Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre troisième/Section 5

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En voici un d’une autre nature, qui n’est pas moindre. Le roi d’Angleterre, qui venoit de perdre la bataille de Worcester, arriva à Paris le propre jour du départ de don Gabriel de Tolède ; milord Taff lui servoit de grand chambellan, de valet de chambre, d’écuyer de cuisine, et de chef de gobelet. L’équipage étoit digne de la cour ; et il n’avoit pas changé de chemise depuis l’Angleterre. Milord Jermyn lui en donna une des siennes en arrivant. La Reine sa mère n’avoit pas assez d’argent pour lui donner de quoi en acheter pour le lendemain. Monsieur l’alla voir aussitôt qu’il fut arrivé ; mais il ne fut pas en mon pouvoir de l’obliger à offrir un sou au Roi son neveu, parce que, disoit-il, peu n’est pas digne de lui, et beaucoup m’engageroit à trop pour la suite. À propos de ces paroles je fais cette digression, qu’il n’y a rien de si fâcheux que d’être le ministre d’un prince dont on n’est pas le favori ; parce qu’il n’y a que la faveur qui donne le pouvoir sur le petit détail de sa maison, dont on ne laisse pas d’être responsable au public, lorsque le monde voit que l’on a le pouvoir sur des choses bien plus considérables que le domestique. La faveur de M. le duc d’Orléans ne s’acquéroit pas, mais elle se conquéroit. Il savoit qu’il étoit toujours gouverné, et il affectoit toujours d’éviter de l’être, ou plutôt de paroître l’éviter ; et jusqu’à ce qu’il fût dompté, pour ainsi parler, il ruoit et donnoit des saccades. J’avois trouvé qu’il me convenoit assez d’entrer dans les grandes affaires ; mais je n’avois pas cru qu’il me convînt d’entrer dans les petites. La figure qu’il y eût fallu faire m’eût trop donné l’air de confusion, qui ne m’étoit pas bon, parce qu’elle ne se fût pas bien accordée avec l’homme du public, dont je tenois le poste, plus beau et bien plus sûr que celui de favori de M. d’Orléans. Je dis plus sûr, car le peuple de Paris se fixe plus aisément qu’aucun autre ; et M. de Villeroy, qui en a parfaitement connu le naturel dans tout le cours de la Ligue où il gouvernoit sous M. du Maine, a été de ce sentiment. Ce que j’en éprouvois moi-même me le persuadoit, et fit que bien que Montrésor, qui avoit été long-temps à Monsieur, me pressât de prendre au palais d’Orléans l’appartement de l’abbé de La Rivière, que Monsieur m’avoit offert, et qu’il m’assurât que j’aurois des dégoûts tant que je ne me serois pas érigé moi-même en favori, bien que Madame m’en pressât très-souvent aussi elle-même, bien qu’il n’y eût rien de si facile, parce que Monsieur joignoit à l’inclination qu’il avoit pour ma personne une très-grande considération pour le pouvoir que j’avois dans le public, je demeurai pourtant toujours ferme dans ma première résolution, qui étoit bonne dans le fond, mais qui ne laissa pas d’avoir des inconvéniens par la suite : par exemple, celui sur le sujet duquel je vous fais cette remarque. Si je me fusse logé au palais d’Orléans, et que j’eusse vu les comptes du trésorier de Monsieur, j’eusse donné la moitié de son apanage à qui il m’eût plu ; et quand il l’auroit trouvé mauvais, il ne m’en eût osé rien dire. Je ne voulus pas me mettre sur ce pied. Il ne fut donc pas en mon pouvoir de l’obliger d’assister le roi d’Angleterre de mille pistoles, et j’en eus honte pour lui et pour moi. J’en empruntai quinze cents de M. de Morangis, oncle de celui que vous connoissez ; et je les portai à milord Taff, pour le Roi son maître. Il ne tint qu’à moi d’en être remboursé dès le lendemain, en monnoie même de son pays : car en retournant chez moi sur les onze heures du soir, je rencontrai un certain Tilnei, Anglais, que j’avois connu autrefois à Rome, qui me dit que Vaire, grand parlementaire et très-confident de Cromwell, venoit d’arriver à Paris, et qu’il avoit ordre de me voir. Je me trouvai un peu embarrassé ; je ne crus pas toutefois devoir refuser cette entrevue. Vaire me donna une petite lettre de la part de Cromwell, laquelle n’étoit que de créance. Elle portoit que les sentimens que j’avois fait paroître dans la défense de la liberté publique, joints à ma réputation, avoient donné à Cromwell le dessein de faire une étroite amitié avec moi. Le fond fut orné de toutes les honnêtetés, de toutes les offres, de toutes les vues que vous pouvez vous imaginer. Je répondis avec respect ; mais je ne dis et ne fis rien qui ne fût digne d’un vrai catholique et d’un bon Français. Vaire me parut d’une capacité surprenante. Je reviens à ce qui se passa le lendemain chez Monsieur.

Laigues, qui y avoit eu le matin une grande conférence avec M. Le Tellier, m’aborda, et je connus qu’il avoit quelque chose à me communiquer. Je le lui dis, et il me répondit : « Il est vrai ; mais me donnez-vous votre parole de me garder le secret ? » Je l’en assurai. Le secret étoit que Le Tellier avoit ordre positif du cardinal de tirer messieurs les princes du bois de Vincennes, si les ennemis se mettoient à portée d’en pouvoir approcher ; et de ne rien oublier pour y faire consentir Monsieur, mais de l’exécuter quand bien même il n’y consentirait pas ; d’essayer de me gagner sur ce point par le moyen de madame de Chevreuse, qui n’étoit pas encore tout-à-fait payée des quatre-vingt mille livres que la Reine lui avoit données de la rançon du prince de Ligne, qui avoit été pris prisonnier à la bataille de Lens, et qu’il croyoit par cette considération être plus dépendante de la cour. Laigues ajouta toutes les raisons qu’il put trouver lui-même, pour me prouver la nécessité et même l’utilité de cette translation. Je l’arrêtai tout court, et je lui répondis que je serois bien aise de lui parler devant M. Le Tellier. Nous l’attendîmes chez Monsieur : nous le prîmes sur le degré, nous le menâmes dans la chambre du vicomte d’Autel, et je l’assurai que je n’avois aucune aversion à la translation de messieurs les princes ; que je ne croyois pas y avoir aucun intérêt ; que j’étois même persuadé que Monsieur n’y en avoit aucun véritable ; et, que s’il me faisoit l’honneur de m’en demander mon sentiment, je n’estimerois pas parler contre ma conscience en lui parlant ainsi mais que mon opinion avoit été en même temps qu’il n’y avoit rien de plus contraire au service du Roi, parce que cette translation étoit de la nature des choses dont le fond n’étoit pas bon, et dont les apparences sont mauvaises, et qui, par cette raison, sont toujours très-dangereuses. « Je m’explique, ajoutai-je : il faudroit que les Espagnols eussent gagné une bataille, pour venir à Vincennes ; et quand ils l’auroient gagnée, il faudroit qu’ils eussent des escadrons volans pour l’investir avant qu’on eût le temps d’en tirer messieurs les princes. Je suis convaincu, par cette raison, que la translation n’est pas nécessaire ; et je soutiens que dans les matières qui ne sont pas favorables par elles-mêmes, tout changement qui n’est pas nécessaire est pernicieux, parce qu’il est odieux. Je la tiens encore moins nécessaire du côté de Monsieur et du côté des Il frondeurs, que du côté des Espagnols. Supposé que Monsieur ait toutes les plus méchantes intentions du monde contre la cour ; supposé que M. de Beaufort et moi voulions enlever messieurs les princes, comment s’y prendrait-on ? Toutes les compagnies qui sont dans le château ne sont-elles pas au Roi ? Monsieur a-t-il des troupes pour assiéger Vincennes ? Et les frondeurs, quelque fous qu’ils puissent être, exposeront-ils le peuple de Paris à un siège que deux mille chevaux détachés de l’armée du Roi feront lever dans un quart-d’heure à cent mille bourgeois ? Je conclus que la translation n’est pas bonne dans le fond. Examinons les apparences : ne seront-elles pas que M. le cardinal se seroit voulu rendre maître, sous le prétexte des Espagnols, des personnes de messieurs les princes, pour en disposer à sa mode ? Qui peut répondre que Monsieur n’en prenne pas lui-même de l’ombrage, ou du moins qu’il ne se choque d’une action que le commun ne peut au moins s’empêcher de croire lui être désavantageuse ? Le peuple, qui est généralement frondeur, croira que vous lui ôtez M. le prince, qu’il croit présentement en ses mains, quand il le voit sur le haut du donjon ; et que vous le lui ôtez pour lui rendre la liberté quand il vous plaira, et pour venir assiéger Paris une seconde fois avec lui. Les partisans de M. le prince s’en serviront utilement pour échauffer les esprits par la commisération que le seul spectacle de trois princes enchaînés, et promenés de cachot en cachot, produira dans l’imagination. Je vous ai dit que je n’avois aucun intérêt dans cette translation je me suis trompé ; j’y en trouve un grand, qui est que le peuple criera, et dans ce peuple je compte tout le parlement. Je serai obligé, pour ne me point perdre, de dire que je n’ai pas approuvé la résolution. On mandera à la cour que je la blâme, et l’on mandera le vrai. On ajoutera que je la blâme pour Il émouvoir le peuple et pour, décréditer M. le cardinal, et cela ne sera pas vrai ; mais comme l’effet s’en suivra, cela sera cru : et ainsi il m’arrivera ce qui m’est arrivé au commencement des troubles, et ce que j’éprouve encore aujourd’hui sur les affaires de Guienne. J’ai fait les troubles, parce que je les ai prédits ; et je fomente la révolte de Bordeaux, parce que je me suis opposé à la conduite qui l’a fait naître. Voilà ce que j’ai à vous dire sur ce que vous me proposez, et que j’écrirai si vous voulez aujourd’hui à M. le cardinal et même à la Reine. »

Le Tellier, qui avoit ses ordres, ne prit de mon discours que ce qui facilitoit son dessein. Il me remercia, au nom de la Reine, de la disposition que je témoignois à ne m’y point opposer. Il exagéra l’avantage que ce me seroit d’effacer, par cette complaisance aux frayeurs (quoique non raisonnables), si je voulois, de la Reine, les ombrages qu’on avoit voulu donner de ma conduite auprès de Monsieur ; et je connus alors de Le Tellier ce qu’on m’en avoit déjà dit, qu’une des figures de sa rhétorique étoit souvent de ne pas justifier celui qu’il ne vouloit pas servir. Je ne me rendis pas à ses raisons, qui n’étoient point solides mais je m’étois attendu par avance à celles que je vous ai déjà touchées sur un autre sujet, et qui étoient tirées de la nécessité de ne pas outrer le cardinal, dans une conjoncture où il pouvoit à tout moment s’accommoder avec M. le prince. Je promis à M. Le Tellier tout ce qu’il lui plut sur ce fait, et je le lui tins fidèlement car aussitôt qu’il en eut fait la proposition à Monsieur de la part de la Reine, je pris la parole, non pas pour le soutenir sur ce qu’il disoit de la nécessité de la translation de laquelle je ne me pus pas résoudre de convenir, mais pour faire voir à Monsieur qu’elle lui étoit indifférente en son particulier ; et que, supposé que la Reine la voulût absolument, il y devoit consentir. M. de Beaufort s’opposa avec fureur à la proposition de Le Tellier, et jusqu’au point d’offrir à Monsieur de charger leurs gardes quand on les transféreroit. Je ne manquai pas de bonnes raisons pour combattre son opinion : et comme il se rendit lui-même de bonne grâce à la dernière que je lui alléguai, qui étoit que je savois de la propre bouche de la Reine que Bar lui avoit offert, lorsqu’elle partit pour aller en Guienne, de tuer lui-même messieurs les princes, s’il arrivoit une occasion où il crût ne les pouvoir empêcher de se sauver ; je m’étonnai beaucoup de la confidence, et j’en jugeai qu’il falloit que le Mazarin lui eût mis, dans ce temps-là, des soupçons dans l’esprit que les frondeurs pensassent à se saisir de la personne de M. le prince. Je n’y avois songé de ma vie. Monsieur comprit l’inconvénient affreux qu’il y auroit à une action qui auroit une suite aussi funeste : M. de Beaufort en conçut de l’horreur : et l’on convint que Monsieur donneroit les mains à la translation, et que M. de Beaufort et moi ne dirions point dans le public que nous l’eussions approuvée. Le Tellier me témoigna être satisfait de mon procédé, quand il sut que dans la vérité j’avois approuvé son avis auprès de Monsieur. Servien m’a dit depuis qu’il avoit écrit à la cour tout le contraire, et qu’il s’y étoit fait valoir comme ayant emporté Monsieur contre les frondeurs. Je ne sais ce qui en est.

Permettez-moi d’égayer un peu ces matières sérieuses par deux petits contes qui sont très-ridicules, mais qui vous feront connaître le génie des gens avec qui j’avois à agir. M. Le Tellier, proposant à madame de Chevreuse la translation de messieurs les princes, lui demanda si elle pouvoit s’assurer de moi sur ce point ; et il lui répéta cette demande trois ou quatre fois. Elle comprit à la fin ce qu’il entendoit, et elle lui dit « Je vous entends ; oui, je suis assurée de lui et d’elle : il lui est plus attaché que jamais, et j’agis de si bonne foi en tout ce qui regarde la Reine et le cardinal, que quand cela finira ou diminuera, je vous en avertirai fidèlement. » Le Tellier la remercia bonnement ; et de peur d’être soupçonné d’ingratitude en son endroit, en cachant l’obligation qu’il lui avoit, il en fit la confidence une heure après à Vassé, qu’il trouva apparemment en son chemin, plutôt que les trompettes de la ville. Le jour que madame de Chevreuse fit cette amitié à M. Le Tellier, elle m’en fit une autre. Elle me mena dans le cabinet de l’appartement bas de l’hôtel de Chevreuse ; elle ferma les verrous sur elle et sur moi et elle me demanda si je n’étois pas effectivement de ses amis. Vous vous attendez sans doute à un éclaircissement de ce côté-là nullement… Je l’assurai cependant de ma prudence. Elle prit ma parole, et me dit du fond du cœur « Laigues est quelquefois insupportable. » Cette parole, jointe aux réprimandes impertinentes : qu’il faisoit de temps en temps avec un rechignement…, et aux liaisons un peu trop étroites qu’il me paroissoit prendre avec Le Tellier, m’obligea de tenir un conseil dans le cabinet de madame de Rhodes ; et nous résolûmes, elle, mademoiselle de Chevreuse et moi, de donner un autre amant à la mère. Hacqueville fut mis sur les rangs : il commençoit en ce temps-là à venir très-souvent à l’hôtel de Chevreuse, et il avoit aussi renoué depuis peu avec moi une ancienne amitié de collége. Il m’a dit plusieurs fois qu’il n’auroit pas accepté la commission ; je m’en rapporte. Je n’en pressai pas l’expédition, parce que je n’eus pas la force sur moi-même de solliciter la destitution de l’autre mais je ne m’en trouvai pas mieux, et ce ne fut pas là la première fois que je m’aperçus que l’on paie souvent les dépens de sa bonté.

Le jour que messieurs les princes furent transférés à Marcoussis, maison de M. d’Entragues, bonne à un coup de main, et située à six lieues de Paris, d’un côté où les Espagnols n’eussent pu aborder à cause des rivières, le président de Bellièvre parla fortement au garde des sceaux, et lui déclara en termes formels que s’il continuoit à agir à mon égard comme il avoit commencé, il serait obligé, pour son honneur, de rendre le témoignage qu’il devoit à la vérité. Le garde des sceaux lui répondit assez brusquement « Les princes ne sont plus à la vue de Paris il ne faut pas que le coadjuteur parle si haut. » Vous verrez bientôt que j’eus raison de prendre date de cette parole. Je retourne au parlement.

Le Coudray-Montpensier étant revenu de la cour et de Bordeaux, où Monsieur l’avoit envoyé porter les conditions qu’on a vues ici, n’en apporta pas beaucoup plus de satisfaction que les députés du parlement de Paris. Il fit en pleine assemblée la relation de ce qu’il avoit négocié en l’une et en l’autre dont la substance étoit que lui Coudray-Montpensier, étant arrivé à Libourne où étoit le Roi, avoit envoyé deux trompettes à Bordeaux et deux courriers, pour y proposer la cessation d’armes pour dix jours ; que huit de ces jours étant écoulés avant qu’il pût être à Bordeaux pour avoir la réponse, ceux de ce parlement avoient désiré que cette cessation d’armes ne fût comptée que du jour que Coudray-Montpensier retourneroit à Bordeaux, du voyage qu’il étoit prié de faire à Libourne, pour obtenir du Roi cette prolongation. Il rapporta encore qu’ayant jugé cette condition raisonnable, il étoit sorti de la ville pour la venir proposer à la cour mais qu’étant à moitié chemin, il avoit reçu un ordre du Roi de renvoyer l’escorte et le tambour de M. de Bouillon ; que le lendemain, comme lui et ceux de la ville s’attendoient à une réponse favorable, ils avoient vu paroître le maréchal de La Meilleraye qui les croyoit surprendre, et qui étoit venu attaquer la Bastide, dont il avoit été repoussé. Voilà la vérité de la relation de Coudray-Montpensier. Je ne sais si le peu de commotion qu’elle causa dans les esprits le jour qu’il l’apporta à l’assemblée des chambres se doit attribuer aux couleurs dont nous la déguisâmes tout le soir de la veille chez Monsieur, ou à des influences bénignes et douces qui adoucissent en de certains jours, les esprits d’une compagnie. Je ne l’ai jamais vue plus modérée l’on ne nomma presque pas le cardinal, et on passa sans contestation à l’avis de Monsieur, qui avoit été concerté la veille avec M. Le Tellier. Cet avis fut d’envoyer deux députés de la compagnie et le Coudray-Montpensier à Bordeaux, savoir pour la dernière fois si le parlement vouloit la paix ou non ; et d’inviter même deux députés de Bordeaux d’y accompagner ceux de Paris.

Cinq ou six jours après, le parlement de Toulouse écrivit à celui de Paris touchant les mouvemens de la Guienne dont une partie est de sa juridiction, et lui demanda en termes exprès l’union ; mais Monsieur éluda avec adresse cette rencontre, qui étoit très-importante, et fit, par insinuation plutôt que par autorité, que la compagnie ne répondit que par des civilités, et par des expressions qui ne signifioient rien. Il ne se trouva pas à la délibération pour mieux couvrir son jeu. Le président de Bellièvre me dit l’après-dînée « Quel plaisir y auroit-il à faire ce que nous faisons pour des gens qui seroient capables de le connoître ? Il avoit raison ; et vous le connoîtrez, lorsque je vous aurai dit que nous fûmes lui et moi une partie du soir chez Monsieur avec Le Tellier, qui ne nous en dit pas seulement une parole.

Ce calme du parlement n’étoit pas si parfait qu’il n’y eût toujours de l’agitation. Tantôt il donnoit arrêt, pour interroger les prisonniers d’État qui étoient dans la Bastille ; tantôt il en sortoit à propos de rien, comme un tourbillon qui sembloit mêlé d’éclairs et de foudres contre le cardinal Mazarin ; tantôt on se plaignoit du divertissement des fonds destinés pour les rentes. Nous avions peine à parer aux coups ; et nous n’eussions pas tenu long-temps contre les vagues, si la nouvelle de la paix de Bordeaux ne fût arrivée. Elle fut enregistrée à Bordeaux le premier jour d’octobre 1650. Meunier[1] et Bitault, députés du parlement de Paris, le mandèrent à la compagnie par une lettre qui y fut lue le 11. Cette nouvelle abattit extrêmement les partisans de M. le prince ils n’osoient presque plus ouvrir la bouche et les assemblées des chambres cessèrent ce jour-là 11 octobre, pour ne recommencer qu’à la Saint-Martin. La nouvelle de Bordeaux fit qu’on ne proposa pas même la continuation du parlement dans les vacations ce qui n’auroit pas manqué d’être résolu tout d’une voix sans cette considération. L’avarice sordide et infâme d’Ondedei[2] couvrit et entretint le feu qui étoit sous la cendre. Montreuil[3], secrétaire de M. le prince de Conti ou de M. le prince (je ne m’en souviens pas bien), et qui étoit un des plus jolis garçons que j’aie jamais connus, rallia, par son adresse et par son application, tous les serviteurs de M. le prince qui étoient dans Paris, et en fit un corps invisible, qui est assez souvent, en ces sortes d’affaires ; plus à redouter que des bataillons. J’en avertis la cour d’assez bonne heure, qui n’y donna aucun ordre. J’en fus surpris au point que je crus long-temps que le cardinal en savoit plus que moi, et qu’il l’avoit peut-être gagné. Comme je fus raccommodé avec M. le prince, Montreuil, qui agissoit tous les jours avec moi, me dit que c’étoit lui-même qui avoit gagné Ondedei, en lui donnant mille écus par an pour l’empêcher d’être chassé de Paris. Il y servit admirablement messieurs les princes ; et son activité, réglée par madame la palatine et soutenue par Arnauld, Viole et Croissy, conserva dans Paris un levain de parti qu’il n’étoit pas sage de souffrir. J’aperçus même en ce temps-là que les grands noms, quoique peu remplis et même vides, sont toujours dangereux.

M. de Nemours[4] étoit moins que rien pour la capacité ; mais il ne laissa pas d’y faire figure, et de nous incommoder en de certaines conjonctures. Les frondeurs ne pouvoient faire quitter le pavé à cette cabale que par une violence, qui n’est presque jamais honnête à des particuliers, et sur laquelle l’exemple de ce qui étoit arrivé chez Renard m’avoit fort corrigé. La petite finesse qui infectoit toujours la politique quoique habile du cardinal, lui donnoit du goût à laisser devant nos yeux, et pour ainsi dire entre lui et nous, des gens avec qui il put se raccommoder contre nous-mêmes. Ces mêmes gens l’amusoient par des négociations : il les croyoit tromper par la même voie. Ce qui en arriva fut qu’il s’en forma et s’en grossit une nuée, dans laquelle les frondeurs s’enveloppèrent eux-mêmes à la fin ; mais ils y enflammèrent les exhalaisons et ils y forgèrent des foudres.

Le Roi ne-demeura que dix jours en Guienne après la paix ; et M. le cardinal, enflé du succès de la pacification de cette province, ne songea qu’à venir couronner son triomphe par le châtiment des frondeurs, qui s’étoient servis, disoit-il, de l’absence du Roi pour éloigner Monsieur de son service, pour favoriser la révolte de Bordeaux, et pour travailler à se rendre maîtres de messieurs les princes. En même temps il faisoit dire à la palatine qu’il avoit horreur de la haine que j’avois dans le cœur pour M. le prince, et que je lui faisois faire tous les jours des propositions sur son sujet, qui étoient indignes d’un chrétien. Il faisoit suggérer un moment après à Monsieur, par Beloi, qui étoit à lui, quoique domestique de Monsieur, que je faisois de grandes avances vers lui pour me raccommoder à la cour : mais qu’il ne pouvoit prendre aucune confiance en moi, parce que je traitois depuis le matin jusqu’au soir avec les partisans de M. le prince. C’est de cette manière que le cardinal me récompensoit de ce que j’avois fait, dans l’absence de la cour, pour le service de la Reine, avec une application incroyable, et (la vérité me force à le dire) avec une sincérité qui a peu d’exemples. Je ne parle pas du péril que je crois y avoir couru deux ou trois fois par jour, péril plus grand que celui des batailles ; mais faites réflexion sur ce que c’étoit pour moi que d’essuyer l’envie et de soutenir la haine d’un nom aussi odieux que l’étoit celui de Mazarin, dans une ville où il ne travailloit qu’à me perdre auprès d’un prince dont les deux qualités étoient d’avoir toujours peur, et de ne se fier jamais à personne qu’à des gens qui mettoient leur intérêt à me ruiner.

Je passai pendant le siége de Bordeaux au dessus de ces considérations, et je m’enveloppai dans mon devoir. Je puis même dire que je ne fis alors aucun pas qui ne fût d’un bon chrétien et d’un bon citoyen. Cette pensée que je m’étois imprimée dans l’esprit, et mon aversion pour tout ce qui avoit la moindre apparence de girouetterie[5], m’eût, à ce que je crois, conduit insensiblement par le chemin de la patience dans le précipice, s’il n’eût plu à M. le cardinal Mazarin de m’en arracher comme par force, et de me rejeter malgré moi dans la faction.

L’éclat qu’il fit après la paix de Bordeaux me revint de tous côtés. Madame de Lesdiguières me fit voir une lettre de M. le maréchal de Villeroy, par laquelle il lui mandoit que je ferois très-sagement de me retirer, et de ne pas attendre le retour du Roi. Le grand prévôt m’écrivit la même chose : ce n’étoit plus un secret et dès qu’une chose de cette nature n’a plus la forme de secret, elle est irrémédiable. Madame de Chevreuse, qui conçut que j’aurois peine à me laisser opprimer comme une bête, et qui eût souhaité que la Fronde n’eût pas quitté le services de la Reine, auprès de laquelle elle commençoit à retrouver de l’agrément, songea à empêcher les suites que la conduite du cardinal lui faisoit craindre. Elle trouva du secours pour son dessein dans la disposition de la plupart de ceux de notre parti, qui n’en avoit aucune à retourner à celui de M. le prince. Ils se joignirent presque tous à elle, non pas pour me persuader, car ils me faisoient justice, et ils savoient comme moi qu’il eût été ridicule de m’endormir, mais pour détromper la cour, et faire connoître au cardinal la netteté de mon procédé et ses propres intérêts. Je me souviens d’un endroit de la lettre que madame de Chevreuse lui écrivit. Après lui avoir exagéré ce que j’avois fait pour soutenir le peuple, elle ajoutoit : « Est-il possible qu’il y ait des gens assez scélérats pour oser vous mander que le coadjuteur ait eu commerce avec ceux de Bordeaux ? Je suis témoin que, quand il étoit votre ennemi déclaré, il avoit peine à garder les mesures nécessaires avec leurs députés ; et qu’un jour que je l’en grondai, et que je lui reprochai qu’il vivoit mieux avec ceux de Provence, il me répondit que les Provençaux n’étoient que frivoles, dont on peut quelquefois tirer parti ; et que les Gascons sont toujours fous, et gens avec qui il n’y a que des impertinences à faire. » Madame de Chevreuse me rendoit justice : elle ne put jamais persuader au cardinal de me la rendre, soit qu’il fût trompé par le garde des sceaux et par Le Tellier, comme Lyonne me le dit depuis, ou qu’il fît semblant de l’être dans la vue d’avoir occasion de me pousser.

Madame de Rhodes, de qui le bonhomme garde des sceaux étoit plus amoureux qu’elle ne l’étoit de lui, et qui étoit en grande liaison avec moi par le commerce de madame de Chevreuse, trouvoit dans la disposition où étoient les affaires une matière bien ample à satisfaire son humeur, naturellement portée à l’intrigue. Élle ne se brouilloit pas avec le garde des sceaux en contribuant à me brouiller avec la cour, non par aucune pièce qu’elle m’y fît, car elle étoit incapable de perfidie, mais en entrant dans les moyens de m’en éloigner. Elle avoit été assez amie de madame de Longue ville, et l’étoit davantage de madame la palatine, qui la pressoit de me faire des propositions pour la liberté de messieurs les princes. Ces propositions, dont elle ne se cacha pas à l’hôtel de Chevreuse, alarmèrent toute la cabale de ceux du parti, qui ne regardoient que leurs petits intérêts particuliers qu’ils trouvoient avec la cour, et qui eussent été bien aises de ne s’en pas détacher. De ce nombre étoient madame de Chevreuse, Noirmoutier et Laigues. Le reste se trouvoit subdivisé en deux bandes, dont les uns vouloient la sûreté et l’honneur du parti, comme messieurs de Montrésor, de Vitry, de Bellièvre, de Brissac, à sa mode paresseuse, et M. de Caumartin ; les autres ne savoient presque pas ce qu’ils vouloient. M. de Beaufort et madame de Montbazon ne vouloient proprement rien, à force de tout vouloir ; et ces sortes d’esprits assemblent toujours dans leurs imaginations des choses contradictoires. Je disois à madame de Montbazon que je serois trop satisfait de sa conduite, pourvu qu’il lui plût de ne changer d’avis, et de ne prendre parti que deux ou trois fois le jour entre M. le prince et M. le cardinal. Pour comble d’embarras j’avois affaire à Monsieur, qui, comme j’ai dit, étoit un des hommes le plus foible, le plus défiant et le plus couvert. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire connoître combien l’union de ces qualités dans un même homme le rend d’un commerce difficile et épineux. Comme j’étois résolu à ne point prendre de parti que de concert avec ceux qui m’étoient unis, je fus bien aise de m’en expliquer à fond avec eux. Tous par différens intérêts conclurent au même avis, qui leur fut inspiré habilement par Caumartin. Depuis long-temps il combattoit l’opiniâtreté que j’avois à ne pas songer à la pourpre : et il m’avoit représenté plusieurs fois que la déclaration que j’avois faite sur ce sujet avoit été suffisamment remplie et soutenue, par le désintéressement que j’avois témoigné en tant d’occasions ; qu’elle ne devoit et ne pouvoit avoir lieu tout au plus que pour le temps de la guerre de Paris, sur laquelle je pouvois avoir eu quelque fondement de parler et d’agir comme je faisois ; mais qu’il ne s’agissoit plus ni de cela, ni de la défense de Paris, ni du sang du peuple ; que la brouillerie, qui étoit présentement dans l’État, n’étoit proprement qu’une intrigue de cabinet entre un prince du sang et un ministre ; et que la réputation qui, dans la première affaire, consistoit dans le désintéressement, tournoit en celle-ci sur l’habileté ; qu’il s’y agissoit de passer pour un sot ou pour un habile homme ; que M. le prince m’avoit cruellement offensé par l’accusation qu’il avoit intentée contre moi ; que je l’avois aussi outragé par la prison ; que je voyois, par le procédé du cardinal avec moi, qu’il étoit tout autant blessé des services que je rendois à la Reine, qu’il l’avoit été de ceux que j’avois rendus au parlement ; que ces considérations me devoient faire comprendre la nécessité où je me trouvois à songer de me mettre à couvert du ressentiment d’un prince et de la jalousie d’un ministre, qui pouvoient à tous momens s’accorder ensemble ; qu’il n’y avoit que le chapeau de cardinal qui pût m’égaler à l’un et à l’autre par la grandeur de la dignité ; que la mître de Paris ne pouvoit pas, avec tous ses brillans faire cet effet, qui étoit toutefois nécessaire pour se soutenir, particulièrement dans des temps calmes, contre ceux auxquels la supériorité de rang donne presque toujours autant de considération et autant de force que de pompe et d’éclat.

Voilà ce que M. de Caumartin et tous ceux qui m’aimoient me proposoient depuis le soir jusqu’au matin. Ils avoient raison ; car il est constant que si M. le prince et M. le cardinal se fussent réunis, et m’eussent opprimé par leur poids, ce qui paroissoit désintéressement dans le temps que je me soutenois eût passé pour duperie en celui où j’eusse été abattu. Il n’y a rien de si louable que la générosité mais il n’y a rien qui se doive moins outrer. J’en ai cent exemples. Caumartin par amitié, et le président de Bellièvre par l’intérêt de ne me pas laisser tomber, m’avoient beaucoup ébranlé, au moins quant à la spéculation, depuis que je m’étois aperçu que je me perdois à la cour, et même par mes services. Mais il y a bien loin d’être simplement persuadé, à l’être assez pour agir dans les choses qui sont contre notre inclination. Lorsqu’on se trouve dans cet état, que l’on peut appeler mitoyen, on prend les occasions, mais on ne les cherche pas. La fortune m’en présenta deux en six semaines ou deux mois avant que la cour revînt de Guienne. Il est nécessaire de les représenter de plus haut.

M. le cardinal Mazarin avoit été autrefois secrétaire de Pancirole[6] nonce extraordinaire pour la paix d’Italie., Il avoit trahi son maître en cette occasion, et fut même convaincu d’avoir rendu compte de ses dépêches au gouvernement de Milan. Pimentel m’en a fait le détail, qui vous ennuieroit ici. PanciraIe ayant été créé cardinal et secrétaire d’État de l’Église n’oublia pas la perfidie de son secrétaire à qui le pape Urbain avoit donné le chapeau par les instances du cardinal de Richelieu ; et il n’aida pas à adoucir l’aigreur envenimée que le pape Innocent conservoit contre Mazarin depuis l’assassinat d’un de ses neveux, dont il croyoit qu’il avoit été complice avec le cardinal Antoine[7] Pancirole, qui crût qu’il ne pouvoit faire un déplaisir plus sensible à Mazarin que de me porter au cardinalat, le mit dans l’esprit d’Innocent, et ce pape agréa qu’il entrât en commerce avec moi. Il se servit pour cet effet du vicaire général des Augustins, qui lui étoit très-confident, et qui passoit à Paris pour aller en Espagne. Il me donna une lettre de lui ; il m’en exposa la créance, et m’assura que si j’obtenois la nomination le Pape feroit la promotion sans délai. Ces offres ne firent pas que je me résolusse à la demander, ni même à la prendre ; mais elles firent que quand les autres considérations que je vous ai rapportées tombèrent sur le point de l’éclat que la cour fit contre moi après la paix de Bordeaux, je m’y laissai emporter plus facilement que je n’eusse fait si je ne me fusse cru assuré de Rome : car une des raisons qui me donnoient tant d’aversion pour le chapeau étoit la difficulté de fixer la nomination, parce qu’elle peut toujours être révoquée ; et je ne sache rien de plus fâcheux : car la révocation met toujours le prétendant au dessous de ce qu’il étoit avant que d’avoir prétendu. Elle avilit La Rivière, qui étoit méprisable par lui-même ; et il est certain qu’elle nuit à proportion de l’élévation.

Quand je fus persuadé que je devois penser au chapeau, je me servis des mesures que j’avois jusque là plutôt reçues que prises. Je dépêchai un courrier à Rome ; je renouvelai les engagemens. Pancirole me donna toutes les assurances imaginables : je trouvai même une seconde protection qui ne me fut pas inutile. Madame la princesse de Rossane s’étoit depuis peu raccommodée avec le Pape, de qui elle avoit épousé le neveu, après avoir été mariée en premières noces au prince de Sulmone. Elle étoit fille et héritière de la maison des Aldobrandins, avec laquelle la mienne a eu en Italie beaucoup d’union et d’alliances. Elle se joignit pour mes intérêts à Pancirole, et vous en verrez le succès.

Comme je ne m’endormois pas du côté de Rome, Caumartin ne s’endormoit pas du côté de Paris. Il donnoit tous les matins à madame de Chevreuse quelque nouvelle douleur sur mon accommodement avec messieurs les princes, « qui nous perdra tous, disoit-il, en nous entraînant dans un parti dont le ressentiment sera toujours plus à craindre que la reconnoissance n’y sera à espérer. » Il insinuoit tous les soirs à Monsieur le peu de sûreté qu’il y avoit à la cour, et les inconvéniens que l’on trouvoit avec les princes ; et il employoit fort habilement la maxime qui ordonne de faire voir, à ceux qui sont naturellement foibles, toutes sortes d’abîmes, parce que c’est le vrai moyen de les obliger à se jeter dans le chemin qu’on leur ouvre. M. de Bellièvre lui donnoit à tous momens sur le même principe des frayeurs à l’égard de l’infidélité de la cour, et lui faisoit en même temps des images affreuses du retour de la faction. Toutes ces différentes idées, qui se brouilloient les unes dans les autres cinq ou six fois par jour, formèrent presque dans les esprits le projet de se défendre de la cour par la cour même, et d’essayer au moins de diviser le cabinet avant que de se résoudre à rentrer dans la faction. J’ai déjà remarqué que tout ce qui est interlocutoire paroît sage aux esprits irrésolus, parce que leurs inclinations les portent à ne point prendre de résolutions finales. Ils flattent d’un beau titre leurs sentimens. Caumartin trouva cette facilité dans le tempérament des gens avec qui il avoit affaire, et il leur fit naître presque imperceptiblement la pensée qu’il leur vouloit inspirer. Monsieur faisoit en toutes choses comme font la plupart des hommes quand ils se baignent : ils ferment les yeux en se jetant dans l’eau. Caumartin, qui connoissoit l’humeur de Monsieur, me conseilla de les lui tenir toujours ouverts par des peurs modérées, mais successives. J’avoue que cette pensée ne m’étoit point venue dans l’esprit, et que comme le défaut de Monsieur étoit la timidité j’avois toujours cru qu’il étoit bon de lui inspirer incessamment de la hardiesse. Caumartin me démontra le contraire, et je me trouvai très-bien de son avis. Il seroit ennuyeux de vous raconter par le détail les tours qu’il donna à cette intrigue dans laquelle il est vrai que bien que je fusse persuadé que la pourpre m’étoit absolument nécessaire, je n’avois pas toute l’activité requise, par un reste de scrupule qui étoit assez impertinent. Il réussit enfin de sorte que Monsieur crut qu’il étoit de son honneur et de son intérêt de me procurer le chapeau ; que madame de Chevreuse ne douta point qu’elle ne fît autant pour la cour que pour moi, en rompant ou retardait les mesures que l’on me pressoit de prendre avec messieurs les princes ; que madame de Montbazon fut ravie d’avoir de quoi se faire valoir des deux côtés, les négociations des uns donnant toujours du poids aux autres ; et que M. de Beaufort se piqua d’honneur de me rendre, au moins en ce qu’il pouvoit, touchant le cardinalat, ce que je lui avois effectivement donné touchant la surintendance des mers. Nous jugions bien qu’avec tout ce concours le coup ne seroit pas sur : mais, nous le tenions possible, vu l’embarras où le cardinal se trouvoit ; et l’on doit hasarder le possible toutes les fois que l’on se sent en état de profiter même du manquement du succès. Il étoit de mon intérêt de mener mes amis à M. le prince, en cas que je prisse mon parti. Le peu d’inclination qu’ils avoient tous y aller n’y pouvoit être plus naturellement conduit que par un engagement d’honneur qu’ils prissent avec moi sur un point où la manière dont j’avois agi pour leurs intérêts, les déshonorât s’ils ne concouroient aussi à leur tour à ma fortune. Voilà ce qui me détermina à rompre cette lance plutôt que toutes les autres raisons que j’ai alléguées, parce que, dans le fond ; je ne fus jamais persuadé que le cardinal se pût résoudre à me donner le chapeau, ou plutôt à le laisser tomber sur ma tête (c’étoit le terme de Caumartin et dont il disoit que le cardinal Mazarin étoit capable, quoique contre son intention). Nous n’oubliâmes pas de ménager autant que nous pûmes le garde des sceaux par madame de Rhodes, afin qu’il ne nous fit pas tout le mal que ses manières nous donnoient lieu d’appréhender. Mais comme l’union de madame de Rhodes avec mademoiselle de Chevreuse, avec Caumartin et moi l’avoit fâché, il n’avoit plus, à beaucoup près, tant de confiance en elle. Il la joua, et ne lui dit justement que ce qu’il falloit pour ne m’empêcher pas de prendre les précautions nécessaires contre ses atteintes.

Les dispositions étant mises, madame de Chevreuse ouvrit la tranchée. Elle dit à Le Tellier qu’il ne pouvoit ignorer les cruelles injustices qu’on m’avoit faites ; qu’elle ne vouloit pas aussi lui cacher le juste ressentiment que j’en avois ; qu’on publioit à la cour qu’elle venoit avec la résolution de me perdre, et que je disois publiquement dans Paris que je me mettois en état de me défendre ; qu’il voyoit comme elle que le parti de M. le prince, qui n’étoit pas mort, quoiqu’il parût endormi, se réveilleroit à cette lueur, qui commençoit à lui donner de grandes espérances ; qu’elle savoit qu’on faisoit des paris immenses ; que la plupart de mes amis étoient déjà gagnés ; que ceux qui tenoient encore bon, comme elle, Noirmoutier et Laigues, ne savoient que répondre quand je leur disois : « Qu’ai-je fait ? quel crime ai-je commis ? Où est ma sûreté, je ne dis pas ma récompense ? » Que jusque là je ne m’étois que plaint, parce que l’on m’amusoit ; mais qu’étant à la Reine au point qu’elle étoit, et amie véritable du cardinal, elle ne lui céleroit pas que l’on ne pouvoit plus amuser l’amuseuse, et que l’amuseuse même commençoit fort à douter de son pouvoir, au moins sur ce point ; que je m’expliquois peu, mais qu’on voyoit bien à ma contenance que je sentois ma force, et que je me relevois à proportion des menaces ; qu’elle ne savoit pas précisément où j’en étois avec Monsieur : mais qu’il lui avoit dit depuis deux jours que jamais homme n’avoit servi le Roi plus fidèlement, et que la conduite que la cour prenait à mon égard étoit d’un pernicieux exemple ; que M. de Beaufort avoit juré, devant tout ce qu’il y avoit de gens dans l’antichambre de Monsieur, que si l’on continuoit encore huit jours à agir comme on faisoit, il se prépareroit à soutenir un second siège dans Paris, sous les ordres de Son Altesse Royale ; et que j’avois répondu : « Ils ne sont pas en état de nous assiéger, et nous sommes en état de les combattre. » Qu’elle ne pouvoit pas se figurer que ces discours se fissent à deux pas de Monsieur, si ceux qui les faisoient n’étoient bien assurés de ses intentions ; que celle qui lui paroissoit à elle dans nos esprits, et même dans nos cœurs, n’étoit point mauvaise dans le fond ; que nous nous croyions outragés par le cardinal, mais que la considération de la Reine étoufferoit en moins de rien ce ressentiment, si la défiance ne l’envenimoit ; que c’étoit à quoi il falloit remédier. Vous voyez la chute du discours, qui tomba sur le chapeau. La contestation fut vive : Le Tellier refusa d’en faire la proposition à la cour ; madame de Chevreuse se chargea des conséquences. Il y consentit, à condition que madame de Chevreuse en écrivît de son côté, et mandât qu’elle l’y avoit comme forcé. La cour reçut ces agréables dépêches lorsqu’elle étoit en chemin à son retour de Bordeaux ; et le cardinal en remit la réponse à Fontainebleau.

Le garde des sceaux, qui ne vouloit pas que je fusse cardinal parce qu’il vouloit l’être, et qui vouloit aussi perdre Mazarin parce qu’il vouloit encore devenir ministre, crut qu’il feroit un double coup s’il faisoit voir à Monsieur que son avis n’étoit pas qu’il exposât sa personne aux caprices du Mazarin, qui avoit témoigné si publiquement ne pas approuver la conduite que Monsieur avoit tenue dans l’absence de la cour. Comme il étoit persuadé que mon intérêt demandoit que ce voyage se fît, parce qu’une déclaration de Monsieur présent pourroit beaucoup appuyer ma prétention, il s’imagina que je ne manquerois pas de le conseiller ; et qu’ainsi il lui feroit sa cour aux dépens du cardinal et du coadjuteur même, en marquant à Son Altesse Royale beaucoup plus d’égard et de soin pour sa personne ; que lui, au reste, jouoit ce personnage à coup sûr : car il en faisoit faire la proposition par Fremont, secrétaire des commandemens de Monsieur, l’homme de toute sa maison le plus propre à être désavoué. Comme je connoissois le personnage, qui n’étoit pas trop fin, et qui d’ailleurs étoit assez de mes amis, je connus à sa première parole qu’il avoit été sifflé ; et je me résolus de parler comme lui, tant pour ne point donner dans le panneau qui m’étoit tendu par l’endroit que Monsieur avoit de plus foible, que parce que, dans la vérité, j’appréhendois pour sa personne. Tous mes amis se moquoient de moi sur cet article, ne pouvant seulement s’imaginer qu’en l’état où étoit le royaume on osât penser à l’arrêter ; mais j’avoue que je ne pouvois me rassurer sur ce point, et que, bien que je visse que mon intérêt étoit qu’il allât à Fontainebleau, je ne me pus jamais résoudre à le lui conseiller, parce qu’il me sembloit que si l’on eût été assez hardi pour cela à la cour, le cardinal eût pu trouver dans la suite des issues aussi sûres, pour le moins, que celles qu’il pouvoit espérer par l’autre voie. Je sais bien que le coup eût fait une commotion générale dans les esprits ; et que le parti de messieurs les princes, joint avec les frondeurs, en eût pris d’abord autant de force que de prétexte. Mais je sais bien aussi que Monsieur et messieurs les princes étant arrêtés, le parti contraire à la cour n’ayant plus à la tête que leurs noms, on eût tous les jours affoibli sa considération, parce que chacun eût voulu s’en servir à sa mode, ou se fût bientôt divisé, ou fût devenu populaire ce qui eût été un grand malheur pour l’État mais qui étoit cependant d’une nature à n’être pas prévu par le cardinal Mazarin, et à ne pouvoir par conséquent lui servir de motif pour l’empêcher d’entreprendre sur la liberté de Monsieur. En tout cela je fus seul de mon avis. J’ai su depuis que je n’avois pas tout-à-fait tort ; et M. de Lyonne me dit à Saint-Germain, un ou deux ans avant qu’il mourût que Servien l’avoit proposé au cardinal, deux jours avant son arrivée à Fontainebleau, en présence de la Reine ; que la Reine y avoit consenti de tout son cœur, mais que Mazarin avoit rejeté la proposition comme folle. Ce qu’il y a de vrai est que l’appréhension que j’en eus ne parut fondée à personne, et qu’elle fut même interprétée en un autre sens : on crut qu’elle n’étoit qu’un prétexte de celle que je pourrois avoir apparemment que Monsieur ne se laissât gagner par la Reine. Je connoissois la portée de sa foiblesse et j’étois convaincu qu’elle n’iroit pas jusque là mais ce qui m’étonna fut que bien que Fremont eût essayé de lui faire peur du voyage de la cour, il n’en fut point du tout touché et je me souviens qu’il dit à Madame, qui balançoit un peu : « Je ne l’aurois pas hasardé avec le cardinal de Richelieu ; mais il n’y a point de péril avec Mazarin. » Il ne laissa pas de témoigner à Le Tellier, adroitement et sans affectation, plus de bonnes dispositions qu’à l’ordinaire pour la cour, et pour le cardinal en particulier. Il affecta même, de concert avec moi, de ralentir un peu le commerce que j’avois avec lui ; et il résolut, de mon avis, de consentir à la translation de messieurs les princes au Havre-de-Grâce, que je sus, la veille qu’il partit, lui devoir être proposée par la Reine à Fontainebleau. Il étonna Monsieur, jusqu’à le faire balancer pour le voyage, parce que le murmure qui s’étoit élevé au consentement qu’il avoit donné pour Marcoussis lui en faisoit appréhender un bien plus grand. Mon avis fut que s’il prenoit le parti d’aller à la cour, il ne devoit s’opposer à la translation qu’autant qu’il seroit nécessaire pour donner plus d’agrément au consentement qu’il y donneroit. J’étois persuadé que dans le fond il étoit très-indifférent et à lui ; et aux frondeurs en quel lieu fussent messieurs les princes, parce que la cour étoit également maîtresse de tout. Si elle eût su ce que M. le prince m’a dit depuis, que si on ne l’eût tiré de Marcoussis il s’en seroit immanquablement sauvé par une entreprise qui étoit sur le point d’éclore, je ne m’étonnerois pas que le cardinal eût eu de l’impatience de l’en faire sortir ; mais comme il l’y croyoit fort en sûreté, je n’ai pu concevoir la raison qui le pouvoit obliger à une action qui ne lui servoit de rien, et qui aigrissoit contre lui tous les esprits. Cette translation tenoit toutefois si fort au cœur de M. le cardinal, que dans la suite nous sûmes qu’il fut transporté de joie quand il trouva à Fontainebleau que Monsieur n’en étoit pas si éloigné qu’il le pensoit, et que sa joie éclata même jusqu’au ridicule quand on lui manda de Paris que les frondeurs étoient au désespoir de cette translation : car nous la jouâmes très-bien, nous l’ornâmes de toutes les couleurs et l’on vit, deux jours après, une estampe sur le Pont-Neuf, et dans les boutiques des graveurs, qui représentoit le comte d’Harcourt armé de toutes pièces, menant en triomphe M. le prince. Vous ne sauriez croire l’effet que fit cette estampe, et la commisération qu’elle excita parmi le peuple. Nous tirâmes cependant Monsieur du pair, parce que, du moment qu’il fut revenu de Fontainebleau, nous publiâmes qu’il avoit fait tous ses efforts pour empêcher la translation et qu’il n’y avoit donné les mains à la fin que parce qu’il ne se croyoit pas lui-même en sûreté. Il faut avouer qu’on ne peut pas mieux jouer son personnage qu’il le joua à Fontainebleau. Il n’y fit pas une démarche qui ne fût digne d’un fils de France ; il n’y dit pas une parole qui en dégénérât ; il y parla fermement, sagement, honnêtement. Il n’oublia rien pour faire sentir la vérité à la Reine, et pour la faire connoître au cardinal et quand il vit qu’il étoit tombé dans un sens réprouvé il se tira d’affaire habilement. Il revint à Paris, et me dit ces mots « Madame de Chevreuse a été repoussée sur la barrière à votre sujet, et le cardinal m’a traité sur le même article du haut en bas, comme sur tous les autres. J’en suis ravi ; le misérable nous auroit amusés, et fait périr tous avec lui : il n’est bon qu’à pendre. » Voici ce qui s’étoit passé à la cour sur mon sujet.

Madame de Chevreuse dit à la Reine et à Mazarin tout ce qu’elle avoit vu de ma conduite pendant l’absence du Roi : et ce qu’elle avoit vu étoit assurément un tissu de services considérables que j’avois rendus à la Reine. Elle retomba ensuite sur les injustices qu’on m’avoit toujours faites sur le mépris qu’on m’avoit témoigné sur les justes sujets de défiance que je ne pouvois m’empêcher de prendre à chaque instant. Elle conclut par la nécessité de les lever, par l’impossibilité d’y réussir autrement que par le chapeau. La Reine s’emporta ; le cardinal s’en défendit, non pas par le refus, car il me l’avoit offert trop souvent, mais par la proposition du délai, qu’il fonda sur la dignité de la conduite d’un grand monarque, qui ne doit jamais être forcé en rien. Monsieur, venant à la charge pour soutenir madame de Chevreuse, ébranla, au moins en apparence, Mazarin, qui lui voulut marquer, mais en paroles, le respect et la considération qu’il avoit pour lui. Madame de Chevreuse voyant que l’on parlementoit, ne douta point du succès de la capitulation : elle s’y confirma quand elle vit la Reine se radoucir, et dire à Monsieur qu’elle lui donnoit tout son ressentiment, et qu’elle feroit ce que son conseil jugeroit bon et raisonnable. Ce conseil, qui étoit un nom spécieux, fut réduit à M. le cardinal, au garde des sceaux, à Le Tellier et à Servien.

Monsieur se moqua de cet expédient, jugeant très-sagement qu’il n’étoit proposé que pour me faire refuser la nomination. Laigues, un peu grossier, se laissa enjôler par Mazarin, qui lui fit croire que ce moyen étoit nécessaire pour vaincre l’opiniâtreté de la Reine. Le cardinal proposa l’affaire au conseil, et conclut, par une prière très-humble qu’il fit à la Reine, de condescendre à la demande de M. le duc d’Orléans, et à ce que les services et les mérites de M. le coadjuteur demandoient encore avec plus d’instance (ce furent ses propres paroles). Elles furent relevées avec une hauteur et une fermeté que l’on ne trouve pas souvent dans les conseils, quand il s’agit de combattre les avis des premiers ministres. Le Tellier et Servien se contentèrent de ne lui pas applaudir ; mais le garde des sceaux lui perdit tout respect : il l’accusa de prévarication et de foiblesse ; il mit un genou en terre devant la Reine, pour la supplier, au nom du Roi son fils, de ne pas autoriser, par un exemple qu’il appela funeste, l’insolence d’un sujet qui vouloit arracher les grâces l’épée à la main. La Reine fut émue ; le pauvre cardinal eut honte de sa mollesse et de sa trop grande bonté ; et madame de Chevreuse et Laigues eurent tout sujet de reconnoître que j’avois bien jugé, et que j’avois été cruellement joué. Il est vrai que j’en avois donné de ma part une occasion très-belle et très-naturelle. J’ai fait bien des sottises en ma vie : voici à mon sens une des plus signalées. J’ai remarqué plusieurs fois que quand les hommes ont balancé long-temps à entreprendre quelque chose par la crainte de ne pas réussir, l’impression qui leur reste de cette crainte fait, pour l’ordinaire, qu’ils vont ensuite trop vite dans la conduite de leurs entreprises. Voilà ce qui m’arriva. J’avois eu toutes les peines du monde à me résoudre à prétendre au cardinalat, parce que la prétention sans la certitude du succès me paroissoit au dessous de moi. Dès qu’on m’y eut engagé, le reste de cette idée m’obligea, pour ainsi dire, à me précipiter, de peur de demeurer trop long-temps en cet état ; et au lieu de laisser agir madame de Chevreuse auprès de Le Tellier, comme nous l’avions concerté, je lui parlai moi-même deux ou trois jours après. Je lui dis en bonne amitié que j’étois bien fâché que l’on m’eût réduit, malgré moi, dans une condition où je ne pouvois plus être que chef de parti ou cardinal ; que c’étoit à M. Mazarin à opter. M. Le Tellier rendit un compte fidèle de ce discours, qui servit de thême à l’opinion du garde des sceaux. Il le devoit assurément laisser prendre à un autre, après l’obligation qu’il m’avoit, et après les engagemens pris avec moi et malgré moi. Mais je confesse aussi qu’il y avoit bien de l’étourderie de l’avoir donné : il est moins imprudent d’agir en maître que de ne pas parler en sujet. Le cardinal ne fut pas beaucoup plus sage dans l’apparat qu’il donna au refus de ma nomination : il crut me faire beaucoup de tort en faisant voir au public que j’avois un intérêt, quoique j’eusse toujours fait profession de n’en point avoir. Il ne distinguoit point les temps ; il ne faisoit pas réflexion qu’il ne s’agissoit plus, comme disoit Caumartin, de la défense de Paris et de la protection des peuples, où tout ce qui paroît particulier est suspect. Il ne me nuisit point par sa scène dans le public, où ma promotion étoit fort dans l’ordre et fort nécessaire ; mais il m’engagea, par cette scène, à ne pouvoir jamais recevoir de tempérament sur cette même promotion.

Le cardinal revint quelque temps après avec le Roi il offrit pour moi, à madame de Chevreuse, Orcan, Saint-Lucien le paiement de mes dettes, la charge de grand aumônier ; et il ne tint pas à elle et à Laigues que je ne prisse ce parti. Je l’aurois refusé, même s’il y eût ajouté douze chapeaux. J’étois engagé à Monsieur, qui s’étoit défait de sa pensée d’ériger autel contre autel, par l’impossibilité qu’il avoit trouvée à Fontainebleau de diviser le cabinet, et de m’y mettre en perspective vis-à-vis le cardinal Mazarin en calotte rouge. Monsieur avoit donc pris la résolution de faire sortir de prison messieurs les princes, et il y avoit très-long-temps que je lui en voyois des velléités mais elles fussent demeurées long-temps stériles et infructueuses, si je ne les eusse cultivées et échauffées. Il ne les avoit jamais que comme son pis-aller, parce qu’il craignoit naturellement M. le prince comme offensé, et comme supérieur, sans proportion en gloire, en courage et en génie de sorte qu’il perdoit ces velléités presque aussitôt qu’elles naissoient, et dès qu’il voyoit le moindre jour à se pouvoir tirer par une autre voie de l’embarras où les contre-temps du cardinal le jetoient à tous les instans à l’égard du public, dont Monsieur ne vouloit en aucune façon perdre l’amour. Caumartin se servit habilement de ces lumières pour lui proposer ma promotion, comme une voie mitôyeune entre l’abandonnement au cardinal et le renouvellement de la faction. Monsieur la prit avec joie parce qu’il crut qu’elle ne feroit qu’une intrigue de cabinet que l’on pourroit pousser et appliquer dans les suites, selon qu’il conviendroit. Mais dès qu’il vit que le cardinal avoit fermé cette porte il ne balança plus sur la liberté des princes. Je conviens que comme tous les hommes irrésolus de leur naturel ne se déterminent que difficilement pour les moyens, quoiqu’ils soient déterminés pour la fin, il auroit été long-temps à porter la résolution jusqu’à la pratique, si je ne lui en eusse ouvert le chemin. Je vous rendrai compte de ce détail après avoir parlé de deux aventures assez bizarres que j’eus en ce temps-là.

Le cardinal Mazarin, étant revenu à Paris, ne songea qu’à diviser la Fronde ; et les manières de madame de Chevreuse lui en donnoient assez d’espérance car quoiqu’elle connût très-bien qu’elle tomberoit à rien si elle se séparoit de moi, elle ne laissoit pas de se ménager soigneusement à toutes fins avec la cour, et de lui laisser croire qu’elle étoit bien moins attachée à moi par elle-même, que par l’opiniâtreté de mademoiselle sa fille. Le cardinal, persuadé qu’il m’affoibliroit beaucoup auprès de Monsieur s’il m’ôtoit madame de Chevreuse, pour qui il avoit une inclination naturelle, pensa de plus qu’il feroit un grand coup pour lui s’il me pouvoit brouiller avec mademoiselle de Chevreuse ; et il crut qu’il n’y avoit point de plus sur moyen que de me donner un rival qui lui fût plus agréable. Il pensa qu’il réussiroit mieux par M. d’Aumale, qui étoit beau comme un ange, et qui pouvoit aisément convenir à la demoiselle par la sympathie.. Il s’étoit entièrement donné au cardinal, contre les intérêts mêmes de M. de Nemours son aîné et il se sentit très-honoré de la commission qu’on lui donna. Il s’attacha donc à l’hôtel de Chevreuse, et se conduisit d’abord si bien que je ne balançai pas à croire qu’il ne fût envoyé pour jouer le second acte de la pièce, qui n’avoit pas réussi à M. de Candale. J’observai toutes ses démarches, et j’eus lieu de me confirmer dans mon opinion. Je m’en ouvris à mademoiselle de Chevreuse, mais je ne trouvois pas qu’elle me répondît à ma mode. Je me fâchai : on m’apaisa ; je me remis en colère ; et mademoiselle de Chevreuse me disant devant lui, pour me plaire et pour le picoter, qu’elle ne concevoit pas comme on pouvoit souffrir un impertinent : « Pardonnez-moi, mademoiselle, repris-je ; on fait quelquefois grâce à l’impertinence, en faveur de l’extravagance. » Le seigneur étoit, de notoriété publique, l’un et l’autre. Le mot fut trouvé bon et bien appliqué ; on se défit de lui en peu de jours à l’hôtel de Chevreuse, mais il se voulut aussi défaire de moi. Il aposta un filou appelé Grandmaison, pour m’assassiner. Le filou, au lieu d’exécuter sa commission, m’en donna avis. Je le dis à l’oreille à M. d’Aumale, que je trouvai chez Monsieur, en y ajoutant ces paroles : « J’ai trop de respect pour le nom de Savoie, pour ne pas tenir la chose secrète. » Il me nia le fait, mais d’une manière qui me le fit croire, parce qu’il me conjura de ne le pas publier. Je le lui promis, et je lui ai tenu parole.

L’autre aventure fut encore plus rare. Vous jugez aisément, par ce que vous avez déjà vu de madame de Guémené, qu’il devoit y avoir beaucoup de démêlés entre nous. Il me semble que Caumartin vous en contoit un soir chez vous le détail, qui vous divertit un quart-d’heure. Tantôt elle se plaignoit à mon père comme une bonne parente ; tantôt elle en parloit à un chanoine de Notre-Dame[8], qui m’en importunoit beaucoup ; tantôt elle s’emportoit publiquement, avec des injures atroces contre la mère, contre la fille et contre moi ; quelquefois le ménage se rétablissoit pour quelques jours, et même pour quelques semaines. Voici le comble de la folie. Elle fit très-proprement accommoder une manière de cave, ou plutôt de serre d’orangers, qui répond dans son jardin, et qui est justement sous son petit cabinet ; et elle proposa à la Reine de m’y perdre, en lui promettant qu’elle lui en donneroit les moyens, pourvu qu’elle lui donnât sa parole de me laisser sous sa garde, et enfermé dans la serre. La Reine me l’a dit depuis, et madame de Guémené me l’a confessé. Le cardinal ne le voulut pas, parce que si j’eusse disparu, le peuple s’en seroit pris à lui. De bonne fortune pour moi, elle ne s’avisa de ce bel expédient que dans le temps que le Roi étoit à Paris ; si c’eût été en celui du voyage de Guienne, j’étois perdu : car comme j’allois quelquefois chez elle de nuit et seul, elle m’eût très-facilement livré. Je reviens à Monsieur.

Je vous ai dit qu’il avoit pris la résolution de faire sortir de prison messieurs les princes ; mais il n’y avoit rien de plus difficile que la manière dont il seroit à propos de s’y prendre. Ils étoient entre les mains du cardinal, qui pouvoit en un quart-d’heure se donner, au moins par l’événement, le mérite de tous les efforts que Monsieur pouvoit faire en des années ; et la plus petite apparence de ces efforts étoit capable de lui en faire prendre la résolution en un quart-d’heure. Nous résolûmes sur ces réflexions, de nous tenir couverts pour le fond de notre dessein, et de réunir, sans considérer les offenses et les intérêts particuliers, tous ceux qui avoient un intérêt commun à la perte du ministre ; de jeter les apparences d’intention non droite et non sincère pour la liberté de messieurs les princes, non-seulement parmi les gens de la cour, mais parmi ceux mêmes de leur parti, qui étoient les moins bien disposés pour les frondeurs de donner des lueurs de division parmi nous et d’en fortifier de temps en temps les soupçons par des accommodemens avec M. le prince ; que nous serions séparés successivement les uns après les autres. On résolut aussi de réserver Monsieur pour le coup décisif ; et, au moment de ce coup, de pousser tous ensemble le ministre et le ministère, les uns par le cabinet, et les autres par le parlement ; et sur le tout de s’entendre d’abord uniquement avec une personne du parti des princes, qui en eut la confiance et la clef. Tous ces ressorts étoient nécessaires, et il n’y en eut aucun qui manqua. Toutes les pièces eurent la justesse et le mouvement auquel on les avoit destinées : les seules roues de la machine qui allèrent un peu plus vite que l’on avoit projeté se remirent dans leur équilibre, presque au moment de leur déréglement. Je m’explique. Madame de Rhodes, qui conservoit toujours beaucoup d’habitude avec le garde des sceaux, lui donna une grande joie en lui faisant croire qu’elle auroit assez de pouvoir auprès de moi, par le moyen de mademoiselle de Chevreuse, pour m’obliger à ne pas rompre avec lui sur le dernier tour qu’il m’avoit fait. Il m’avoit ôté le chapeau, à ce qu’il pensoit ; et il se trouvoit heureux de trouver un ami qui me dorât la pilule en cette occasion, et qui lui donnât lieu de demeurer lié à une cabale qui poussoit le Mazarin ce qui étoit son compte. Cependant il en avoit paru détaché, et c’étoit aussi son jeu. Il nous étoit d’une si grande conséquence de ne pas unir au cardinal le garde des sceaux, qui connoissoit notre manœuvre comme ayant été des nôtres, et comme y ayant même beaucoup de part, hors en ce qui regardoit mon chapeau, que je pris ou feignis de prendre pour bon tout ce qu’il lui plut de me dire à la comédie de Fontainebleau. Il joua fort bien, et je ne jouai pas mal. Je trouvai qu’il lui eût été impossible de se défendre d’en user comme il en avoit usé, vu les circonstances. Mademoiselle de Chevreuse, qui l’appeloit son papa, fit des merveilles : nous soupâmes chez lui, il nous donna la comédie en tous sens ; et comme il étoit extrêmement bijoutier, et qu’il avoit toujours les doigts pleins de petites bagues, nous fumes une partie du soir à raisonner ……… ne nous furent pas inutiles et qu’elles coûtèrent cher à Mazarin. Il s’imagina que madame de Rhodes m’amusoit par mademoiselle de Chevreuse, à qui il se figuroit qu’elle faisoit croire tout ce qu’il vouloit. Il ne pouvoit douter que le garde des sceaux et moi ne fussions intimement mal ; et je sais que quand il connut que nous nous étions raccommodés pour le chasser il dit en jurant que rien ne l’avoit tant surpris de tout ce qui lui étoit arrivé en sa vie.

Madame de Rhodes ne nous fut pas moins utile du côté de madame la palatine. Je vous ai dit qu’elle en ayoit été extrêmement recherchée ; et vous pouvez juger comme elle en fut reçue. Elle ménagea avec elle fort adroitement tous les préalables. Je la vis la nuit, et je l’admirai. Je la trouvai d’une capacité étonnante : ce qui me parut particulièrement en ce qu’elle savoit se fixer. C’est une qualité très-rare, et qui marque un esprit éclairé au dessus du commun. Elle fut ravie de me voir aussi inquiet que je l’étois sur le secret, parce qu’elle ne l’étoit pas moins que moi. Je lui dis nettement que nous appréhendions que ceux du parti de messieurs les princes ne nous montrassent au cardinal, pour le presser de s’accommoder avec eux. Elle m’avoua que ceux du parti de messieurs les princes craignoient que nous ne les montrassions au cardinal, pour le forcer de s’accommoder avec nous. Sur quoi lui ayant répondu que je lui engageois ma foi que nous ne recevrions aucune proposition de la cour, je la vis dans un transport de joie que je ne puis exprimer.

Elle ne nous pouvoit pas donner, dit-elle, la même parole, parce que le prince se trouvoit dans un état où il étoit obligé de recevoir tout ce qui lui pouvoit donner la liberté ; mais elle m’assuroit que si je voulois traiter avec elle, la première condition seroit que quoi qu’il pût promettre à la cour, cela ne pourroit jamais l’engager au préjudice de ce dont nous serions convenus. Nous entrâmes ensuite en matière. Je lui communiquai mes vues, elle s’ouvrit des siennes, et me dit après deux heures de conférence : « Je vois bien que nous serons bientôt du même parti, si nous n’en sommes déjà. Il vous faut tout dire…… » Elle tira de dessous son chevet (car elle étoit au lit) huit ou dix liasses de lettres chiffrées et de blancs signés ; elle prit confiance en moi : nous fîmes un petit mémoire de tout ce que nous avions à faire de part et d’autre, et le voici :

Madame la palatine devoit dire à M. de Nemours, au président Viole, à Arnauld et à Croissy, que les frondeurs étoient ébranlés pour servir M. le prince ; mais qu’elle doutoit extrêmement que l’intention du coadjuteur ne fût de se servir de son parti pour abattre le cardinal, et non pas pour lui rendre la liberté ; que celui qui avoit fait des avances, et qui ne vouloit pas être nommé, lui avoit parlé si ambigument, qu’elle en étoit entrée en défiance ; qu’à tout hasard il falloit écouter : mais qu’il falloit être fort alerte, parce que les coups doubles étoient à craindre. Madame la palatine avoit cru devoir parler ainsi d’abord, parce qu’il lui importoit, pour le service des princes, d’effacer de l’esprit de beaucoup de gens de son parti l’opinion qu’ils avoient qu’elle ne fût trop aliénée de la cour ; et aussi pour répandre dans le même parti un air de défiance des frondeurs qui allât jusqu’à la cour, et qui l’empêchât de prendre l’alarme si chaude de leur réunion.

« Si j’étois, me dit madame la palatine, de l’avis de ceux qui croient que Mazarin pourra se résoudre à rendre la liberté à M. le prince, je le servirois très-mal en prenant cette conduite ; mais je suis convaincue, par tout ce que j’ai vu de la sienne depuis la prison, qu’il n’y consentira jamais. Je suis persuadée qu’il ne faut que se mettre entre vos mains, et que nous ne nous y mettrions qu’à demi, si nous ne nous donnions lieu de vous défendre des piéges que ceux des amis de M. le prince, qui ne sont pas de mon sentiment, vous croiront tendre, et qu’ils tendroient, par l’événement à M. le prince même. Je sais bien que je hasarde, et que vous pouvez abuser de ma confiance ; mais je sais bien qu’il faut hasarder pour servir M. le prince ; et que, dans la conjoncture présente, on ne le peut servir sans hasarder précisément ce que je hasarde. Vous m’en montrez l’exemple vous êtes ici sur ma parole, vous êtes ici entre mes mains. »

  1. Le Meunier, conseiller à la première des enquêtes. (A. E.)
  2. Longo Ondedei, créature du cardinal Mazarin, docteur en droit, et ensuite évêque de Fréjus. (A. E.)
  3. Montreuil : Matthieu, auteur de plusieurs poésies, et d’un recueil de lettres en vers et en prose ; mort en 1691.
  4. M. de Nemours : Charles-Amédée de Savoie, mort en 1652, à l’âge de vingt-huit ans.
  5. De girouetterie : Cette constance qu’affecte le cardinal de Retz n’étoit rien moins que réelle. On a vu qu’après avoir été chef d’un parti rebelle, il s’etoit réconcilié avec Mazarin pour faire arrêter les princes. Bientôt on le verra changer encore plusieurs fois d’opinion et de parti.
  6. Jean-Jacques Pancirole, ou plutôt Panzirole, romain, cardinal de la création d’Urbain VIII, le 13 juillet 1643 ; mort en 1652. (A. E.)
  7. Antoine Barberini, neveu d’Urbain VIII, créé cardinal en 1628, devenu protecteur de la couronne de France en 1633, grand aumônier de ce royaume en 1653. Ensuite il fut nommé à l’évêché de Poitiers, et fut fait archevêque de Reims en 1657. Il mourut en 1671. (A. E.)
  8. À un chanoine de Notre-Dame : Probablement Claude Joly, oncle de Guy Joly, auteur des Mémoires.