Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre troisième/Section 2

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Madame de Chevreuse revint dans ce temps-là à Paris. Laigues qui l’avoit précédée de huit ou dix jours, nous avoit préparés à son retour. Il avoit fort bien suivi son instruction, et s’étoit attaché à elle, quoiqu’elle n’eût pas d’abord d’inclination pour lui. Mademoiselle de Chevreuse m’a dit depuis qu’elle disoit qu’il ressembloit à Bellerose, qui étoit un comédien qui avoit la mine fade ; qu’elle changea de sentiment avant que de partir de Bruxelles, et qu’elle en fut contente en toutes manières à Cambray. Il l’étoit aussi d’elle. Il nous la prôna comme une héroïne, à qui nous eussions eu l’obligation de la déclaration de M. de Lorraine en notre faveur, si la guerre eût continué, et à qui nous avions celle de la marche de l’armée d’Espagne. Montrésor, qui avoit été pour ses intérêts quinze mois à la Bastille, faisoit ses éloges ; et j’y donnois avec joie, dans la vue d’enlever à madame de Montbazon M. de Beaufort par le moyen de mademoiselle de Chevreuse (du mariage de laquelle avec lui on avoit parlé autrefois), et de m’ouvrir un nouveau chemin pour aller aux Espagnols en cas de besoin. Madame de Chevreuse en fit plus de la moitié pour venir à moi. Noirmoutier et Laigues, qui ne doutoient pas que je ne lui fusse nécessaire, et qui craignoient que madame de Guémené, qui la haïssoit mortellement quoiqu’elle fût sa belle-sœur, ne m’empêchât d’être autant de ses amis qu’ils le souhaitoient, me tendirent un panneau pour m’y engager, et j’y donnai. Le jour qu’elle arriva, ils me firent tenir avec Mademoiselle sa fille un enfant, qui vint au monde tout à propos. Mademoiselle de Chevreuse s’étoit parée de tout ce qu’elle avoit de pierreries : elle étoit belle ; j’étois en colère contre madame de Guémené, qui dès le second jour du siége de Paris s’en étoit allée d’effroi en Anjou. Il arriva le lendemain du baptême une occasion qui lui donna de la reconnoissance pour moi, et qui commença à m’en faire espérer de l’amitié. Madame de Chevreuse venoit de Bruxelles, et elle en venoit sans permission. La Reine s’en fâcha et lui envoya un ordre de sortir de Paris dans vingt-quatre heures. Laigues me le vint dire aussitôt ; j’allai avec lui à l’hôtel de Chevreuse, et je trouvai la belles à sa toilette, dans les pleurs. J’eus le cœur tendre, et je priai madame de Chevreuse de ne point obéir que je n’eusse eu l’honneur de la revoir. Je sortis en même temps pour chercher M. de Beaufort, à qui je persuadai qu’il n’étoit ni de notre honneur ni de notre intérêt de souffrir le rétablissement des lettres de cachet, qui n’étoit pas le moins odieux des moyens dont on s’étoit servi pour opprimer la liberté publique. Je jugeai bien que nous n’étions pas trop bons et lui et moi pour relever une affaire de cette nature, qui, bien que dans les lois et vraiment importante à la sûreté, ne laissoit pas d’être délicate le lendemain d’une paix, et par rapport à cette dame, la personne du royaume la plus convaincue de factions et d’intrigues. Je croyois, par cette raison qu’il étoit de la bonne conduite que cette escarmouche, que nous ne pouvions ni ne devions éviter, quoiqu’elle eût ses inconvéniens, se fît plutôt par M. de Beaufort que par moi. Il s’en défendit avec opiniâtreté, et il fallut me charger de cette commission, parce qu’elle devoit être exécutée au moins par l’un de nous deux pour faire quelque effet dans l’esprit du premier président. J’y allai en sortant de chez M. de Beaufort et comme je commençois à lui représenter la nécessité qu’il y avoit à ne pas aigrir les esprits par l’infraction des déclarations si solennelles, il m’arrêta tout court, en me disant : « C’est assez, mon bon seigneur ; vous ne voulez pas qu’elle sorte ? elle ne sortira pas. À quoi il ajouta en s’approchant de mon oreille : « Elle a les yeux très-beaux. » La vérité est que, quoiqu’il eût exécuté son ordre, il avoit écrit dès la veille a Saint-Germain, que les tentatives en seroient inutiles, et que l’on commettroit trop légèrement l’autorité du Roi.

Je retournai à l’hôtel de Chevreuse, et je n’y fus pas mal reçu. J’y trouvai mademoiselle de Chevreuse aimable. Je me liai intimement avec madame de Rhodes, bâtarde du feu cardinal de Guise, qui étoit bien avec elle. Je ruinai dans son esprit le duc de Brunswick-Zell, avec qui elle étoit comme accordée. Laigues me fit quelques obstacles au commencement ; mais la résolution de la fille et la facilité de la mère les levèrent bientôt. Je la voyois tous les jours chez elle, et très-souvent chez madame de Rhodes, qui nous laissoit en toute liberté. Nous nous en servîmes. Je l’aimai, ou plutôt je crus l’aimer car je ne laissai pas, de continuer mon commerce avec madame de Pommereux.

La société de messieurs de Brissac, de Vitry de Matha et de Fontrailles, qui étoient demeurés en union avec moi, n’étoit pas un bénéfice sans charge. Ils étoient cruellement débauchés et la licence publique leur donnant encore plus de liberté ils s’emportoient tous les jours dans des excès qui alloient jusqu’au scandale. Ils revenoient un jour d’un dîner qu’ils avoient fait chez Coulon ils virent venir un convoi funèbre, et ils le chargèrent l’épée à la main, en criant au crucifix « Voici l’ennemi ! » Une autre fois ils maltraitèrent, en pleine rue, un valet de pied du Roi. Les chansons n’épargnoient pas toujours Dieu. Ces folies me donnoient de la peine. Le premier président les savoit bien relever ; les ecclésiastiques s’en scandalisoient ; le peuple ne les trouvoit nullement bonnes : je ne les pouvois ni couvrir ni excuser, et elles retomboient nécessairement sur la Fronde. Voici l’étymologie du mot de Fronde, que j’avois omis dans le premier livre de cet ouvrage.

Quand le parlement commença à s’assembler pour les affaires publiques, M. le duc d’Orléans et M. le prince y vinrent assez souvent, comme vous avez vu, et y adoucirent même les esprits. Ce calme n’y étoit que par intervalle. La chaleur revenoit au bout de deux jours.

Bachaumont s’avisa de dire un jour, en badinant, que le parlement faisoit comme les écoliers qui frondent dans les fossés de Paris, qui se séparent dès qu’ils voient le lieutenant civil, et qui se rassemblent quand il ne paroît plus. Cette comparaison fut trouvée assez plaisante : elle fut célébrée par les chansons, et elle refleurit particulièrement, lorsque la paix étant faite entre le Roi et le parlement, on trouva lieu de l’appliquer à la faction de ceux qui ne s’étoient pas accommodés avec la cour. Nous y donnâmes nous-mêmes assez de cours, parce que nous remarquâmes que cette distinction de nom échauffoit les esprits ; et nous résolûmés dès ce soir de prendre des cordons de chapeaux qui eussent quelque forme de frondes. Un marchand affidé nous en fit quantité, qu’il débita à une infinité de personnes qui n’y entendoient aucune finesse ; et nous n’en portâmes que les derniers, pour n’y point faire paroître d’affectation, qui en eût gâté tout le mystère. L’effet que cette bagatelle fut incroyable. Tout fut à la mode de la Fronde, le pain, les chapeaux, les gants, les, mouchoirs, les éventails, les garnitures : et nous fûmes nous-mêmes encore plus à la mode par cette sottise que par l’essentiel. Nous avions besoin de tout pour nous soutenir, ayant toute la maison royale sur les bras. Car quoique j’eusse vu M. le prince chez madame de Longueville, je ne me croyois que médiocrement raccommodé il m’avoit traité civilement, mais froidement, et je savois même qu’il étoit persuadé que je m’étois plaint de lui comme ayant manqué aux paroles qu’il m’avoit fait porter à des particuliers du parlement. Comme je ne l’avois pas fait, j’avois sujet de croire que l’on eût affecté de me brouiller avec lui. Je trouvois que la chose venoit apparemment de M. le prince de Conti, qui étoit naturellement très-malin et qui me haïssoit sans savoir pourquoi, ni que je le pusse deviner moi-même. Madame de Longueville ne m’aimoit guère davantage, et j’en découvris un peu après la raison. Je me défiois de madame de Montbazon, qui n’avoit pas à beaucoup près tant de pouvoir que moi sur l’esprit de M. de Beaufort, mais qui en avoit plus qu’il ne falloit pour lui tirer tous ses secrets. Elle ne me pouvoit pas aimer, parce qu’elle savoit que, je lui ôtois la meilleure partie de la considération qu’elle en eût pu tirer à la cour. Cependant j’eusse pu m’accorder avec elle, car jamais femme n’a été de si facile composition mais comment arranger cet accommodement avec mes autres engagemens ; qui me plaisoient davantage, et oia j’avois plus de sûretés ? Vous voyez assez que je n’étois pas sans embarras. Il ne tint pas au comte de Fuensaldagne de me soulager. Il n’étoit pas content de M. de Bouillon, qui, à la vérité, avoit manqué le point décisif de la paix générale. Il l’étoit beaucoup moins de ses envoyés qu’il appeloit des taupes ; et il étoit fort satisfait de moi, parce que j’avois toujours insisté pour la paix des couronnes, et que je n’avois eu aucun intérêt dans, la paix particulière. Il m’envoya don Antonio Pimentel pour m’offrir tout ce qui étoit au pouvoir du Roi son maître, et pour me dire que, sachant l’état où j’étois avec le ministre, il ne doutoit point que je n’eusse besoin d’assistance ; qu’il me prioit de recevoir cent mille écus que don Antonio Pimentel m’apportoit en trois lettres de change dont l’une étoit pour Bâle, la seconde pour Strasbourg, et la troisième pour Francfort ; qu’il ne me demandoit pour cela aucun engagement, et que le roi Catholique seroit très-satisfait de n’en tirer aucun avantage que celui de me protéger. Je reçus avec un profond respect cette honnêteté j’en témoignai ma reconnoissance ; je n’éloignai point du tout les vues de l’avenir mais je refusai pour le présent, en disant à don Antonio que je me croirois absolument indigne de la protection du roi Catholique, si je recevois des gratifications de lui, n’étant pas en état de le servir ; que j’étois né Français, et attaché encore plus particulièrement qu’un autre, par ma dignité, à la capitale du royaume ; que mon malheur m’avoit porté à me brouiller avec le premier ministre de mon Roi ; mais que mon ressentiment ne me porteroit jamais, à chercher de l’appui parmi les ennemis, que lorsque la nécessité de la défense naturelle m’y obligeroit ; que la providence de Dieu, qui connoissoit la pureté de mes intentions m’avoit mis dans Paris en un état où je me soutiendrois apparemment par moi-même ; que si j’avois besoin d’une protection, je savois que je n’en pourrois jamais trouver de si puissante et si glorieuse que celle de Sa Majesté Catholique, à laquelle je tiendrois toujours à gloire de recourir. Fuensaldagne fut très-content de ma réponse, qui lui parut, à ce qu’il dit depuis à Saint-Ibal, d’un homme qui se croyoit assez de force, qui n’étoit point âpre à l’argent, et qui avec le temps en pourroit recevoir. Il me renvoya don Antonio Pimentel sur-le-champ même, avec une grande lettre pleine d’honnêteté et un petit billet de M. l’archiduc, qui me mandoit qu’il marcheroit sur un mot de ma main, con todas las fuerças del Rei su sennor.

Le lendemain du départ de don Antonio Pimentel, il m’arriva une petite intrigue qui me fâcha plus qu’une grande. Laigues mevint dire que M. le prince de Conti étoit dans une colère terrible contre moi ; qu’il disoit que je lui avois manqué au respect ; qu’il périroit lui et toute sa maison, ou qu’il s’en ressentiroit. Sarrasin[1], que je lui avois donné pour secrétaire, entra un moment après, qui confirmalamême chose. Jugez à quel point un homme qui ne se sent rien sur le cœur est surpris d’un éclat de cette espèce Je n’en fus en récompense que très-peu touché parce qu’il s’en falloit beaucoup que j’eusse autant de respect pour la personne de M. le prince de Conti que j’en avois pour sa qualité. Je priai Laigues de lui aller rendre de ma part ce que je lui devois, de lui demander avec respect le sujet de sa colère, et de l’assurer qu’il n’en pouvoit avoir aucun qui fut fondé à mon égard. Laibues revint, très-persuadé qu’il n’y avoit point eu de colère effective qu’elle étoit toute affectée et contrefaite, à dessein d’avoir une manière d’éclaircissement qui fit ou qui fit paroître un raccommodement ; et ce qui lui donna cette pensée fut qu’aussitôt qu’il eut fait son compliment à M. le prince de Conti, il fut reçu avec joie ; et remis pourtant pour la réponse à madame de Longueville, comme à la principale intéressée. Elle fit beaucoup d’honnêtetés à Laigues pour moi, et le pria de me mener le soir chez elle. Elle me reçut admirablement, en disant toutefois qu’elle avoit de grands sujets de se plaindre de moi, et que c’étoient de ces choses qui ne se disoient point mais que je les savois bien. Voilà tout ce que j’en pus tirer pour le fond car j’en eus toutes les honnêtetés possibles, et toutes les avances, même pour rentrer en union avec moi, disoit-elle et avec mes amis. En disant cette dernière parole, elle me donna sur le visage d’un de ses gants, et elle me dit en sortant « M’entendez-vous bien ? » Elle avoit raison et voici ce que j’en dis. M. de La Rochefoucauld avoit beaucoup négocié avec la cour ; mais comme il n’y avoit pas d’assurance aux paroles du cardinal Mazarin, il crut qu’il ne seroit pas mal à propos de le solliciter, ou de le fixer par un renouvellement de considération à M. le prince de Conti, à qui M. le prince en donnoit peu, et parce que l’on savoit qu’il le méprisoit, et parce qu’il paroissoit en toutes choses que leur réconciliation n’étoit pas sincère. Il eût souhaité par cette raison de se remettre à la tête de la Fronde, de laquelle il s’étoit assez séparé dès les premiers jours de la paix par des railleries dont il n’étoit pas le maitre, et par un rapprochement à la cour, qui, contre tout bon sens, avoit encore été plus apparent qu’effectif. M. de La Rochefoucauld s’imagina que l’on ne pourroit revenir plus naturellement du refroidissement qui avoit paru, que par un raccommodement, qui d’ailleurs feroit éclat, et donneroit par conséquent ombrage à la cour ce qui alloit à ses fins. Je lui ai demandé depuis, une fois ou deux, la vérité de cette intrigue. Il me dit seulement en général qu’ils étoient en ce temps-là persuadés, dans leurs cabales, que je rendois de mauvais services sur son sujet à madame de Longueville auprès de son mari. C’est de toutes les choses du monde celle dont j’ai été toute ma vie le moins capable ; et je ne crois pas que ce soupçon fut la cause de l’éclat que M. le prince de Conti fit contre moi, parce qu’aussitôt que j’eus fait faite par Laigues mon premier compliment, je fus reçu à bras ouverts et qu’aussitôt que madame de Longueville s’aperçut que je ne répondois qu’en termes généraux à ce qu’elle me dit de mes amis elle retomba dans une froideur qui passa en haine. Comme je savois que je m’avois rien fait qui me pût attirer l’éclat que M. le prince de Conti avoit fait contre moi, et que je m’imaginai être affecté, pour en faire servir l’accommodement à des intérêts particuliers, je demeurai fort froid à ce mot de mes amis. Elle se le tint pour dit et cela, joint au passé, eut des suites qui nous ont dû apprendre qu’il n’y a point de petits pas dans les grandes affaires.

M. le cardinal Mazarin ne songea auprès la paix qu’à se défendre, pour ainsi parler, des obligations qu’il avoit à M. le prince, qui, à la lettre ; l’avoit tiré de la potence et l’une de ses premières vues fut de s’allier avec la maison de Vendôme qui, en deux ou trois rencontres, s’étoit trouvée opposée aux intérêts de la maison de Condé. Il s’appliqua, par le même motif, à gagner l’abbé de La Rivière et il eut même l’imprudence de laisser voir à M. le prince qu’il lui faisoit espérer le chapeau destiné à M. le prince de Conti.

Quelques chanoines de Liège ayant jeté les yeux sur le même prince de Conti pour cet évêché, le cardinal, qui affectoit de témoigner à La Rivière qu’il eût souhaité de le dégoûter de sa profession., y trouva des obstacles, sous le prétexte qu’il n’étoit pas de l’intérêt de la France de se brouiller avec la maison de Bavière, qui y avoit des prétentions naturelles et déclarées.

J’omets une infinité de circonstances, qui marquèrent à M. le prince la méconnoissance et la défiance du cardinal. Il étoit trop vif et trop jeune encore pour songer diminuer la dernière ; il l’augmenta par la protection qu’il donna à Chavigny, qui étoit la bête du Mazarin, et pour qui il demanda et obtint la liberté de revenir à Paris ; par le soin qu’il prit des intérêts de M. de Bouillon, qui s’étoit fort attaché lui depuis la paix, et par les ménagemens qu’il avoit de son côté pour La Rivière lesquels n’étoient pas secrets. Il ne se faut point jouer avec ceux qui ont en main l’autorité royale. Quelques défauts qu’ils aient, ils ne sont jamais assez foibles pour ne pas mériter ou qu’on les ménage ou qu’on les perde, Leurs ennemis ne les doivent jamais mépriser, parce qu’il n’y a au monde que ces sortes de gens à qui il ne convienne pas quelquefois d’être méprisés.

Ces indispositions firent que M. le prince ne se pressa pas, comme il avoit accoutumé, de prendre cette campagne le commandement des armées. Les Espagnols avoient pris Saint-Venant et Ypres ; et le cardinal se mit dans l’esprit de prendre Cambray. M. le prince, qui ne jugea pas l’entreprise praticable, ne s’en voulut pas charger. Il laissa cet emploi à M. le comte d’Harcourt, qui y échoua ; et il partit pour aller en Bourgogne, en même temps que le Roi s’avança à Compiègne pour pousser avec chaleur le siége de Cambray.

Ce voyage, quoique fait avec la permission du Roi, fit peine au cardinal, et l’obligea à faire couler à M. le prince des propositions indirectes de rapprochement. M. de Bouillon m’a dit qu’il savoit qu’Arnauld, qui avoit été mestre de camp des carabins, et qui étoit fort attaché à M. le prince, s’en étoit chargé. Je ne sais pas si M. de Bouillon en étoit bien informé, et je sais aussi peu quelles suites ces propositions purent avoir. Ce qui me parut est que Mezerolles, négociateur de M. le prince, vint à Compiègne en ce temps-là ; qu’il y eut des conférences particulières avec M. le cardinal ; et qu’il lui déclara au nom de son maître que si la Reine se défaisoit de la surintendance des mers qu’elle avoit prise pour elle à la mort de M. de Brezé son beau-frère, il prétendoit que ce fût en sa faveur, et non en celle de M. de Vendôme, comme le bruit en couroit. Madame de Bouillon, qui croyoit être bien avertie, me dit que le cardinal avoit été fort étonné de ce discours, auquel il n’avoit répondu que par un galimatias, « que l’on lui fera bien expliquer, ajouta-t-elle, quand on le tiendra à Paris. » Je remarquai ce mot, que je lui fis moi-même expliquer ; et j’appris que M. le prince faisoit état de ne pas demeurer long-temps en Bourgogne, et d’obliger à son retour la cour de revenir à Paris, où le cardinal seroit plus souple qu’ailleurs. Cette parole faillit à me coûter la vie, comme vous verrez. Mais parlons auparavant de ce qui se passoit à Paris.

La licence y étoit d’autant plus grande que nous ne pouvions donner ordre à celle même qui ne nous convenoit pas. C’est le plus irrémédiable de tous les inconvéniens qui sont attachés à la faction : et il est très-grand, en ce que la licence qui ne convient pas à la faction lui est presque toujours funeste, parce qu’elle la décrie. Nous avions intérêt de ne pas étouffer les libelles et les vaudevilles qui se faisoient contre le cardinal : mais nous n’en avions pas un moindre à supprimer ceux qui se faisoient contre la Reine et contre l’État. On ne peut s’imaginer la peine que la chaleur des esprits nous donna sur ce sujet. La tournelle condamna à mort deux criminels[2] convaincus d’avoir mis au jour deux ouvrages très-dignes du feu. Comme ils étoient sur l’échelle, ils crièrent qu’on les faisoit mourir pour avoir débité des vers contre le Mazarin : le peuple les enleva à la justice. Je touche cette circonstance pour vous faire connoître l’embarras où sont les gens sur le compte desquels on ne manque jamais démettre tout ce qui se fait contre les lois et ce qui est encore plus fâcheux, c’est qu’il ne tient cinq ou six fois le jour qu’à la fortune de corrompre, par des contre-temps plus naturels à ces sortes d’affaires qu’à aucune autre, les meilleures et les plus sages productions du bon sens. En voici un exemple.

Jarzé[3], qui étoit en ce temps-là fort attaché au cardinal, se mit en tête d’accoutumer, disoit-il, les Parisiens à son nom et il s’imagina qu’il y réussiroit en brillant avec tous les autres jeunes gens de la cour qui avoient ce caractère dans les Tuileries, où tout le monde avoit pris fantaisie de se promener tous les soirs. Messieurs de Candale[4], de Boutteville[5], de Souvré, de Saint-Mesgrin[6], se laissèrent persuader à cette folie qui leur réussit au commencement. Nous n’y fîmes point de réflexion et comme nous nous sentions maîtres du pavé, nous crûmes même qu’il étoit de l’honnêteté de vivre civilement avec des gens de qualité à qui on devoit de la considération, quoiqu’ils fussent de parti contraire. Ils en prirent avantage : ils se vantèrent à Saint-Germain que les frondeurs ne leur faisoient point quitter le haut du pavé dans les Tuileries. Ils affectèrent de faire de grands soupers sur la terrasse, du jardin de Renard, d’y mener les violons, et de boire publiquement à la santé de Son Excellence. Cette extravagance m’embarrassa. Je savois d’un côté qu’il est dangereux de souffrir que nos ennemis fassent devant les peuples ce qui nous doit déplaire, parce que les peuples s’imaginent qu’ils le peuvent, puisqu’on le souffre. Je ne voyois d’autre part point de moyen pour l’empêcher que la violence, qui n’étoit pas honnête contre des particuliers, parce que nous étions trop forts, et qui n’étoit pas sage parce qu’elle commettoit à des querelles particulières, par lesquelles le Mazarin eût été ravi de nous donner le change. Voici l’expédient qui me vint dans l’esprit. J’assemblai chez moi messieurs de Beaufort, de La Mothe, de Brissac, de Retz, de Vitry et de Fontrailles. Avant que de m’ouvrir, je leur fis jurer de se conduire à ma mode dans une affaire que j’avois à leur proposer. Je leur fis voir les inconvéniens de l’inaction sur ce qui se passoit dans les Tuileries, je leur exagérai les inconvéniens des procédés particuliers ; et nous convînmes que, dès le soir, M. de Beaufort, accompagné de ceux que je viens de nommer, et de cent ou de cent vingt gentilshommes, se trouveroit chez Renard quand il sauroit que ces messieurs seroient à table ; et qu’après avoir fait compliment à M. de Candale et aux autres, il diroit à Jarzé que, sans leur considération, on l’auroit jeté du haut du rempart, pour lui apprendre à se vanter. J’ajoutai qu’il seroit bon encore de faire casser quelques violons lorsque la bande s’en retourneroit, et qu’elle ne seroit plus en lieu où les personnes qu’on ne vouloit point offenser y pussent prendre part. Le pis de cette affaire étoit le procédé de Jarzé, qui ne pouvoit point avoir de mauvaise suite, parce que sa naissance n’étoit pas fort bonne. Ils promirent tous de ne recevoir aucune parole de lui, et de se servir de ce prétexte pour en faire purement une affaire de parti. Cette résolution fut très-mal exécutée. M. de Beaufort, au lieu de faire ce qui avoit été résolu, s’emporta de chaleur. Il tira d’abord la nape, il renversa la table ; l’on coiffa d’un potage le pauvre Vineuil, qui n’en pouvoit pas davantage, et qui se trouva par hasard à table avec eux. Le pauvre commandeur de Jars eut le même sort. L’on cassa les instrumens sur la tête des violons. Menil, qui étoit avec M. de Beaufort, donna trois ou quatre coups d’épée à Jarzé. M. de Candale et M. de Boutteville, qui est aujourd’hui M. de Luxembourg, mirent l’épée à la main ; et sans Caumesnil, qui se mit au devant d’eux, ils eussent couru fortune, dans la foule des gens qui avoient tous l’épée hors du fourreau.

Cette aventure me donna une cruelle douleur, et aux partisans de la cour la satisfaction d’en jeter sur moi le blâme dans le monde ; mais cela ne fut pas de longue durée, parce que l’application que j’eus à en empêcher les suites fit assez connoître mon intention, et parce qu’il y a des temps où certaines gens ont toujours raison. Par la raison des contraires, Mazarin avoit toujours tort. Nous ne manquâmes point de célébrer, comme nous devions, la levée du siége de Cambray ; le bon accueil fait à Servien, pour le payer de la rupture de la paix de Munster[7] ; le bruit du rétablissement d’Emery, qui courut aussitôt que M. de La Meilleraye se fut défait de la surintendance des finances, et qui se trouva vrai peu après. Enfin nous nous trouvions en état d’attendre avec sûreté et même avec dignité ce que pourroit produire le chapitre des accidens, dans lequel nous commencions à entrevoir de grandes indispositions de M. le prince pour le cardinal, et du, cardinal pour M. le prince.

Ce fut dans ce moment où madame de Bouillon me découvrit que M. le prince avoit pris la résolution d’obliger le Roi de revenir à Paris et M. de Bouillon me l’ayant confirmé, je pris celle de me donner l’honneur de ce retour, qui étoit très-souhaité du peuple. Pour cet effet, je fis insinuer à la cour que les frondeurs appréhendoient ce retour, et j’écoutai les négociations que Mazarin ne manquoit jamais de hasarder de huit en huit jours par différens canaux, pour lui lever tout soupçon qu’il y eût de l’art de notre côté. Je fis ce que je pus pour faire agir en cela M. de Beaufort sous son nom, parce que je croyois que le Mazarin s’imagineroit qu’il trouveroit plus de facilité à le tromper que moi. Mais comme M. de Beaufort vit que la suite de la négociation alloit à faire le voyage de Compiègne, La Boulaye à qui il s’en ouvrit, lui conseilla de n’y point entrer, soit qu’il crût qu’il y eût trop de péril pour lui soit qu’il ne pût se résoudre à laisser faire un pas à M. de Beaufort, aussi contraire aux espérances que madame de Montbazon, à qui La Boulaye étoit dévoué, donnoit continuellement à la cour de son accommodement. Cette ouverture de M. de Beaufort à La Boulaye me donna de l’inquiétude, parce qu’étant persuadé de son infidélité et de celle de son amie, je ne voyois pas seulement la fausse négociation que je projetois avec la cour inutile, je la considérois encore comme dangereuse. Elle étoit pourtant nécessaire : car vous jugez bien de quel inconvénient il étoit de laisser l’honneur du retour du Roi au cardinal ou à M. le prince, qui s’en fussent fait une preuve de ce qu’il avoit toujours dit, que nous nous y opposions. Le président de Bellièvre me dit que puisque M. de Beaufort m’avoit manqué au secret sur un point qui me pouvoit perdre, je pouvois lui en faire un de mon côté sur un point qui le pouvoit sauver lui-même ; qu’il y alloit du tout pour le parti ; qu’il falloit tromper M. de Beaufort pour son salut ; que je le laissasse faire, et qu’il me donnoit parole qu’avant qu’il fût nuit il raccommoderoit tout le mal que le manquement de secret de M. de Beaufort avoit causé. Il méprit dans son carrosse, il me mena chez madame de Montbazon, où M. de Beaufort passoit toutes les soirées. Il arriva un moment après nous et M. de Bellièvre fit si bien qu’il répara effectivement ce qui étoit gâté. Il leur fit croire qu’il m’avoit persuadé qu’il falloit songer tout de bon à s’accommoder que la bonne conduite ne vouloit pas que nous laissassions venir le Roi à Paris, sans avoir au moins commencé à négocier ; et que la négociation se devoit faire par nous-mêmes en personne, c’est-à-dire par M. de Beaufort et par moi. Madame de Montbazon, qui prit feu à cette ouverture, et qui crut qu’il n’y avoit plus de péril en ce voyage, puisqu’on vouloit bien effectivement négocier, avança même qu’il seroit mieux que M. de Beaufort y allât. Le président de Bellièvre allégua douze ou quinze raisons, dont il n’y en avoit pas une qu’il entendît lui-même, pour lui prouver que cela ne seroit pas à propos ; et je remarquai alors que rien ne persuade tant les gens qui ont peu de sens, que ce qu’ils n’entendent pas. Le président de Bellièvre leur laissa même entrevoir qu’il seroit, peut-être à propos que je me laissasse persuader, quand je serois là, de voir le cardinal. Madame de Montbazon, qui entretenoit des correspondances avec tout le monde, par les différentes relations qu’elle avoit avec chacun, se fit honneur, par celle qu’elle entretenoit avec le maréchal d’Albret[8] (à ce qu’on m’a dit depuis), de ce projet à la cour. Et ce qui me le fait assez croire est que Servien recommença fort instamment les négociations avec moi. J’y répondis à tout hasard, comme si j’eusse été assuré que la cour en eût été avertie par madame de Montbazon. Je ne m’engageai pas de voir à Compiègne le cardinal Mazarin, parce que j’étois très-résolu de ne l’y point voir ; mais je lui fis entendre que je l’y pourrois voir, parce que je reconnus clairement que si le cardinal n’eût eu l’espérance que cette visite me décréditeroit chez le peuple, il n’eût point consenti à un voyage qui pouvoit faire croire au peuple que j’avois part au retour du Roi. Je jugeai à la mine plutôt qu’aux paroles de Servien que ce retour n’étoit pas si éloigné de l’inclination du cardinal que l’on le çroyoit à Paris, et même à la cour. Vous voyez facilement que j’oubliai de dire à Servien que je fisse état de parler à la Reine sur ce retour. Il alla annoncer le mien à Compiègne avec une joie merveilleuse, et je trouvai dans mes amis une opposition extraordinaire, parce qu’ils crurent que j’y courois un grand péril : mais je leur fermai la bouche, en leur disant que tout ce qui est nécessaire n’est pas hasardeux. J’allai coucher à Liancourt, où le maître et la maîtresse de la maison[9] firent de grands efforts pour m’obliger à retourner à Paris ; et j’arrivai le lendemain à Compiègne au lever de la Reine.

Comme je montois l’escalier, un petit homme habillé de noir, que je n’avois jamais vu, et que je n’ai jamais vu depuis, me coula dans la main un billet où étoient ces mots en grosses lettres : Si vous entrez chez le Roi, vous êtes mort. J’y étois, il n’étoit plus temps de reculer. Comme je vis que j’avois passé la salle des gardes sans être tué, je me crus sauvé. Je témoignai à la Reine que je venois l’assurer de mes obéissances très-humbles, et de la disposition où étoit l’église de Paris de rendre à Leurs Majestés tous les services auxquels elle étoit obligée. J’insinuai dans mon discours tout ce qui étoit nécessaire pour pouvoir dire que j’avois beaucoup insisté pour le retour du Roi. La Reine me témoigna beaucoup de bonté et même beaucoup d’agrément sur ce que je lui disois ; mais quand elle fut tombée sur ce qui regardoit le cardinal, et qu’elle eut vu que, quoiqu’elle me pressât de le voir, je persistois à lui répondre que cette visite me rendroit inutile à son service, elle ne se put plus contenir : elle rougit ; et tout le pouvoir qu’elle eut sur elle fut, à ce qu’elle a dit depuis, de ne me rien dire de fâcheux.

Servien racontoit un jour au maréchal de Clérembault que l’abbé Fouquet[10] proposa de me faire assassiner chez lui (Servien) où je dînois ; et il ajouta qu’il étoit arrivé à temps pour empêcher ce malheur. M. de Vendôme, qui vint au sortir de table chez Servien, me pressa de partir, en me disant qu’on tenoit de fâcheux conseils contre moi ; mais quand cela n’auroit pas été, M. de Vendôme l’auroit dit pourtant, car il n’y a jamais eu un imposteur pareil à lui.

Je revins à Paris, ayant fait tout ce que j’avois souhaité. J’avois effacé le soupçon que les frondeurs fussent contraires au retour du Roi ; j’avois jeté sur le cardinal toute la haine du délai ; je l’avois bravé dans son trône ; je m’étois assuré l’honneur principal du retour. Il y eut le lendemain un libelle qui mit tous ces avantages dans leur jour. Le président de Bellièvre fit voir à madame de Montbazon que les circonstances particulières m’avoient forcé à changer de résolution touchant la visite du cardinal. J’en persuadai aisément M. de Beaufort, qui fut d’ailleurs chatouillé du succès que cette démarche eut auprès du peuple. Hocquincourt, qui étoit de nos amis, fit le même jour je ne sais quelle bravade au cardinal. Je ne me ressouviens point du détail, mais nous le relevâmes de mille couleurs. Enfin nous connûmes visiblement que nous avions encore pour long-temps de la provision dans l’imagination du peuple ce qui fait le tout en ces sortes d’affaires.

M. le prince étant revenu à Compiègne, la cour prit ou déclara la résolution de revenir à Paris. Elle y fut reçue comme les rois l’ont toujours été et le seront toujours, c’est-à-dire avec des acclamations qui ne signifient rien que pour ceux qui prennent plaisir à se flatter. Un petit procureur du châtelet aposta, pour de l’argent, douze ou quinze femmes qui, à l’entrée du faubourg, crièrent : vive Son Eminence ! qui étoit dans le carrosse du Roi. Son Eminence crut là-dessus être maître de Paris : il s’aperçut, au bout de trois ou quatre jours, qu’il s’étoit trompé. Les libelles continuèrent. Marigny redoubla de force pour les chansons ; les frondeurs parurent plus fiers que jamais. Nous marchions quelquefois seuls, M. de Beaufort et moi, avec un page derrière notre carrosse, quelquefois avec cinquante livrées et cent gentilshommes. Nous diversifiions la scène, selon que nous jugions qu’elle seroit du goût des spectateurs. Les gens de la cour, qui nous blâmoient depuis le matin jusqu’au soir, nous imitoient à leur mode. Il n’y en avoit pas un qui ne prît avantage sur le ministre des frottades que nous lui donnions (c’étoit le mot du président de Bellièvre) ; et M. le prince, qui en faisoit trop ou trop peu à son égard, continua à le traiter du haut en bas. Et comme il n’étoit pas content du refus qu’on lui avoit fait de la surintendance des mers, qui avoit été à monsieur son beau-frère[11], le cardinal pensoit toujours à le radoucir par des propositions de quelque autre accommodement, qu’il eût été bien aise toutefois de ne lui donner qu’en espérance. Il lui proposa que le Roi acheteroit le comté de Montbéliard, souveraineté assez considérable et il donna charge à Hervart de ménager cette affaire avec le propriétaire, qui étoit un des cadets de la maison de Wurtemberg. On prétendoit, en ce temps-là, qu’Hervart même avoit averti M. le prince, que sa commission secrète étoit de ne pas réussir dans sa négociation. Ce qui est constant, c’est que M. le prince n’étoit pas content du cardinal, et qu’il ne continua pas seulement, depuis son retour, à traiter fort bien M. de Chavigny, son ennemi capital ; mais qu’il affecta même de se radoucir beaucoup à l’égard des frondeurs. Il me témoigna bien plus d’amitié qu’il n’avoit fait dans les premiers jours de la paix, et il ménagea plus que par le passé monsieur son frère et madame sa sœur. Il me semble que ce fut en ce temps-là qu’il remit M. le prince de Çonti dans la fonction du gouvernement de Champagne, dont il n’avoit encore eu que le titre. Il s’attacha M. l’abbé de La Rivière, en souffrant que monsieur son frère, qu’il prétendoit pouvoir faire cardinal par une pure recommandation, lui laissât la nomination, pour laquelle le chevalier d’Elbène fut dépêché à Rome. Tous ces pas ne diminuoient point les défiances du cardinal, qui étoient fort augmentées par l’attachement que M. de Bouillon avoit pour M. le prince ; mais elles étoient encore aigries, en ce qu’il croyoit que M. le prince favorisoit le mouvement de Bordeaux. Cette ville, tyrannisée par M. d’Epernon, esprit violent, avoitpris les armes, avec l’autorité du parlement, sous le commandement de Çambray et depuis sous celui de Sauvebœuf. Ce parlement avoit dépêché à celui de Paris un de ses conseillers appelé Guyonnet. Celui-ci ne bougeoit de chez M. de Beaufort, à qui tout ce qui paroissoit plus grand paroissoit bon. Il ne tint pas à moi d’empêcher toutes ces apparences qui ne servoient à rien, et qui au contraire pouvoient nuire.

M. le prince me parla avec aigreur de ces conférences de Guyonnet avec M. de Beaufort ce qui fait voir qu’il étoit bien éloigné de fomenter les désordres de la Guienne. Mais le cardinal le croyoit, parce que M. le prince penchoit à l’accommodement, et n’étoit pas d’avis que l’on harcelât une province aussi importante que la Guienne, pour le caprice de M. d’Epernon. Un des plus grands défauts du cardinal Mazarin étoit qu’il n’a jamais pu croire que personne lui parlât avec bonne intention.

Comme M. le prince avoit voulu se réunir toute sa maison il crut qu’il ne pourroit satisfaire pleinement M. de Longueville, qu’il n’eût obligé le cardinal à lui tenir la parole qu’on lui avoit donnée à la paix de Ruel ; c’est-à-dire de lui mettre entre les mains le Pont-de-l’Arche qui, joint au vieux Palais de Rouen, à Caen et à Dieppe, ne convenoit pas mal à un gouverneur de Normandie. Le cardinal s’opiniâtra à ne le pas faire. M. le prince se trouvant un jour au cercle, et voyant qu’il faisoit le fier plus qu’à l’ordinaire, lui dit, en sortant du cabinet de la Reine : « Adieu, Mars. » Cela se passa à onze heures du soir ; je le sus un demi quart-d’heure après, ainsi que tout le reste de la ville. Et comme j’allois le lendemain sur les sept heures du matin à l’hôtel de Vendôme y chercher M. de Beaufort, je le trouvai sur le Pont-Neuf, dans le carrosse de M. de Nemours qui le menoit chez madame sa femme, pour qui M. de Beaufort avoit beaucoup de tendresse. M. de Nemours étoit encore pour la Reine ; et comme il savoit l’éclat du jour précédent, il s’étoit mis dans l’esprit de persuader à M. de Beaufort de se déclarer pour elle en cette occasion. M. de Beaufort s’y trouvoit tout-à-fait disposé, d’autant plus que madame de Montbazon l’avoit prêché jusqu’à deux heures après minuit sur le même ton. Le connoissant comme je faisois, je ne devois pas être surpris de son peu de vue je le fus pourtant. Je lui représentai qu’il ne pouvoit rien voir qui fût plus contraire au bon sens ; qu’en nous offrant à M. le prince, nous ne hasardions rien : qu’en nous offrant à la Reine nous hasardions tout ; que dès que nous aurions fait ce pas, M. le prince s’accommoderoit avec le Mazarin, qui le recevroit à bras, ouverts, et par sa propre considération, et par l’avantage qu’il trouveroit à faire connoître au peuple qu’il devroit sa conservation aux frondeurs ce qui nous décréditeroit dans le public qu’en nous offrant à M. le prince, le pis-aller seroit de demeurer comme nous étions, avec la différence que nous aurions acquis un nouveau mérite à l’égard du public, par le nouvel effort que nous aurions fait pour ruiner son ennemi. Ces raisons emportèrent M. de Beaufort nous allâmes faprès-dinée à l’hôtel de Longueville où nous trouvâmes M. le prince dans la chambre de madame sasceur. Nous lui offrîmes nos services, et nous fûmes reçus comme vous pouvez vous l’imaginer. Nous soupâmes avec lui chez Prudhomme, où le panégyrique du Mazarin ne manqua d’aucune figure.

Le lendemain au matin, M. le prince me fit l’honneur de me venir voir, et il continua à me parler du même air dont il m’avoit parlé la veille. Il reçut même avec plaisir la ballade en na, ne, ni, ne, nu, que Marigny lui porta alors, comme il descendoit l’escalier. Il m’écrivit le soir, sur les onze heures, un petit billet où il m’ordonnoit de me trouver, le lendemain matin à quatre heures, chez lui avec Noirmoutier. Nous l’éveillâmes, comme il nous l’avoit commandé. Il nous dit qu’il ne pouvoit se résoudre à faire la guerre civile que la Reine étoit si attachée au cardinal, qu’il n’y avoit que ce moyen de l’en séparer ; qu’il n’étoit pas de sa conscience et de son honneur de le prendre et qu’il étoit d’une naissance à laquelle la conduite du Balafré ne convenoit pas. Il ajouta qu’il n’oublieroit jamais l’obligation qu’il nous avoit ; qu’en s’accommodant, il nous accommoderoit aussi avec la cour, si nous le voulions sinon qu’il ne laisseroit pas si la cour nous attaquoit de prendre hautement notre protection. Nous lui répondîmes que nous n’avions prétendu, en lui offrant nos services, que l’honneur de le servir ; que nous serions au désespoir que notre considération eût arrêté un moment son accommodement avec la Reine ; que nous le suppliions de nous permettre de demeurer comme nous étions avec le cardinal ; et que cela n’empècheroit pas que nous ne demeurassions toujours dans les termes du respect et du service que nous avions voué à Son Altesse.

Les conditions de l’accommodement de M. le prince avec le cardinal n’ont jamais été publiques, parce qu’il ne s’en est su que ce qu’il a plu au cardinal, en ce temps-là, d’en jeter dans le monde. Ce qui en parut fut la remise du Pont-de-l’Arche entre les mains de M. de Longueville.

Les affaires publiques ne m’occupoient pas si fort que je ne fusse obligé de vaquer à des affaires particulières qui me donnèrent bien de la peine. Madame de Guémené, qui s’en étoit allée d’effroi dès les premiers jours du siège de Paris, revint de colère à la première nouvelle qu’elle eut de mes visites à l’hôtel de Chevreuse. Je fus assez fou pour la prendre à la gorge, sur ce qu’elle m’avoit lâchement abandonné : elle fut assez folle pour me jeter un chandelier à la tête, sur ce que je ne lui avois pas gardé la fidélité à l’égard de mademoiselle de Chevreuse. Nous nous accordâmes un quart-d’heure après ce fracas, et le lendemain je fis pour son service ce que vous allez voir.

Cinq ou six jours après que M. le prince se fut accommodé, il m’envoya le président Viole pour me dire qu’on le déchiroit dans Paris comme un homme qui avoit manqué de parole aux frondeurs ; qu’il ne pouvoit pas croire que ces bruits-là vinssent de moi ; mais qu’il savoit que M. de Beaufort et madame de Mont-Lazon y contribuoient beaucoup qu’il me prioit d’y donner ordre. Je montai aussitôt en carrosse avec le président Viole. J’allai avec lui chez M. le prince, et je lui témoignai que j’avois toujours parlé de lui comme je devois. J’excusai autant que je pus M. de Beaufort et madame de Montbazon, quoique je n’ignorasse pas que la dernière n’eût dit que trop de sottises. Je lui insinuai qu’il ne devoit pas trouver étrange que, dans une ville aussi enragée contre le Mazarin, on se fût plaint de son accommodement, qui le remettoit pour la seconde fois sur le trône. Il se fit justice il comprit que le peuple n’avoit pas besoin d’instigateurs pour être échauffé sur cette matière. Il entra avec moi dans les raisons qu’il avoit eues de ne pas pousser les affaires ; il fut satisfait de ce que je lui dis pour lui justifier ma conduite ; il m’assura de son amitié, je l’assurai de mes services ; et la conversation finit d’une manière assez tendre pour me donner lieu de croire qu’il me tenoit pour son serviteur, et qu’il ne trouveroit pas mauvais que je me mêlasse d’une affaire arrivée justement la veille de ce que je viens de vous ffoixraconter.

M. le prince s’étoit engagé, à la prière de Meille, cadet de Foix qui étoit fort attaché à lui, de faire donner le tabouret à la comtesse de Foix[12] ; et le cardinal, qui y avoit grande aversion, suscita toute la jeunesse de la cour pour s’opposer à tous les tabourets qui n’étoient pas fondés sur des brevets. M. le prince, qui vit tout d’un coup une manière d’assemblée de noblesse, à la tête de laquelle même le maréchal de L’Hôpital s’étoit mis, ne voulut pas s’attirer la chaleur publique pour des intérêts qui lui étoient assez indifférens et il crut qu’il feroit assez pour la maison de Foix, s’il renversoit les tabourets des autres maisons privilégiées. Celle de Rohan étoit la première de ce nombre et jugez de quel dégoût étoit un échec de cette nature aux dames de ce nom La nouvelle leur en fut apportée le soir même que madame la princesse de Guémené revint d’Anjou. Mesdames de Chevreuse, de Rohan et de Montbazon se trouvèrent le lendemain chez elle. Elles prétendirent que l’affront qu’on leur vouloit faire n’étoit qu’une vengeance qu’on prenoit de la Fronde. Nous résolûmes une contre-assemblée de noblesse pour soutenir le tabouret de la maison de Rohan. Mademoiselle de Chevreuse eût eu assez de plaisir qu’on l’eût distinguée par là de celle de Lorraine ; mais la considération de madame sa mère fit qu’elle n’osa contredire le sentiment commun. Il fut question d’essayer d’ébranler M. le prince, avant que de venir à l’éclat je me chargeai de la commission. J’allai chez lui dès le soir même ; je pris mon prétexte sur la parenté que j’avois avec la maison de Guémené. M. le prince, qui m’entendit à demi mot, répondit ces paroles : « Vous êtes bon parent, il est juste de vous satisfaire. Je vous promets que je ne choquerai point le tabouret de la maison de Rohan ».

J’exécutai fidèlement l’ordre de M. le prince : j’allai de chez lui à l’hôtel de Guémené, où je trouvai toute la compagnie assemblée. Je suppliai mademoiselle de Chevreuse de sortir du cabinet, et je fis rapport de mon ambassade aux dames, qui en furent beaucoup édifiées ; il est si rare qu’une négociation finisse de cette manière, que celle-là m’a paru n’être pas indigne de l’histoire.

Cette complaisance qu’eut M. le prince pour moi déplut au cardinal qui avoit encore tous les jours de nouveaux sujets de chagrin. Le vieux duc de Chaulnes[13], gouverneur d’Auvergne, lieutenant de roi en Picardie, et gouverneur d’Amiens, mourut en ce temps-là. Le cardinal à qui la citadelle d’Amiens eût assez plu pour lui-même, eût bien vôulu que le vidame lui en eût cédé le gouvernement, dont il avoit la survivance, pour avoir celui d’Auvergne. Le vidame, qui étoit frère aîné de M. de Chaulnes que vous voyez aujourd’hui, se fâcha ; il écrivit une lettre très-haute au. cardinal, et s’attacha à M. le prince. M. de Nemours fit la même chose, parce qu’on balança à lui donner le gouvernement d’Auvergne. Miossens, qui est présentement le maréchal d’Albret, et qui étoit à la tête des gens d’armes du Roi, s’accoutuma et accoutuma les autres à menacer le ministre, qui augmenta la haine publique en rétablissant Emery, odieux à tout le royaume. Ce rétablissement nous fit un peu de peine, parce que cet homme, qui connoissoit mieux Paris que le cardinal, y jeta de l’argent, et l’y jeta même assez à propos. C’est une science particulière qui, bien ménagée, fait autant de bons effets dans un peuple qu’elle en produit de mauvais quand elle n’est pas bien entendue. Elle est de la nature de ces choses qui sont naturellement ou toutes bonnet ou toutes mauvaises.

Cette distribution qu’il fit sagement et sans éclat, nous obligea encore à songer avec plus d’application à nous incorporer, pour ainsi dire, avec le peuple ; et comme nous en trouvâmes une occasion qui étoit très-bonne en elle-même, nous ne la manquâmes pas. Si l’on m’eût cru, l’on ne l’eût pas prise si tôt ; nous n’étions pas pressés, et il n’est pas sage de faire dans les factions, où l’on n’est que sur la défensive, ce qui n’est pas pressé. Mais l’inquiétude des subalternes est la chose la plus incommode en ces rencontres : ils croient que, dès qu’on n’agit pas, on est perdu. Je leur prêchois tous les jours qu’il falloit planer ; que les pointes étoient dangereuses ; que la patience avoit de plus grands effets que l’activité ; mais personne ne comprenoit cette vérité. L’impression que fit à ce propos dans les esprits un méchant mot de la princesse de Guémené est incroyable. Elle se ressouvint d’un vaudeville que l’on avoit fait autrefois sur un certain régiment de Brulon, où l’on disoit qu’il n’y avoit que deux dragons et quatre tambours. Comme elle haïssoit la Fronde pour plus d’une raison, elle me dit un jour chez elle, en me raillant, que nous n’étions plus que quatorze de notre parti, qu’elle compara ensuite au régiment de Brulon. Noirmoutier, qui étoit éveillé mais étourdi, et Laigues, qui étoit lourd mais présomptueux, furent touchés de cette raillerie, au point qu’ils murmuroient depuis le matin jusqu’au soir de ce que je ne m’accommodois pas, ou que je ne poussois pas les affaires à l’extrémité. Comme les chefs dans les factions n’en sont maîtres qu’autant qu’ils savent prévenir ou apaiser les murmures, il fallut en venir malgré moi à agir, quoiqu’il n’en fût pas encore temps ; et je trouvai, par bonne fortune, une matière qui eût rectifié l’imprudence, si ceux qui l’avoient causée ne l’eussent pas outrée.

Les rentes de l’hôtel-de-ville de Paris sont particulièrement le patrimoine de tous ceux qui n’ont que médiocrement de biens. Il est vrai qu’il y a de riches maisons qui y ont part, mais il est encore plus vrai qu’il semble que la Providence les ait plus destinées pour les pauvres que pour les riches : et cela, bien entendu et bien ménagé, pourroit être très-avantageux au service du Roi, parce que ce seroit un moyen d’autant plus efficace qu’il seroit imperceptible, pour attacher à Sa Majesté un nombre infini de familles médiocres, qui sont toujours les plus redoutables dans les révolutions. La licence des temps a donné plus d’une fois des atteintes à ce fonds sacré.

L’ignorance du cardinal Mazarin ne garda point de mesures dans sa puissance. Il recommença, aussitôt après la paix, à rompre celles par lesquelles et les arrêts du parlement et les déclarations du Roi avoient pourvu à ce désordre. Les officiers de l’hôtel-de-ville dépendant du ministre y contribuèrent par leurs prévarications. Les rentiers s’en émurent : ils s’assemblèrent en grand nombre. La chambre des vacations donna arrêt par lequel elle défendit ces assemblées ; et quand le parlement fut rentré, à la Saint-Martin de l’année 1649, la grand’chambre confirma cet arrêt, qui étoit juridique en soi, parce que les assemblées sans l’autorité du prince ne sont jamais légitimes : mais qui autorisoit toutefois le mal, en ce qu’il en empêchoit le remède.

Ce qui obligea la grand’chambre à donner un second arrêt fut que, nonobstant celui qui avoit été rendu par la chambre des vacations, les rentiers assemblés, au nombre de plus de trois mille, tous bourgeois et vêtus de noir, avoient créé douze syndics pour veiller, disoient-ils, sur les prévarications du prévôt des marchands. Cette nomination des syndics fut inspirée à ces bourgeois par cinq ou six personnes[14] qui avoient en effet quelque intérêt dans les rentes, mais que j’avois jetées dans l’assemblée, pour la diriger aussitôt que je la vis formée. Je rendis en cette occasion un grand service à l’État, parce que si je n’eusse réglé, comme je fis, cette assemblée, il y eût eu assurément une fort grande sédition. Tout s’y passa avec un très-grand ordre. Les rentiers demeurèrent dans le respect, pour quatre ou cinq conseillers du parlement qui parurent à leur tête, et qui voulurent bien accepter le syndicat. Ils y persistèrent avec joie, quand ils surent par les mêmes conseillers que nous leur donnions, M. de Beaufort et moi, notre protection. Ils nous firent une députation solennelle et le premier président, voyant cette démarche, s’emporta, et donna ce second arrêt dont je viens de parler. Les syndics prétendirent que leur syndicat ne pourroit être cassé que par le parlement en corps, et non par la grand’chambre. Ils se plaignirent aux enquêtes, qui furent de même avis, après en avoir opiné dans leurs chambres ; et qui allèrent ensuite chez monsieur le premier président, accompagnés d’un très-grand nombre de rentiers.

La cour, qui crut devoir faire un coup d’autorité envoya des archers chez Parain des Coutures, capitaine de son quartier, et qui étoit un des douze syndics. Ils ne le trouvèrent pas chez lui. Le lendemain les rentiers s’assemblèrent en très-grand nombre en l’hôtel-de-ville et ils y résolurent de présenter requête au parlement, et d’y demander justice de la violence qu’on avoit voulu faire à un de leurs syndics.

Jusque là nos affaires alloient à souhait nous nous étions enveloppés dans la meilleure et la plus juste affaire, et nous étions sur le point de nous reprendre et de nous recoudre, pour ainsi dire, avec le parlement, qui vouloit demander l’assemblée des chambres, et qui sanctifioit par conséquent tout ce que nous avions fait. Le diable monta à la tête de nos subalternes ils crurent que cette occasion tomberoit si nous ne la relevions d’un grain qui fût de plus haut goût que les formes du Palais. Ce furent les propres mots de Montrésor, qui, dans un conseil de Fronde tenu chez le président de Bellièvre, proposa qu’il falloit tirer un coup de pistolet à l’un des syndics, pour obliger le parlement à s’assembler ; parce qu’autrement, dit-il, le premier président n’accordera jamais l’assemblée des chambres, qui nous est absolument nécessaire, parce qu’elle nous rejoint au parlement, dans une conjoncture où nous serons, avec le parlement, les défenseurs de la veuve et de l’orphelin et où nous ne sommes, sans le parlement, que des séditieux et des tribuns du peuple. Il n’y a ajouta-t-il, qu’à faire tirer un coup de pistolet dans la rue à un de nos syndics qui ne sera pas assez connu du peuple pour faire une trop grande émotion, mais qui la fera suffisante pour produire l’assemblée des chambres, qui nous est si nécessaire.

Je m’opposai à ce dessein de toute ma force ; je leur représentai que nous aurions l’assemblée des chambres sans cet étrange expédient, qui avoit mille inconvéniens. Le président de Bellièvre traita mon scrupule de pauvreté ; il me pria de me ressouvenir de ce que j’avois mis autrefois dans la Vie de César, que dans les affaires publiques la morale est de plus d’étendue que dans les particulières. Je le priai à mon tour de se ressouvenir de ce que j’avois mis à la fin de cette même Vie : qu’il est toujours judicieux de ne se servir qu’avec d’extrêmes précautions de cette licence, parce qu’il n’y a que le succès qui la justifie. Et qui peut répondre du succès ? Je ne fus pas écouté, bien qu’il semblât que Dieu m’eût inspiré ces paroles, comme vous le verrez par l’événement. Il fut donc résolu qu’un gentilhomme qui étoit à Noirmoutier tireroit un coup de pistolet dans le carrosse de Joly, que vous avez vu depuis à moi, et qui étoit un des syndics des rentiers ; que Joly se feroit une égratignure, pour faire croire qu’il étoit blessé ; qu’il se mettroit au lit, et qu’il donneroit sa requête au parlement. Cette résolution me donna une telle inquiétude que je ne fermai pas l’œil de toute la nuit, et que je dis le lendemain matin au président de Bellièvre ces deux vers du fameux Corneille[15] :

Je rends grâces aux Dieux de n’être point Romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

Le maréchal de La Mothe en eut autant d’aversion que moi. Enfin elle s’exécuta le 11 décembre 1649, et la fortune ne manqua pas d’y jeter le plus cruel de tous les incidens. Le marquis de La Boulaye, soit de sa propre folie, soit de concert avec le cardinal, voyant que sur l’émotion causée dans la place Maubert par ce coup de pistolet, et sur la plainte du président Charton, l’un des syndics, qui s’imagina qu’on avoit pris Joly pour lui, se jeta comme un démoniaque (le parlement étant assemblé) au milieu de la salle du Palais, suivi de quinze ou vingt coquins, dont le plus honnête homme étoit un misérable savetier. Il cria aux armes, il n’oublia rien pour les faire prendre dans les rues voisines ; il alla chez le bon homme Broussel, qui lui fit une réprimande à sa mode. Il vint chez moi, et je le menaçai de le faire jeter par la fenêtre. Voici ce qui me fit croire qu’il agissoit de concert avec le cardinal :

Il étoit attaché à M. de Beaufort, qui le traitoit de parent ; mais il tenoit encore davantage auprès de lui par madame de Montbazon, de qui il étoit tout-à-fait dépendant. J’avois découvert que ce misérable avoit des conférences secrètes avec madame d’Epinelle, concubine, en titre d’office, d’Ondedei, et espionne avérée du Mazarin. J’avois pourtant fait jurer M. de Beaufort, sur les Évangiles, qu’il ne lui diroit jamais rien de tout ce qui me regarderoit. Laigues m’a dit que le cardinal, en mourant, le recommanda au Roi comme un homme qui l’avoit toujours fidèlement servi ; et vous remarquerez que ce même homme avoit toujours été frondeur de profession.

Je reviens à Joly. Le parlement s’étant assemblé, ordonna que l’on informeroit de cet assassinat. La Reine, qui vit que La Boulaye n’avoit pas réussi dans la tentative de la sédition, alla, à son ordinaire (car c’étoit un samedi), à la messe à Notre-Dame. Le prévôt des marchands l’alla assurer, à son retour, de la fidélité de la ville. On affecta de publier au Palais-Royal que les frondeurs avoient voulu soulever le peuple, et qu’ils avoient manqué leur coup : mais tout cela ne fut que douceur au prix de ce qui arriva le soir. La Boulaye posa une espèce de corps-de-garde de sept ou huit cavaliers dans la place Dauphine, pendant que lui-même (à ce qu’on m’a assuré depuis) étoit chez une fille de joie dans le voisinage. Il y eut je ne sais quelle rumeur entre les cavaliers et les bourgeois du guet ; et l’on vint dire au Palais-Royal qu’il y avoit de l’émotion dans ce quartier. Servien eut ordre d’envoyer savoir ce que c’étoit ; et l’on prétend qu’il grossit beaucoup, par son rapport, le nombre des gens qui y étoient. On observa même qu’il eut une assez longue conférence avec le cardinal dans la petite chambre grise de la Reine, et que ce ne fut qu’après cette conférence qu’il vint dire tout échauffé à M. le prince qu’il y avoit assurément quelque entreprise contre sa personne. M. le prince voulut aller s’éclaircir lui-même : la Reine l’en empêcha, et ils convinrent d’envoyer seulement le carrosse de M. le prince avec quelques carrosses de suite, pour voir si on l’attaqueroit. Arrivés sur le Pont-Neuf, ils trouvèrent quantité de gens armés, parce que les bour-geois avoient pris les armes à la première rumeur ; et il n’arriva rien. Il y eut un laquais blessé d’un coup de pistolet derrière le carrosse de Duras, mais on ne sait point comment cela arriva. S’il est vrai, comme on le disoit en ce temps-là, que deux cavaliers tirèrent ce coup de pistolet après avoir regardé dans le carrosse de M. le prince, où ils ne trouvèrent personne, il y a apparence que ce fut un jeu, et la continuation de celui du matin. Un boucher, très-homme de bien, me dit huit jours après (et il me l’a dit vingt fois depuis) qu’il n’y avoit pas un mot de vrai de ce qui s’étoit dit de ces deux cavaliers ; que ceux de La Boulaye n’y étoient plus quand les carrosses passèrent ; et que les coups de pistolet ne furent qu’entre des bourgeois ivres et quelques bouchers qui revenoient de Poissy, et qui n’étoient pas non plus à jeun. Ce boucher, appelé Le Roux, père du chartreux dont vous avez ouï parler, disoit qu’il étoit dans la compagnie.

L’artifice de Servien réunit au cardinal M. le prince, qui se trouva dans la nécessité de pousser les frondeurs, parce qu’il crut qu’ils l’avoient voulu assassiner. Tout ce qu’il y avoit de gens à lui crurent qu’ils ne lui témoigneroient point assez de zèle s’ils ne lui exagéroient son péril, et les flatteurs du Palais-Royal confondirent avec empressement l’entreprise du matin avec l’aventure du soir. On broda sur ce canevas tout ce que la plus lâche complaisance, tout ce que la plus noire imposture, tout ce que la crédulité la plus forte y purent figurer ; et nous nous trouvâmes le lendemain au matin réveillés par le bruit qu’on répandit par la ville que nous avions voulu enlever la personne du Roi, le mener à l’hôtel-de-ville, et massacrer M. le prince ; que pour cet effet les troupes d’Espagne s’avançoient sur la frontière, de concert avec nous. La cour fit le soir une peur épouvantable à madame de Montbazon, qu’on savoit être la patronne de La Boulaye. Le maréchal d’Albret, qui se vantoit d’être aimé de cette dame, lui portoit tout ce qu’il plaisoit au cardinal de faire aller jusqu’à elle. Vigneuil, qui en étoit effectivement aimé, lui inspiroit tout ce que M. le prince lui vouloit faire croire. Elle fit voir les enfers ouverts à M. de Beaufort, qui me vint éveiller à cinq heures du matin, pour me dire que nous étions perdus, et que nous n’avions qu’un parti à prendre c’étoit, pour lui, de se jeter dans Peronne, où Hocquincourt le recevroit ; et pour moi de me retirer à Mézières, où je pouvois disposer de Bussy-Lamet. Je crus d’abord qu’il avoit fait quelque sottise avec La Boulaye. Après qu’il m’eut fait mille sermens qu’il étoit aussi innocent que moi, je lui dis que le parti qu’il me proposoit étoit pernicieux qu’il nous feroit paroître coupables aux yeux de tout l’univers qu’il n’y en avoit point d’autre que de nous envelopper dans notre innocence, que de faire bonne mine, de ne rien entreprendre il l’égard de tout ce qui ne nous attaqueroit pas directement, et de résoudre ce que nous aurions à faire dans les occasions. Il entra dans mes raisons. Nous sortîmes sur les huit heures, pour nous faire voir au peuple, et pour voir nous-mêmes la contenance du peuple, qu’on nous avoit mandé de différens quartiers être beaucoup consterné. Cela nous parut effectivement ; et si Ja cour nous eût attaqués dans ce moment, je ne sais si elle n’auroit point réussi. Je reçus trente billets sur le midi, qui me firent croire qu’elle en avoit le dessein, et trente autres qui me firent, appréhender qu’elle ne le pût avec assez de succès.

Messieurs de Beaufort, de La Mothe de Brissac de Noirmoutier de Laigues de Fiesque, de Fontrailles et de Matha vinrent dîner chez moi. Il y eut après dîner une grande contestation, la plupart voulant que nous nous missions sur la défensive, c’est-adire que nous nous reconnussions coupables avant que d’être accusés.. Mon avis l’emporta ce, fut que M. de Beaufort marchât seuil dans les rues avec un page derrière son carrosse, et que j’y marchasse de même manière de mon côté ; que nous allassions séparément chez M. le prince lui dire que nous étions très-persuadés qu’il ne nous faisoit point l’injustice de nous confondre dans les bruits qui couroient. Je ne pus trouver après dîner M. le prince chez lui ; et M. de Beaufort ne l’y ayant pas rencontré non plus, nous nous trouvâmes sur les six heures chez madame de Montbazon, qui vouloit à toute force que nous prissions des chevaux de poste pour nous enfuir. Nous eûmes sur cela une contestation qui ouvrit une scène où il y eut bien du ridicule, quoiqu’il ne s’y agît que du tragique. Madame de Montbazon soutenant qu’au personnage que nous jouions, M. de Beaufort et moi, il n’y avoit rien de si aisé que de se défaire de nous, puisque nous nous mettions entre les mains de nos ennemis : je lui répondis qu’il étoit vrai que nous hasardions notre vie ; mais que si nous agissions autrement, nous perdrions notre honneur. À ce mot elle se leva de dessus son lit où elle étoit, et me dit, après m’avoir mené vers la cheminée : « Avouez le vrai, ce n’est pas ce qui vous tient ; vous ne sauriez quitter vos nymphes. Amenons l’innocente avec nous : je crois que vous ne vous souciez plus guère de l’autre. » Comme j’étois accoutumé à ses manières, je ne fus pas surpris de ce discours ; mais je le fus davantage quand je la vis dans la pensée de s’en aller à Peronne, et si effrayée qu’elle ne savoit ce qu’elle disoit. Je trouvai que ses deux amans lui avoient donné plus de frayeur qu’ils n’eussent voulu. J’essayai de la rassurer ; et sur ce qu’elle me témoignoit quelque défiance que je ne fusse pas de ses amis, à cause de la liaison que j’avois avec mesdames de Chevreuse et de Guémené, je lui dis tout ce que celle que j’avois avec M. de Beaufort pouvoit demander de moi dans cette conjoncture. À cela, elle me répondit brusquement : « Je veux que l’on soit de mes amis pour l’amour de moi-même ne le mérité-je pas bien ? » Je lui fis là-dessus son panégyrique ; et de propos en propos, qui continuèrent assez long-temps, elle tomba sur les beaux exploits que nous aurions faits, si nous nous étions trouvés unis ensemble à quoi elle ajouta qu’elle ne concevoit pas comment je m’amusois à une vieille plus méchante qu’un diable, et une jeune encore plus sotte à proportion. « Nous nous disputons tout le jour cet innocent, reprit-elle en me montrant M. de Beaufort qui jouoit aux échecs ; nous nous donnons bien de la peine, et nous gâtons toutes nos affaires accordons-nous ensemble, allons-nous-en à Peronne. Vous êtes maîtres de Mézières ; le cardinal nous enverra demain des négociateurs. »

Ne soyez pas surprise de ce qu’elle parloit ainsi de M. de Beaufort, c’étoient ses termes ordinaires ; et elle disoit à qui la vouloit entendre que le pauvre sire étoit impuissant. Ce qu’il y a de vrai ou presque vrai, est qu’il ne lui avoit jamais demandé le bout dû doigt, et qu’il n’étoit amoureux que de son ame. En effet, il me paroissoit au désespoir quand elle mangeoit le vendredi de la viande ce qui lui arrivoit souvent. J’étois accoutumé à ses dits, mais je ne l’étois pas à ses douceurs. J’en fus touché, quoiqu’elles me fussent suspectes, vu la conjoncture. Elle étoü fort belle, je n’avois pas des dispositions naturelles à perdre de telles occasions ainsi je me radoucis beaucoup, et l’on ne m’arracha pas les yeux. Je proposai donc d’entrer dans le cabinet ; mais l’on me proposa pour préalable de toutes choses, d’aller à Peronne ainsi finirent nos amours. Nous rentrâmes dans la conversation l’on se remit à contester sur la conduite qu’il falloit tenir. Le président de Bellièvre, que madame de Montbazon envoya consulter, répondit que l’unique parti étoit de faire toutes les démarches de respect à l’égard de M. le prince ; et si elles n’étoient pas reçues, qu’il restoit de se soutenir par son innocence et par sa fermeté.

M. de Beaufort sortit de l’hôtel de Montbazon pour aller chercher M. le prince, qu’il trouva à table. Il lui fit son compliment avec respect M. le prince, qui se trouva surpris, lui demanda s’il se vouloit mettre à table. Il s’y mit, soutint la conversation sans s’embarrasser, et sortit d’affaire avec une audace qui ne déborda pas. Je ne sais ce qui se passa depuis ce souper jusqu’au lendemain matin ; mais je sais bien que M. le prince, qui n’avoit pas paru aigri ce soir-là, parut très-envenimé contre nous le lendemain.

J’allai chez lui avec Noirmoutier ; et quoique toute la cour y fût pour le complimenter sur son prétendu assassinat, et qu’il les fît tous entrer les uns après les autres dans, son cabinet, le chevalier de Rivière, gentilhomme de sa chambre, me laissa toujours, en me disant qu’il n’avoit pas ordre de me faire entrer : Noirmoutier, qui étoit fort vif, s’impatientoit, et j’affectois de la patience. Je demeurai dans la chambre trois heures entières, et n’en sortit qu’avec les derniers. Je ne me contentai pas de cette avance j’allai chez madame de Longueville, qui me reçut assez froidement ; après quoi je me rendis chez son époux, qui étoit arrivé à Paris depuis peu. Je le priai de témoigner en bien pour moi à M. le prince et comme il étoit fort persuadé que tout ce qui se passoit n’étoit qu’un piège que la cour tendoit à M. le prince, il me fit connoître qu’il avoit un mortel déplaisir de tout ce qu’il voyoit. Mais comme il étoit naturellement foible et fraîchement raccommodé avec lui, il demeura dans les termes généraux, et contre son ordinaire il évita le détail.

Tout cela se passa le 11 et le 12 décembre 1649. Le 13, M. le duc d’Orléans, accompagné de M. le prince, de messieurs de Bouillon, de Vendôme, de Saint-Simon, d’Elbœuf et de Mercœur, vint an parlement, où sur une lettre de cachet envoyée par le Roi, par laquelle Sa Majesté ordonnait que l’on informât des auteurs de la sédition, il fut arrêté que l’on travailleroit à cette affaire avec toute l’application que méritoit une conjuration contre l’État.

Le 14, M. le prince fit sa plainte, et demanda qu’il fût informé de l’assassinat qu’on avoit voulu commettre contre sa personne.

Le 15 on ne s’assembla pas, parce que l’on voulut donner du temps à messieurs Charon et Doujat pour achever les informations pour lesquelles ils avoient été commis.

Le 18, le parlement ne s’étant pas assemblé pour la même raison, Joly présenta requête à la grand’chambre pour être renvoyé à la tournelle, prétendant que son affaire n’étoit que particulière, et ne devoit pas être traitée dans l’assemblée des chambres, parce qu’elle n’avoit aucun rapport à la sédition. Le premier président, qui ne vouloit faire qu’un procès de tout ce qui s’étoit passé le 11, renvoya la requête à l’assemblée des chambres.

Le 19 n’y eut point d’assemblée.

Le 20, Monsieur et M. le prince vinrent au Palais et toute la séance se passa à contester si le président Charton, qui avoit fait sa plainte le jour du prétendu assassinat de Joly, opineroit ou n’opineroit pas. Il fut exclus, et avec justice.

Le 21 parlement ne s’assembla pas.

Cependant la Fronde ne s’endormoit pas, et je n’oubliai rien de tout ce qui pouvoit servir au rétablissement de nos affaires. Presque tous nos amis étoient désespérés, tous étoient affoiblis le maréchal de La Mothe même se laissa toucher à l’honnêteté que M. le prince lui fit de le tirer du pair ; et s’il ne nous abandonna pas, il mollit beaucoup. Je suis obligé de faire en cet endroit l’éloge de Caumartin. Il étoit mon allié, Estri mon cousin germain ayant épousé une de ses tantes. Il avoit déjà quelque amitié pour moi, mais nous n’étions en nulle confidence. Il s’unit intimement avec moi le lendemain de l’éclat de La Boulaye, et entra dans mes intérêts lorsqu’on me croyoit abîmé. Je lui donnai ma confiance par reconnoissance et je la continuai au bout de huit jours ; par l’estime que j’eus pour sa capacité qui passoit son âge.

Ce que je trouvai de plus ferme à Paris, dans la consternation, furent les curés[16]. Ils travaillèrent dans ces sept ou huit jours-là parmi le peuple avec un zèle incroyable ; et celui de Saint-Gervais, frère de l’avocat général Talon m’écrivit dès le 5 : « Vous remontez : sauvez-vous de l’assassinat ; avant qu’il soit il huit jours, vous serez plus fort que vos ennemis. »

Le 21 à midi, un officier de la chancellerie me fit avertir que M. Meillant, procureur général, s’étoit enfermé deux heures le matin avec M. le chancelier et M. de. Chavigny, et qu’il avoit été résolu, de l’avis du premier président, que le 23 il prendroit ses conclusions contre M. de Beaufort, contre M. de Broussel et contre moi ; et qu’il concluroit à ce que nous serions assignés pour être ouïs ce qui est une manière d’ajournement personnel un peu mitigé.

Nous tînmes l’après-dînée un grand conseil de Fronde chez Longueil, où il y eut de grandes contestations. L’abattement du peuple faisoit craindre que la cour ne se servît de cet instant pour nous faire arrêter, sous quelque formalité de justice que Longueil prétendoit pouvoir être coulée dans la procédure par l’adresse du président de Mesmes, et soutenue par la hardiesse du premier président. Ce sentiment de Longueil me faisoit peine comme aux autres : je ne pouvois pourtant me rendre à l’avis des autres, qui étoit de hasarder un soulèvement. Je savois que le peuple revenoit à nous, mais je n’ignorois pas qu’il n’y étoit point revenu ; qu’ainsi nous pourrions manquer notre coup ; et j’étois assuré que quand même nous y réussirions, nous serions perdus, parce que nous n’en pouvions soutenir les suites, et que nous nous ferions convaincre nous-mêmes de trois crimes capitaux et très-odieux. Ces raisons sont bonnes pour toucher les esprits qui n’ont pas peur, mais ceux qui craignent ne sont susceptibles que du sentiment que la peur inspire. J’observai dans cette conversation, qui quand la frayeur est venue jusqu’à certain point, elle produit les mêmes effets que la témérité. Longueil opina en cette occasion à investir le Palais-Royal. Après que je les eus laissés longtemps battre l’eau, pour laisser refroidir l’imagination, qui ne se rend jamais quand elle est échauffée, je leur proposai ce que j’avois résolu de leur dire avant que d’entrer chez Longueil. C’étoit que quand nous saurions le lendemain Monsieur et messieurs les princes au Palais, M. de Beaufort y allât, suivi de son écuyer ; que j’y entrasse en même temps par un autre degré, avec un simple aumônier ; que nous allassions prendre nos places et que je disse, en son nom et au mien, qu’ayant appris qu’on nous impliquoit dans la sédition, nous venions porter nos têtes au parlement pourêtre punis si nous étions coupables, ou pour demander justice contre les calomniateurs si nous nous trouvions innocens ; et que bien qu’en mon particulier je ne me tinsse pas justiciable de la compagnie, je renonçois pourtant à tous les priviléges, pour faire paroître mon innocence à un corps pour qui j’avois eu toute ma vie tant d’attachement et de vénération. « Je sais bien, messieurs, ajoutai-je, que le parti que je vous propose est un peu délicat, parce qu’on nous peut tuer au Palais ; mais si on manque de nous tuer, demain nous sommes maîtres du pavé : il est si beau à des particuliers de l’être dès le lendemain d’une accusation atroce, qu’il n’y a rien qu’il ne faille hasarder pour cela. Nous sommes innocens, la vérité est forte ; le peuple et nos amis ne sont abattus que parce que les circonstances malheureuses que le caprice, de la fortune a assemblées à un certain point les font douter de notre innocence. Notre sécurité ranimera le parlement et le peuple. Je maintiens que nous sortirons du Palais (si nous n’y tombons pas) plus accompagnés que nos ennemis. Voici les fêtes de Noël : il n’y a plus d’assemblée que demain et après-demain. Si les choses se passent comme je vous marque, je les soutiendrai dans le peuple en un sermon que je projette de prêcher le jour de Noël à Saint-Germain de l’Auxerrois, qui est la paroisse du Louvre. Nous le soutiendrons après les fêtes par nos amis, que nous aurons le temps de faire venir des provinces. »

On se rendit à cet avis, on nous recommanda à Dieu comme devant courir grand risque : mais chacun retourna chez soi avec fort peu d’espérance.

  1. Jean-François Sarrasin, bel esprit de ce temps-là connu par divers ouvrages, et mort en 1657. (A. E.)
  2. Un de ces criminels étoit Marlot, imprimeur. Il avoit été condamné au gibet pour avoir imprimé un libellé très-offensant contre contre la peine, Voyez les Mémoires de Guy-Joly. (A. E.)
  3. Jarzé : Duplessis, marquis de Jarzé.
  4. Louis-Charles Gaston de Nogaret, de La Valette et de Foix, duc de Candale, etc., mort sans alliance en 1658, âge d’un peu plus de trente ans, (A. E.)
  5. François-Henri de Montmorency, duc de Piney-Luxembourg, maréchal de France en 1675, mort le 4 janvier 1695.(A. E.)
  6. Jacques Esthuer, marquis de Saint-Mesgrin mort en 1652. Il fut tué aux troubles de Paris. (A. E.)
  7. La rupture de la paix de Munster : Les frondeurs accusoient mal à propos Servien d’avoir fait manquer à Munster la paix avec l’Espagne. L’accueil qu’il reçut à la cour étoit tout naturel, parce qu’il avoit eu la principale part au traite de Westphalie, qui avoit rendu la paix à l’Empire, et posé les bases du système d’equlibre de l’Europe.
  8. César-Phébus d’Albret, comte de Miossens, maréchal de France en 1653, mort en 1676. La branche de ce maréchal est bâtarde de la maison d’Albret. (A. E.)
  9. Le maître et la maîtresse de la maison : Roger Du Plessis, duc de Liaucourt, mort en 1674 ; Jeanne de Schomberg son épouse, morte la même année, deux mois avant son mari. Tous deux avoient embrassé avec ardeur la cause du jansénisme.
  10. Basile Fouquet, abbé de Barjeau, frère du surintendant des finances mort en 1683. (A. E.)
  11. Monsieur son beau-frère : Le duc de Brezé, neveu du cardinal de Richelieu, avoit été tué le 14 juin 1646, dans un combat naval livré près d’Orbitello. Le prince de Condé avoit épousé sa sceur.
  12. La comtesse de Foix : Madeleine-Charlotte d’Ailly.
  13. Honoré d’Albert, duc de Chaulnes, gouverneur d’Amiens, frère du connétable de Luyncs, mort en 1649 le 30 octobre, en sa soixante-neuvième année. (A. E.)
  14. Par cinq ou six personnes : entre autres Joly, dont les Mémoires suivent ceux de Retz. Cet émissaire du coadjuteur fut nommé l’un des syndics des rentiers.
  15. Du fameux Corneille : Horace, acte II, scène 3.
  16. Les curés : Presque tous avoient embrasse la cause du jansénisme. Ils favorisoient la Fronde par tous les moyens qui étoient eu leur pouvoir.