Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre troisième/Section 10

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Vous ne doutez pas du mouvement que la sortie de M. le prince fit dans tous les esprits. Madame de Longueville quoique malade, l’alla joindre aussitôt ; et le prince de Conti, messieurs de Nemours, de Bouillon, de Turenne, de La Rochefoucauld, de Richelieu, de La Mothe, se rendirent en même temps auprès de lui. Il envoya M. de La Rochefoucauld Monsieur, pour lui faire part des raisons qui l’avoient obligé à se retirer. Monsieur en fut et en parut étonné. Il en fit l’affligé il alla trouver la Reine, il approuva la résolution qu’elle prit d’envoyer le maréchal de Gramont à Saint-Maur, pour assurer M. le prince qu’elle n’avoit eu aucun dessein sur sa personne. Monsieur, qui crut que M. le prince ne reviendroit plus à Paris après le pas qu’il avoit fait, et qui s’imagina par cette raison qu’il l’obligeroit à bon marché, chargea, le maréchal de Gramont de toutes les assurances qu’il lui pouvoit donner en son particulier. Vous verrez dans la suite, par cet exemple,, qu’il y a toujours de l’inconvénient à s’engager sur des suppositions de ce que l’on croit impossible. Il est pourtant vrai qu’il n’y a presque personne qui en fasse difficulté.

Aussitôt que M. le prince fut à Saint-Maur, il n’y eut pas un homme dans son parti qui ne pensât à l’accommoder avec la cour ; et c’est ce qui arrive toujours dans les affaires où le chef est connu pour ne pas aimer la faction. Un esprit bien sage ne la peut jamais aimer ; mais il est de la sagesse de cacher son aversion, quand on a le malheur d’y être engagé. Téligny, beau-fils de M. l’amiral de Coligny, disoit, la veille de la Saint-Barthelemy que son beau-père avoit plus perdu dans le parti des huguenots, en laissant pénétrer sa lassitude, qu’en perdant les batailles de Moncontour et de Saint-Denis. Voilà donc le premier coup que celui de M. le prince reçut, et d’autant plus dangereux qu’il n’y a peut-être jamais eu de corps auxquels ces sortes de blessures fussent plus mortelles qu’à celui qui composoit son parti. M. de La Rochefoucauld, un des membres les plus considérables par le pouvoir absolu qu’il avoit sur l’esprit de M. le prince de Conti et sur celui de madame de Longueville, étoit dans la l’action ce que M. de Bouillon avoit autrefois été dans les finances. M. le cardinal disoit que celui-ci employoit douze heures du jour à la création de nouveaux offices, et les douze autres à leur suppression ; et Matha appliquoit cette remarque à M. de La Rochefoucauld, en disant qu’il faisoit tous les matins une brouillerie, et que tous les soirs il travailloit à un rhabillement (c’étoit son mot). M. de Bouillon, qui n’étoit nullement cordent de M. le prince, et qui ne l’étoit pas davantage de la cour, n’aida pas à fixer les résolutions ; parce que la difficulté de s’assurer des uns et des autres brouilloit à midi les vues qu’il avoit prises à dix heures, ou pour la rupture ou pour l’accommodement. M. de Turenne, qui n’étoit pas plus satisfait ni des uns ni des autres que monsieur son frère, n’étoit pas, à beaucoup près, si décisif dans les affaires que dans la guerre. M. de Nemours, amoureux de madame de Châtillon, trouvoit, dans les craintes de s’en éloigner, des obstacles au mouvement que la vivacité de son âge plutôt que celle de son honneur, lui pouvoit donner pour l’action. Chavigny, qui étoit rentré dans le cabinet, son unique élément, et qui y étoit rentré par le moyen de M. le prince, ne pouvoit souffrir qu’il l’abandonnât ; et il pouvoit encore moins souffrir qu’il le tînt en bonne intelligence avec Mazarin, qui étoit l’objet de son horreur. Viole, qui dépendoit de Chavigny, joignoit aux sentimens toujours incertains de son ami sa propre timidité qui étoit très-grande, et son avidité qui n’étoit pas moindre. Croissy, qui avoit l’esprit naturellement violent, étoit suspendu entre l’extrémité à laquelle son inclination le portoit, et la modération, dont les mesures, qu’il avoit toujours gardées très-soigneusement avec M. de Châteauneuf, l’obligeoient de conserver au moins les apparences. Madame de Longueville vouloit en des momens l’accommodement, parce que La Rochefoucauld le désiroit en d’autres, elle vouloit la rupture, parce qu’elle l’éloignoit de monsieur son mari, qu’elle n’avoit jamais aimé, mais qu’elle avoit commencé à craindre depuis quelque temps. Cette constitution des esprits auxquels M. le prince avoit affaire eût embarrassé Sertorius : jugez, s’il vous plaît, quel effet elle pouvoit faire dans celui d’un prince du sang, couvert de lauriers innocens, qui ne regardoit la qualité de chef de parti que comme un malheur, et même un malheur qui étoit au dessous de lui ! Une de ses grandes peines, à ce qu’il m’a dit depuis, fut de se défendre des défiances, qui sont naturelles et infinies dans les commencemens des affaires encore plus que dans leurs progrès et dans leurs suites. Comme rien n’y est encore formé, et que tout y est vague, l’imagination, qui n’y a point de bornes, se prend et s’étend même à tout ce qui est possible. Le chef est par avance responsable de tout ce qu’on soupçonne lui pouvoir tomber dans l’esprit. M. le prince, pour cette raison, ne se crut point obligé de donner une audience particulière à M. le maréchal de Gramont, quoiqu’il l’eût toujours fort aimé. Il se contenta de lui dire, en présence de toutes les personnes de qualité qui étoient avec lui, qu’il ne pouvoit retourner à la cour tant que les créatures de M. le cardinal y tiendroient les premières places. Tous ceux qui étoient dans les intérêts de M. le prince, et qui souhaitaient pour la plupart l’accommodement, trouvoient leur compte à cette proposition, qui, effrayant les subalternes du cabinet, les rendoit plus souples aux différentes prétentions des particuliers. Chavigny, qui alloit et venoit de Saint-Maur à Paris et de Paris à Saint-Maur, se faisoit un mérite auprès de la Reine (à ce qu’elle me dit elle-même) de ce que le premier feu que ce nouvel éclat de M. le prince avoit jeté s’étoit plutôt attaché à Le Tellier, à Lyonne et Servien : qu’au cardinal même. Il ne laissoit pas de faire, en poussant ces trois sujets, l’effet qui lui convenoit ; et c’étoit d’éloigner d’auprès de la Reine ceux dont le ministère véritable et solide offusquoit le sien, qui n’étoit qu’apparent et imaginaire. Cette vue, qui étoit assurément plus subtile que judicieuse, le charmoit à un point qu’il en parla à Bagnols, le jour que M. le prince se fut déclaré contre eux, comme de l’action la plus sage et la plus fine qui eût été faite de notre siècle. « Elle amuse le cardinal, lui dit-il, en lui faisant croire que l’on prend le change, et qu’au lieu de presser la déclaration contre lui, laquelle n’est pas encore expédiée, on se contente de clabauder contre ses amis. Elle chasse du cabinet les seules personnes à qui la Reine se pourroit ouvrir, et y en laisse d’autres auxquels il faudra nécessairement qu’elle s’ouvre, faute d’autres ; et elle oblige les frondeurs ou à passer pour mazarins en épargnant ses créatures, ou à se brouiller avec la Reine en parlant contre elle. » Ce raisonnement, que Bagnols me rapporta un quart-d’heure après, me parut aussi solide pour le dernier article qu’il me sembla frivole pour les autres. Je m’appliquai soigneusement à y remédier, et vous verrez par la suite que j’y travaillai avec succès.

Je vous ai déjà dit que M. le prince se retira à Saint-Maur le 6 juillet 1651. Le 7, M. le prince de Conti vint au Palais y porter les raisons que M. le prince avoit eues de se retirer. Il ne parla qu’en général des avis qu’il avoit reçus de tous côtés des desseins de la cour contre sa personne. Il déclara ensuite que monsieur son frère ne pouvoit trouver aucune sûreté à la cour, tant que messieurs Le Tellier, Servien et Lyonne n’en seroient point éloignés. Il fit de grandes plaintes de ce que M. le cardinal s’étoit voulu rendre maître de Brisach et de Sedan ; et il conclut en disant à la compagnie que M. le prince lui envoyoit un gentilhomme avec une lettre. M. le premier président répondit à M. le prince de Conti que M. le prince auroit mieux fait de venir lui-même prendre sa place au parlement. On fit entrer le gentilhomme. Il rendit sa lettre, qui n’ajoutoit rien à ce qu’avoit dit M. le prince de Conti. Le premier président prit la parole, en donnant part à la compagnie que la Reine lui avoit envoyé un gentilhomme, à cinq heures du matin, pour lui donner avis de cette lettre de M. le prince, et pour lui commander de faire entendre à la compagnie que Sa Majesté ne désiroit pas qu’on fît aucune délibération qu’elle ne lui eût fait savoir sa volonté. M. le duc d’Orléans ajouta que sa conscience l’obligeoit à témoigner que la Reine n’avoit eu aucune pensée de faire arrêter M. le prince ; que les gardes qui avoient passé dans le faubourg Saint-Germain n’y avoient été que pour favoriser l’entrée de quelques vins qu’on vouloit faire passer sans payer les droits ; que la Reine n’avoit aucune part à ce qui s’étoit passé à Brisach. Enfin Monsieur parla comme il eût fait s’il eût été le mieux intentionné du monde pour la Reine. Comme je pris la liberté de lui demander, après la séance, s’il n’avoit pas appréhendé que la compagnie lui demandât la garantie de la sûreté de M. le prince, dont il venoit de donner des assurances si positives, il me répondit d’un air très-embarrassé : « Venez chez moi, je vous dirai mes raisons. » Il est certain qu’il s’étoit exposé, en parlant comme il avoit fait, à cet inconvénient, qui n’étoit pas médiocre ; et M. le premier président, qui servoit alors la cour de très-bonne foi, le lui évita très-habilement en donnant le change à Machaut, qui avoit touché cet expédient et en suppliant seulement Monsieur de rassurer M. le prince, et d’essayer de le faire revenir à la cour. Il affecta aussi de laisser couler le temps de la séance et ainsi on n’eut que celui de remettre l’assemblée au lendemain, et d’arrêter seulement qu’en attendant la lettre de M. le prince seroit portée à la Reine. Je reviens à ce que Monsieur me dit lorsqu’il fut revenu chez lui. Il me mena dans le cabinet des livres, il en ferma la porte au verrou, il jeta son chapeau avec émotion sur une table, et il s’écria en jurant « Vous êtes une grosse dupe, ou je suis une grosse bête croyez-vous que la Reine veuille que M. le prince revienne à la cour ? — Oui monsieur, lui dis-je sans balancer, pourvu qu’il y vienne en état de se faire prendre ou assommer. — Non, me répondit-il, elle veut qu’il revienne à Paris en toutes manières ; et demandez à votre ami le vicomte d’Autel ce qu’il m’a dit aujourd’hui de sa part, comme j’entrois dans la grand’chambre. » Voici ce qu’il lui avoit dit que le maréchal Du Plessis-Praslin son frère avoit eu ordre de la Reine, à six heures du matin, de prier, Monsieur de sa part d’assurer le parlement que M. le prince ne courroit aucune fortune s’il lui plaisoit de revenir à la cour. « Je n’ai pas été jusque là, ajouta Monsieur car j’ai mille raisons pour ne lui pas servir de caution, et ni l’un ni l’autre ne m’y ont obligé. Mais au moins vous voyez, me continua-t-il, que je n’ai pu moins dire que ce que j’ai dit ; et vous voyez de plus le plaisir qu’il y a d’agir entre tous ces gens-là. La Reine dit avant-hier qu’il faut qu’elle ou le prince quitté le pavé : elle veut aujourd’hui que je l’y ramène, et que je m’engage d’honneur au parlement pour sa sûreté. M. le prince sortit hier au matin de Paris pour s’empêcher d’être arrêté ; et je gage qu’il y reviendra avant qu’il soit deux jours, de la manière que cela tourne. Je veux m’en aller à Blois, et me moquer de tout. »

Comme je connoissois Monsieur, et que je savois de plus que Valois, qui étoit à lui, mais qui étoit serviteur de M. le prince, avoit dit la veille que l’on se tenoit à Saint-Maur très-assuré du palais d’Orléans, je ne doutai point que la colère de Monsieur ne vînt de son embarras, et que son embarras ne fût l’effet des avances qu’il avoit faites lui-même à M. le prince, dans la pensée qu’elles ne l’obligeroient jamais à rien parce qu’il étoit persuadé qu’il ne reviendroit plus à la cour. Comme il vit que la Reine, au lieu de prendre le parti de le pousser, lui offroit des sûretés au cas qu’il voulût retourner à Paris, et que cette conduite lui fit croire qu’elle seroit capable de mollir sur la proposition de joindre à l’éloignement du cardinal celui de Lyonne, Servien et Le Tellier, il s’effraya ; il crut que M. le prince reviendroit au premier jour à Paris, et qu’il se serviroit de la foiblesse de la Reine, non pas pour pousser effectivement les ministres, mais pour faire sa cour en se raccommodant avec elle, et en tirant ses avantages particuliers pour prix des complaisances qu’il auroit pour elle en les rappelant. Monsieur crut, sur ce fondement, qu’il ne pouvoit trop ménager la Reine, qui lui avoit fait la veille des reproches des mesures qu’il gardoit avec M. le prince, « après ce qu’il avoit fait, lui dit-elle, sans ce que je ne vous ai pas encore dit. » Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’elle ne s’en est jamais expliquée plus clairement ce qui me fait croire que ce n’étoit rien. Monsieur venoit de charger le maréchal de Gramont de toutes les douceurs et de toutes les promesses possibles touchant la sûreté de M. le prince car ce fut l’après-dînée de ce même jour, 7 juillet que le maréchal de Gramont fit le voyage de Saint-Maur dont je vous ai parlé ci-dessus : voyage qui avoit été concerté la veille avec la Reine. Monsieur crut donc qu’ayant fait d’une part ce que la Reine avoit désiré, et prenant de l’autre avec M. le prince tous les engagemens qu’il lui pourvoit donner pour sa sûreté ; il s’assuroit ainsi lui-même des deux côtés. Voilà justement où échouent toutes les âmes timides : la peur, qui grossit toujours les objets, donne du corps à toutes leurs imaginations ; elles prennent pour forme tout ce qu’elles se figurent en pensée de leurs ennemis, et elles tombent presque toujours dans des inconvéniens très-effectifs, par la frayeur qu’elles prennent de ceux qui ne sont qu’imaginaires.

Monsieur vit, le 6 au soir, dans l’esprit de la Reine, des dispositions s’accommoder avec M. le prince, quoiqu’elle l’assurât du contraire ; et il ne pouvoit ignorer que l’inclination de M. le prince ne fût de s’accommoder avec la Reine. La timidité lui fit croire que ces dispositions produiroient leur effet dès le huitième ; et il fit dès le septième, sur ce fondement, qui, étoit faux, des pas qui n’auroient pu être judicieux que supposé que l’accommodement eût été fait dès le cinquième. Je le lui fis avouer à lui-même avant que de le quitter, par ce dilemme « Vous appréhendez que M. le prince ne revienne à la cour, parce qu’il en sera le maître. Prenez-vous un bon moyen pour l’en éloigner, en lui ouvrant toutes les portes, et en vous engageant vous-même à sa sûreté ? voulez-vous qu’il y revienne pour avoir plus de facilité à le perdre ? Je ne vous crois pas capable de cette pensée, à l’égard d’un homme à qui vous donnez votre parole à la face de tout un parlement et de tout un royaume. Le voulez-vous faire revenir pour l’accommoder effectivement avec la Reine ? il n’y a rien de mieux pourvu que vous soyez assuré qu’ils ne s’accommoderont pas ensemble contre vous-même, comme ils firent il n’y a pas long-temps : mais je m’imagine que Votre Altesse Royale a bien su prendre ses sûretés. » Monsieur, qui n’en avoit pris aucune, eut honte de ce que je lui représentois avec assez de force ; et il me dit « Voilà des inconvéniens ; mais que faire en l’état où sont les choses ? Ils se raccommoderont tous ensemble, et je demeurerai seul comme l’autre fois. — Si vous me commandez, monsieur, lui répondis-je, de parler à la Reine de votre part aux termes que je vais proposer à Votre Altesse Royale, j’ose vous répondre que vous verrez, au moins bientôt, clair dans vos affaires. » Il me donna la carte blanche, ce qu’il faisoit toujours avec facilité quand il se trouvoit embarrassé. Je la remplis d’une manière qui lui agréa : je lui expliquai le tour que je donnerois à ce que je dirois à la Reine. Il l’approuva ; et je fis supplier la Reine par Gabouri dès le soir même, de me permettre d’aller, à l’heure accoutumée, dans la petite galerie. Monsieur, à qui je fis savoir par Jouy que la Reine m’avoit mandé de m’y rendre à minuit, m’envoya chercher sur les huit heures à l’hôtel de Chevreuse, où je soupois, pour me dire qu’il m’avouoit qu’il n’avoit de sa vie été si embarrassé qu’il l’étoit alors ; qu’il convenoit qu’il y avoit beaucoup de sa faute mais qu’il étoit pardonnable de faillir dans une occasion où il sembloit que tout le monde ne cherchoit qu’à rompre ses mesures ; que M. le prince lui avoit fait dire par Croissy, à sept heures du matin, des choses qui lui donnoient lieu de croire qu’il ne reviendroit pas à Paris ; que M. de Chavigny lui avoit parlé, à sept heures du soir, d’une manière qui lui faisoit juger qu’il y pourroit être au moment qu’il me parloit. Il ajouta que la Reine étoit une étrange femme qu’elle lui avoit témoigné la veille qu’elle étoit très-aise que M. le prince eût quitté la partie, et que ce qu’elle lui feroit dire par le maréchal de Gramont ne seroit que pour la forme ; qu’elle lui avoit fait dire ce jour-là à six heures du matin qu’il falloit faire tous ses efforts pour l’obliger à revenir ; qu’il m’avoit envoyé querir pour me recommander de bien prendre garde à la manière dont je parlerois à la Reine ; « parce qu’enfin, me dit-il, je vous déclare que voyant, comme je le vois, qu’elle se va raccommoder avec M. le prince, je ne veux plus me brouiller ni avec l’un ni avec l’autre. J’essayai de faire comprendre à Monsieur que le vrai moyen de se brouiller avec tous les deux seroit de ne pas suivre la voie qu’il avoit prise, ou du moins résolue, et de faire expliquer la Reine. Il vétilla beaucoup sur la manière dont il étoit convenu à midi ; et je connus encore en cette rencontre que de toutes les passions la peur est celle qui affoiblit davantage le jugement, et que ceux qui en sont possédés retiennent aisément les impressions qu’elle leur inspire même dans le temps où ils se défendent, ou plutôt où on les défend des mouvemens qu’elle leur donne. J’ai fait cette observation trois ou quatre fois en ma vie.

Comme la conversation avec Monsieur s’échauffoit plus sur les termes que sur la substance des choses, dont il me paroissoit que je l’avois assez convaincu le maréchal de Gramont entra. Il venoit de rendre compte à la Reine du voyage de Saint-Maur, dont je vous ai déjà parlé : et comme il étoit fort piqué du refus que M. le prince lui avoit fait de l’écouter en particulier, il donna à son voyage et à sa négociation un air de ridicule qui ne me fut pas inutile. Monsieur, qui étoit l’homme du monde qui aimoit le plus à se jouer, prit un plaisir sensible à la description des États de la Ligue assemblés à Saint-Maur (ce fut ainsi que le maréchal appela le conseil devant lequel il avoit parlé). Il peignit fort plaisamment tous ceux qui le composoient ; et je m’aperçus que cette idée de plaisanterie diminua beaucoup dans l’esprit de Monsieur la frayeur qu’il avoit conçue du parti de M. le prince.

Je reçus, au moment que le maréchal de Gramont partit d’auprès de Monsieur, un billet de madame la palatine, qui ne me servit pas moins à lui faire connoître que les mesures du Palais-Royal n’étoient pas encore si sûres qu’il fût encore temps d’y bâtir comme sur des fondemens bien assurés. Voici les propres mots de ce billet :

Je vous prie que je vous puisse voir au sortir de chez la Reine ; il est nécessaire que je vous parle. J’ai été aujourd’hui à Saint-Maur, où l’on ne sait ce que l’on peut ; et je sors du Palais-Royal où l’on sait encore moins ce que l’on veut. »

J’expliquai ces mots à Monsieur à ma manière. Je lui dis qu’ils signifioient que tout étoit en son entier dans l’esprit de la Reine. Je l’assurai que, pourvu qu’il ne changeât rien à l’ordre qu’il m’avoit donné de négocier de sa part avec elle, je rapporterois de quoi le tirer de la peine où je le voyois. Il me le promit, quoiqu’avec des restrictions que la timidité produit toujours en abondance.

J’allai chez la Reine, et je lui dis que Monsieur m’avoit commandé de l’assurer encore de ce qu’il lui avoit protesté la veille touchant la sortie de M. le prince, qui étoit que non-seulement il ne l’avoit pas sue, mais encore qu’il la désapprouvoit, et qu’il la condamnoit au dernier point ; qu’il n’entreroit en rien de tout ce qui seroit contre le service du Roi et contre le sien ; que M. le cardinal étant éloigné, il ne favoriseroit en façon du monde les prétextes que l’on vouloit prendre de la crainte de son retour, parce qu’il étoit persuadé effectivement que la Reine n’y pensoit plus que M. le prince ne songeoit qu’à animer son fantôme pour effaroucher les peuples ; et que lui, Monsieur, n’avoit d’autre dessein que de les radoucir que l’unique moyen d’y réussir étoit de supposer le retour du cardinal pour impossible, parce que tant que l’on feroit paroître qu’on le craignît comme proche, on tiendroit les peuples et même les parlemens en défiance et en chaleur. Je commençai ma députation vers la Reine par ce préambule, qui, pour vous dire le vrai, n’étoit pas fort nécessaire et je m’arrêtai en cet endroit pour essayer de juger, par la manière dont elle recevroit un discours dont le fond lui étoit très-désagréable, si un avis que l’on me donna en sortant de chez Monsieur étoit bien fondé. Valois, qui étoit à lui, m’assura, comme je montois en carrosse, qu’il avoit ouï Chavigny, qui disoit à l’oreille à Goulas que la Reine étoit, depuis midi, dans une fierté qui lui faisoit craindre qu’elle n’eut quelques négociations cachées et souterraines avec M. le prince. Je n’en trouvai aucune apparence ni dans son air ni dans ses paroles : elle écouta tout ce que je lui dis fort paisiblement et sans s’émouvoir ; et je fus obligé de passer plus tôt que je n’avois cru au véritable sujet de mon ambassade qui étoit de la supplier de s’expliquer pour une bonne fois, avec Monsieur, de la manière dont il plaisoit à Sa Majesté qu’il se conduisît à l’égard de M. le prince ; que l’ouverture pleine et entière étoit encore plus de son service en cette conjoncture que de l’intérêt de Monsieur, parce que les moindres pas qui ne seroient pas concertés seroient capables de donner des avantages à M. le prince d’autant plus dangereux qu’ils jeteroient de la défiance dans les esprits, en une occasion où la confiance se pouvoit presque dire uniquement nécessaire. La Reine m’arrêta à ce mot, et me dit d’un air qui me paroissoit fort naturel et même bon « À quoi ai-je manqué ? Monsieur se plaint-il de moi depuis hier ? — Non, madame, lui répondis-je mais Votre Majesté lui témoigna hier à midi qu’elle étoit bien aise que M. le prince fût sorti de Paris, et elle lui a fait dire ce matin, par le vicomte d’Autel, qu’il ne lui pouvoit rendre un service plus signalé que d’obliger M. le prince à revenir. — Écoutez-moi, reprit la Reine sans balancer et tout d’un coup et si j’ai tort, je consens que vous me le disiez librement. Je convins hier à midi avec Monsieur que nous enverrions, pour la forme seulement, M. de Gramont à M. le prince, et que nous tromperions même l’ambassadeur, qui, comme vous savez, n’a point de secret. J’apprends hier à minuit que Monsieur a envoyé Goulas à neuf heures du soir à Chavigny, pour lui ordonner de donner de sa part à M. le prince toutes les paroles les plus positives et les plus particulières d’union et d’amitié. J’apprends au même instant qu’il a dit au président de Nesmond qu’il feroit des merveilles au parlement pour son cousin. Puis-je moins faire, dans l’émotion ou je vois tout le monde sur l’évasion de M. le prince, que de prendre quelques dates pour me défendre, il l’égard de Monsieur même, des reproches qu’il est capable de me faire dès demain peut-être ? Je ne me prends pas à vous de sa conduite ; je sais bien que vous n’êtes pas des concerts qui passent par le canal de Goulas et de Chavigny : mais aussi, puisque vous ne pouvez pas les empêcher, vous ne devez pas au moins trouver étrange que je prenne quelques précautions. De plus, je vous avoue, reprit la Reine, que je ne sais où j’en suis. M. le cardinal est à cent lieues d’ici tout le monde me l’explique à sa mode. Lyonne est un traître ; Servien veut que je sorte demain de Paris, ou que je fasse aujourd’hui tout ce qu’il plaira à M. le prince, et cela à votre honneur et louange ; Le Tellier ne veut que ce que j’ordonnerai ; le maréchal de Villeroy attend les volontés de Son Éminence. Cependant M. le prince me met le couteau à la gorge et voilà Monsieur qui pour rafraîchissement dit que c’est ma faute, et qui veut se plaindre de moi parce que lui-même m’abandonne. »

Je confesse que je fus touché de ce discours de la Reine, qui sortoit de source. Elle remarqua que j’en étois ému, et me témoigna qu’elle m’en savoit bon gré ; et elle me commanda de lui dire avec liberté mes pensées sur l’état des choses. Voici les propres termes dans lesquels je lui parlai, que j’ai transcrits sur ce que j’en écrivis moi-même le lendemain :

« Si Votre Majesté, madame, peut se résoudre à ne plus penser au retour de M. le cardinal, elle peut sans exception tout ce qu’il lui plaira, parce que toutes les peines qu’on lui fait ne viennent que de la persuasion où l’on est qu’elle ne songe qu’à ce retour. M: le prince est persuadé qu’il peut tout obtenir en vous le faisant espérer. Monsieur, qui croit que M. le prince ne se trompe pas dans cette vue, le ménage à tout événement. Le parlement, à qui l’on présente tous les matins cet objet, ne veut rien diminuer de sa chaleur. Le peuple augmente la sienne ; M. le cardinal est à Brulh et son nom fait autant de mal à Votre Majesté et à l’État que pourroit faire sa personne s’il étoit encore dans le Palais-Royal. — Ce n’est qu’un prétexte, reprit la Reine comme en colère ; ne fais-je pas assurer tous les jours le parlement que son éloignement est pour toujours, et sans aucune apparence des retour ? — Oui, madame, lui répondis-je ; mais je supplie très-humblement Votre Majesté de me permettre de lui dire qu’il n’y a rien de secret de tout ce qui se dit et de tout ce qui se fait au contraire de ses déclarations publiques ; et qu’un quart-d’heure après que le cardinal eut rompu le traité de Servien et de Lyonne, touchant le gouvernement de Provence, tout le monde fut également informé que le premier article étoit son rétablissement à la cour. M. le prince n’a pas avoué à Monsieur qu’il y eût consenti ; mais il est convenu que Votre Majesté le lui avoit fait proposer comme une condition nécessaire, et il le dit publiquement à qui le veut entendre. — Passons, passons, dit la Reine : il ne sert de rien d’agiter ici cette question ; je ne puis faire sur cela que ce que j’ai fait. On le veut croire, quoi que je dise ; il faut donc agir sur ce que l’on veut croire. — En ce cas-là, madame, je suis persuadé qu’il y a bien plus de prophéties à faire que de conseils à donner. — Dites vos prophéties, repartit la Reine ; mais sur le tout qu’elles ne soient pas comme celles des Barricades. Tout de bon, ajouta-t-elle, dites-moi, en homme de bien, ce que vous croyez de tout ceci. Vous voilà cardinal, autant vaut : vous seriez un méchant homme si vous vouliez le bouleversement de l’État. Je confesse que je ne sais où j’en suis ; je n’ai que des traîtres et des poltrons à l’entour de moi. moi vos pensées en toute liberté. — Je le vais faire, madame, repris-je, quoiqu’avec peine, parce que je sais que ce qui regarde M. le cardinal est sensible à Votre Majesté ; mais je ne puis m’empêcher de lui dire encore que si elle se peut résoudre aujourd’hui à ne plus penser au retour du cardinal, elle sera demain plus absolue qu’elle n’étoit le premier jour de sa régence ; et que si elle continue à vouloir le rétablir, elle hasarde l’État. — Pourquoi, reprit-elle, si Monsieur et M. le prince y consentoient ? — Parce que, madame, lui répondis je, Monsieur n’y consentira que quand l’État sera hasardé ; et que M. le prince n’y consentira que pour le hasarder. » Je lui expliquai, en cet endroit, le détail de tout ce qui étoit à craindre ; je lui exagérai l’impossibilité de séparer M. le prince du parlement, et l’impossibilité de gagner sur ce point le parlement par une autre voie que celle de la force, qui mettroit la couronne en péril. Je lui remis devant les yeux les prétentions immenses de M. le prince, de messieurs de Bouillon et de La Rochefoucauld. Je lui fis voir au doigt et à l’œil qu’elle dissiperoit quand il lui plairoit, par un seul mot, pourvu qu’il partît du cœur, toutes ces fumées si noires et si épaisses. Et comme j’aperçus qu’elle étoit touchée de ce que je lui disois, et qu’elle prenoit particulièrement goût à ce que je lui représentois du rétablissement de son autorité, je crus qu’il étoit assez à propos de prendre ce moment pour lui expliquer la sincérité de mes intentions. « Et plût à Dieu, madame, ajoutai-je, que Votre Majesté voulût rétablir son autorité par ma propre perte ! On lui dit à toutes les heures du jour que je pense au ministère ; et M. le cardinal s’est accoutume à ces paroles : Il veut ma place. Est-il possible madame, que l’on me croie assez impertinent pour m’imaginer qu’on puisse devenir ministre par la faction, et que je connoisse si peu la fermeté de Votre Majesté pour croire que je conquerrai sa faveur par les armes ? Mais ce qui n’est que trop vrai est que ce qui se dit ridiculement du ministère se fait réellement à l’égard des autres prétentions que chacun a. M. le prince vient d’obtenir la Guienne : il veut Blaye pour M. de La Rochefoucauld ; il veut la Provence pour monsieur son frère. M. de Bouillon veut Sedan ; M. de Turenne veut commander en Allemagne ; M. de Nemours veut l’Auvergne ; Viole veut être secrétaire d’État ; Chavigny veut demeurer en son poste ; et moi, madame, je demande le cardinalat. S’il plaît à Votre Majesté de se moquer de toutes nos prétentions, et de les régler absolument selon ses intérêts et selon ses volontés, elle n’a qu’à renvoyer pour une bonne fois M. le cardinal en Italie rompre tous les commerces que les particuliers conservent avec lui, effacer de bonne foi les idées qui restent de son retour, et qui se renforcent même tous les jours ; et déclarer ensuite qu’ayant bien voulu donner au public la satisfaction qu’il a souhaitée de l’éloignement du cardinal, elle croit qu’il est de sa dignité de refuser aux particuliers les grâces qu’ils ont demandées ou prétendues sous ce prétexte. Nul ne perdra plus que moi, madame, à cette conduite qui révoque ma nomination d’une manière qui sera agréée généralement de tout le monde. mais qui ne le sera assurément de nul autre, sans exception, plus que de moi-même, parce que je ne me la crois nécessaire que pour des raisons qui cesseront dès que Votre Majesté aura rétabli les choses dans l’ordre où elles doivent être. — N’ai-je pas fait tout ce que vous me proposez, reprit la Reine ? N’ai-je pas assuré dix fois Monsieur, M. le prince et le parlement que le cardinal ne reviendroit jamais ? Avez-vous pour cela cessé de prétendre ? et vous qui parlez, tout le premier ! — Non madame, lui dis-je, personne n’a cessé de prétendre, parce qu’il n’y a personne qui ne sache que M. le cardinal gouverne plus que jamais. Votre Majesté m’a fait l’honneur de ne se point cacher de moi sur ce sujet : mais ceux à qui elle ne le dit pas en savent peut-être encore plus que moi et c’est ce qui perd tout, madame parce que tout le monde se voit en droit de se défendre de ce que l’on croit d’autant moins légitime, que Votre Majesté le désavoue publiquement. — Mais tout de bon dit la Reine, croyez-vous que Monsieur abandonnât M. le prince s’il étoit assuré que le cardinal ne revînt pas ? — En pouvez-vous douter, madame, lui répondis-je, après ce que vous avez vu ces jours passés ? Il l’eût arrêté chez lui si vous l’aviez voulu ; quoiqu’il ne se croie nullement assuré qu’il ne doive point revenir. » La Reine rêva un peu sur ma réponse ; et puis tout d’un coup elle me dit, même avec précipitation, comme ayant impatience de finir, ce discours ! « C’est un plaisant moyen de rétablir l’autorité royale, que de chasser le ministre du Roi, malgré lui » Elle ne me laissa pas reprendre la parole, et continua en me commandant de lui dire mon sentiment sur l’état où étoient les choses : « car, ajouta-t-elle je ne puis faire davantage sur ce point que ce que j’ai déjà fait, et ce que je fais tous les jours. » J’entendis bien qu’elle ne vouloit pas s’expliquer plus clairement. Je n’insistai donc point directement, mais je fis la même chose en satisfaisant à ce qu’elle m’avoit commandé qui étoit de lui dire ma pensée car je repris ainsi le discours : « Pour obéir, madame, à Votre Majesté, il faut que je retombe dans les prophéties que j’ai tantôt pris la liberté de lui toucher. Si les choses continuent comme elles sont, Monsieur sera dans une perpétuelle défiance que M. le prince ne se raccommodé avec Votre Majesté par le rétablissement du cardinal et il se croirai obligé par cette vue de le ménager toujours, et de se tenir avec soin dans le parlement et parmi le peuple. M. le prince, ou s’unira avec lui pour s’assurer contre ce rétablissement s’il n’y trouve pas son compte, où il partagera le royaume pour le souffrir, jusques à ce qu’il trouve plus d’intérêt à le chasser. Les particuliers qui ont quelque considération ne songeront qu’à en tirer leur avantage il y aura mille subdivisions et dans la cour et dans les factions. Voilà, madame, bien des matières pour la guerre civile et cette guerre, se mêlant à une guerre étrangère aussi grande que celle que nous avons aujourd’hui, peut porter l’État sur le penchant de sa ruine. — Si Monsieur vouloit, repartit la Reine… — Il ne voudra jamais, lui répondis-je. On trompe Votre Majesté si on le lui fait espérer, et je me perdrois auprès de lui si je le lui avois seulement proposé. Il craint M. le prince, il ne l’aime point ; il ne peut plus se fier à M. le cardinal. Il aura dans des momens des foiblesses pour l’un ou pour l’autre, selon ce qu’il en appréhendera ; mais il ne quittera jamais l’ombre du public, tant que ce public fera un corps ; et il le fera encore long-temps sur une matière sur laquelle Votre Majesté est obligée elle même de l’échauffer toujours par de nouvelles déclarations. "

Je connus en cet endroit, plus encore que je n’avois fait, qu’il est impossible que la cour conçoive ce que c’est que le public. La flatterie, qui en est la peste, l’infecte toujours à un tel point, qu’elle lui cause un délire incurable sur cet article ; et je remarquai que la Reine traitoit dans son imagination tout ce que je lui en disois de chimères, avec la même hauteur que si elle n’eût jamais eu aucun sujet de faire des réflexions sur les Barricades. Je glissai sur cela par cette considération, plus légèrement que la matière ne le portoit ; et elle m’en donna d’ailleurs assez de lieu, parce qu’elle me rejeta dans le particulier de la manière d’agir de M. le prince, en me demandant ce que je disois de la proposition qu’il avoit faite pour l’éloignement de Le Tellier, de Lyonne et de Servien. Comme j’eusse été bien aise de pouvoir pénétrer si cette proposition n’étoit pas le hausse-pied de quelques négociations souterraines, je souris à cette proposition de la Reine avec un respect que j’assaisonnai d’un air de mystère. La Reine, de qui tout l’esprit consistoit en air, l’entendit, et elle me dit : « Non, il n’y a rien que ce que vous voyez comme moi et comme tout le monde. M. le prince a voulu tirer de moi de quoi chasser douze ministres, par l’espérance de m’en laisser un, qu’il m’auroit peut-être ôté dès le lendemain. On n’a pas donné dans ce panneau, il en tend un autre ; il me veut ôter ceux qui me restent, c’est-à-dire il propose de les ôter car si on lui veut laisser la Provence, il me laissera Le Tellier, et peut-être que j’obtiendrai Servien pour le Languedoc. Qu’en dit Monsieur ? — Il prophétise, madame, lui répondis-je car, comme j’ai déjà dit à Votre Majesté, que peut-on dire dans l’état où sont les affaires ? — Mais enfin qu’en dit-il, reprit la Reine ? ne se joindra-t-il pas encore à M. le prince pour me faire faire ce pas de ballet ? Je ne le crois pas, madame, repartis-je, quand je me ressouviens de ce qu’il m’en a dit aujourd’hui mais je n’en doute pas, quand je fais réflexion qu’il y sera peut-être, forcé dès demain. — Et vous, me dit la Reine, que ferez-vous ? — Je me déclarerai en plein parlement, répliquai-je, et en chaire même, contre la proposition, si Votre Majesté se résout à se servir de l’unique et souverain remède et j’opinerai apparemment comme les autres, si elle laisse les choses dans l’état où elles sont. »

La Reine, qui s’étoit fort contenue jusque là s’emporta à ce mot ; elle éleva même sa voix, et me dit que je ne lui avois donc demandé cette audience que pour lui déclarer la guerre en face ? « Je suis bien éloigné, madame, de cette insolence et de cette folie, lui répondis-je, puisque je n’ai supplié Votre Majesté de me permettre d’avoir l’honneur de la voir aujourd’hui que pour savoir de la part de Monsieur ce qu’il vous plaît, madame, de lui commander, pour prévenir celle dont M. le prince vous menace. Il y a quelque temps que je disois à Votre Majesté qu’on est bien malheureux de tomber dans des temps où un homme de bien est obligé, même par son devoir, de manquer au respect qu’il doit à son maître. Je sais, madame, que je ne l’observe pas en parlant comme je fais sur le sujet de M. le cardinal ; mais je sais en même temps que je parle et que j’agis en bon sujet, et que tous ceux qui font autrement sont des prévaricateurs qui plaisent, mais qui trahissent leur conscience et leurs devoirs. Votre Majesté me commande de lui dire mes pensées avec liberté, et je lui obéis. Qu’elle me ferme la bouche, et elle verra ma soumission, et que je rapporterai simplement à Monsieur et sans réplique ce dont elle me fera l’honneur de me charger. » La Reine reprit tout d’un coup un air de douceur, et me dit « Non, je veux au contraire que vous me disiez vos sentimens : expliquez-les-moi à fond. » Je suivis son ordre à la lettre, je lui fis une peinture la plus naturelle qu’il me fut possible de l’état où les affaires étoient réduites ; j’achevai de crayonner ce que vous en voyez déjà ébauché je lui dis toute la vérité, avec la même sincérité et la même exactitude que j’aurois eue si j’avois du en rendre compte à Dieu un quart-d’heure après. La Reine en fut touchée, et elle dit le lendemain à la palatine qu’elle étoit convaincue que je parfois du cœur ; mais que j’étois aveuglé moi-même par la préoccupation. Ce qui me parut, c’est qu’elle l’étoit beaucoup elle-même par l’attachement qu’elle avoit pour le cardinal Mazarin, et que son inclination l’emportoit toujours sur les velléités que je lui voyois de temps en temps d’entrer dans les ouvertures que je lui faisois pour rétablir l’autorité royale aux dépens et des mazarins et des frondeurs. Je remarquai que sur la fin de la conversation elle prit plaisir à me faire parler sur ce sujet ; et que comme elle vit que je le faisois effectivement avec sincérité et avec bonne intention, elle m’en témoigna sa reconnoissance. J’appréhenderois de vous ennuyer, si je m’étendois davantage sur un détail qui n’est déjà que trop long, et je me contenterai de vous dire que le résultat fut que je ferois tous mes efforts pour obliger Monsieur à ne se point joindre à M. le prince pour demander, l’éloignement de messieurs Le Tellier, Servien et Lyonne, en lui donnant parole de la part de la Reine qu’elle ne s’accommoderoit pas elle-même avec M. le prince, sans la participation et sans le consentement de Monsieur. J’eus bien de la peine à tirer cette parole et la difficulté que j’y trouvai me confirma dans l’opinion où j’étois que les apparences d’accommodement entre le Palais-Royal et Saint-Maur n’étoient pas tout-à-fait éteintes. Je le crus encore bien davantage, quand je vis qu’il m’étoit impossible d’obliger la Reine à s’ouvrir de ses intentions touchant la conduite que Monsieur devoit prendre, ou pour procurer le retour de M. le prince, ou pour le traverser. Elle affecta de me dire qu’elle n’avoit point changé de sentiment à cet égard, depuis ce qu’elle en avoit dit à Monsieur même ; mais je connus clairement et à ses manières et même à quelques-unes de ses paroles, qu’elle en avoit changé plus de trois fois depuis que j’étois dans la galerie ; et je me souvins de ce que la palatine m’avoit écrit, qu’on ne savoit au Palais-Royal ce que l’on y vouloit. Je ne laissai pas d’insister et de presser la Reine, parce que je jugeois bien que Monsieur, qui étoit très-clairvoyant, ne recevant de moi qu’une parole vague et générale, à laquelle il n’ajouteroit pas beaucoup de foi, parce qu’il se défioit beaucoup des intentions de la Reine à son égard, ne manqueroit pas de jeter et d’arrêter toute sa réflexion, et avec beaucoup de raison, sur le peu d’éclaircissement que je lui donnerois du véritable dessein de la Reine. Et je ne doutois pas que par cette considération il ne fît encore de nouveaux pas vers M. le prince : ce que je ne croyois nullement de son intérêt, non plus que de celui du Roi. Je parlai sur cela à la Reine avec vigueur ; mais je n’y gagnai rien, et de plus je ne pouvois rien gagner, parce qu’elle n’étoit pas elle-même déterminée. Je vous expliquerai ce détail dans la suite.

Il étoit presque jour lorsque je sortis du Palais-Royal ; et ainsi je n’eus pas le temps d’aller chez madame la palatine, qui m’écrivit un billet à six heures du matin, par lequel elle me faisoit savoir qu’elle m’attendoit dans un carrosse de louage devant les Incurables. J’y allai aussitôt dans un carrosse gris. Elle m’expliqua son billet du soir ; elle me dit que M. le prince lui avoit paru fort fier, mais qu’elle avoit connu clairement par les discours de madame de Longueville qu’il ne connoissoit pas sa force, en ce qu’il croyoit ses ennemis beaucoup plus unis et beaucoup plus de concert qu’ils ne l’étoient ; que la Reine ne savoit où elle en étoit ; qu’un moment elle vouloit à toutes conditions le retour de M. le prince : qu’à l’autre elle remercioit Dieu de sa sortie de Paris ; que cette variation venoit des différens conseils qu’on lui donnoit ; que Servien disoit que l’État étoit perdu, si M. le prince s’éloignoit ; que Le Tellier balançoit ; que l’abbé Fouquet, qui étoit nouvellement revenu de Brulh, l’assuroit que M. le cardinal seroit au désespoir, si elle ne se servoit de l’occasion que M. le prince lui avoit donnée lui-même de le pousser ; que l’aîné Fouquet soutenoit savoir le contraire de science certaine : que tout iroit ainsi, jusqu’à ce que l’ordre de Brulh auroit décidé. La palatine étoit surtout persuadée qu’il y avoit des propositions sous terre, qui aidoient à tenir encore la Reine dans ces incertitudes. Voilà ce que madame la palatine me dit avec précipitation, parce que le temps d’aller au Palais pressoit, et Monsieur avoit déjà envoyé deux fois chez moi. Je le trouvai prêt à monter en carrosse. Je lui rendis compte en fort peu de paroles de ma commission : je lui exposai le fait tout simplement. Il en tira d’abord ce que j’avois prédit à la Reine ; et dès qu’il vit que la parole qu’elle lui faisoit donner n’étoit ni précédée ni suivie d’aucun concert pour agir ensemble dans la conjoncture dont il s’agissoit, il se mit à siffler, et me dit : « Voilà une bonne drogue ! Allons, allons au Palais. — Mais encore, monsieur, lui dis-je, il me semble qu’il seroit bon que Votre Altesse Royale résolût ce qu’elle y dira. — Qui diable le peut savoir ? qui le peut prévoir ? répondit-il. Il n’y a ni rime ni raison avec ces gens-ci. Allons ; et quand nous serons dans la grand’chambre nous trouverons peut-être que ce n’est pas aujourd’hui samedi. Ce l’étoit pourtant, et le 8 juillet 1651. »

Aussitôt que Monsieur eut pris sa place, Talon, avocat général, entra avec ses collègues, et dit qu’il avoit porté la veille à la Reine la lettre que M. le prince avoit écrite au parlement ; que Sa Majesté avoit fort agréé la conduite de la compagnie, et que M. le chancelier avoit mis entre les mains du procureur général un écrit par lequel il seroit informé des volontés du Roi. Cet écrit portoit que la Reine étoit extrêmement surprise de ce que M. le prince avoit pu douter des assurances qu’elle avoit données tant de fois ; qu’elle n’avoit eu aucun dessein contre sa personne ; qu’elle ne s’étonnoit pas moins des soupçons qu’il témoignoit touchant le retour de M. le cardinal ; qu’elle déclaroit vouloir observer religieusement la parole qu’elle avoit donnée sur ce sujet au parlement ; qu’elle ne savoit rien du mariage de M. de Mercœur[1] ni des négociations de Sedan ; qu’elle avoit plus de sujet que personne de se plaindre de ce qui s’étoit passé à Brisach (je vous entretiendrai tantôt de ces trois articles) ; que pour ce qui étoit de l’éloignement de messieurs Le Tellier, Servien et Lyonne, elle vouloit bien qu’on sût qu’elle ne prétendoit pas être gênée dans le choix des ministres du Roi son fils, ni dans celui de ses domestiques ; et que la proposition qu’on lui faisoit sur ce point étoit d’autant plus injuste, qu’il n’y avoit aucun des trois nommés qui eût seulement fait un pas pour le rétablissement de M. le cardinal Mazarin. La compagnie s’échauffa beaucoup, après la lecture de cet écrit, sur ce qu’il n’étoit pas signé : ce qui dans les circonstances, n’étoit d’aucune conséquence ; mais comme dans ces sortes de compagnies tout ce qui est de la forme touche les petits esprits et amuse même les plus raisonnables, on employa la matinée proprement à rien, et l’on remit l’assemblée au lundi. On pria, en attendant, Monsieur de s’entremettre pour l’accommodement. Il y eut dans cette séance beaucoup de chaleur entre M. le prince de Conti et M. le premier président. Celui-ci, qui n’étoit nullement content de M. le prince en son particulier, qu’il croyoit à mon sens, sans fondement, avoir obligé à plus de reconnoissance qu’il n’en avoit reçu celui-ci, dis-je, parla avec force de la retraite de Saint-Maur, et l’appela même un triste préalable de la guerre civile. Il ajouta deux ou trois paroles qui sembloient marquer les mouvemens passés, et causés par M. le prince de Condé. M. le prince de Conti le releva, même avec menaces, en lui disant qu’en tout autre endroit il lui apprendroit à se tenir dans le respect qui est dû aux princes du sang. Le premier président lui repartit hardiment qu’il ne craignoit rien, et qu’il avoit lieu de se plaindre lui-même qu’on osât l’interrompre dans sa place, où il représentoit la personne du Roi. On se leva de part et d’autre. Monsieur qui étoit très-aise de les voir commis les uns contre les autres, ne s’en mêla que quand il ne put plus s’en défendre ; et il dit à la fin aux uns et aux autres que tout le monde ne devoit s’appliquer qu’à radoucir les esprits. Monsieur, étant de retour chez lui, me mena dans le cabinet des livres, ferma la porte à verrou lui-même, jeta son chapeau sur la table, et me dit après d’un ton fort ému qu’avant que d’aller au Palais il n’avoit pas eu le temps de me dire une chose qui me surprendroit, quoique cependant elle ne me devoit pas surprendre ; qu’il savoit depuis minuit que le vieux Pantalon (il appeloit ainsi M. de Châteauneuf) traitoit, par le canal de Saint-Romain et de Croissy, avec Chavigny l’accommodement de M. le prince avec la Reine ; qu’il n’ignoroit pas ce que j’avois dire sur cela ; qu’il ne falloit point disputer des faits que celui-là étoit sûr « Et si vous en doutez, ajouta-t-il en me jetant une lettre, tenez, voyez, lisez. » Cette lettre étoit de Châteauneuf et adressée à Croissy, et portoit entre autres ces propres mots « Vous pouvez assurer M. de Chavigny que le commandeur de Jarzé, qui n’est jamais dupe qu’en des bagatelles, est convenu que la Reine marche de bon pied, et que non-seulement les frondeurs, mais que Le Tellier même, ne savent rien de notre négociation. Le soupçon de M. de Saint-Romain n’est pas fondé. »

Vous remarquerez, s’il vous plaît, que Le Grand, premier valet de chambre de Monsieur, ayant vu tomber ce billet de la poche de Croissy, l’avoit ramassé, et l’avoit porté à Monsieur. Il n’attendit pas que j’eusse achevé de le lire, pour me dire « Avois-je tort de vous dire ce matin que l’on ne sait où l’on en est avec ces gens-là ? On dit toujours qu’il n’y a point d’assurance au peuple, on en a menti il y a mille fois plus de solidité dans le peuple que dans le cabinet ; je veux m’aller loger aux halles. — Vous croyez donc, monsieur, lui dis-je, que l’accommodement est fait. — Non dit-il, je ne crois pas qu’il le soit. — Et moi, monsieur, je serois persuadé qu’il ne se peut faire par ce canal, s’il m’étoit permis d’être d’un autre sentiment que Votre Altesse Royale. »

Cette question fut agitée avec chaleur. Je soutins mon opinion, par l’impossibilité qui me paroissoit au succès d’une négociation dans laquelle, par une rencontre assez bizarre, tous les négociateurs se trouvoient avoir éminemment, au moins pour cette occasion très-épineuse en elle-même, toutes les qualités les plus propres à rompre l’accommodement du monde le plus facile. Monsieur demeura dans son sentiment, parce que sa foiblesse naturelle lui faisoit toujours voir ce qu’il appréhendoit comme infaillible et même proche. Ce fut à moi de céder, ainsi que vous le pouvez croire, et de recevoir l’ordre qu’il me donna de faire dire dès l’après-dînée à la Reine, par madame la palatine, que son sentiment étoit que Sa Majesté s’accommodât en toutes manières avec M. le prince ; et que le parlement et le peuple étoient si échauffés contre tout ce qui avoit quelque teinture du mazarinisme, qu’il ne falloit plus songer qu’à applaudir à celui qui a été assez habile, me dit-il même avec aigreur, pour nous prévenir à recommencer l’escarmouche contre le Sicilien.

J’eus beau lui représenter que, supposé même pour sûr ce qu’il croyoit très-proche, et ce que je tiendrois fort éloigné si j’osois le contredire, le parti qu’il prenoit avoit des inconvéniens terribles, et particulièrement celui de précipiter la Reine dans la résolution que l’on craignoit, et même de l’obliger à prendre encore plus de mesures contre le ressentiment de Monsieur : il crut que les raisons que je lui alléguois n’étoient que des prétextes pour couvrir la véritable qui me faisoit parler, qu’il alla chercher dans l’appréhension qu’il s’imagina que j’avois qu’il ne s’accommodât lui-même avec M. le prince. Et il me dit qu’il prendroit si bien ses mesures du côté de Saint-Maur, que je ne devois pas craindre qu’il tombât dans l’inconvénient que je lui marquois ; et que si la Reine l’avoit gagné de la main une fois, il le lui sauroit bien rendre. « Je ne suis pas si sot qu’elle croit, ajouta-t-il et je songe plus à vos intérêts que vous n’y songez vous-même. » Je confesse que je n’entendis point ce que signifioit en cet endroit cette dernière parole ; mais je m’en doutai aussitôt après, car il ajouta « M. le prince, quoique enragé contre vous, vous a-t-il nommé dans la lettre qu’il a écrite au parlement ? » Je m’imaginai que Monsieur vouloit me faire valoir ce silence, et me le montrer comme une marque du ménagement que l’on avoit pour moi à sa considération, et des précautions qu’il prendroit de ce côté-là sur mon sujet, en cas de besoin. Je jugeai de ce discours, et de plusieurs autres qui le précédèrent et qui ensuivirent, que la persuasion où je le voyois que la Reine et M. le prince étoient ou accommodés ou du moins sur le point de s’accommoder étoit ce qui l’avoit obligé de me commander d’en faire presser la Reine en son nom, et de témoigner à elle-même qu’il ne se sentiroit pas désobligé de son accommodement, et de tirer mérite auprès de M. le prince du conseil qu’il en donnoit à la Reine. Je fus tout-à-fait confirmé dans mon soupçon par une conversation de plus d’une heure qu’il eut, un moment après que je l’eus quitté, avec Charai, qui étoit serviteur particulier de M. le prince, comme je vous l’ai déjà dit, quoiqu’il fût domestique de Monsieur. Je combattis de toute ma force les sentimens de Monsieur, qui dans la vérité étoient plutôt des égaremens de frayeur que des raisonnemens. Je ne l’ébranlai pourtant point ; et j’éprouvai en cette rencontre ce que j’ai observé depuis en d’autres occasions, que la peur, qui est flattée par la finesse, est insurmontable.

Vous ne doutez pas que je ne fusse cruellement embarrassé au sortir de chez Monsieur. Madame la palatine ne le fut guère moins que moi du compliment que je la priai de faire à la Reine de la part de Monsieur. Elle en revint toutefois plus tôt et plus aisément ; en faisant réflexion sur la constitution des affaires qui, dit-elle très-sensément, redresseront les hommes au lieu que, pour l’ordinaire, ce sont les hommes qui redressent les choses. » Madame de Beauvais venoit de lui mander que Métayer, valet de chambre de M. le cardinal, venoit d’arriver de Brulh ; « et peut-être, ajouta-t-elle, cet homme nous apporte-t-il de quoi tout changer en un instant. Elle disoit cela à l’aventure, et dans la seule vue que M. le cardinal ne pourroit jamais rien approuver de tout ce qui se passoit par le canal de Chavigny. Son pressentiment fut une prophétie : car en effet il se trouva que le messager avoit apporté des anathèmes plutôt que des lettres contre les propositions qui avoient été faites ; et que, bien qu’il fût l’homme du monde qui reçût toujours en apparence le plus agréablement ce qu’il ne vouloit pas en effet, il n’avoit gardé dans cette rencontre aucune mesure qui approchât seulement de sa conduite ordinaire : ce que nous attribuâmes, madame la palatine et moi, à l’aversion qu’il avoit pour les négociateurs. Châteauneuf lui étoit très-suspect ; Chavigny étoit sa bête ; Saint-Romain lui étoit odieux, et par l’attachement qu’il avoit avec Chavigny, et par celui qu’il avoit eu à Munster à M. d’Avaux. Madame la palatine, qui ne savoit pas encore ce que le messager avoit apporté, quoiqu’elle sût qu’il étoit arrivé, trouva à propos que je retournasse chez Monsieur pour lui dire que ce courrier auroit pu peut-être avoir donné à la Reine de nouvelles vues ; et qu’elle jugeoit qu’il ne seroit que mieux, par cette considération, qu’elle n’exécutât pas la commission qu’il lui avoit donnée par moi, avant que l’on pût être informé de ce détail. Monsieur, que j’allai trouver sur-le-champ, : se gendarma contre cette ouverture, qui étoit pourtant très-sage, par une préoccupation qui lui étoit fort ordinaire, aussi bien qu’à beaucoup d’autres. — La plupart des hommes examinent moins les raisons de ce qu’on leur propose contre leur sentiment, que celles qui peuvent obliger celui qui les propose de s’en servir : Ce défaut est très-commun et très-grand. Je connus clairement que Monsieur ne recevoit ce que je lui dis de la part de la palatine que comme un effet de l’entêtement qu’il croyoit que nous avions l’un et l’autre contre M. le prince. J’insistai ; il demeura ferme et je connus encore en cet endroit qu’un homme qui ne se fie pas à soi-même ne se fie jamais véritablement à personne. Il avoit plus de confiance en moi, sans comparaison, qu’en tous ceux qui l’ont jamais approché ; mais sa confiance n’a jamais tenu un quart-d’heure contre sa peur.

Si le compliment que Monsieur faisoit faire à la Reine eût été fait par une personne moins adroite que madame la palatine, j’eusse été encore beaucoup plus en peine de l’événement. Elle le ménagea si habilement, qu’il servit au lieu de nuire. À quoi elle fut très-bien servie elle-même par la fortune, qui fit arriver ce messager dont je viens de vous parler justement au moment où il étoit nécessaire pour rectifier ce qu’il ne tenoit pas à Monsieur de gâter : car la Reine, qui étoit toujours soumise à M. le cardinal Mazarin, mais qui l’étoit doublement quand ce qu’il lui mandoit convenoit à sa colère, se trouva, lorsque madame la palatine commença à lui parler, dans une pensée si éloignée d’aucun accommodement avec M. le prince, que ce que la palatine lui dit de la part de Monsieur ne produisit en elle d’autres mouvemens que ceux que nous pouvions souhaiter, qui étoient de faire donner la carte blanche à Monsieur, et de l’obliger à se confesser, pour ainsi dire, de son balancement ; d’y chercher des excuses, mais de celles qui assuroient l’avenir, et de désirer avec impatience de me parler. Madame la palatine fut même chargée par la Reine de lui faire savoir par mon canal le détail de la dépêche du messager, et de me commander d’aller, entre onze heures et minuit, au lieu accoutumé. Madame la palatine ne douta pas, non plus que moi, que Monsieur ne dût avoir beaucoup de joie de ce que je lui allois porter. Nous nous trompâmes beaucoup l’un et l’autre car aussitôt que je lui eus dit que la Reine lui offrait tout sans exception, pourvu qu’il voulût s’unir de son côté sincèrement et parfaitement elle contre M. le prince, il tomba dans un état que je ne puis bien vous exprimer qu’en vous suppliant de vous ressouvenir de celui où il n’est pas possible que vous ne vous soyez trouvée quelquefois. N’avez-vous jamais agi sur des suppositions qui ne vous plaisoient pas ? Et n’est-il pas vrai pourtant que quand ces suppositions ne se sont point trouvées bien fondées, vous avez senti en vous-même un combat qui s’y est formé entre la joie de vous être trompée à votre avantage, et le regret d’avoir perdu les pas que vous y aviez faits ? Je me suis retrouvé mille fois moi-même dans cette idée. Monsieur étoit ravi de ce que la Reine étoit bien plus éloignée de l’accommodement qu’il ne l’avoit cru mais il étoit au désespoir d’avoir fait les avances qu’il avoit faites vers M. le prince, et qu’il avoit faites dans la vue de cet accommodement, qu’il croyoit bien avancé. Les hommes qui se rencontrent en cet état sont pour l’ordinaire assez long-temps à croire qu’ils ne se sont pas trompés ; même après qu’ils s’en sont aperçus parce que la difficulté qu’ils trouvent à découdre le tissu qu’ils ont commencé fait qu’ils s’y font des objections à-eux-mêmes : et ces objections, qui leur paroissent être des effets de leurs raisonnemens, ne sont presque que des suites naturelles de leurs inclinations. Monsieur, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, étoit timide et paresseux au souverain degré. Je vis, dans le moment que je lui appris le changement de la Reine, un air de gaieté et d’embarras tout ensemble sur son visage. Je ne le puis exprimer, mais je me le représente fort au naturel ; et quand je n’aurois pas eu d’ailleurs la lumière des pas qu’il avoit faits vers M. le prince, j’aurois lu dans ses yeux qu’il auroit reçu sur son sujet quelque nouvelle qui lui donnoit de la joie et qui lui faisoit de la peine. Ses paroles ne démentirent pas sa contenance : il voulut douter de ce que je lui disois, quoiqu’il n’en doutât pas. C’est le premier mouvement des gens qui sont de cette humeur, et qui se trouvent dans cet état. Il passa aussitôt après au second, qui est de chercher à se justifier de la précipitation qui les a jetés dans l’embarras. « Il est bien temps, me dit-il tout d’un coup ! La Reine fait des choses qui obligent les gens… » Il s’arrêta à ce mot, de honte, à mon avis, de m’avouer ce qu’il avoit fait. Il pirouetta quelque temps, il siffla, il alla rêver un moment auprès de la cheminée ; puis il me dit « Que diable direz-vous à la Reine ? Elle voudra que je lui promette de ne pas pousser les ministraux ; et comment puis-je le promettre après ce que j’ai promis à M. le prince ? » Il me fit en cet endroit un galimatias parfait, pour me justifier ce qu’il avoit fait dire à M. le prince depuis vingt-quatre heures ; et je connus que ce galimatias n’alloit principalement qu’à me faire croire qu’il croyoit ne m’en avoir pas fait le fin la veille. Je pris tout pour bon, et je suis encore persuadé qu’il crut avoir réussi dans son dessein. Le lieu que je lui donnai de se l’imaginer lui donna occasion de s’ouvrir beaucoup plus qu’il n’eût fait assurément s’il m’eût cru mal satisfait, et j’en tirai tout le détail de ce qu’il avoit fait. Le voici en peu de mots.

Comme il avoit posé pour fondement que M. le prince étoit, ou accommodé, ou sur le point de s’accommoder avec la cour, il crut pour certain qu’il ne hasarderoit rien en lui offrant tout dans une conjoncture où il ne craignoit pas que l’on acceptât ses offres contre la cour, parce que l’on s’accommodoit avec elle. Vous voyez d’un coup d’œil le frivole de ce raisonnement. Monsieur, qui avoit beaucoup d’esprit, le connut parfaitement, dès qu’il se vit hors du péril que la peur lui avoit inspiré ; mais comme il est toujours plus aisé de s’apercevoir du mal que du remède, il le chercha long-temps sans le trouver, parce qu’il ne le cherchoit que dans les moyens de satisfaire et les uns et les autres. Il y a des occasions où ce parti est absolument impossible ; et quand il l’est, il est pernicieux en ce qu’il mécontente infailliblement les deux partis : Il n’est pas moins incommode aux négociateurs, parce qu’il a toujours un air de fourberie. Il ne tint pas à moi, par l’un et par l’autre de ces motifs, d’en dissuader Monsieur. Il ne fut pas en mon pouvoir ; et j’eus ordre de faire agréer à la Reine que Monsieur se déclarât dans le parlement contre les trois sous-ministres, en cas que M. le prince continuât à demander, leur éloignement ; et j’eus en même temps la liberté de l’assurer que, moyennant cette permission, Monsieur se déclareroit dans la suite contre M. le prince, en cas que M. le prince eût après cela de nouvelles prétentions ; et comme je ne croyois pas qu’il fût ni juste ni sage d’outrer de tout point la Reine par un éclat de cette nature, je représentai à Monsieur avec force qu’il avoit beau jeu pour faire un coup double, et même triple, en obligeant la Reine par la conservation des sous-ministres (qui, dans le fond étoit assez indifférens) ; en faisant voir que M. le prince ne se contentoit pas de la destitution du Mazarin, et qu’il vouloit saper aussi les fondemens de l’autorité royale, en ne laissant pas même l’ombre de l’autorité à la régente, et en satisfaisant en même temps le public par une aggravation, pour ainsi parler, contre le cardinal, que je proposai en même temps, et que je m’assurois même de faire agréer à la Reine. Madame la palatine m’avoit dits qu’elle avoit vu, dans une lettre écrite par le cardinal à la Reine, qu’il la supplioit de ne rien refuser, de ce qu’on lui demanderoit contre lui, parce qu’il étoit persuadé que le plus que l’on désireroit, après l’excès, auquel on s’étoit porté, tourneroit plutôt en sa faveur qu’autrement ce qu’il y auroit d’esprits modérés ; et parce qu’il convenoit assez à son service que l’on amusât les fâcheux (c’étoit son mot) à des clabauderies, qui ne pouvoient plus être que des répétitions fort inutiles. Je ne tenois pas pour bien juste ce raisonnement de M. le cardinal mais je m’en servis, pour former la conduite que j’eusse souhaité que Monsieur eût voulu prendre, et je raisonnois ainsi : « Si Monsieur concourt à l’exclusion des sous-ministres, il fait apparemment le compte de M. le prince, en ce qu’il obligera peut-être la Reine à accorder à M. le prince tout ce qu’il lui demandera. Il ne fera pas le sien du côté de la cour, parce qu’il outrera, de plus en plus la Reine, et qu’il outrera de plus ceux qui l’approchent. Il ne le fera pas non plus du côté du public : car comme il le dit lui-même, M. le prince l’a gagné de la main ; et comme c’est lui qui a fait le premier la proposition de se défaire de ces restes du mazarinisme il en aura la fleur de la gloire : ce qui dans le peuple est le principal. Voilà donc un grand inconvénient, qui est celui de faire à la Reine une peur dont M. le prince peut se servir pour son avantage. Voilà, dis-je, un grand inconvénient qui est accompagné, de plus, d’un grand déchet de réputation, en ce qu’il fait voir Monsieur agissant en second avec M. le prince, et entraîné à une conduite dont non-seulement il n’aura pas l’honneur mais qui lui tournera même à honte, parce que l’on prétendra que c’étoit à lui à commencer à la prendre. Quelle utilité trouvera-t-il qui se puisse comparer à cet inconvénient ? On ne s’en peut imaginer d’autre qué celle d’ôter à la Reine des gens que l’on croit affectionnés au cardinal. Est-ce un avantage, quand on pense que les Fouquet, les Bertet, les Brachet passeront également la moitié des nuits auprès d’elle ; que les d’Estrées, les Souvré et les Senneterre y demeureront tous les jours ; et que ceux-ci y seront d’autant plus dangereux, que la Reine sera encore plus aigrie par l’éloignement des autres ? Je suis convaincu, par toutes ces considérations, que Monsieur doit faire à la première assemblée des chambres le panégyrique de M. le prince, sur la fermeté qu’il témoigne contre le retour de M. le cardinal Mazarin ; confirmer tout ce qui s’est dit en son nom par M. le prince de Conti, touchant la nécessité des précautions qu’il est bon de prendre contre son rétablissement ; combattre publiquement et par des raisons solides celle que l’on cherche dans l’éloignement des trois ministres ; faire voir qu’elle est injurieuse à la Reine, à laquelle on doit assez de respect et même assez de reconnoissance pour les paroles qu’elle réitère en toute occasion de l’exclusion à jamais de M. le cardinal Mazarin, pour ne pas abuser tous momens de sa bonté par de nouvelles conditions auxquelles on ne voit plus de fin ; ajouter que si la proposition d’aller ainsi de branche en branche venoit d’un fond dont l’on fût moins assuré que de celui de M. le prince, elle seroit suspecte, parce que le gros de l’arbre n’est pas encore déraciné. La déclaration contre le cardinal n’est pas encore expédiée : on sait que l’on conteste encore sur des paroles, au lieu de la presser, au lieu de consommer ou plutôt de cimenter cet ouvrage dont tout le monde est convenu. On fait des propositions nouvelles qui peuvent faire naître des scrupules dans les esprits les mieux intentionnés. Tel croit se sanctifier en mettant une pierre sur le tombeau du Mazarin, qui croiroit faire un grand péché s’il en jetoit seulement une petite contre ceux dont il plaira dorénavant à la Reine de se servir. Rien ne justifieroit davantage ce ministre coupable, que de donner le moindre lieu de croire que l’on voulut tirer en exemple journalier et même fréquent ce qui s’est passé à son égard. La justice et la bonté de la Reine ont consacré ce que nous avons fait, avec des intentions très-pures et très-sincères, pour son service et pour le bien de l’État il faut de notre part y répondre par des actions dans lesquelles on connoisse que notre principal soin est d’empêcher que ce que le salut du royaume nous a forcé de faire contre le ministre ne puisse blesser en rien la véritable autorité du Roi. Nous avons, en cette rencontre un avantage très-signalé. La déclaration publique que la Reine a fait faire tant de fois et à messieurs les princes et au parlement, qu’elle excluoit pour jamais le cardinal du ministère, nous met en droit, sans blesser l’autorité royale qui vous doit être sacrée, de chercher toutes les assurances possibles à cette parole, qui ne lui doit pas être moins inviolable. C’est à quoi Son Altesse Royale doit s’appliquer, et avec dignité et avec succès. Il ne doit point, à mon opinion, prendre le change et il doit faire craindre qu’on ne lui veuille donner, en lui proposant des diversions qui ne sont que frivoles au prix de ce qu’il y a effectivement à faire. Ce qui presse véritablement est de bien fonder la déclaration contre le cardinal. La première que l’on a portée étoit son panégyrique : celle à laquelle on travaille n’est, au moins à ce qu’on nous a dit, fondée que sur les remontrances du parlement et sur le consentement de la Reine ; et ainsi elle pourroit être expliquée dans le temps. Son Altesse Royale peut dire demain à la compagnie que la fixation, pour ainsi dire de cette déclaration est la précaution véritable et solide à laquelle il faut s’appliquer ; et que cette fixation ne peut être plus sure qu’en y insérant que le Roi exclut le cardinal, de tout son royaume et de ses conseils, parce qu’il est de notoriété publique et incontesté table que c’est lui qui a rompu la paix générale à Munster. Si Monsieur éclate demain sur ce ton, je lui réponds de se voir faire agréer le soir par la Reine. Il se réunit avec elle en donnant une cruelle atteinte au Mazarin : il se donne l’honneur dans le public de le pousser personnellement et solidement, et il l’ôte à M. le prince, en faisant voir qu’il affecte de n’attaquer que son ombre. Il fait connoître à tous les esprits sages et modérés qu’il ne veut pas souffrir que, sous prétexte du Mazarin, l’on continue tous les jours à donner de nouvelles atteintes à l’autorité royale. »

  1. De M. de Mercœur : Louis de Vendôme, frère du duc de Beaufort, avoit épousé Laure-Victoire Mancini, l’une des nièces de Mazarin.