoit qu’il avoit autrefois écrit sous moi une instruction par laquelle je proposois cet engagement positif, ne doutoit pas que je ne fusse encore dans la même disposition, puisque je m’étois résolu à écouter ; et quoique Fuensaldagne ne fût pas de son avis, il ne laissa pas de charger l’envoyé de le tenter, et de témoigner même qu’il ne feroit aucun pas pour nous sans ce préalable. Cet envoyé, qui avant que de voir M. d’Elbœuf avoit eu deux ou trois jours de conférence avec M. et madame de Bouillon, s’en étoit clairement expliqué avec eux ; et c’est ce qui avoit obligé la dernière à s’expliquer encore davantage avec moi sur ce détail, qu’elle n’avoit fait jusque là. Ce que la nécessité d’un secours prompt et pressant m’avoit fait résoudre autrefois de proposer, par l’instruction dont je viens de parler, n’étoit plus mon compte. Il ne pouvoit plus y avoir de secret dans un traité qui, de nécessité, devoit être commun avec des généraux dont les uns m’étoient suspects, et les autres redoutables. J’apercevois que M. de La Rochefoucauld avoit fort altéré les bons sentimens de madame de Longueville et la force du maréchal de La Mothe. Je n’ai rien à vous dire de M. d’Elbœuf. Je considérois M. de Bouillon soutenu par l’Espagne, avec laquelle il avoit, à cause de Sedan, les intérêts les plus naturels, et comme un nouveau duc de Mayenne, qui en auroit mille autres au premier jour tout-à-fait séparés de ceux de Paris, et qui pourroit bien avec le temps, assisté de l’intrigue et de l’argent de Castille, chasser le coadjuteur de Paris, comme le vieux M. de Mayenne[2] en avoit chassé à la Ligue le cardinal de Gondy[3], son grand-oncle. Dans la conférence que j’eus avec M. et madame de Bouillon touchant l’envoyé, je ne leur cachai rien de mes raisons, sans en excepter même la dernière, que j’assaisonnai, comme vous pouvez juger, de toute la raillerie la plus douce et la plus honnête qu’il me fut possible. Madame de Bouillon, qui ne faisoit ou qui ne disoit jamais de galanterie que de concert avec son mari, n’oublia rien de toute celle qui l’eût rendue l’une des plus aimables personnes du monde, quand même elle eût été aussi laide qu’elle étoit belle, pour me persuader que je ne devois point balancer à traiter ; et que monsieur son mari et moi, joints ensemble, emporterions toujours si fort la balance, que les autres ne nous pourroient faire aucune peine.

M. de Bouillon, qui connoissoit très-bien ce que je pensois, et que je parlois selon mes véritables intérêts, revint tout d’un coup à mon avis, par une manière qui devroit être très-commune, et qui est cependant très-rare. Je n’ai jamais vu que lui qui ne contestât jamais ce qu’il ne croyoit pas pouvoir obtenir, il entra même obligeamment dans mes sentimens. Il dit à madame de Bouillon que je jouois le droit du jeu au poste où j’étois ; que la guerre civile pourroit s’éteindre le lendemain ; que j’étois archevêque de Paris pour toute ma vie ; que j’avois plus d’intérêt que personne à sauver la ville, mais que je n’en avois pas un moindre à ne m’en point détacher dans les suites ; et qu’il convenoit, après ce que je venois de lui dire, que tout se pourroit concilier. Il me fit pour cela une ouverture qui ne m’étoit point venue dans l’esprit, et que je n’approuvai pas d’abord, parce qu’elle me parut impraticable ; mais à laquelle je me rendis à mon tour, après l’avoir examinée : ce fut d’obliger le parlement à entendre l’envoyé : ce qui feroit presque tous les effets que nous pourrions souhaiter. Les Espagnols, qui ne s’y attendoient point, seroient surpris agréablement ; le parlement s’engageroit sans le croire ; les généraux auroient lieu de traiter après ce pas, qui pourroit être interprété dans les suites comme une approbation tacite que le corps auroit donnée aux démarches des particuliers. M. de Bouillon n’auroit pas de peine à faire concevoir à l’envoyé l’avantage que ce lui seroit en son particulier de pouvoir mander par son premier courrier, à M. l’archiduc, que le parlement de Paris avoit reçu une lettre et un député d’un général du roi d’Espagne dans les Pays-Bas. On feroit comprendre au comte de Fuensaldagne qu’il étoit de la bonne conduite de laisser quelqu’un dans le parti, qui, de concert même avec lui, parût n’entrer en rien avec l’Espagne, et qui par cette conduite pût parer, à tout événement, aux inconvéniens qu’une liaison avec les ennemis de l’État emportoit nécessairement avec soi, dans un parti où la considération du parlement faisoit qu’il falloit prendre des mesures plus justes sur ce point que sur tout autre ; que ce personnage me convenoit préférablement et par ma dignité et par ma profession, et qu’il se trouvoit par bonheur autant de l’intérêt commun que du mien propre. La difficulté étoit de persuader au parlement de donner audience au député de l’archiduc, et cette audience étoit toutefois la seule circonstance qui pouvoit suppléer dans l’esprit de ce député au défaut de ma signature, sans laquelle il prétendoit qu’il n’avoit aucun droit de rien faire. Nous nous abandonnâmes en cette occasion, M. de Bouillon et moi, à la fortune ; et l’exemple que nous avions tout récent du héraut exclu sous le prétexte du monde le plus frivole, nous fit espérer que l’on ne refuseroit pas à l’envoyé l’entrée, pour laquelle on ne manqueroit pas de raisons très-solides.

Notre bernardin, qui trouvoit beaucoup son compte à cette entrée, que l’ami n’avoit pas seulement imaginée à Bruxelles, fut plus que satisfait de notre proposition. Il fit sa dépêche à l’archiduc, telle que nous la pouvions souhaiter ; et il nous promit de faire, par avance et sans en attendre la réponse, tout ce que nous lui ordonnerions. Il usa de ces termes, et il avoit raison : car j’ai su depuis que son ordre portoit de suivre en tout et partout, sans exception, les sentimens de M. et de madame de Bouillon.

Voilà où nous en étions, quand M. d’Elbœuf nous montra, comme une grande nouveauté, le billet que le comte de Fuensaldagne lui avoit écrit ; et vous jugez que je ne balançai pas à opiner qu’il falloit que l’envoyé présentât la lettre de l’archiduc au parlement. La proposition en fut reçue d’abord comme une hérésie ; et, sans exagération, elle fut un peu moins que sifflée par toute la compagnie. Je persistai dans mon avis : j’en alléguai les raisons, qui ne persuadèrent personne. Le vieux président Le Coigneux, qui avoit l’esprit le plus vif, et qui prit garde que je parlois de temps en temps d’une lettre de l’archiduc, de laquelle il ne s’étoit rien dit, revint tout d’un coup à mon avis, sans m’en dire toutefois la véritable raison, qui étoit qu’il ne doutoit point que je n’eusse vu le dessous de quelque carte, qui m’eût obligé à prendre cet avis. Comme la conversation se passoit avec assez de confusion, et que l’on alloit tout debout disputant les uns aux autres, il me dit : « Que ne parlez-vous à vos amis ? L’on feroit ce que vous voudriez. Je vois bien que vous savez plus de nouvelles que celui qui croit vous les avoir apprises. » Je fus, pour dire le vrai, terriblement honteux de ma bêtise : car je vis bien qu’il ne me pouvoit parler ainsi que sur ce que j’avois dit de la lettre de l’archiduc au parlement, qui dans le vrai n étoit qu’un blanc-signé que nous avions rempli chez M. de Bouillon. Je serrai la main au président Le Coigneux, je fis signe à messieurs de Beaufort et de La Mothe. Les présidens de Novion et de Bellièvre se rendirent à mon sentiment, qui étoit fondé sur ce que le secours d’Espagne que nous étions obligés de recevoir comme un remède à nos maux, que nous connoissions être dangereux et empirique, seroit infailliblement mortel à tous les particuliers, s’il n’étoit au moins passé par l’alambic du parlement. Nous priâmes tous M. d’Elbœuf de faire trouver bon au bernardin de conférer avec nous, sur la forme seulement dont il auroit à se conduire. Nous le vîmes la même nuit chez lui. Le Coigneux et moi. Nous lui dîmes, en présence de M. d’Elbœuf, en grand secret, tout ce que nous voulions bien qui fût su ; et nous avions concerté dès la veille, chez M. de Bouillon, tout ce qu’il devoit dire au parlement. Il s’en acquitta en homme d’entendement. Je vous ferai un précis du discours qu’il y fit, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa à ce sujet dans le parlement lorsqu’il demanda audience, ou plutôt lorsque M. le prince de Conti la demanda pour lui.

Le président de Mesmes, homme de capacité, et oncle de celui que vous voyez aujourd’hui, mais attaché jusqu’à la servitude à la cour, et par l’ambition qui le dévoroit, et par sa timidité qui étoit excessive ; le président de Mesmes, dis-je, fit au seul nom de l’envoyé de l’archiduc une exclamation éloquente et pathétique, au dessus de tout ce que j’ai lu en ce genre dans l’antiquité ; et en se tournant vers M. le prince de Conti : « Est-il possible, dit-il, monsieur, qu’un prince du sang de France propose de donner séance sur les fleurs de lis à un député du plus cruel ennemi des fleurs de lis ? »

Comme nous avions prévu cette tempête, il n’avoit pas tenu à nous d’exposer M. d’Elbœuf à ses premiers coups ; mais il s’en étoit tiré assez adroitement, en disant que la même raison qui l’avoit obligé de rendre compte à son général de la lettre qu’il avoit reçue, ne lui permettoit pas d’en porter la parole en sa présence. Il falloit pourtant de nécessité quelqu’un qui préparât les voies, et qui jetât dans une compagnie, où les premières impressions ont un merveilleux pouvoir, les premières idées de la paix générale et particulière que cet envoyé venoit annoncer. La manière dont son nom frapperoit d’abord l’imagination des enquêtes décidoit du refus ou de l’acceptation de son audience ; et, tout bien pesé et considéré de part et d’autre, l’on jugea qu’il y avoit moins d’inconvénient à laisser croire un peu de concert avec l’Espagne, qu’à ne pas préparer par un canal ordinaire, non odieux et favorable, les drogues que l’envoyé d’Espagne nous alloit débiter. Ce n’est pas que la moindre ombre de concert, dans les compagnies qu’on appelle réglées, ne soit très-capable d’y empoisonner les choses, même les plus justes et les plus nécessaires ; et cet inconvénient étoit plus à craindre en cette occasion qu’en toute autre. J’y admirai le discernement de M. de Bouillon, chez qui la résolution se prit de faire faire l’ouverture par M. le prince de Conti. Il ne balança pas un moment. Rien ne marque tant le jugement solide d’un homme, que de savoir choisir entre les grands inconvéniens. Je reviens au président de Mesmes, qui s’attacha à M. le prince de Conti, et qui se tourna ensuite vers moi, en me disant ces propres paroles : « Quoi ! monsieur, vous refusez l’entrée au héraut de votre Roi, sous le prétexte le plus frivole !… » Comme je ne doutai point de la seconde partie de l’apostrophe ; je la voulus prévenir, et je lui répondis : « Vous me permettrez, monsieur, de ne pas traiter de frivoles des motifs qui ont été consacrés par un arrêt. »

La cohue du parlement s’éleva à ce mot, releva celui du président de Mesmes, qui étoit effectivement très-imprudent ; et il est constant qu’il servit fort, contre son intention, comme vous pouvez croire, à faciliter l’audience à l’envoyé. Comme je vis que la compagnie s’échauffoit et s’ameutoit contre le président de Mesmes, je sortis sous je ne sais quel prétexte, et je dis à Quatresous, jeune conseiller des enquêtes, et le plus impétueux esprit qui fût dans le corps, d’entretenir l’escarmouche, parce que j’avois éprouvé plusieurs fois que le moyen le plus sur et le plus propre pour faire passer une affaire extraordinaire dans les compagnies est d’échauffer la jeunesse contre les vieux. Quatresous s’acquitta dignement de cette commission ; il s’arrêta au président de Mesmes et au premier président, sur le sujet d’un certain La Rablière, partisan fameux, qu’il faisoit entrer dans tous ses avis sur quelque matière où il pût opiner. Les enquêtes s’échauffèrent pour la défense de Quatresous : les présidens à la fin s’impatientèrent de ces impertinences. Il fallut délibérer sur le sujet de l’envoyé ; et, malgré les conclusions des gens du Roi, et les exclamations des deux présidens, et de beaucoup d’autres, il passa à l’entendre.

On le fit entrer sur l’heure même ; on lui donna place au bout du bureau ; on le fit asseoir et couvrir. Il présenta la lettre de l’archiduc au parlement, qui n’étoit qu’une lettre de créance ; et il s’expliqua, en disant « que Son Altesse Impériale son maître lui avoit donné charge de faire part à la compagnie d’une négociation que le cardinal Mazarin avoit essayé de lier avec lui depuis le blocus de Paris ; que le roi Catholique n’avoit pas estimé qu’il fût sur ni honnête d’accepter ses offres dans une saison où, d’un côté, on voyoit bien qu’il ne les faisoit que pour pouvoir plus aisément opprimer le parlement, qui étoit en vénération à toutes les nations du monde ; et où, de l’autre, tous les traités que l’on pourroit faire avec un ministre condamné seroient nuls de droit, d’autant plus qu’ils seroient faits sans le concours du parlement, à qui seul il appartient d’enregistrer et de vérifier les traités de paix pour les rendre sûrs et authentiques ; que le roi Catholique, qui ne vouloit tirer aucun avantage des occasions présentes, avoit commandé à M. l’archiduc d’assurer messieurs du parlement, qu’il savoit être attachés aux véritables intérêts de Sa Majesté Très-Chrétienne, à qu’il les reconnoissoit de très-bon cœur pour arbitres de la paix ; qu’il se soumettoit à leur jugement, et que s’ils acceptoient d’en être les juges, il laissoit à leur choix de députer de leur corps en tel lieu qu’ils voudroient, sans en excepter même Paris ; et que le roi Catholique y enverroit incessamment ses députés, seulement pour y représenter ses raisons ; qu’il avoit fait avancer, en attendant leur réponse, dix-huit mille hommes sur la frontière pour les secourir, en cas qu’ils en eussent besoin, avec ordre toutefois de ne rien entreprendre sur les places du roi Très Chrétien, quoiqu’elles fussent la plupart comme abandonnées ; qu’il n’y avoit pas six cents hommes dans Peronne, dans Saint-Quentin et dans le Catelet : mais qu’il vouloit témoigner dans cette rencontre la sincérité de ses intentions pour le bien de la paix, et qu’il donnoit sa parole que, dans le temps qu’elle se traiteroit, il ne donneroit aucun mouvement à ses armées ; que si elles pouvoient être, en attendant, de quelque utilité au parlement, il n’avoit qu’à en disposer par des officiers français s’il le jugeoit à propos, et qu’à prendre toutes les précautions qu’il croiroit nécessaires pour lever les ombrages que l’on peut toujours prendre avec raison de la conduite des étrangers. »

Avant que l’envoyé fût entré, il y avoit eu beaucoup de contestations tumultuaires dans la compagnie ; et le président de Mesmes n’avoit rien oublié pour jeter sur moi toute l’envie de la collusion avec les ennemis de l’État, qu’il relevoit de toutes les couleurs qu’il trouvoit assez vives et assez apparentes dans l’opposition du héraut de France et de l’envoyé d’Espagne. Il est vrai que la conjoncture étoit très-fâcheuse ; et quand il en arrive quelqu’une de cette nature, il n’y a de remède qu’à planir[4] dans les momens où ce que l’on vous objecte peut faire plus d’impression que ce que vous pouvez répondre, et à se relever dans ceux où ce que vous pouvez répondre peut faire plus d’impression que ce que l’on vous objecte. Je suivis fort justement cette règle dans cette rencontre, qui étoit délicate pour moi : car quoique le président de Mesmes me désignât avec application et avec adresse, je ne pris rien pour moi, tant que je n’eus rien pour lui faire tête que ce que M. le prince de Conti avoit dit en général de la paix générale, dont il avoit été résolu qu’il parleroit en demandant audience pour le député ; mais qu’il en parleroit peu, pour ne pas marquer trop de concert avec l’Espagne. Quand l’envoyé s’en fut expliqué lui-même aussi obligeamment pour le parlement qu’il le fit, et quand je vis que la compagnie étoit chatouillée du discours qu’il venoit de lui tenir, je pris mon temps pour rembarrer le président de Mesmes, et je lui dis « que le respect que j’avois pour la compagnie m’a voit obligé à dissimuler et à souffrir toutes ses picoteries ; que je les avois fort bien entendues, mais que je ne les avois pas voulu entendre ; et que je demeurerois encore dans la même disposition, si l’arrêt qu’il n’est jamais permis de prévenir, mais qu’il est toujours ordonné de suivre, ne m’ouvroit la bouche ; que cet arrêt avoit réglé, contre son sentiment, l’entrée de l’envoyé d’Espagne : aussi bien que le précédent, qui n’avoit pas été non plus selon son avis, avoit porté l’exclusion du héraut ; que je ne me pouvois imaginer qu’il voulût assujétir la compagnie à ne suivre jamais que ses sentimens ; que nul ne les honoroit plus que moi, mais que la liberté ne laissoit pas de se conserver dans l’estime même et dans le respect ; que je suppliois Messieurs de me permettre de lui donner une marque de celui que j’avois pour lui, en lui rendant un compte, qui peut-être le surprendroit, de mes pensées sur les deux arrêts du héraut et de l’envoyé, sur lesquels il m’avoit donné tant d’attaques ; que, pour le premier, je confessois que j’avois été assez innocent pour avoir failli à donner dans le panneau ; et que si M. de Broussel n’eût ouvert l’avis auquel il avoit passé, je tombois, par un excès de bonne intention, dans une imprudence qui eût peut-être causé la perte de la ville, et dans un crime assez convaincu par l’approbation solennelle que la Reine venoit de donner à la conduite contraire ; que pour ce qui étoit de l’envoyé, j’avouois que je n’avois été d’avis de lui donner audience que parce que j’avois connu à l’air du bureau que le plus de voix de la compagnie alloit à lui donner ; et que, quoique ce ne fût pas mon sentiment particulier, j’avois cru que je ferois mieux de me conformer par avance à celui des autres, et de faire paroître, au moins dans les choses où l’on voyoit bien que la contestation seroit inutile, de l’union et de l’uniformité dans le corps. »

Cette manière humble et modeste de répondre à cent mots aigres et piquans que j’avois essuyés depuis douze ou quinze jours, et ce matin-là encore, du premier président et du président de Mesmes, fit un effet que je ne puis exprimer ; et elle effaça pour assez longtemps l’impression que l’un et l’autre avoient commencé de jeter dans la compagnie, que je prétendois de la gouverner par mes cabales. Rien n’est si dangereux en toutes sortes de communautés : et si la passion du président de Mesmes ne m’eût donné lieu de déguiser un peu le manège qui s’étoit fait dans ces deux scènes assez extraordinaires du héraut et de l’envoyé, je ne sais si la plupart de ceux qui avoient donné à la réception de l’un et à l’exclusion de l’autre, ne se fussent pas repentis d’avoir été d’un sentiment qu’ils eussent cru leur avoir été inspiré par un autre. Le président de Mesmes voulut repartir à ce que j’avois dit ; mais il fut presque étouffé par la clameur qui s’éleva dans les enquêtes. Cinq heures sonnèrent ; personne n’avoit dîné et beaucoup n’avoient pas déjeûné, et messieurs les présidens eurent le dernier : ce qui n’est pas avantageux en cette matière.

L’arrêt qui avoit donné entrée au député d’Espagne portoit qu’on lui demanderoit copie signée de lui de ce qu’il auroit dit au parlement ; qu’on la mettroit dans le registre, et qu’on l’enverroit par une députation solennelle à la Reine, en l’assurant de la fidélité du parlement, et en la suppliant de donner la paix à ses peuples, et de retirer les troupes du Roi des environs de Paris. Comme il étoit fort tard, et que l’on avoit bon appétit (ce qui influe plus qu’on ne se peut imaginer dans les délibérations), l’on fut sur le point de laisser mettre cette clause, sans y prendre garde. Le président Le Coigneux s’aperçut le premier de la conséquence ; et il dit, en se tournant vers un assez grand nombre de conseillers qui commençoient à se lever : « J’ai, messieurs, à parler à la compagnie ; je vous prie de reprendre vos places : il y va du tout pour toute l’Europe. » Tout le monde s’élant remis, il prononça d’un air froid et majestueux, qui n’étoit pas ordinaire à maître Gonin (on lui avoit donné ce sobriquet), ces paroles pleines de bon sens : « Le roi d’Espagne nous prend pour arbitres de la paix générale : peut-être qu’il se moque de nous, uiais il nous fait toujours honneur de nous le dire. Il nous offre des troupes pour les faire marcher à notre secours, et il est sûr que sur cet article il ne se moque pas de nous, et qu’il nous fait beaucoup de plaisir. Nous avons entendu son envoyé ; et, vu la nécessité où nous sommes, nous n’avons pas eu tort. Nous avons résolu d’en rendre compte au Roi, et nous avons eu raison. On veut s’imaginer que pour rendre ce compte il faut que nous envoyions la feuille de l’arrêt : voilà le piège. Je vous déclare, monsieur, dit-il en se tournant vers M. le premier président, que la compagnie ne l’a pas entendu ainsi, et que ce qu’elle a arrêté est purement que l’on porte la copie, mais que l’original demeure au greffe. J’aurois souhaité qu’on n’eût pas obligé les gens à s’expliquer, parce qu’il y a des matières sur lesquelles il est sage de ne parler qu’à demi ; mais puisque l’on y force, je dirai sans balancer que si nous portons la feuille, les Espagnols croiront que nous commettons au caprice du Mazarin les propositions qu’ils nous font pour la paix générale, et même pour ce qui regarde notre secours : au lieu qu’en ne portant que la copie, et en ajoutant en même temps, comme la compagnie l’a très-sagement ordonné, de très-humbles remontrances pour faire lever le siège, toute l’Europe connoîtra que nous nous tenons en état de faire ce que le véritable service du Roi et le bien solide de l’État demandent de notre ministère, si le cardinal est assez aveugle pour ne se pas servir de cette conjoncture comme il le doit. »

Ce discours fut reçu avec une approbation générale ; l’on cria de toutes parts que c’est ainsi que la compagnie l’entendoit : messieurs des enquêtes donnèrent à leur ordinaire maintes bourrades à messieurs les présidens. Martineau, conseiller des enquêtes, dit publiquement que le retentum de l’arrêt étoit que l’on feroit bonne chère à l’envoyé d’Espagne, en attendant la réponse de Saint-Germain, qui ne pouvoit être que quelque méchante ruse du cardinal Mazarin. Charton pria tout haut M. le prince de Conti de suppléer à ce que les formalités du parlement ne permettoient pas à la compagnie de faire. Pontcarré dit qu’un Espagnol ne lui faisoit pas tant de peur qu’un mazarin. Enfin il est certain que les généraux en virent assez pour ne pas appréhender que le parlement se fâchât des démarches qu’ils pourroient faire vers l’Espagne ; et M. de Bouillon et moi n’en eûmes que trop pour satisfaire pleinement l’envoyé de l’archiduc, à qui nous fîmes valoir jusques aux moindres circonstances. Il en fut content au delà de ses espérances, et il dépêcha dès la nuit un second courrier à Bruxelles, que nous fîmes escorter jusqu’à dix lieues de Paris avec cinq cents chevaux. Le courrier portoit la relation de tout ce qui s’étoit passé au parlement, les conditions que M. le prince de Conti et les autres généraux demandoient pour faire un traité avec le roi d’Espagne, et ce que je pouvois donner en mon particulier d’engagement. Je vous rendrai compte de ce détail et de la suite, après que je vous aurai raconté ce qui se passa le même jour, qui fut le 19 février.

Pendant que cette pièce de l’envoyé d’Espagne se jouoit au Palais, Noirmoutier sortit avec deux mille chevaux pour amener à Paris un convoi de cinq cents charrettes chargées de farine, qui étoient à Brie-Comte-Robert, où nous avions garnison. Comme il eut avis que le comte, depuis maréchal de Grancey[5], venoit du côté de Lagny pour s’y opposer, il détacha M. de La Rochefoucauld avec dix-sept escadrons, pour occuper un défilé par où les ennemis étoient obligés de passer. M. de La Rochefoucauld, qui avoit plus de cœur que d’expérience, s’emporta de chaleur : il n’en demeura pas à son ordre, il sortit de son poste, et chargea les ennemis. Comme il avoit affaire à de vieilles troupes, il fut bientôt renversé : il y fut blessé d’un grand coup de pistolet dans la gorge. Il y perdit Rauzan[6], frère de Duras[7] : le marquis de Sillery son beau-frère y fut pris prisonnier ; Rachecourt, premier capitaine de mon régiment de cavalerie[8], y fut fort blessé ; et le convoi étoit perdu, si Noirmoutier ne fût arrivé avec le reste des troupes. Il fit filer les charrettes du côté de Villeneuve-Saint-Georges ; il marcha avec les troupes en bon ordre par le grand chemin du côté de Gros-Bois, à la vue de Grancey, qui ne crut pas devoir hasarder de passer un pont qui se rencontra sur le grand chemin devant lui. Il rejoignit son convoi dans la plaine de Creteil, et il l’amena, sans avoir perdu une charrette, à Paris, où il ne rentra qu’à onze heures du soir.

Je vous ai déjà dit que M. de Bouillon et moi, de concert avec les autres généraux, fîmes dépêcher par l’envoyé de l’archiduc un courrier à Bruxelles, qui partit à minuit. Nous nous mîmes à table pour souper chez M. de Bouillon un moment après, lui, madame sa femme et moi. Comme elle étoit fort gaie dans le particulier, et que de plus le succès de cette journée lui avoit encore donné de la joie, elle nous dit qu’elle vouloit faire débauche. Elle fit retirer tous ceux qui servoient, et elle ne retint que Briquemaut, capitaine des gardes de monsieur son mari, en qui l’un et l’autre avoient confiance. La vérité est qu’elle vouloit parler en liberté de l’état des choses, qu’elle croyoit bon. Je ne la détrompai pas tant que l’on fut à table, pour ne point interrompre son souper, ni celui de M. de Bouillon, qui étoit assez mal de la goutte. Comme on fut sorti de table, je leur représentai qu’il n’y avait rien de plus délicat que le poste où nous nous trouvions ; que si nous étions dans un parti ordinaire, qui eût la disposition de tous les peuples du royaume aussi favorable que nous l’avions, nous serions incontestablement maîtres des affaires. Mais que le parlement, qui faisoit en un sens notre principale force, faisoit en deux ou trois manières notre principale foiblesse : que bien qu’il parût de la chaleur dans cette compagnie, il y avoit toujours un fond d’esprit de retour, qui paroissoit à toute occasion ; que dans la délibération même du jour où nous parlions, nous avions eu besoin de tout notre savoir faire, pour faire que le parlement ne se mît pas à lui-même la corde au cou ; que je convenois que ce que nous en avions tiré étoit utile pour faire croire aux Espagnols qu’il n’étoit pas si inabordable pour eux qu’ils se l’étoient figuré ; mais qu’il falloit aussi convenir que si la cour se conduisoit bien, elle en tireroit un fort grand avantage, parce qu’elle se serviroit de la déférence de la compagnie, qui lui rendoit compte de l’envoi du député, comme d’un motif pour la porter à revenir avec bienséance de sa première hauteur ; et de la députation si solennelle que le parlement avoit résolu de lui faire, comme d’un moyen pour entrer en négociation. Que je ne doutois point que le mauvais effet que le refus d’audience aux gens du Roi, envoyés à Saint-Germain le lendemain de la sortie du Roi, avoit produit contre les intérêts de la cour, ne fût un exemple assez instructif pour elle, pour l’obliger à ne pas manquer l’occasion qui se présentoit, quand je n’en serois pas persuadé par la manière si bonne et si douce dont elle avoit reçu les excuses que nous lui avions faites de l’exclusion du héraut ; qu’elle ne pouvoit pas ignorer toutefois n’avoir pour fondement que le prétexte le plus mince ; que le premier président et le président de Mesmes, qui seroient chefs de la députation, n’oublieroient rien pour faire connoître au Mazarin ses véritables intérêts dans cette conjoncture ; que ces deux hommes n’avoient dans la tête que ceux du parlement ; que pourvu qu’ils se tirassent d’affaire, ils auroient même de la joie de nous laisser, en faisant un accommodement qui supposeroit notre sûreté sans nous la donner, et qui, en terminant la guerre civile, établiroit la servitude.

Madame de Bouillon m’interrompit à ce mot, et me dit : « Voilà des inconvéniens qu’il falloit, ce me semble, prévoir avant l’audience de l’envoyé d’Espagne, puisque c’est elle qui les fait naître. » Monsieur son mari lui repartit brusquement : « Vous avez perdu la mémoire de ce que nous dîmes dernièrement sur cela. Ne prévîmes-nous pas en général ces inconvéniens ? Mais les ayant balancés avec la nécessité que nous trouvâmes à mêler, en quelque façon que ce pût être, l’envoyé et le parlement, nous prîmes celui qui nous parut le moindre ; et je vois bien que M. le coadjuteur pense, à l’heure qu’il est, remédier même à ce moindre. — Il est vrai, monsieur, lui répondis-je ; et je vous proposerai le remède que je m’imagine, quand j’aurai achevé de vous expliquer tous les inconvéniens que j’y vois. Vous avez remarqué que ces jours passés Brillac dans le parlement, et le président Aubry dans le conseil de l’hôtel-de-ville, firent des propositions de paix auxquelles le parlement faillit à donner presques à l’aveugle ; et il crut beaucoup faire que de se résoudre à ne point délibérer sans les généraux. Vous voyez qu’il y a beaucoup de gens dans les compagnies qui commencent à ne plus payer leurs taxes, et beaucoup d’autres qui affectent de laisser couler le désordre dans la police. Le gros du peuple, qui est ferme, fait que l’on ne s’aperçoit pas encore de ce démanchement des parties, qui s’affoibliroient et se détruiroient en peu de temps, si on ne travailloit à les lier et à les consolider ensemble. La chaleur des esprits suffit pour faire cet effet au commencement : quand elle se ralentit, il faut que la force y supplée ; et quand je parle de la force, j’entends celle qu’on tire de la considération où l’on demeure auprès de ceux de la part desquels vous peut venir le mal auquel vous cherchez le remède. Ce que vous faites présentement avec l’Espagne fait entrevoir au parlement qu’il ne se doit pas compter pour tout. Ce que nous pouvons, M. de Beaufort et moi, dans le peuple, lui doit faire connoître qu’il nous y doit compter pour quelque chose ; mais ces deux vues ont leurs inconvéniens comme leur utilité. L’union des généraux avec l’Espagne n’est pas assez publique pour jeter dans les esprits toute l’impression qui y seroit dans un sens nécessaire, et qui cependant, si elle étoit plus déclarée, seroit pernicieuse. Cette même union n’est pas assez secrète pour ne pas donner lieu à cette compagnie d’en prendre avantage contre nous dans les occasions, qu’elle prendroit toutefois encore plus tôt, si elle vous croyoit sans protection. Pour ce qui est du crédit que M. de Beaufort et moi avons dans le peuple, il est plus propre à faire du mal au parlement, qu’à l’empêcher de nous en faire. Si nous étions de la lie du peuple, nous pourrions peut-être avoir la pensée de faire ce que Bussy Le Clerc[9] fit au temps de la Ligue, c’est-à-dire d’emprisonner, de saccager le parlement. Nous pourrions avoir en vue ce que firent les Seize quand ils pendirent le président Brisson[10], si nous voulions être aussi dépendans de l’Espagne que les Seize l’étoient. M. de Beaufort est petit-fils de Henri-le-Grand, et je suis coadjuteur de Paris. Ce n’est ni notre honneur ni notre compte ; et cependant il nous seroit plus facile d’exécuter ce que fit Bussy Le Clerc, et ce que firent les Seize, que de taire que le parlement connoisse ce que nous pourrions faire contre lui, assez distinctement pour l’empêcher de faire contre nous ce qu’il croira toujours facile, jusqu’à ce que nous l’en ayons empêché. Et voilà le destin des pouvoirs pepulaires : ils ne se font croire que quand ils se font sentir y et il est très-souvent de l’intérêt et de l’honneur de ceux entre les mains de qui ils sont de les faire moins sentir que croire. Nous sommes en cet état. Le parlement penche vers une paix très-peu sûre et très-incertaine : nous souleverions demain le peuple, si nous voulions. Le devons-nous ? Et si nous ôtions l’autorité au parlement, en quel abîme ne nous jetterions-nous pas dans les suites. ? Tournons le feuillet. Si nous ne le soulevons pas, le parlement croira-t-il que nous le puissions soulever ? S’empêchera-t-il de faire des pas vers la cour qui le perdront peut-être, mais qui nous perdront infailliblement avant lui ? Vous direz bien, madame, que je marque beaucoup d’inconvéniens et peu de remèdes. À quoi je réponds que je vous ai parlé de ceux qui se trouvent déjà naturellement dans le traité que vous projettez avec l’Espagne, et dans l’application que nous avons, M. de Beaufort et moi, à nous maintenir dans l’esprit des peuples ; mais que comme je reconnois dans tous les deux de certaines qualités qui en affoiblissent la force et la vérité, j’ai cru être obligé, monsieur, à rechercher dans votre capacité et dans votre expérience ce qui y pourroit suppléer : et c’est ce qui m’a fait prendre la liberté de vous rendre compte d’un détail que vous auriez vu d’un coup d’œil bien plus distinctement que moi, si votre mal vous avoit permis d’assister une fois ou deux aux assemblées du parlement, ou à un conseil de l’hôtel-de-ville. »

M. de Bouillon, qui ne croyoit nullement les affaires en cet état, me pria de lui mettre par écrit tout ce que j’avois commencé, et tout ce que j’avois encore à lui dire. Je le fis sur l’heure même : et il m’en rendit le lendemain une copie que j’ai encore, écrite de la main de son secrétaire. On ne peut être plus étonné ni plus affligé que le furent M. et madame de Bouillon de ce que je venois de leur marquer de la disposition des affaires, et je n’en avois pas été moins surpris qu’eux. Il ne s’est jamais rien vu de si subit. La réponse douce et honnête que la Reine fit aux gens du Roi touchant le héraut ; sa protestation de pardonner sincèrement à tout le monde ; les couleurs dont Talon, avocat général, embellit cette réponse, tournèrent en un instant presque tous les esprits. Il y eut des momens où ils revinrent à leurs emportemens, soit par les accidens qui survinrent, ou par l’art de ceux qui les y ramenèrent ; mais le fond pour le retour y demeura toujours. Je le remarquai en tout, et je fus bien aise de m’en ouvrir avec M. de Bouillon, qui étoit le seul homme de tête de sa profession qui fût dans le parti, pour voir avec lui la conduite que nous aurions à y prendre. Je fis bonne mine avec tous les autres ; je leur fis valoir les moindres circonstances, presque avec autant de soin qu’à l’envoyé de l’archiduc. Le président de Mesmes, qui, à travers toutes les bourrades qu’il venoit de recevoir dans les deux dernières délibérations, avoit connu ne le feu qui s’y étoit allumé n’étoit que de paille, dit au président de Bellièvre que pour le coup j’étois la dupe, et que j’avois pris le frivole pour la substance. Le président de Bellièvre, à qui je m’étois ouvert, m’eût pu justifier, s’il l’eût jugé à propos ; mais il fut lui-même la dupe, et il railla le président de Mesmes, comme un homme qui prenoit plaisir à se flatter soi-même.

M. de Bouillon ayant examiné, tout le reste de la nuit jusqu’à cinq heures du matin, le papier que je lui avois laissé à deux, me récrivit le lendemain un billet, par lequel il me prioit de me trouver chez lui à trois heures après-midi. Je ne manquai pas de m’y rendre, et je trouvai madame de Bouillon pénétrée de douleur, parce que monsieur son mari l’avoit assurée que ce que je marquois dans mon écrit n’étoit que trop bien fondé, supposé les faits dont il ne pouvoit pas croire que je ne fusse très-bien informé ; et qu’il n’y avoit à tout cela qu’un remède, que non-seulement je ne prendrois pas, mais auquel même je m’opposerois. Ce remède étoit de laisser agir le parlement pleinement à sa mode, et de contribuer même sous main à lui faire faire des pas odieux au peuple ; de commencer dès cet instant de le décréditer dans le peuple ; de jouer le même personnage à l’égard de l’hôtel-de-ville, dont le chef, qui étoit le président Le Féron, prévôt des marchands, étoit déjà très-suspect ; de se servir ensuite de la première occasion que l’on jugeroit la plus favorable, pour s’assurer, ou par l’exil ou par la prison, des personnes de ceux dont nous ne nous pourrions pas nous répondre à nous-mêmes. Voilà ce que M. de Bouillon nous proposa sans balancer : en ajoutant que Longueil, qui connoissoit mieux le parlement qu’homme du royaume, et qui l’avoit été voir sur le midi, lui avoit confirmé tout ce que je lui avois dit la veille, de la pente que ce corps prenoit sans s’en apercevoir soi-même ; et que le même Longueil étoit convenu avec lui que le seul remède efficace étoit de penser de bonne heure à le purger. Ce fut son mot, et je l’eusse reconnu à ce mot. Il n’y a jamais eu d’esprit si décisif ni si violent ; mais il n’y en a jamais eu qui ait pallié ses décisions et ses violences par des termes plus doux. Quoique le même expédient que M. de Bouillon me proposoit me fût déjà venu dans l’esprit, et peut-être avec plus de raison qu’à lui, parce que j’en connoissois la possibilité plus que lui, je ne lui laissai aucun lieu de croire que j’y eusse fait réflexion, parce que je savois qu’il avoit le foible d’aimer à avoir imaginé une chose le premier ; et c’est l’unique défaut que je lui aie connu dans la négociation. Après qu’il m’eut bien expliqué sa pensée, je le suppliai d’agréer que je lui misse la mienne par écrit : ce que je fis sur-le-champ ainsi :

« Je conviens de la possibilité de l’exécution, mais je la tiens pernicieuse pour les suites, et pour le public et pour les particuliers ; parce que ce même peuple dont vous vous serez servi pour abattre l’autorité des magistrats ne reconnoîtra plus la vôtre, dès que vous serez obligé de demander ce que les magistrats en exigent. Ce peuple a adoré le parlement jusqu’à la guerre : il veut encore la guerre, et il a commencé à n’avoir plus tant d’amitié pour le parlement. Il s’imagine lui-même que cette diminution ne regarde que quelques membres de ce corps qui sont mazarins : il se trompe : elle va à toute la compagnie, mais elle y va comme insensiblement, et par degrés. Les peuples sont las quelque temps avant que de s’apercevoir qu’ils le sont, La haine contre le Mazarin soutient et couvre cette lassitude. Nous égayons les esprits par nos satires, par nos vers et par nos chansons ; le bruit des trompettes, des tambours et des timbales réjouit les boutiques : mais au fond paie-t-on les taxes avec la ponctualité avec laquelle on les a payées les premières semaines ? Y a-t-il beaucoup de gens qui vous aient imité, vous, M. de Beaufort et moi, quand nous avons envoyé notre vaisselle à la monnoie ? N’observez-vous pas que quelques-uns de ceux qui se croient encore très-bien intentionnés pour la cause commune commencent à excuser, dans les faits particuliers, ceux qui le sont le moins ? Voilà les marques d’une lassitude qui est d’autant plus considérable, qu’il n’y a pas encore six semaines que l’on a commencé à courir ; jugez de celle qui sera causée par de plus longs voyages ! Le peuple ne sent presque pas encore la sienne : il est au moins très-certain qu’il ne la connoît pas. Ceux qui sont fatigués s’imaginent qu’ils ne sont qu’en colère : et cette colère est contre un parlement, c’est-à-dire contre un corps qui étoit, il n’y a qu’un mois, l’idole du public, et pour la défense duquel il a pris les armes. Quand nous nous serons mis à la place de ce parlement ; quand nous aurons ruiné son autorité dans l’esprit de la populace ; quand nous aurons établi la nôtre, nous tomberons infailliblemont dans les mêmes inconvéniens, parce que nous serons obligés de faire les mêmes choses que fait aujourd’hui le parlement. Nous ordonnerons des taxes, nous lèverons de l’argent ; et il n’y aura qu’une différence, qui sera que la haine et l’envie que nous contracterons dans le tiers de Paris, c’est-à-dire dans le plus gros des bourgeois, attachés en je ne sais combien de manières différentes à cette compagnie dès que nous l’aurons attaquée, diminuée ou abattue ; que cette haine, dis-je, et cette envie produiront et achèveront contre nous dans les deux autres tiers, en huit jours, ce que six semaines n’ont encore que commencé contre le parlement. Nous avons dans la Ligue un exemple fameux de ce que je viens de vous dire. M. de Mayenne trouvant dans le parlement cet esprit que vous lui voyez, et qui va toujours à unir les contradictions, et à faire la guerre civile selon les conclusions des gens du Roi, se lassa bientôt de ce pédantisme. Il se servit, quoique ouvertement, des Seize, qui étoient les quarteniers de la ville, pour abattre cette compagnie : mais il fut obligé de faire pendre dans la suite quatre de ces Seize qui étoient trop attachés à l’Espagne. Ce qu’il fît en cette occasion, pour être moins dépendant de cette couronne, fit qu’il en eut plus de besoin pour se soutenir contre le parlement, dont les restes commençoient à se relever. Qu’arriva-t-il de tous ces inconvéniens ? M. de Mayenne fut obligé de faire un traité qui a fait dire à toute la postérité qu’il n’avoit su faire ni la paix ni la guerre. Voilà le sort de M. de Mayenne, chef d’un parti formé pour la défense de la religion, cimenté par le sang de messieurs de Guise, tenus universellement pour les Maccabées de leurs temps ; d’un parti qui répandu dans les provinces. En sommes-nous là ? La cour ne nous peut-elle pas ôter demain le prétexte de la guerre civile, par la levée du siège de Paris et par l’expulsion du Mazarin ? Les provinces commencent à branler ; mais enfin le feu n’y est pas encore assez allumé, pour ne pas continuer avec plus d’application que jamais à faire de Paris notre capitale. Et ces fondemens supposés, est-il sage de songer à faire dans notre parti une diversion qui a ruiné celui de la Ligue, plus formé, plus établi et plus considérable que le nôtre ? Madame de Bouillon dira encore que je prône les inconvéniens sans en marquer les remèdes. Les voici :

« Je ne parlerai point du traité que vous projettez avec l’Espagne, ni du ménagement du peuple : j’en suppose la nécessité. Il y en a un qui m’est venu en l’esprit, et qui est très-capable de nous donner dans le parlement la considération qui nous y est nécessaire. Nous avons une armée à Paris qui, tandis qu’elle sera dans l’enclos des murailles, n’y sera considérée que comme peuple. Il n’y a pas un conseiller dans les enquêtes qui ne s’en croie le maître, pour le moins autant que les généraux. Je vous disois hier au soir que le pouvoir que les premiers prennent quelquefois dans les peuples n’y est jamais cru que par les effets, parce que ceux qui l’y doivent avoir naturellement par leurs caractères en conservent toujours le plus long-temps qu’ils peuvent l’imagination, après qu’ils en ont perdu l’effectif. Faites réflexion sur ce que vous avez vu dans la cour sur ce sujet. Y a-t-il un ministre ni un courtisan qui, jusqu’au jour des Barricades, n’ait tourné en ridicule tout ce qu’on lui disoit de la disposition des peuples pour le parlement ? Il est pourtant vrai qu’il n’y avoit pas un seul ministre ni un seul courtisan qui n’eût déjà vu des signes infaillibles de la révolution. Il faut avouer que les barricades les devoient convaincre : l’ont-elles fait ? les ont-elles empêchés d’assiéger Paris sur ce fondement que le caprice du peuple, qui l’avoit porté à l’émotion, ne le pourroit pas pousser jusques à la guerre ? Ce que nous faisons aujourd’hui et tous les jours les pourroit détromper de cette illusion : en sont-ils guéris ? Ne dit-on pas tous les jours à la Reine que le gros bourgeois est à elle, et qu’il n’y a dans Paris que la canaille achetée à prix d’argent qui soit au parlement ? Je vous ai marqué la raison pourquoi les hommes se flattent et se trompent eux-mêmes en ces matières. Ce qui est arrivé à la cour arrive présentement au parlement. Il a dans ce mouvement tout le caractère de l’autorité : il en perdra bientôt la substance ; il le devroit prévoir et par les murmures qui commencent à s’élever contre lui, et par le redoublement de la manie du peuple pour M. de Beaufort et moi. Nullement ; il ne le connoitra jamais que par une violence actuelle et positive qu’on lui fera, et que par un coup qui l’abattra. Tout ce qu’il verra de moins lui paroitra une tentative que nous aurons faite contre lui, et dans laquelle nous n’aurons pu réussir. Il en prendra du courage, il nous poussera effectivement si nous plions, et il nous obligera par là à le perdre. Ce n’est pas là notre compte : au contraire notre intérêt est de ne lui point faire de mal pour ne point mettre de division dans notre parti, et d’agir toutefois d’une manière qui lui fasse voir qu’il ne peut faire son bien qu’avec nous. Il n’y a point de moyens plus efficaces, à mon avis, pour cela, que de tirer notre armée de Paris, de la poster en quelque lieu où elle puisse être hors de l’insulte des ennemis, d’où elle puisse toutefois favoriser nos convois ; et de se faire demander cette sortie par le parlement même, afin qu’il n’en prenne point d’ombrage, ou qu’il n’en prenne que quand il sera bon pour nous qu’il en ait. Cette précaution, jointe aux autres que vous avez déjà résolues, fera que cette compagnie, presque sans s’en être aperçue, se trouvera dans la nécessité d’agir de concert avec nous : et la faveur des peuples, par laquelle seule nous la pouvons véritablement retenir, ne lui paroîtra plus une fumée, dès qu’elle la verra fortifiée et comme épaissie par une armée qu’elle ne croira plus entre ses mains. »

Voilà ce que j’écrivis sur la table du cabinet de madame de Bouillon. Je le leur lus aussitôt après, et je remarquai qu’à l’endroit où je proposois de faire sortir l’armée de Paris, elle fit signe à monsieur son mari, qui, à l’instant que j’eus achevé ma lecture, la tira à part, et lui parla près d’un demi quart-d’heure ; après quoi il me dit : « Vous avez une si grande connoissance de l’état de Paris, et j’en ai si peu, que vous me devez excuser si je n’en parle pas juste. Je vais fortifier vos raisons par un secret que nous vous allons dire, pourvu que vous nous promettiez sur votre salut de nous le garder pour tout le monde, et particulièrement à l’égard de mademoiselle de Bouillon[11]. » Il continua en ces termes : « M. de Turenne nous écrit qu’il est sur le point de se déclarer pour le parti ; qu’il n’y a plus que deux colonels dans son armée qui lui fassent peine ; qu’il s’en assurera d’une manière ou d’autre avant qu’il soit huit jours, et qu’à l’instant il marchera à nous. Il nous a demandé le secret pour tout le monde, hors pour vous. — Mais sa gouvernante, ajouta avec colère madame de Bouillon, nous l’a commandé pour vous comme pour les autres. » La gouvernante dont elle vouloit parler étoit la vieille mademoiselle de Bouillon sa sœur, en qui il avoit une confiance abandonnée, et que madame de Bouillon haïssoit de tout son cœur. M. de Bouillon reprit la parole, et me dit : « Qu’en dites-vous ? ne sommes-nous pas les maîtres de la cour et du parlement ? — Je ne serai pas ingrat, répondis-je  ; je paierai votre secret d’un autre qui n’est pas si important, mais qui n’est pas peu considérable. Je viens de voir un billet d’Hocquincourt[12] à madame de Montbazon, où il n’y a que ces mots : Peronne est à la belle des belles « ; et j’en ai reçu un ce matin de Bussy-Lamet, qui m’assure de Mézières. »

Madame de Bouillon se jeta à mon cou : nous ne doutâmes plus de rien, et nous conclûmes en un quart-d’heure le détail de toutes les précautions dont vous avez vu les propositions ci-dessus.

Je ne puis omettre à ce propos une parole de M. de Bouillon. Comme nous examinions les moyens de tirer l’armée hors des murailles, sans donner de la défiance au parlement, madame de Bouillon, qui étoit transportée de joie de tant de bonnes nouvelles, ne faisoit plus aucunes réflexions sur ce que nous disions. Monsieur son mari se tourna vers moi, et il me dit presque en colère, parce qu’il prit garde que ce que je venois d’apprendre de M. de Turenne m’avoit touché et distrait : « Je le pardonne à ma femme, mais je ne vous le pardonne pas. Le vieux prince d’Orange disoit que le moment où l’on reçoit les plus heureuses nouvelles étoit celui où il falloit redoubler son attention pour les petites. »

Le 24 de ce mois de février, les députés du parlement, qui avoient reçu leurs passeports la veille, partirent pour aller rendre compte à la Reine de l’audience accordée à l’envoyé de l’archiduc. La cour ne manqua pas de se servir de cette occasion pour entrer en traité. Quoiqu’elle ne traitât pas dans ses passeports les députés de présidens et de conseillers, elle ne les traita pas aussi de gens qui l’eussent été et qui en fussent déchus, les nommant simplement par leurs noms ordinaires. La Reine dit aux députés qu’ils ne devoient point avoir entendu l’envoyé, mais que c’étoit une chose faite ; qu’il falloit songer à une bonne paix ; qu’elle y étoit très-disposée ; que M. le chancelier étant malade depuis quelques jours, elle donneroit dès le lendemain une réponse plus ample par écrit. M. d’Orléans et M. le prince s’expliquèrent encore plus positivement, et promirent aux députés, qui eurent avec eux des conférences très-longues, de déboucher tous les passages, aussitôt que le parlement auroit nommé des députés pour traiter.

Le même jour, nous eûmes avis que M. le prince avoit dessein de jeter dans la rivière toutes les farines de Gonesse et des environs, parce que les paysans en apportoient une fort grande quantité dans la ville. Nous les prévînmes ; l’on sortit avec toutes les troupes, entre neuf et dix heures du soir ; on passa toute la nuit en bataille devant Saint-Denis, pour empêcher le maréchal Du Plessis[13], qui y étoit avec huit cents chevaux, composés de la gendarmerie, d’incommoder notre convoi. On prit tout ce qu’il y avoit de chariots, de charrettes et de chevaux dans Paris, Le maréchal de La Mothe se détacha avec mille chevaux ; il enleva tout ce qu’il trouva dans Gonesse et dans tout le pays, et rentra dans la ville sans avoir perdu un seul homme ni un seul cheval. Les gendarmes de la Reine donnèrent sur la queue du convoi, mais ils furent repoussés par Saint-Germain d’Apchon[14] jusque dans la rivière de Saint-Denis.

Le même jour, Flamarin[15] arriva à Paris pour faire compliment de la part de M. le duc d’Orléans à la reine d’Angleterre sur la mort du Roi[16] son époux, que l’on n’avoit apprise que trois ou quatre jours auparavant. Ce fut là le prétexte du voyage de Flamarin ; en voici la cause. La Rivière, de qui il étoit intime, se mit dans l’esprit de lier commerce par son moyen avec M. de La Rochefoucauld, avec lequel Flamarin avoit aussi beaucoup d’habitude. Je savois de moment à autre tout ce qui se passoit entre eux, parce que Flamarin, qui étoit amoureux de madame de Pomereux, lui en rendoit un compte très-fidèle. Comme le cardinal Mazarin faisoit croire à La Rivière que le seul obstacle qu’il trouvoit au cardinalat étoit M. le prince de Conti, Flamarin crut ne pouvoir rendre un service plus considérable à son ami que de faire une négociation qui les pût disposer à quelque union. Il vit pour cet effet M. de La Rochefoucauld, et il n’eut pas beaucoup de peine à le persuader. Il le trouva au lit, incommodé de sa blessure, et très-fatigué de la guerre civile. Il dit à Flamarin qu’il n’y étoit entré que malgré lui ; et que s’il fût revenu de Poitou deux mois avant le siège de Paris, il eût assurément empêché madame de Longueville d’entrer dans cette misérable affaire ; mais que je m’étois servi de son absence pour l’y embarquer, elle et M. le prince de Conti, parce qu’il avoit trouvé les engagemens trop avancés pour les pouvoir rompre ; que sa blessure étoit encore un nouvel obstacle à son dessein de réunir la maison royale ; que ce diable de coadjuteur ne vouloit point de paix, et qu’il étoit toujours pendu aux oreilles de M. le prince de Conti et de madame de Longueville, pour en fermer toutes les voies ; que son mal l’empéchoit d’agir auprès d’eux comme il eût fait. Il prit ensuite avec Flamarin toutes les mesures qui obligèrent depuis, à ce qu’on a cru, M. le prince de Conti à céder sa nomination au cardinalat à La Rivière.

Je fus informé de tous ces pas par madame de Pomereux ; j’en tirai toutes les lumières qui me furent nécessaires, et je fis dire après par le prévôt des marchands à Flamarin de sortir de Paris, parce qu’il y avoit déjà quelques jours que le temps de son passeport étoit expiré.

Le 26, il y eut de la chaleur dans le parlement, sur ce qu’y ayant eu nouvelle que Grancey avoit assiégé Brie-Comte-Robert avec cinq mille hommes de pied et trois mille chevau : s, la plupart des conseillers vouloient ridiculement que l’on s’exposât à une bataille pour la secourir. Messieurs les généraux eurent toutes les peines du monde à leur faire entendre raison. La place ne valoit rien ou étoit inutile, par deux ou trois considérations. M. de Bouillon, qui à cause de sa goutte ne pouvoit venir au Palais, les envoya par écrit à la compagnie, qui se montra plus peuple en cette occasion qu’on ne le peut croire. Bourgogne, qui étoit dans la place, se rendit ce jour-là même. S’il eût tenu plus long-temps, je ne sais si l’on eût pu s’empêcher de faire, contre les règles de la guerre, quelques tentatives bizarres pour étouffer les criailleries de ces impertinens. Je m’en servis pour leur faire désirer à eux-mêmes que notre armée sortît de Paris. J’apostai le comte de Malauze[17] pour dire au président Charton qu’il savoit de science certaine que si l’on n’avoit pas secouru Brie-Comte-Robert, c’étoit parce qu’il étoit impossible de faire sortir assez à temps les troupes de la ville ; et que c’avoit déjà été l’unique cause de la perte de Charenton. Je fis dire au président de Mesmes que l’on savoit de bon lieu que j’étois fort embarrassé, parce que d’un côté je voyois que la perte de ces deux places étoit imputée par le public à l’opiniâtreté que l’on avoit eue de tenir nos troupes resserrées dans l’enclos de nos murailles, et que de l’autre je ne me pouvois résoudre à éloigner seulement de deux pas de ma personne tous ces gens de guerre, qui étoient autant de crieurs à gage pour moi dans les rues et dans la salle du Palais. Toute cette poudre prit feu. Le président Charton ne parla plus que de campement ; le président de Mesmes finissoit tous ses avis par la nécessité de ne pas laisser les troupes inutiles. Les généraux témoignèrent être embarrassés de cette proposition : je fis semblant de la contrarier ; nous nous fîmes prier huit ou dix jours, après lesquels nous fîmes ce que nous souhaitions encore plus fortement que ceux qui nous en pressoient.

Noirmoutier sorti de Paris avec quinze cents chevaux, et y amena ce jour-là de Dammartin et des environs une quantité immense de grains et de farine. M. le prince ne pouvoit pas être partout : il n’y avoit pas assez de cavalerie pour occuper toute la campagne, et toute la campagne favorisoit Paris. On y apporta plus de blé qu’il n’en eût fallu pour le maintenir six semaines. La police y manqua, par la friponnerie des boulangers, et par le peu de soin des officiers.

Le 27, le premier président fit la relation au parlement de ce qui s’étoit passé à Saint-Germain, et l’on y résolut de prier messieurs les généraux de se trouver au Palais l’après-dînée, pour délibérer sur les offres de la cour. Nous eûmes de la peine, M. de Beaufort et moi, à retenir le peuple qui vouloit entrer dans la grand’chambre, et qui menaçoit les députés de les jeter dans la rivière, en criant qu’ils les trahissoient, et qu’ils avoient eu des conférences avec Mazarin. Il nous fallut tout notre crédit pour l’apaiser. et le bon est que le parlement croyoit que nous le soulevions. Le pouvoir dans les peuples est fâcheux, en ce qu’il nous rend responsables même de ce qu’ils font malgré nous. L’expérience que nous en fîmes ce matin-là nous obligea de prier M. le prince de Conti de mander au parlement qu’il n’y pourroit pas aller l’après-dînée, et qu’il le prioit de différer la délibération jusqu’au lendemain matin ; et nous crûmes qu’il seroit à propos que nous nous trouvassions chez M. de Bouillon, pour aviser à ce que nous avions à dire et à faire dans une conjoncture où nous nous trouvions entre un peuple qui crioit, un parlement qui vouloit la paix, et les Espagnols qui pouvoient vouloir l’un et l’autre à nos dépens, selon leurs intérêts. Nous ne fûmes guère moins embarrassés dans notre assemblée chez M. de Bouillon, que nous avions appréhendé de l’être dans celle du parlement. M. de Conti, instruit par M. de La Rochefoucauld, y parla comme un homme qui vouloit la guerre, et y agit en homme qui vouloit la paix. Le personnage qu’il joua, et ce que je savois de Flamarin, ne me laissa aucun lieu de douter qu’il n’attendît quelque réponse de Saint-Germain. La moins forte proposition de M. d’Elbœuf fut de mettre tout le parlement en corps à la Bastille. M. de Bouillon n’avoit encore rien dit de M. de Turenne, parce qu’il ne s’étoit pas encore déclaré publiquement. Je n’osois m’expliquer sur les raisons qui me faisoient juger qu’il étoit nécessaire de couler sur tout généralement, jusqu’à ce que notre camp formé hors des murailles, l’armée d’Allemagne en marche, et celle d’Espagne sur la frontière, nous missent en état de faire agir à notre gré le parlement. M. de Beaufort, à qui l’on ne se pouvoit ouvrir d’aucun secret important, à cause de madame de Montbazon qui n’avoit point de fidélité, ne comprenoit pas pourquoi nous ne nous servions pas de tout le crédit que lui et moi avions parmi le peuple. M. de Bouillon, parce qu’en son particulier il eût pu trouver mieux que personne ses intérêts dans le bouleversement, ne m’aidoit qu’autant que la bienséance le forçoit à faire prendre le parti de la modération, c’est-à-dire à faire résoudre que nous ne troublassions la délibération que nous devions faire le lendemain au parlement, par aucune émotion populaire. Comme on ne doutoit point que la compagnie n’embrassât, même avec précipitation, l’offre que la cour lui faisoit de traiter, l’on n’avoit presque rien à répondre à ceux qui disoient que l’unique moyen de l’empêcher, c’étoit d’aller au devant de la délibération par une émotion populaire. M. de Beaufort y donnoit à pleines voiles. M. d’Elbœuf, qui venoit de recevoir une lettre de La Rivière pleine de mépris, faisoit le capitan. Je me trouvai dans l’embarras dont vous pouvez juger, en faisant réflexion sur les inconvéniens qu’il y avoit pour moi, ou à ne pas prévenir une émotion qui me seroit infailliblement imputée, ou à la combattre dans l’esprit des gens à qui je ne pouvois dire les raisons les plus solides que j’avois pour ne pas l’approuver. Le premier parti que je pris fut d’approuver les incertitudes et les ambiguïtés de M. le prince de Conti. Mais comme je vis que cette manière de galimatias pourroit bien empêcher que l’on ne prît la résolution de faire l’émotion mais qu’elle ne seroit pas capable de faire que l’on prît celle de s’y opposer (ce qui étoit pourtant nécessaire, vu la disposition où étoit le peuple, qu’un mot du moins accrédité d’entre nous pouvoit enflammer), je crus qu’il n’y avoit point à balancer. Je me déclarai publiquement : j’exposai à toute la compagnie ce que vous avez vu que j’avois dit à M. de Bouillon. J’insistai à ce que l’on n’innovât rien, jusqu’à ce que nous sussions positivement, par la réponse de Fuensaldagne, ce que nous pouvions attendre des Espagnols. Je suppléai par cette raison aux autres que je n’osois dire, et que j’eusse tirées encore plus aisément et du secours de M. de Turenne, et du camp que nous avions projeté auprès de Paris.

J’éprouvai en cette occasion que l’une des plus grandes incommodités des guerres civiles est qu’il faut encore plus d’application à ce que l’on ne doit pas dire à ses amis, qu’à ce que l’on doit faire contre ses ennemis. Je fus assez heureux pour les persuader, parce que M. de Bouillon revint à mon avis, convaincu qu’une confusion telle qu’elle eût été dans la conjoncture fût retombée sur ses auteurs. Mais ce qu’il me dit sur ce sujet, après que tout le monde s’en fut allé, me convainquit à mon tour qu’aussitôt que nos troupes seroient hors de Paris, que notre traité avec l’Espagne seroit conclu, et que M. de Turenne se seroit déclaré, il étoit résolu de s’affranchir de la tyrannie ou plutôt du pédantisme du parlement. Je lui répondis qu’avec la déclaration de M. de Turenne je lui promettois de me joindre à lui pour ce sujet ; mais qu’il jugeoit bien que jusque là je ne pouvois me séparer du parlement, quand j’y verrois clairement ma ruine, parce que j’étois au moins assuré de conserver mon honneur en demeurant uni à ce corps avec lequel il semble que les particuliers ne peuvent faillir. Au lieu que si je contribuois à le perdre, sans avoir de quoi suppléer par un parti dont le fond fût français et non odieux, je pouvois être réduit fort aisément à devenir dans Bruxelles une copie des exilés de la Ligue ; que pour lui M. de Bouillon, il y trouveroit mieux son compte que moi, par sa capacité dans la guerre, et par les établissemens que l’Espagne lui pourroit donner ; mais qu’il devoit toutefois se ressouvenir de M. d’Aumale, qui étoit tombé à rien dès qu’il n’avoit eu que la protection d’Espagne ; qu’il étoit nécessaire pour lui et pour moi de faire un fonds certain au dedans du royaume avant que de songer à se détacher du parlement, et se résoudre même à en souffrir, jusqu’à ce que nous eussions vu clair à la marche de l’armée d’Espagne, au campement de nos troupes et à la déclaration de M. de Turenne, qui étoit la pièce décisive, en ce qu’elle donnoit au parti un corps indépendant des étrangers ; ou plutôt parce qu’elle formoit elle-même un parti purement français, et capable de soutenir les affaires par son propre poids. Ce fut cette dernière considération qui emporta madame de Bouillon, qui étoit rentrée dans la chambre de son mari aussitôt que les généraux en furent sortis. Elle s’irrita bien fort quand elle sut que la compagnie s’étoit séparée sans résoudre de se rendre maître du parlement ; et elle dit à M. de Bouillon : « Je vous l’avois bien dit que vous vous laisseriez aller à M. le coadjuteur. » Il lui répondit : « Voulez-vous, madame, que M. le coadjuteur hasarde pour nos intérêts de devenir l’aumônier de Fuensaldagne ? Est-il possible que vous n’ayez pas compris ce qu’il vous prêche depuis trois jours ? » Je pris la parole sans émotion, en disant à madame de Bouillon : « Ne convenez-vous pas, madame, que nous prendrons des mesures plus certaines quand nos troupes seront hors de Paris, quand nous aurons la réponse de l’archiduc, et quand la déclaration de M. de Turenne sera publique ? — Oui, me repartit-elle ; mais le parlement fera demain des pas qui rendront tous les préalables que vous attendez fort inutiles. — Non, madame, lui répondis-je ; je soutiens que, quelques pas qu’il fasse, nous demeurerons en état, pourvu que ces préalables réussissent, de nous moquer du parlement. — Me le promettez-vous, reprit-elle ? — Je m’y engage de plus, lui dis-je, et je vous le vais a signer de mon sang. — Vous l’en signerez tout-à-l’heure, s’écria-t-elle. » Elle me lia le pouce avec de la soie, quoi que son mari lui pût dire ; elle m’en tira du sang avec le bout d’une aiguille, et elle m’en fit signer un billet de cette teneur : « Je promets à madame la duchesse de Bouillon de demeurer uni avec monsieur son mari contre le parlement, en cas que M. de Turenne s’approche avec l’armée qu’il commande à vingt lieues de Paris, et qu’il se déclare pour la ville. » M. de Bouillon jeta cette belle promesse dans le feu ; mais il se joignit avec moi pour faire connoître à sa femme que si nos préalables réussissoient, nous demeurerions sur nos pieds, quoi que pût faire le parlement ; et que s’ils ne réussissoient point, nous aurions la joie de n’avoir pas causé une confusion où la honte et la ruine m’étoient infaillibles, et où l’avantage de la maison de Bouillon étoit fort problématique.

Comme la conversation finissoit, je reçus un billet du vicaire de Saint-Paul, qui me donnoit avis que Toucheprez, capitaine des gardes de M. d’Elbœuf, avoit jeté quelque argent parmi les garçons de boutique de la rue Saint-Antoine, pour aller crier le lendemain contre la paix dans la salle du Palais. M. de Bouillon, de concert avec moi, écrivit sur l’heure à M. d’Elbœuf ces quatre ou cinq mots sur le dos d’une carte, pour lui faire voir qu’il avoit été bien pressé : « Il n’y a point de sûreté pour vous demain au Palais. »

M. d’Elbœuf vint en même temps à l’hôtel de Bouillon, pour apprendre ce que ce billet vouloit dire ; et M. de Bouillon lui dit qu’il venoit d’avoir avis que le peuple s’étoit mis dans l’esprit que M. d Elbœuf et lui avoient intelligence avec le Mazarin et qu’il ne croyoit pas qu’il fût judicieux de se trouver dans la foule que l’attente de la délibération attireroit infailliblement le lendemain dans la salle du Palais.

M. d’Elbœuf, qui savoit bien qu’il n’avoit pas la voix publique, et qui ne se tenoit pas plus en sûreté chez lui qu’ailleurs, témoigna qu’il appréhendoit que son absence dans une journée de cette nature ne fût mal interprétée. M. de Bouillon, qui ne la lui avoit preposée que pour lui faire craindre l’émotion, prit ouverture de la difficulté qu’il lui en fit, pour s’assurer encore plus de lui par une autre voie, en lui disant qu’il étoit effectivement persuadé qu’il feroit mieux d’aller au Palais : mais qu’il n’y devoit pas aller comme une dupe ; qu’il falloit qu’il y vînt avec moi ; qu’il le laissât faire, et qu’il trouveroit un expédient naturel, et comme imperceptible à moi-même. Le lendemain 28 février, j’allai au Palais avec et je trouvai dans la salle une foule de peuple qui crioit : Vive le coadjuteur ! Point de paix, et point de Mazarin ! Comme M. de Beaufort entra en même temps par le grand degré, les échos de nos noms qui se répandoient faisoient croire aux gens que ce qui ne se rencontroit que par un pur hasard avoit été concerté pour troubler la délibération du parlement. Et comme en matière de sédition tout ce qui la fait croire l’augmente, nous faillîmes à faire en un moment ce que nous travaillions depuis huit jours à empêcher.

Le premier président et le président de Mesmes, qui avoient supprimé, de concert avec les autres députés, la réponse par écrit que la Reine leur avoit faite, pour ne point aigrir les esprits par des expressions un peu trop fortes, à leur gré, qui y étoient contenues, ornèrent de toutes les couleurs qu’ils purent les termes obligeans avec lesquels elle leur avoit parlé. On opina ensuite ; et après quelques contestations sur le plus ou moins de pouvoir que l’on donneroit aux députés, on résolut de le leur donner plein et entier, de prendre pour la conférence tel lieu qu’il plairoit à la Reine de choisir ; de nommer pour députés quatre présidens, deux conseillers de la grand’chambre, un de chaque chambre des enquêtes, un des requêtes, un ou deux de messieurs les généraux, deux de chacune des compagnies souveraines, et le prévôt des marchands ; d’en donner avis à M. de Longueville, et aux députés des parlemens de Rouen et d’Aix ; et d’envoyer dès le lendemain les gens du Roi demander l’ouverture des passages, selon ce qui avoit été promis par la Reine. Le président de Mesmes, surpris de ne trouver aucune opposition ni de la part des généraux, ni de la mienne, dit au premier président : « Voilà un grand concert, et j’appréhende les suites de cette fausse modération. » Je crois qu’il fut encore plus étonné, quand les huissiers vinrent dire que le peuple menaçoit de tuer tous ceux qui seroient d’avis d’une conférence avant que le Mazarin fût hors du royaume. Nous sortîmes M. de Beaufort et moi ; nous fîmes retirer les séditieux, et la compagnie sortit sans aucun péril. Je fus surpris moi-même de la facilité que nous y trouvâmes. Elle donna une audace au parlement qui faillit à le perdre.

  1. Nerlieu : Charles de Beauvau, seigneur de Nerlieu.
  2. Charles de Lorraine, duc de Mayenne, chef de la Ligue, mort à Soissons en 1611. (A. E.)
  3. Pierre de Gondy, cardinal évêque de Paris, mort en 1616. Il étoit frère d’Albert de Gondy, père de Philippe-Emmanuel de Gondy, qui l’étoit de Jean-François-Paul, auteur de ces Mémoires. (A. E.)
  4. Planir : Faire le plongeon.
  5. Jacques Rouxel, comte de Grancey, devenu maréchal de France en 1651, mort à Paris en 1680. (A. E.)
  6. Frédéric-Maurice de Durfort, comte de Rauzan, tué près de Brie-Comte-Robert en 1649. (A. E.)
  7. Jacques-Henri, duc de Duras, frère aîné de Rauzan, maréchal de France. (A. E.)
  8. Mon régiment de cavalerie : Le régiment de Corinthe.
  9. Bussy Le Clerc, tireur d’armes, et ensuite procureur au parlement. Il étoit un de ces seize zélés ligueurs dont on voit les noms dans les notes sur la satire Ménippée. Ils furent nommés les Seize, parce qu’ils se distribuèrent dans les seize quartiers de Paris. Dans la suite, Busy Le Clerc se sauva à Bruxelles, et y reprit son métier de tireur d’armes. (A. E.)
  10. Les Seize le pendirent le 15 novembre 1591. (A. E.)
  11. Charlotte de La Tour, morte sans alliance en 1662. (A. E.)
  12. Charles de Mouchy, marquis d’Hocquincourt, gouverneur de Peronne, etc., maréchal de France en 1651, et tué devant Dunkerque en 1658. (A. E.)
  13. César, duc de Choiseul, comte Du Plessis-Praslin, maréchal de France en 1645, mort en 1657. (A. E.)
  14. …… Saint-Germain, comte d’Apchon. (A. E.)
  15. Flamarin : Antoine-Agésilan de Grossoles, marquis de Flamarin, mort en 1652.
  16. Charles Stuart, premier du nom, roi d’Angleterre, décapité le 9 février 1649. (A. E.)
  17. Louis de Bourbon-Malauze, mort en 1667. (A. E.)