Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre troisième/Section 4

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Un autre incident me brouilla avec M. le cardinal. Le comte de Montross[1], Écossais, et chef de la maison de Graham, le seul homme du monde qui m’ait jamais rappelé l’idée de certains héros que l’on ne voit plus que dans les Vies de Plutarque, avoit soutenu le parti du roi d’Angleterre dans son pays, avec une grandeur d’ame qui n’en avoit point de pareille en ce siècle. Il battit les parlementaires, quoiqu’ils fussent victorieux partout ailleurs ; et il ne désarma qu’après que le Roi son maître se fut jeté lui-même entre les mains de ses ennemis. Il vint à Paris un peu avant la guerre civile, et je fis connoissance avec lui par un Écossais qui étoit à moi, et qui se trouvoit un peu son parent. Je trouvai lieu de le servir dans son malheur : il prit de l’amitié pour moi, et cette amitié l’obligea de s’attacher à la France plutôt qu’à l’Empire, quoique l’Empire lui offrît l’emploi de feld-maréchal, qui est une charge très-considérable. Je fus l’entremetteur des paroles que M. le cardinal lui donna, et qu’il n’accepta que pour le temps où le roi d’Angleterre n’avoit pas besoin de son service. Il fut en effet redemandé quelques jours après par un billet de sa main qu’il porta au cardinal, qui le loua de son procédé, et lui dit en termes formels que l’on demeureroit fidèlement dans les engagemens qui avoient été pris.

Milord Montross repassa en France deux ou trois mois après que M. le prince eut été arrêté, et amena avec lui près de cent officiers, la plupart gens de qualité, et tous de service. M. le cardinal ne le connut plus alors. Ne trouvez-vous pas que je n’avois point sujet d’être satisfait ? Je travaillai néanmoins de bonne foi à suppléer dans le parlement et dans le peuple à toutes les fausses démarches que l’ignorance du cardinal et l’insolence de Servien leur firent faire en plus de dix rencontres. J’en couvris la plupart ; et s’il eût plu à la cour de se ménager, M. le prince eût eu, au moins pour assez long-temps, beaucoup de peine à se relever mais rien n’est plus rare et plus difficile aux ministres que ce ménagement, dans le calme qui suit immédiatement les grandes tempêtes, parce que la flatterie y redouble, et que la défiance n’y est pas éteinte.

Ce calme pourtant ne pouvoit porter ce nom que par la comparaison du passé car le feu recommençoit à s’allumer de bien des côtés. Le maréchal de Brezé, homme de très-petit mérite, s’étoit étonné à la première déclaration qui fut enregistrée au parlement, et il envoya assurer le Roi de sa fidélité ; mais il mourut aussitôt après : et Dumont, que vous voyez à M. le prince, et qui commandoit sous lui dans Saumur, crut qu’il étoit de son honneur de ne pas abandonner les intérêts de madame la princesse, fille de son maître. Il se déclara pour le parti, dans l’espérance que M. de La Rochefoucauld, qui sous prétexte des funérailles de monsieur son père avoit fait une grande assemblée de noblesse, le secourroit. Mais Loudun, dont il avoit fait dessein de se rendre maître, lui ayant manqué et cette noblesse s’étant dissipée, Dumont rendit la place à Comminges[2], à qui la Reine en avoir donné le gouvernement.

Madame de Longueville et M. de Turenne firent un traité avec les Espagnols. Le dernier joignit leur armée, qui entra en Picardie et assiégea Guise, après avoir pris le Catelet. Bridieu, qui en étoit gouverneur, la défendit très-bien ; et le comte de Clermont, cadet de Tonnerre, s’y signala. Le siège dura dix-huit jours, et le manquement de vivres obligea l’archiduc à le lever. M. de Turenne avoit fait quelques troupes avec l’argent que les Espagnols venoient de lui accorder par son traité, et les avoit grossies du débris de celles qui avoient été dans Bellegarde. La plupart des officiers de celles qui étoient sous le nom de messieurs les princes l’avoient joint avec messieurs de Boutteville, de Coligny, de Langres, de Duras, de Rochefort, de Tavannes, de Persan[3], de La Moussaye, de La Suze, de Saint-Ibal, de Cugnac, de Chavagnac[4], de Guitaut[5], de Mailli, de Meille, les chevaliers de Foix-et Gramont, etc.

Cette nuée qui grossissoit devoit faire faire réflexion à M. le cardinal sur l’état de la Guienne, où la pitoyable conduite de M. d’Epernon avoit jeté les affaires, que rien ne pouvoit démêler que son éloignement : Mille démêlés particuliers, dont la moitié ne venoit que de la ridicule chimère de sa principauté roturière, l’avoient brouillé avec le parlement et avec les magistrats de Bordeaux, qui pour la plupart n’étoient pas plus sages que lui. Mazarin, qui à mon sens étoit en cela plus fou, encore que tous les deux, prit sur le compte de l’autorité. ; royale tout ce qu’un habile ministre eût pu imputer, sans inconvéniens et même à l’avantage du Roi, aux deux partis.

Un des plus grands malheurs que l’autorité despotique des ministres du dernier, siècle, ait causés dans l’État c’est la pratique que leurs intérêts particuliers mal entendus y ont introduite, de soutenir toujours le supérieur contre l’inférieur. Cette maxime est de Machiavel, que la plupart des gens qui le lisent n’entendent pas, et que les autres croient avoir été habile, parce qu’il a toujours été méchant. Il s’en faut de beaucoup qu’il ne fût habile, et il s’est très-souvent trompé : mais en nul endroit, à mon opinion, plus qu’en celui-ci. M. le cardinal étoit sur ce point d’autant plus aveugle qu’il avoit une passion effrénée pour l’alliance de M. de Candale[6] qui n’avoit rien de grand que les canons. Et M. de Candale dont le génie étoit au dessous du médiocre, étoit gouverné par l’abbé d’Estrées[7], présentement cardinal, qui a été, dès son enfance, l’esprit du monde le plus visionnaire et le plus inquiet. Tous ces caractères différens faisoient un galimatias inexplicable dans les affaires de la Guienne ; et je ne pense pas que, pour les débrouiller le bon sens des Jeannin et des Villeroy, infusé dans la cervelle du cardinal de Richelieu, eût même été assez bon. Monsieur conçut la suite de cette confusion : il m’en parla un jour en se promenant dans le jardin du Luxembourg, et me pressa d’en parler au cardinal. Je m’en excusai, sur ce qu’il voyoit comme moi qu’il n’y avoit entre nous que les apparences. Je lui conseillai d’essayer de lui faire ouvrir les yeux par le maréchal d’Estrées[8] et par Senneterre[9]. Il les trouva dans les mêmes sentimens que lui, bien qu’ils fussent attachés à la cour ; et même Senneterre, très-aise de ce que Monsieur l’assuroit que j’y étois comme lui avec les plus sincères et les meilleures intentions du monde, entreprit de me raccommoder avec le cardinal, avec qui je n’avois pas encore rompu ouvertement. Il m’en parla donc, et me trouva très-bien disposé, parce que je voyois que notre division grossiroit en moins de rien le parti de M. le prince et jetteroit les choses dans une confusion où la bonne conduite n’auroit plus de part, parce que l’on ne pourroit prendre son parti qu’avec précipitation. J’allai donc avec M. de Senneterre chez M. le cardinal, qui m’embrassa avec tendresse. Il mit son cœur sur la table (c’étoit son terme) ; il m’assura qu’il me parleroit comme à son fils. Je n’en crus rien : je l’assurai que je lui parlerois comme à mon père, et je lui tins parole. Je lui dis que je n’avois au monde aucun intérêt personnel, que celui de sortir des affaires publiques sans nul avantage ; mais qu’aussi, par la même raison, je me sentois obligé plus qu’un autre à en sortir avec dignité et avec honneur ; que je le suppliois de faire réflexion sur mon âge qui, joint à mon incapacité, ne lui pouvoit donner aucune jalousie à l’égard de la première place ; que je le conjurois en même temps de considérer que la dignité que j’avois dans Paris étoit plus avilie qu’elle n’étoit honorée par cette espèce de tribunat du peuple, que la seule nécessité rendoit supportable et qu’il devoit juger que cette considération toute seule seroit capable de me donner de l’impatience pour sortir de la faction, quand il n’y en auroit pas eu mille autres qui m’en faisoient naître le dégoût à chaque instant. Que pour ce qui étoit du cardinalat, qui lui pouvoit faire quelque ombrage, je lui allais découvrir avec sincérité quels avoient été et quels étoient encore mes mouvemens sur cette dignité ; que je m’étois mis follement dans la tête qu’il seroit plus glorieux de l’abattre que de la posséder ; qu’il n’ignoroit pas que j’avois fait paroître quelques étincelles de cette vision dans les occasions que M. d’Agen m’en avoit guéri en me faisant voir par de bonnes raisons qu’elle n’avoit jamais réussi à ceux qui l’avoient eue ; que cette circonstance lui faisoit au moins connoître que l’avidité pour la pourpre n’avoit pas été grande en moi, même dès mes plus jeunes années ; qu’elle y étoit encore assez médiocre que j’étois persuadé qu’il étoit assez difficile qu’elle manquât dans les temps à un archevêque de Paris ; mais que je l’étois encore davantage que la facilité qu’il auroit à l’obtenir dans les formes, et par les actions purement de sa profession lui feroit tourner à honte les autres moyens qu’il emploieroit pour se la procurer que je serois au désespoir qu’il y eût sur ma pourpre une seule goutte du sang qui avoit été répandu dans la guerre civile, et que j’étois résolu de sortir absolument de tout ce qui s’appelle, intrigue, avant que de faire ni de souffrir un pas qui y eût le moindre rapport qu’il savoit que par la même raison je ne voulois ni argent ni abbaye et qu’ainsi j’étois engagé, par les déclarations publiques que j’avois faites sur tous ces chefs, à servir la Reine sans intérêt ; que le seul intérêt qui me tenoit en cette disposition étoit de finir avec honneur et de rentrer dans les emplois purement spirituels de ma profession, mais avec sûreté ; que je ne lui demandois pour cet effet que l’accomplissement de ce qui étoit encore plus du service du Roi que de mon avantage particulier qu’il savoit que dès le lendemain que M. le prince fut arrêté il m’avoit fait porter aux rentiers telles et telles paroles, et que je voyois qu’au préjudice due ces paroles on affectoit tout ce qui pouvoit persuader à ces gens-là que j’agissois de concert avec la cour, pour les tromper que j’étois averti que Ondedei avoit dit à certaine heure, chez M. Dempus, que le pauvre M. le cardinal avoit failli se laisser surprendre par M. le coadjuteur mais qu’on lui avoit bien ouvert les yeux et qu’on me tailloit une besogne à laquelle je ne m’attendois pas ; que je ne doutois point que l’accès que j’avois auprès de Monsieur ne lui fit peine mais qu’il devoit être informé que je ne l’avois recherché en aucune façon, et que j’en voyois les inconvéniens. Je m’étendis beaucoup en cet endroit, qui est le plus difficile à comprendre pour un homme de cabinet ces sortes de gens-là en sont toujours si entêtés que l’expérience même ne leur peut ôter de l’imagination que toute la considération n’y consiste. La conversation dura depuis trois heures après midi jusqu’à dix heures du soir, et je ne dis pas un mot dont je me puisse repentir à l’heure de la mort. La vérité jette, lorsqu’elle est arrivée à un certain point, une sorte d’éclat auquel on ne peut plus résister : mais je n’ai jamais vu d’homme qui fit si peu d’état de la vérité que Mazarin. Elle le toucha pourtant en cette occasion à un point que M. de Senneterre, qui étoit présent, en fut étonné. Il me pressa de prendre ce moment pour lui parler des dangereuses suites des mouvemens de la Guienne. Je le fis, et je lui représentai que s’il s’opiniâtroit à soutenir M. d’Epernon, le parti de messieurs les princes ne manqueroit pas cette occasion ; que si le parlement de Bordeaux s’y engageoit, nous perdrions peu à peu celui de Paris qu’après un aussi grand embrasement, le feu ne pourroit pas être assez éteint en cette capitale pour ne pas craindre qu’il n’y en restât encore beaucoup sous la cendre ; que les factieux y auroient beau champ pour faire appréhender le contre-coup du châtiment d’un corps coupable d’un crime dont la cour ne nous tenoit pas même purgés, que depuis deux ou trois mois. Senneterre appuya mon sentiment avec vigueur, et nous ébranlâmes le cardinal, qui avoit été averti la veille que M. de Bouillon commençoit à remuer dans le Limosin, où M. de La Rochefoucauld l’avoit joint avec quelques troupes ; qu’il avoit enlevé à Brives la compagnie des gendarmes du prince Thomas, et qu’il avoit tenté d’en faire autant aux troupes qui étoient dans Tulles. Ces nouvelles obligèrent Son Excellence à faire réflexion sur ce que nous lui disions. Il nous parut moins rétif : et M. le maréchal d’Estrées, qui le vit un quart-d’heure après, nous dit à l’un et à l’autre, le lendemain au matin, qu’il l’avoit trouvé convaincu de ma bonne foi et de ma sincérité, et qu’il lui avoit répété à diverses reprises : « Dans le fond, ce garçon veut le bien de l’État. » Ces dispositions donnèrent lieu à ces deux hommes, très-corrompus d’ailleurs, mais qui cherchoient leur repos particulier dans le repos public, parce qu’ils étoient fort vieux, de songer à trouver les moyens de nous unir intimement le cardinal et moi. Ils lui proposèrent pour cet effet le mariage de son neveu avec ma nièce. Il y donna les mains de bon cœur ; mais je m’en éloignai à proportion, ne pouvant pas me résoudre il ensevelir ma maison dans celle du Mazarin et n’estimant pas assez la grandeur pour l’acheter par la haine publique. Je répondis civilement aux oublieux (on appeloit ainsi ces messieurs, parce qu’ils alloient d’ordinaire, entre huit ou neuf heures du soir, dans les maisons où ils négocioient quelque chose : et ils négocioient toujours) ; je leur répondis, dis-je, civilement, mais négativement. Comme ils ne souhaitoient pas là rupture entre nous ils colorèrent si adroitement le refus, qu’il ne produisit point d’aigreur et comme ils avoient tiré de moi que j’aurois une grande joie d’être employé à la paix générale, ils firent si bien que le cardinal, de qui l’enthousiasme pour moi dura douze ou quinze jours, me le promit comme de lui-même, et de la meilleure grâce du monde.

Le maréchal d’Estrées se servit habilement de ce bon intervalle pour le rétablissement de M. de Châteauneuf[10] dans sa commission de garde des sceaux dont le cardinal de Richelieu l’avoit dépouillé. On l’avoit ensuite tenu prisonnier treize ans dans le château d’Angoulême. Cet homme avoit vieilli dans les emplois et, s’y étoit acquis beaucoup de réputation, à laquelle sa longue disgrâce donna même beaucoup d’éclat. Il étoit proche parent du maréchal de Villeroy. Le commandeur de Jars avoit été sur l’échafaud de Troyes, pour ses démêlés avec le cardinal de Richelieu. On l’avoit vu amant de madame de Chevreuse, et il ne l’avoit pas été sans succès. Il étoit alors âgé de soixante-douze ans ; mais sa santé forte et vigoureuse, sa dépense splendide, son désintéressement parfait en tout ce qui ne passoit pas le médiocre et son humeur brusque et féroce qui paroissoit franche, suppléoient à son âge, et faisoient qu’on ne le regardoit pas encore comme un homme hors d’œuvre. Le maréchal d’Estrées qui vit que le cardinal se mettoit dans l’esprit de se rétablir dans le public en accommodant les affaires de Bordeaux, et en remettant l’ordre dans les rentes, prit le temps de cette verve, pour ainsi dire, qui ne dureroit pas long-temps, disoit-il, pour lui persuader qu’il falloit couronner l’œuvre par la dégradation du chancelier, odieux au public ou plutôt méprisé, à cause de son penchant naturel à la servitude, qui obscurcissoit la grande capacité qu’il avoit pour cette dignité ; et par l’installation de M. de Châteauneuf, dont le seul nom honoreroit le choix. Je ne fus jamais plus étonné que quand le maréchal d’Estrées nous vint dire, à M. de Bellièvre et à moi, qu’il voyoit jour à ce changement. Je ne connoissois M. de Châteauneuf que par réputation je ne me pouvois figurer que la jalousie d’un Italien lui pût permettre de mettre en place un esprit aussi bien fait pour le ministère ; et ma surprise, qui n’eut point d’autres causes que celle-là, fut interprétée par le maréchal comme l’effet de mon appréhension que ce ne fût un génie tout aussi bien fait pour un cardinal. Il ne m’en témoigna rien, mais il le dit le soir à M. le président de Bellièvre, qui, sachant mes intentions, l’assura fort du contraire. Il n’en fut pourtant pas persuadé : au contraire, il le fut si peu qu’il ne cessa point d’être surpris ; et pour lever l’obstacle qu’il eut peur que je ne fisse à son ami, il m’apporta une lettre de sa part, par laquelle il m’assuroit de ne jamais songer au cardinalat avant que je l’eusse moi-même. Je faillis à tomber de mon haut d’un compliment de cette nature, que je ne m’étois nullement attiré. On l’ornoit d’une période à chaque mot que je disois pour m’en défendre : on le fit pour moi à madame de Chevreuse, à Noirmoutier, à Laigues et à douze ou quinze autres. Le bon homme s’aida ainsi de tout le monde, et tout le monde l’aida. Le cardinal le fit garde des sceaux, non pour couronner les deux grands desseins de l’accommodement de Bordeaux et du rétablissement des rentes, mais au contraire pour autoriser par un nom de réputation la conduite tout opposée qu’il avoit prise, à la persuasion des subalternes, qui appréhendoient surtout notre réunion, et la résolution de pousser le parlement de Guienne, et de décréditer dans Paris les frondeurs. Il crut d’ailleurs que ce nom lui serviroit à réparer un peu, à l’égard du public, le tort qu’il s’y faisoit en donnant la surintendance des finances, vacante par la mort d’Emery, au président de Maisons, dont la probité étoit moins que problématique. Enfin il vouloit m’opposer, dans le besoin ; un rival : illustre pour le cardinalat. Senneterre, qui étoit attaché à la cour et même au cardinal, me dit ces propres mots en parlant de lui : Cet homme se perdra, et perdra peut-être l’État, pour les beaux yeux de M. de Candale. »

Le jour que Senneterre prononça cet oracle les nouvelles arrivèrent que messieurs de Bouillon et de La Rochefoucauld avoient fait entrer dans Bordeaux madame la princesse et M. le duc que le cardinal avoit laissé entre les mains de madame sa mère, au lieu de le faire nourrir auprès du Roi, comme Servien le lui avoit conseillé. Le parlement de cette ville, dont le plus sage et le plus vieux jouoit en ce temps-là gaîment tout son bien en une soirée, sans faire tort à sa réputation, eut, en une même année, deux spectacles assez extraordinaires. Il vit un prince et une princesse du sang à genoux au bureau, lui demandant justice ; et il fut assez fou, si on peut parler ainsi d’une compagnie en corps, pour faire exposer sur le même bureau une hostie consacrée, que des soldats des troupes de M. d’Epernon avoient laissé tomber d’un ciboire qui avoit été volé.

Le parlement de Bordeaux ne fut pas fâché de ce que le peuple avoit donné entrée à M. le duc ; mais il garda pourtant beaucoup plus de mesures qu’il n’appartenoit au climat gascon, et à l’humeur où il étoit contre M. d’Epernon. Il ordonna que madame la princesse, M. le duc, messieurs de Bouillon et de La Rechefoucauld auroient la liberté de demeurer dans Bordeaux, à condition qu’ils donneroient leur parole de n’y rien entreprendre contre le service du Roi et que cependant la requête de madame la princesse seroit envoyée à Sa Majesté ; et que très-humbles remontrances lui seroient faites sur la détention de messieurs les princes. Le président de Gourgues dépêcha un courrier à Senneterre son ami, avec une lettre de treize pages en chiffres, par laquelle il lui mandoit que son parlement n’étoit pas si emporté qu’il ne demeurât dans la fidélité, si le Roi vouloit révoquer M. d’Epernon ; qu’il lui en donnoit sa parole ; que ce qu’il avoit fait jusque là n’étoit qu’à cette intention mais que si l’on différoit, il ne répondoit plus de la compagnie, et beaucoup moins du peuple, qui, ménagé et appuyé comme il l’étoit par le parti des princes, se rendroit même dans peu maître du parlement. Senneterre n’oublia rien pour faire que le cardinal profitât de cet avis. M. de Châteauneuf fit des merveilles et voyant que le cardinal ne répondoit à ses raisons que par des exclamations contre l’insolence du parlement de Bordeaux, qui avoit donné retraite à des gens condamnés par une déclaration du Roi, il lui dit brusquement « Partez demain, monsieur, si vous ne vous accommodez aujourd’hui vous devriez être déjà sur la Garonne. » Le succès fit voir que M. de Châteauneuf avoit raison de conseiller le radoucissement, et qu’on eût mieux fait de ne pas tant presser l’exécution car quoiqu’il y eût de la chaleur dans le parlement de Bordeaux, qui alloit même jusqu’à la fureur, il résista pourtant long-temps aux emportemens du peuple animé par M. de Bouillon, et donna arrêt pour faire sortir de la ville don Joseph Osorie qui étoit venu d’Espagne avec messieurs de Sillery et de Vassé, que M. de Bouillon y avoit envoyés pour traiter. Il fit plus : il défendit qu’aucun de son corps ne rendît visite à aucun de ceux qui avoient eu commerce avec les Espagnols, non pas même à madame la princesse. La populace ayant entrepris de le faire opiner de force pour l’union avec les princes, il arma les jurats, qui la firent retirer à coups de mousquet. Cette résistance du parlement de Bordeaux a été traitée de simulée par presque tout le monde : mais elle m’a été confirmée pour véritable et pour très-sincère par M. de Bouillon, qui m’a dit plusieurs fois depuis que si la cour n’eût point poussé les choses, on eût eu de la peine à les porter à l’extrémité. Ce qu’il y a de certain est qu’on crut à la cour que tout ce que faisoit ce parlement n’étoit que grimace ; qu’au retour de Compiègne, où le Roi étoit allé dans le temps du siège de Guise, pour donner par sa présence de la vigueur à l’armée commandée par le maréchal Du Plessis-Praslin, on résolut d’aller en Guienne ; que ceux qui en représentèrent les conséquences passèrent pour des factieux qui ne vouloient pas que l’on fît un exemple de leurs semblables, et qui avoient correspondance avec ceux de Bordeaux ; que tout ce que l’on dit des suites prochaines et des influences immédiates que ce voyage auroit dans le parlement de Paris passa pour fable, ou au moins pour une prédiction du mal que l’on vouloit faire, et auquel on ne pourroit pas réussir ; et que quand Monsieur s’offrit d’aller lui-même travailler à l’accommodement, pourvu qu’on lui donnât parole de révoquer M. d’Epernon, on lui dit, pour toute réponse, qu’il étoit de l’honneur du Roi de le maintenir dans son gouvernement.

Je vous ai déjà dit que la tendresse du cardinal pour moi ne dura pas long-temps. Senneterre, qui étoit de son naturel grand rhabilleur ne voulut pas laisser partir la cour sans mettre un peu d’onction (c’étoit son mot) à ce qui n’étoit, disoit-il, qu’un pur malentendu. La vérité est que le cardinal ne se pouvoit plaindre de moi, et que je me voulois encore moins plaindre de lui, quoique j’en eusse sujet. On se raccommode plus aisément quand on est disposé à ne se point plaindre que quand on l’est à se plaindre, quoiqu’on n’entait pas de sujet. Je l’éprouvai en cette rencontre. Senneterre dit au premier président qu’un mot que la Reine avoit dit à M. le cardinal à la louange de ma fermeté lui avoit frappé l’esprit d’une telle manière, qu’il n’en reviendroit jamais. Il ne laissa pas de me témoigner toute l’amitié imaginable, avant qu’il partît pour la Guienne. Il affecta même de me laisser le choix d’un prévôt des marchands : ce qui fut honnête en apparence, mais un coup habile en effet car il avoit reconnu que le précédent qui y avoit été mis de sa main lui avoit été inutile. Cependant il n’oublia rien le même jour pour nous brouiller M. de Beaufort et moi, sur un détail qu’il est nécessaire de reprendre plus haut.

Vous avez vu que la Reine avoit désiré que je ne m’ouvrisse point avec M. de Beaufort du dessein qu’elle avoit d’arrêter messieurs les princes. Le jour que ce dessein fut exécuté (ce qui fut sur les six heures du soir), madame de Chevreuse nous envoya querir sur le midi, lui et moi, et nous le découvrit comme un grand secret que la Reine lui eût commandé de nous communiquer à l’issue de la messe. M. de Beaufort le prit pour bon : je le menai dîner chez moi, je l’amusai toute l’après-dînée à jouer aux échecs, je l’empêchai d’aller chez madame de Montbazon ; et M. le prince fut arrêté avant qu’elle en eût le moindre soupçon, Elle en fut en colère, et dit à M. de Beaufort tout ce qui lui pouvoit faire croire qu’on l’avoit joué. Il s’en plaignit à moi ; je m’en éclaircis avec lui devant elle : je lui tirai de ma proche les patentes de l’amirauté. Il m’embrassa : madame de Montbazon m’en baisa cinq ou six fois bien tendrement. Ainsi finit l’histoire.

M. le cardinal prit en gré de la renouveler deux ou trois jours avant qu’il partit pour Bordeaux. Il témoigna une merveilleuse amitié à madame de Montbazon, lui fit des confidences extraordinaires et, après de grands détours, tout aboutit à lui exagérer la douleur qu’il avoit eue d’avoir été obligé par les instances de madame de Chevreuse et du coadjuteur, à lui faire une finesse de la prison de messieurs les princes. M. de Beaufort, à qui le président de Bellièvre fit voir que cette fausse confidence du Mazarin n’étoit qu’un artifice, me dit, en présence de madame de Montbazon « Soyez alerte ; je gage qu’on se voudra bientôt servir de mademoiselle de Chevreuse pour nous brouiller. »

Le Roi partit pour la Guyenne dans les premiers jours de juillet ; et M. de Mazarin apprit, un peu avant son départ, que le bruit de son voyage avoit produit par avance tout ce qu’on lui avoit prédit ; que le parlement de Bordeaux avoit accordé l’union avec messieurs les princes, et qu’il avoit député vers le parlement de Paris ; que ce député avoit ordre de ne voir ni le Roi ni les ministres ; que messieurs de La Force[11] et de Saint-Simon[12] étoient sur le point de se déclarer (ils ne persistèrent pas), et que toute la province étoit prête à se soulever. La consternation du cardinal fut extrême il se recommanda même aux moindres frondeurs et cela avec des bassesses que je ne vous puis exprimer. Monsieur demeura à Paris avec le commandement ; la cour lui laissa M. Le Tellier pour surveillant. M. le garde des sceaux et M. le premier président entroient au conseil. On m’y offrit place, et je ne jugeai pas à propos de l’accepter. Tout le monde sans exception s’y trouva fort embarrassé, parce que nous y demeurâmes dans un état où il étoit impossible de ne pas broncher de côté ou d’autre à tous les pas. Vous en verrez le détail après que je vous aurai dit un mot du voyage de Guienne.

Aussitôt que le Roi fut à la portée, M. de Saint-Simon, gouverneur de Blaye, qui avoit branlé, vint à la cour ; et M. de La Force, avec qui M. de Bouillon avoit aussi traité, demeura dans l’inaction ; mais Degnon[13], qui commandoit dans Brouage et qui devoit toute sa fortune au feu duc de Brezé, s’en excusa sous prétexte de la goutte. Les députés du parlement de Bordeaux furent au devant de la cour à Libourne. On leur commanda avec hauteur d’ouvrir leurs portes, pour y recevoir le Roi avec toutes ses troupes. Ils répondirent qu’un de leurs priviléges étoit de garder la personne des rois quand ils étoient dans leur ville. Le maréchal de La Meilleraye s’avança entre la Dordogne et la Garonne il prit le château de Vaire, où Pichon commandoit trois cents hommes pour les Bordelais ; et le cardinal le fit pendre à Libourne, à cent pas du logis du Roi. M. de Bouillon fit pendre par représailles Canolle, officier dans l’armée de M. de La Meilleraye. Il attaqua ensuite l’île de Saint-Georges, qui fut peu défendue par La Mothe de Las, et où le chevalier de La Valette[14] fut blessé à mort. Il assiégea après cela Bordeaux dans les formes ; et ensuite d’un grand combat il emporta le faubourg de Saint-Surin, où Saint-Mesgrin et Roquelaure, lieutenans généraux dans l’armée du Roi, firent très-bien. M. de Bouillon n’oublia rien de tout ce qu’on pouvoit attendre d’un sage politique et d’un grand capitaine. M. de La Rochefoucauld signala son courage dans tout le cours de ce siége, et particulièrement à la défense de la demi-lune, où il y eut assez de carnage : mais il fallut enfin céder au plus fort. Le parlement et le peuple, ne voyant pas le secours d’Espagne, obligèrent les gens de guerre à capituler, ou pour mieux dire, à faire une espèce de paix. Gourville qui alla trouver, de la part des assiégés, la cour qui s’étoit avancée à Bourg, et les députés du parlement, convinrent de ces conditions : Que l’amnistie générale seroit accordée à tous ceux qui avoient pris les armes, et négocié avec l’Espagne sans exception ; que tous les gens de guerre seroient licenciés, à la réserve de ceux qu’il plairoit au Roi de retenir à sa solde ; que madame la princesse avec M. le duc demeureroit, ou en Anjou dans l’une de ses maisons, ou à Montrond, à son choix ; à condition que si elle choisissoit Montrond, qui étoit fortifié, elle n’y tiendroit pas plus de deux cents hommes de pied et soixante chevaux ; que M. d’Epernon seroit révoqué du gouvernement de Guienne.

Madame la princesse vit le Roi et la Reine ; et dans cette entrevue il y eut de grandes conférences de messieurs de Bouillon et de La Rochefoucauld avec M. le cardinal. Ce qui obligea le cardinal au moins à ce que l’on a cru, à ne pas s’opiniâtrer à une réduction plus pleine et plus entière de Bordeaux, fut l’impatience extrême qu’il eut de revenir à Paris. Vous en allez voir les raisons.

Les coups de canon que l’on tira à Bordeaux avoient porté jusqu’à Paris avant même que l’on y eût mis le feu. Aussitôt que le Roi fut parti, Voisin, conseiller et député de ce parlement, demanda audience à celui de Paris. On pria Monsieur d’y venir prendre sa place ; et comme j’étois averti qu’il y avoit bien du feu à l’apparition de ce député, je dis à Monsieur que je croyois qu’il seroit à propos qu’il concertât avec M. le garde des sceaux et avec M. Le Tellier. Il les envoya quérir à l’heure même, et il me commanda de demeurer avec eux dans le cabinet. Le garde des sceaux ne put ou ne voulut pas concevoir que le parlement pût seulement songer à délibérer sur une proposition de cette nature. Je considérai sa sécurité comme une hauteur d’un ministre accoutumé au temps du cardinal de Richelieu mais vous verrez qu’elle avoit un autre principe. Quand je m’aperçus que M. Le Tellier, qui n’étoit plus en colère, parloit sur le même ton, je me modérai, je fis mine d’être ébranlé de ce que l’un et l’autre disoient ; et Monsieur, qui connoissoit mieux le terrain, s’en mettant en colère contre moi, je lui proposai de prendre le sentiment du premier président. Il y envoya sur-le-champ M. Le Tellier, qui revint très-convaincu de mon opinion, et qui dit nettement à Monsieur que celle du premier président étoit qu’il passeroit du bonnet à entendre le député. Vous remarquerez que lorsque les députés de la compagnie avoient été recevoir les commandemens du Roi à son départ, le garde des sceaux leur avoit dit en sa présence que ce député n’étoit qu’un envoyé des séditieux, et non pas du parlement.

Il se trouva le lendemain que l’avis du premier président étoit bon. Quoique Monsieur eût dit d’abord que le Roi avoit commandé à M. d’Epernon de sortir de la Guienne, et de venir au devant de lui sur son passage, dans la vue de traiter les affaires avec douceur, et d’agir, en père plutôt qu’en roi, il n’y eut pas dix voix à ne pas recevoir le député. On le fit entrer à l’heure même : il présenta la lettre du parlement de Bordeaux ; il harangua, et même avec éloquence ; il mit sur le bureau les arrêts rendus par sa compagnie, et il conclut par la demande de l’union.

On opina deux ou trois jours de suite sur cette affaire et l’on conclut à faire registre de ce que Monsieur avoit dit touchant l’ordre du Roi à M. d’Epernon que le député de Bordeaux donneroit sa créance par écrit, laquelle seroit présentée au Roi par les députés du parlement de Paris, qui supplieroient très-humblement la Reine de donner la paix à la Guienne. La délibération fut assez sage on ne s’emporta point ; mais ceux qui connoissoient le parlement virent clairement, a l’air plutôt qu’aux paroles que celui de Paris ne vouloit pas la perte de celui de Bordeaux. Monsieur me dit dans son carrosse, au sortir du Palais : « Les flatteurs du cardinal lui manderont que tout va bien, et je ne sais s’il n’auroit pas été à propos qu’il eût parti aujourd’hui plus de chaleur. » Il devina car le garde des sceaux me dit à moi-même ensuite que ce que le premier président avoit mandé à Monsieur la veille n’étoit qu’un effet de la passion qu’il avoit de se faire valoir dans les moindres choses. Il ne le connoissoit pas et ce n’étoit pas là son foible.

Le garde des sceaux fit le même jour une faute plus considérable que celle-là. La lettre du parlement de Bordeaux contenoit une plainte contre les violences de Foulai, maître des requêtes, et intendant de justice en Limosin ; et la compagnie ordonna sur cet article que Foulai seroit ouï. Le garde des sceaux crut qu’il y alloit de l’autorité du Roi de le soutenir, au moins indirectement. Il aposta Menardeau, conseiller de la grand’chambre habile homme, mais décrié à cause du mazarinisme, pour présenter une requête de récusation contre le bon homme Broussel, qui en avoit rapporté une d’un nommé Chambret. Ce Chambret récusa de sa part Menardeau ; et ces contestations tinrent les chambres assemblées cinq ou six jours. Monsieur ayant appris que le président de Gourgues étoit arrivé à Paris avec un conseiller nommé Guyonet envoyé par sa compagnie pour chef de la députation, le voulut voir, de l’avis de M. Le Tellier, qui connoissoit mieux que tout ce qui étoit à la cour la conséquence des mouvemens de Guienne. Je m’imaginai (car je ne l’ai jamais su au vrai) qu’il avoit reçu quelques ordres secrets de la cour, qui lui donnoient lieu de conseiller à Monsieur ce que vous allez voir : car je doute, de l’humeur dont il étoit, qu’il eût été assez hardi pour l’oser faire de lui-même. Il l’assuroit pourtant ; je m’en rapporte à ce qui en est. Il dit donc à Monsieur que son avis seroit que Son Altesse Royale assurât, dès le lendemain, les députés que le Roi avoit envoyés à M. d’Epernon à Loches qu’on lui ôteroit même le gouvernement de la Guienne pour satisfaire l’aversion, des peuples ; qu’on donneroit une amnistie générale à messieurs de Bouillon et de La Rochefoucauld qu’il souhaitoit qu’ils écrivissent à leur compagnie les propositions qu’il leur faisoit ; et qu’ils l’assurassent qu’il iroit lui-même, si elle le désiroit, les négocier à la cour. Monsieur, me commanda d’aller conférer de sa part avec M. le premier président, qui m’embrassa, ne doutant, non plus que moi, que le cardinal ne fût obligé, par les difficultés qu’il trouvoit en Guienne, à prendre le parti de faire faire ces propositions par Monsieur, afin de couvrir et son imprudence et sa légèreté. Il me parut très-persuadé, qu’elles adouciroient beaucoup le parlement ; et comme il sut que Monsieur les avoit faites aux députés de Bordeaux, il envoya les gens du Roi dans les chambres des enquêtes dire au nom de Son Altesse Royale qu’elle les avoit mandées ce matin, pour leur ordonner de dire à la compagnie qu’il n’étoit pas nécessaire qu’elle s’assemblât parce qu’il étoit en traité avec les députés du parlement de Bordeaux. Ce procédé choqua les enquêtes elles prirent leurs places tumultuairement dans la grand’chambre ; et le plus ancien de leurs présidehs dit M. le premier président que l’ordre n’étoit pas de porter des paroles aux chambres par les gens du Roi, et que quand il y avoit une proposition, elle devoit être faite en pleine assemblée du parlement. Le premier président, surpris, ne la put pas refuser ; et, pour la différer au moins jusqu’au lendemain, il prit le prétexte de Monsieur, sans lequel il n’étoit pas du respect d’opiner, ni même de la possibilité de le faire, puisqu’il s’agissoit d’une proposition qui avoit été faite par lui.

Il y eut le soir une scène chez Monsieur qui mérite votre attention. Il nous assembla, M. le garde des sceaux, M. Le Tellier, M. de Beaufort et moi, pour savoir nos sentimens sur la conduite qu’il avoit à tenir dans le parlement le lendemain matin. Le garde des sceaux soutint d’abord qu’il falloit que Monsieur, ou n’y allât point, ou défendît l’assemblée, ou du moins qu’il n’y demeurât qu’un moment ; et qu’après avoir dit à la compagnie son intention, il sortît pour peu qu’il trouvât d’opposition. Cette proposition, qui eût tourné en moins d’un demi quart-d’heure toute la compagnie du côté des princes, si elle eût été exécutée, ne trouva aucune approbation ; mais elle ne fut contredite que par M. de Beaufort et par moi, parce que M. Le Tellier, qui en voyoit le ridicule comme nous, ne s’y voulut pas opposer avec force, pour laisser échauffer la contestation entre le garde des sceaux et moi, qu’il étoit fort aise de brouiller ; et pour faire sa cour au cardinal, en lui faisant voir qu’il alloit aux avis les plus vigoureux pour son service. Je connus dans la même conversation que le garde des sceaux mêloit, dans son humeur brusque et dans ses anciennes maximes, de l’art pour faire aussi sa cour à mes dépens, et pour faire paroître à la Reine qu’il se détachoit des frondeurs, où il s’agissoit de l’autorité royale. Je voyois aussi qu’en me roidissant contre leurs sentimens, je donnois lieu, et à eux et à tous ceux qui vouloient plaire à la cour, de me traiter d’esprit dangereux qui cabaloit auprès de Monsieur pour les aliéner, et qui avoit intelligence avec les rebelles de Bordeaux. Je considérois d’autre part que si Monsieur suivait leur conseil, il donneroit en peu de semaines le parlement de Paris à M. le prince ; que Monsieur, dont je connoissois la foiblesse, s’y redonneroit lui-même dès qu’il verroit que le public y courroit ; que le cardinal y pourroit même revenir, et qu’ainsi je courrois risque de périr par les fautes d’autrui, et par celles-là mêmes par lesquelles je ne pouvois me défendre de m’attirer ou la défiance et la haine de la cour, ou l’aversion publique, et la honte du mauvais succès, en y consentant. Je ne trouvai de ressource qu’à me remettre au jugement de M. le premier président. M. Le Tellier y alla de la part de Monsieur ; et il en revint persuadé que l’on perdroit tout si l’on ne ménageoit le parlement avec adresse, dans une conjoncture où les serviteurs de M. le prince n’oublioient rien pour faire appréhender les conséquences de la perte de Bordeaux.

Je fus encore plus persuadé, au retour de M. Le Tellier, que la complaisance qu’il avoit eue pour le garde des sceaux n’étoit qu’un effet des raisons que je vous ai déjà marquées : car aussitôt qu’il en eut assez dit pour pouvoir mander à la cour qu’il n’avoit pas tenu à lui que l’on n’eût fait des merveilles, et qu’il m’avoit commis avec le garde des sceaux, il revint à mon avis, sous prétexte de se rendre celui du premier président avec une précipitation que Monsieur remarqua, et qui l’obligea à me dire dès le soir que Le Telîier n’avoit jamais été, dans le cœur, d’un autre avis que de celui auquel il disoit seulement être revenu.

Monsieur proposa le lendemain au parlement ce qu’il avoit offert aux députés de Bordeaux en ajoutant qu’il souhaitoit que ses offres fussent acceptées dans dix jours faute de quoi il retireroit sa parole. Vous comprenez que M. Le Tellier non-seulement n’eût pas fait une proposition de cette nature, mais qu’il n’y eût pas même consenti, s’il n’eût eu un ordre bien exprès de M. le cardinal ; et vous concevrez encore plus facilement l’importance de ne faire jamais ces propositions que bien à propos. Celle de la destitution de M. d’Epernon eût désarmé la Guienne peut-être pour toujours, et eût imposé silence aux partisans de M. le prince dans le parlement de Paris, si elle y eût été faite seulement huit jours avant le départ du Roi, qui fut dans les premiers jours de juillet : mais elle ne fut pas comptée pour beaucoup le 8 et le 9 août, et l’on se contenta d’ordonner qu’on en donneroit avis au président de Bailleul et aux autres députés de la compagnie qui étoient partis pour aller à la cour ; et elle n’empêcha pas que bien que M. d’Orléans menaçât à tous momens de se retirer, si l’on mêloit dans les opinions des matières qui ne fussent pas de la délibération il n’y eut beaucoup de voix concluantes à demander à la Reine l’élargissement de messieurs les princes et l’éloignement du cardinal Mazarin. Le président Viole, passionné partisan de M. le prince, ouvrit l’avis : non qu’il espérât de le faire passer (car il savoit bien que nous étions encore plus forts que lui en nombre de voix) mais pour en tirer l’avantage de nous embarrasser, M. de Beaufort et moi, sur un sujet sur lequel nous n’avions garde de parler, et sur lequel nous ne pouvions pourtant nous taire sans passer en quelque façon pour des mazarins. Le président Viole servit admirablement M. le prince en cette occasion, où Bourdet, brave soldat, qui avoit été capitaine aux gardes, et qui depuis s’attacha à M. le prince, fit une action qui ne lui réussit pas, mais qui donna beaucoup d’audace à son parti. Il s’habilla en maçon avec quatre-vingts officiers de ses troupes qui s’étoient coulées dans Paris ; et ayant ramassé des gens de la lie du peuple auxquels on avoit délivré quelque argent, il vint droit à Monsieur qui sortoit, et qui étoit déjà au milieu de la salle, en criant Point de Mazarin ! vivent les princes ! Monsieur, à cette vision, et à deux coups de pistolet que Bourdet tira en même temps, tourna brusquement, et s’enfuit courageusement dans la grand’chambre, quelques efforts que M. de Beaufort et moi fissions pour le retenir. J’eus un coup de poignard, dans mon rochet ; et M. de Beaufort, ayant fait ferme avec les gardes de Monsieur et nos gens, repoussa Bourdet, et le renversa sur les degrés du Palais. Il y eut deux gardes de Monsieur tués.

Le fracas de la grand’chambre étoit un peu plus dangereux on s’y assembloit presque tous les jours à cause de l’affaire de Foulai, dont je vous ai déjà parlé et il n’y avoit point d’assemblées où on ne donnât des bourrades au cardinal, et où ceux du parti de M. le prince n’eussent le plaisir, deux ou trois fois le jour, de nous faire voir au peuple comme des gens qui étoient dans une parfaite union avec lui. Ce qu’il y a de plus admirable est que dans ces mêmes momens le cardinal et ses adhérens nous accusoient d’avoir intelligence avec le parlement de Bordeaux, parce que nous soutenions que si on ne s’accommodoit avec lui, nous donnerions infailliblement celui de Paris à M. le prince. M. Le Tellier le voyoit comme nous, et il nous disoit qu’il le mandoit tous les jours à la cour ; mais je ne puis vous dire ce qui en étoit. Le grand prévôt, qui étoit à la cour, me dit, quand elle fut revenue, que Le Tellier disoit vrai, et qu’il le savoit de science certaine. Lyonne[15] m’a assuré depuis tout le contraire, et qu’il étoit vrai que Le Tellier avoit pressé le retour du Roi à Paris : mais pour obvier, disoit-il, aux cabales que j’y faisois contre le service du Roi. Si j’étois à l’article de la mort, je ne me confesserois pas sur ce point. J’agis en ce temps-là avec toute la sincérité que j’eusse pu avoir si j’avois été neveu du cardinal Mazarin. Ce n’étoit pourtant pas pour l’amour de lui a mais je me croyois obligé, par les règles de la bonne conduite, de m’opposer aux progrès que la faction de M. le prince faisoit, par la mauvaise conduite de ses propres ennemis ; et, pour m’y opposer avec effet, je me trouvois dans la nécessité de combattre avec autant d’application la flatterie des partisans du ministre que les efforts des serviteurs de M. le prince.

Le 3 de septembre, le président de Bailleul revint avec les autres députés ; il fit relation de son voyage à la cour dans le parlement, dont la substance fut que la Reine les avoit remerciés des bons sentimens que la compagnie lui avoit témoignés ; et qu’elle leur avoit commandé de l’assurer de sa part qu’elle étoit très-bien disposée pour donner la paix à la Guienne ; et qu’elle l’auroit déjà, si M. de Bouillon, qui avoit traité avec les Espagnols, ne se fût rendu maître de Bordeaux, et n’eût empêché les effets de la bonté du Roi.

Les députés du parlement de Bordeaux entrèrent en même temps dans la grand’chambre ; et ils firent leurs plaintes en forme de ce qu’on avoit donné si peu de temps de négocier à ceux de Paris, à qui on n’avoit pas permis seulement de demeurer deux jours à Libourne, et de ce qu’on les avoit laissés trois jours à Angoulême sans leur donner aucune réponse en sorte qu’ils avoient été obligés de revenir avec aussi peu d’éclaircissement qu’ils en avoient lorsqu’ils étoient sortis de Paris. Ce procédé eût porté la compagnie à un grand éclat, si Monsieur, qui l’avoit prévu, n’eût pris très-sagement le parti d’étouffer le plus petit bruit par le plus grand, en disant au parlement qu’il avoit reçu une lettre de M. l’archiduc qui lui faisoit savoir que le roi d’Espagne ayant envoyé un plein pouvoir de faire la paix, il souhaitoit avec passion de la traiter avec lui. Monsieur ajouta qu’il n’avoit point voulu faire de réponse que par l’avis de la compagnie. Cette petite pluie fit tomber le vent qui commençoit à se lever dans la, grand’chambre ; et l’on résolut de s’assembler le lundi suivant, pour délibérer sur une proposition de cette importance.

La veille que Monsieur l’apporta au parlement, elle fut extrêmement discutée dans son cabinet ; et l’on convint que, selon toutes les apparences, elle n’étoit pas faite de bonne foi par les Espagnols. Ils venoient de prendre La Capelle : M. de Turenne les avoit joints avec ce qu’il avoit pu ramasser d’officiers et de troupes de messieurs les princes. Le maréchal Du Plessis, qui commandoit l’armée du Roi, n’étoit pas en état de leur faire tête. Le trompette qui apporta la lettre de l’archiduc à Monsieur, datée du camp de Baxeches, auprès de Reims, fit une chamade à la Croix-du-Tiroir, et tint même des discours fort séditieux au peuple. On trouva le lendemain cinq ou six placards affichés en différens endroits de la ville au nom de M. de Turenne, par lesquels il assuroit que M. l’archiduc ne venoit qu’avec un esprit de paix. Et dans l’un des placards ces paroles y étoient contenues : « C’est à vous, peuples de Paris, à solliciter vos faux tribuns, devenus enfin pensionnaires et protecteurs du cardinal Mazarin, qui se jouent depuis si long-temps de vos fortunes et de votre repos, et qui vous ont tantôt excités et tantôt ralentis, tantôt poussés et tantôt retenus, selon leurs caprices, et les différens progrès de leur ambition. »

Vous voyez l’état où étoient les frondeurs, dans une conjoncture où ils ne pouvoient faire un pas qui ne fût contre eux. Monsieur me parla, le soir, avec une très-grande aigreur contre le cardinal : ce qu’il n’avoit jamais fait jusque-là. Il me dit qu’il croyoit qu’il lui avoit fait proposer par M. Le Tellier ce qu’il avoit avancé à la compagnie pour le décréditer ; qu’une disparate pareille ne pouvoit pas être l’effet de la pure imprudence ; qu’il falloit qu’il y eût de la mauvaise intention ; qu’il me vouloit découvrir un secret sur lequel il ne s’étoit jamais expliqué ; que le cardinal lui avoit fait deux perfidies terribles en sa vie ; qu’il y en avoit une dont il ne s’ouvriroit jamais à personne. Voici l’autre. Dans l’accommodement qu’il fit avec M. le prince touchant le Pont-de-l’Arche, il étoit expressément porté que s’il arrivoit que lui Monsieur eût quelque chose à démêler avec M. le prince, il se déclareroit contre lui, et ne marieroit même aucune de ses nièces sans le consentement de M. le prince. Monsieur ajouta encore deux ou trois conditions aussi engageantes que j’ai oubliées, avec des opprobres contre La Rivière, qui le trahissoit, me dit-il, pour les deux autres, et qui les trahissoit pourtant tous trois. Monsieur continua à s’emporter contre le cardinal, jusqu’au point de me dire qu’il perdroit l’État en se perdant soi-même, et qu’il nous perdroit tous avec lui ; qu’il remettroit M. le prince sur le trône. Je vous assure que s’il m’eût plu ce jour-là de pousser Monsieur, je n’eusse pas eu peine à lui faire prendre des vues peu favorables à la cour ; mais je me crus obligé à la conduite contraire, parce que, dans l’éloignement où elle étoit, la moindre apparence qu’il eût donnée de son mécontentement eût été capable de l’empêcher de se rapprocher, et peut-être même de la porter à se raccommoder avec M. le prince. Je répondis à Monsieur que je n’excusois pas le procédé de M. le cardinal, qui étoit insoutenable : mais que j’étois persuadé toutefois qu’il n’avoit pas un aussi mauvais principe que celui qu’il lui donnoit ; que je croyois que son premier dessein avoit été, connoissant que la présence du Roi n’avoit pas produit à Bordeaux l’effet qu’on en avoit attendu ; que son premier dessein, dis-je, avoit été de penser sérieusement à l’accommodement, et qu’il avoit donné sur cela ses ordres à Le Tellier ; que voyant depuis que les Espagnols ne faisoient pas, pour le secours de cette ville, ce qu’il en avoit dû craindre lui-même, il avoit changé d’avis dans la vue et dans l’espérance de la réduire ; que je ne prétendois pas faire son panégyrique en l’excusant ainsi : mais que je concevois pourtant que l’on devoit faire une notable différence entre une faute de cette espèce, et celle dont Son Altesse Royale le soupçonnoit. Voilà par où je commençai son apologie ; je la continuai par tout ce que le meilleur de ses amis eût pu dire pour sa défense, et je la finis par l’explication de la maxime qui nous ordonne de ne nous pas si fort choquer des fautes de ceux qui sont nos amis que nous en donnions de l’avantage à ceux contre qui nous agissons. Cette dernière considération toucha Monsieur, qui revint à lui presque tout d’un coup, et qui me dit : « Je vous l’avoue, il n’est pas encore temps de mettre à bas Mazarin. » Je remarquai ces paroles, et je les dis le soir au président de Bellièvre, qui me répondit : « Alerte ! cet homme peut nous échapper à tous les momens. »

Comme cette conversation avec Monsieur finissoit, M. le garde des sceaux, M. le premier président, M. d’Avaux, et les présidens Le Coigneux le père et de Bellièvre, qu’il avoit envoyé quérir, entrèrent dans sa chambre avec M. Le Tellier ; et comme ils le trouvèrent presque tout ému de l’emportement où il avoit été contre le cardinal, et que le premier mot qu’il dit à Le Tellier fut un reproche du pas auquel il l’avoit engagé, et qui avoit été si mal secondé par M. le cardinal, toute la compagnie, qui m’avoit trouvé seul avec lui, ne douta pas que je ne l’eusse échauffé ; et quoique je me joignisse de très-bonne foi à ceux qui le supplioient d’attendre, avant que de se plaindre, le retour de Coudray-Montpensier, qu’il avoit envoyé à la cour et à Bordeaux touchant les offres qui lui avoient été inspirées par Le Tellier : personne, à la réserve du président de Bellièvre qui savoit ma pensée, ne douta que ce que je disois ne fût un jeu tout pur. Ce qui le faisoit croire encore davantage est que de temps en temps je faisois de certains signes à Monsieur, pour le faire ressouvenir de ce qu’il venoit de confesser lui-même, qu’il n’étoit pas temps d’éclater contre le cardinal. On prenoit ces signes au sens contraire, parce que Monsieur ne s’en aperçut pas d’abord, et qu’il continua à pester : de sorte que quand il se radoucit, ils crurent que la force de leurs raisons l’avoit emporté sur la fureur de mes conseils ; et dès le soir ils s’en firent honneur, et l’écrivirent à la cour. Madame de Lesdiguières m’en fit voir une relation très-habilement et très-malicieusement circonstanciée, quinze jours ou trois semaines après ; mais elle ne me voulut pas dire de qui elle la tenoit : elle protesta seulement que ce n’étoit pas du maréchal de Villeroy. Je crus qu’elle étoit de Vardes[16], qui étoit en ce temps-là un peu amoureux d’elle.

M. de Beaufort vint à cet instant chez Monsieur ; et s’impatientant d’entendre assez souvent, à travers les acclamations accoutumées, des voix qui nous reprochoient notre union avec Mazarin, il dit assez brusquement à M. Le Tellier qu’il ne concevoit pas pourquoi le cardinal avoit affecté de recevoir, comme il avoit fait, les députés du parlement de Paris ; et qu’il n’y avoit point de moyen plus sûr pour donner le parlement entier à M. le prince. Comme je craignois l’impétuosité de l’éloquence de M. de Beaufort, je voulus dire un mot pour la modérer ; et le garde des sceaux s’approchant alors de l’oreille du premier président, lui dit : « Voilà le bon et le mauvais soldat. » Ornano, maître[17] de la garde-robe de Monsieur, qui l’entendit, me le redit un quart-d’heure après.

Le reste de la soirée ne raccommoda pas ce qu’il sembloit que la fortune prît plaisir à gâter. On parla de la lettre de l’archiduc, sur laquelle le premier président prononça hardiment, et avant même qu’on lui eût demandé son avis. « Il la faut prendre pour bonne, dit-il, si par hasard elle l’est. Si elle ne l’est pas, il est important d’en faire connoître l’artifice aux Français et aux étrangers. » Vous avouerez qu’un homme de bien et sage ne pouvoit pas être d’un autre avis ; mais le garde des sceaux le combattit avec une force qui passa jusqu’à la brutalité, et soutint qu’il étoit du respect dû à la souveraineté de n’y point faire de réponse, et de renvoyer tout à la Reine. Le Tellier, qui connoissoit comme nous que si on prenoit ce parti on donneroit lieu aux partisans de M. le prince de rejeter sur nous la rupture de la paix générale, parce qu’il étoit public que le cardinal avoit rompu celle de Munster ; Le Tellier, dis-je, n’appuya l’avis du garde des sceaux qu’autant qu’il fallut pour nous commettre encore davantage ensemble. Dès qu’il eut fait son effet, il tourna tout court comme l’autre fois, et il se rendit au sentiment de M. d’Avaux[18] qui fut plus fort que celui du premier président et que le mien : car au lieu que nous n’avions fait que proposer que Monsieur écrivît à l’archiduc, et lui mandât seulement en général qu’il avoit reçu ses offres avec joie, et qu’il le prioit de lui faire savoir son intention plus en particulier pour la manière de traiter, il soutint que Monsieur devoit dépêcher le lendemain un gentilhomme pour lui en proposer lui-même la manière. « Ce qui, ajouta-t-il, abrégera de beaucoup, et fera connoître aux Espagnols que la proposition qu’ils ne font peut-être en mauvaise intention que parce qu’ils sont persuadés que nous ne voulons pas la paix, pourra produire un meilleur effet qu’ils ne se le sont eux-mêmes imaginé. » M. Le Tellier, en appuyant ce sentiment, dit à Monsieur qu’il le pouvoit assurer que la Reine ne désapprouveroit pas ces démarches ; qu’il supplioitSon Altesse Royale de lui dépêcher un courrier, lequel lui apporteroit sûrement à son retour un plein et absolu pouvoir de traiter, et de conclure la paix générale.

Le baron de Verderonne fut envoyé le lendemain à l’archiduc avec une lettre par laquelle Monsieur faisoit réponse à la sienne, en lui demandant le lieu ; le temps et les personnes que l’Espagne voudroit employer à la paix, et en l’assurant qu’au jour et au lieu préfix, il enverroit sans délai un pareil nombre de personnes. Verderonne étant près de partir, Monsieur, à qui il vint quelque scrupule sur la réponse que Le Tellier avoit dressée, envoya chercher les mêmes personnes qui s’étoient trouvées en la conversation du soir précédent, et il nous fit faire la lecture dé cette réponse. Le premier président remarqua que Monsieur ne répondoit pas à l’article dans lequel l’archiduc lui proposoit de traiter personnellement avec lui et il me le dit tout bas en ajoutant « Je ne sais si je dois relever l’omission. » M. d’Avaux ne lui en laissa pas le temps car il en parla, et même avec véhémence. M. Le Tellier s’excusa, sur ce que la veille on ne s’en étoit pas expliqué distinctement. M. d’Avaux insista que cette clause y étoit entièrement nécessaire. Le premier président se joignit à lui : messieurs Le Coigneux et de Bellièvre furent de même avis. Le garde des sceaux et Le Tellier prétendirent que Monsieur ne se pouvoit engager à un colloque personnel avec l’archiduc, sans un agrément exprès et même sans un commandement positif du Roi ; et qu’il y avoit bien de la différence entre une réponse générale sur un traité de paix que Son Altesse Royale savoit ne pouvoir jamais être refusé par la cour, et une conférence personnelle d’un fils de France avec un prince de la maison d’Autriche. Monsieur, qui étoit naturellement foible se rendit ou aux raisons ou à la faveur de M. Le Tellier, et la lettre demeura simplement comme elle étoit. M. d’Avaux, qui étoit très-homme de bien, s’emporta contre le faux Caton (c’est ainsi qu’il appela le garde des sceaux) ; et il me témoigna être satisfait de ce que j’avois dit à Monsieur. Nous nous connoissions peu ; et comme il étoit frère de M. le président de Mesmes, avec qui j’étois fort brouillé à cause des affaires publiques, le peu d’habitude que nous avions eu ensemble avant les troubles étoit comme perdu. La sincérité avec laquelle je parlois à Monsieur contre les sentimens de Le Tellier lui plut, et lui donna lieu d’entrer en matière avec moi sur la paix, pour laquelle je suis persuadé qu’il eût donné sa vie du meilleur de son cœur. Il le fit bien voir à Munster, où, si M. de Longueville eût eu la fermeté, nécessaire, il l’eût donnée à la France malgré les artifices du ministre, avec plus de gloire et d’avantage pour la couronne que dix batailles ne lui en eussent pu apporter. Il me trouva, dans la conversation dont je vous parle, si conforme à ses sentimens, qu’il m’en aima toujours depuis, et qu’il eut même souvent sur ce point des contestations avec ses frères.

Verderonne revint, et il ramena avec lui don Gabriel de Tolède, qui avoit une lettre de l’archiduc à Monsieur, par laquelle il le prioit que l’assemblée se fît entre Reims et Rhetel, et que Monsieur et lui y traitassent personnellement, en choisissant toutefois ceux qu’il leur plairoit de part et d’autre pour les assister. Le courrier dépêché à la cour arriva aussi et il sembloit que le ciel alloit bénir ce grand ouvrage quand toutes les espérances s’évanouirent de la manière la plus surprenante.

La cour fut surprise et affligée de la proposition de l’archiduc, parce que dans la vérité Servien avoit corrompu l’esprit du cardinal à l’égard de la paix générale ; et que le désir que je lui avois témoigné, lorsque je m’étois raccommodé la dernière fois avec lui, d’en être un des plénipotentiaires, lui fit croire que cette proposition étoit un peu jouée, et que j’avois été de concert avec M. de Turenne pour la faire faire à l’archiduc. Il ne l’osa pourtant pas refuser, M. Le Tellier lui ayant mandé que tout Paris se souleveroit, si seulement il y balançoit. Le grand prévôt me dit au retour qu’il savoit, de science certaine, que Servien avoit fait tous les efforts possibles pour l’obliger à ne point envoyer à Monsieur le plein pouvoir, et pour faire qu’il ne se rendît pas, particulièrement sur le point de la conférence personnelle de Monsieur avec l’archiduc.

Les patentes arrivèrent à propos pour les faire voir à don Gabriel de Tolède. Elles donnoient à Monsieur un plein et entier pouvoir de traiter et conclure la paix à telles conditions qu’il trouveroit raisonnables et avantageuses pour le service du Roi et elles lui joignoient, avec subordination, mais cependant aussi avec le titre d’ambassadeurs extraordinaires et plénipotentiaires, messieurs Molé, premier président, et d’Avaux. Vous êtes peut-être surprise de ne me pas trouver en tiers, après les engagemens dont je vous ai parlé ci-dessus. Je le fus aussi, mais je n’éclatai pas, et j’empêchai Monsieur, qui n’en étoit guère moins en colère que moi, de faire paroître ses sentimens : car je ne voulois pas donner la moindre lueur d’aucun intérêt particulier dans les préliminaires d’un bien aussi grand et aussi général que celui de la paix. Je m’en expliquai dans ces termes à tout le monde, et j’ajoutai que tant qu’il y auroit espérance de le faire réussir, je lui sacrifierois de bon cœur le ressentiment que je pouvois et que je devois avoir de l’injure que l’on m’avoit faite. Madame de Chevreuse, qui en appréhenda la suite d’autant plus que je paroissois modéré, obligea Le Tellier d’en écrire à la cour. Elle en écrivit elle-même très-fortement. Le cardinal s’effraya : il m’envoya la commission d’ambassadeur extraordinaire, comme aux deux autres ; et M. d’Avaux, qui en fut transporté de joie, m’obligea à parler à don Gabriel de Tolède en particulier, et à l’assurer de sa part et de la mienne que si les Espagnols se vouloient réduire à des conditions raisonnables, nous ferions la paix en deux jours. Ce que M. d’Avaux me dit sur ce sujet est remarquable. Je faisois quelque difficulté, venant de recevoir la commission de plénipotentiaire, de conférer sur cette matière, quoique légèrement, avec un ministre d’Espagne. Il me dit alors : « J’eus cette foiblesse à Munster, dans une occasion où elle eût peut-être coûté la paix à l’Europe. Monsieur est lieutenant général de l’État, et le Roi est mineur. Vous lui ferez agréer ce que je vous propose : parlez-en à Monsieur, je consens que vous lui disiez que je vous l’ai conseillé. » J’entrai sur-le-champ dans le cabinet des livres, où Monsieur arrangeoit ses médailles ; je lui fis la proposition de M. d’Avaux. Il le fit entrer ; et après l’avoir fait parler plus d’un quart-d’heure sur ce détail, il me recommanda de dire ou de faire dire à don Gabriel de Tolède, qu’il disoit être homme à argent, que si la paix se faisoit dans la conférence qui avoit été proposée, il lui donneroit cent mille écus ; et qu’il le prioit, pour toute condition, de dire à l’archiduc que si les Espagnols en proposoient de raisonnables il les accepteroit les signeroit, et les feroit enregistrer au parlement, avant que le Mazarin en eût seulement le premier avis. M. d’Avaux crut que je devois écrire en même temps à M. de Turenne, et il se chargea de lui faire rendre ma lettre en main propre. La lettre fut honnêtement folle, pour être écrite sur un sujet sérieux. Elle commençoit par ces paroles : « Il vous sied bien, maudit Espagnols, de nous traiter de tribuns du peuple ! » Elle ne finissoit pas plus sagement : car je lui faisois la guerre d’une petite grisette qu’il aimoit de tout son cœur, dans la rue des Petits-Champs. Le milieu de la dépêche étoit plus solide : on lui faisoit voir que nous étions bien intentionnés pour la paix. Je parlai à don Gabriel de Tolède chez Monsieur, d’une manière qui parut si peu affectée qu’elle ne fut pas remarquée, mais qui ne laissa pas de lui expliquer suffisamment ce que j’avois à lui-dire. Il le reçut avec une joie sensible, et il ne fit même ni le fier ni le délicat sur la proposition des cent mille écus. Il étoit intime avec Fuensaldagne, qui avoit de l’inclination pour lui, et qui, pour excuser certaines fantaisies particulières auxquelles il étoit sujet, disoit que c’étoit le plus sage fou qu’il eût jamais vu. J’ai remarqué plus d’une fois que ces sortes d’esprits persuadent peu, mais qu’ils insinuent bien, et que le talent d’insinuer est plus d’usage que celui de persuader ; parce que l’on peut insinuer à tout le monde, et que l’on ne persuade presque jamais personne. Don Gabriel n’insinua ni ne persuada à Fuensaldagne ce que l’on avoit espéré car le nonce du Pape, et le ministre qui en l’absence de l’ambassadeur résidoit à Paris pour la république de Venise, l’ayant suivi de fort près avec M. d’Avaux, et étant allés coucher à Nanteuil pour attendre de plus près les passeports qu’ils demandoient à l’archiduc. pour concerter en détail ce que don Gabriel de Tolède n’avoit touché que fort en général, ils eurent pour toute réponse que Son Altesse Impériale ayant assigné le lieu et le temps comme elle avoit fait, n’avoit rien à dire de nouveau ; que le mouvement des armes ne lui permettoit pas d’attendre plus long-temps que le dix-huitième ; qu’il n’étoit aucun besoin de médiateurs, et que toutes les fois que la conjoncture pourroit permettre de traiter de la paix, on y apporteroit toutes les facilités imaginables. Vous voyez que l’on ne peut sortir d’affaire, je ne dis pas plus malhonnêtement, mais encore plus grossièrement que les Espagnols en sortirent en cette occasion. Ils y agirent contre leurs intérêts, contre leur réputation et contre la bienséance ; et je n’ai jamais pu trouver personne qui m’en pût dire la raison. Cet événement est, à mon sens, un des plus rares et des plus extraordinaires de notre siècle.

  1. Le comte de Montross : Jacques Graham, comte et duc de Montross, seigneur écossais. Il fut l’un des plus intrépides défenseurs de Charles premier. Après sa mort, il parut en Écosse au nom de Charles II, et y déploya l’étendard royal. Étant tombé entre les mains du parti contraire, il fut condamné à être pendu, et l’on ordonna que ses membres seroient attachés aux portes des principales villes d’Écosse, « Ah ! s’écria-t-il en entendant lire sa sentence, que ne me coupe-t-on en assez grand nombre de morceaux pour rappeler à chaque village du royaume la fidélité qu’un sujet doit à son roi ! » Il mit ensuite cette pensée en vers. Ayant été conduit au supplice, il mourut avec courage le 21 mai 1650, âgé de trente-huit ans. On peut s’étonner qu’un tel homme ait eu des liaisons aussi intimes avec le chef de la Fronde.
  2. Comminges : Gaston (Jean-Baptiste), comte de Comminges, gouverneur de Saumur, et capitaine des gardes de la Reine, en survivance de François de Guitant son oncle. C’étoit lui qui avoit arrêté Broussel.
  3. … de Vaudetar, marquis de Persan. (A. E.)
  4. Gaspard, comte de Chavagnac. (A. E.)
  5. Guitaut : Guillaume de Comminges. On l’appeloit le petit Guitaut, pour le distinguer du capitaine des gardes.
  6. M. de Candale : Louis-Charles Gaston de Nogaret étoit fils du duc d’Epernon.
  7. César d’Estrées, alors abbé de Long-Pont, de Saint-Germain-des-Prés, etc., ensuite évêque et duc de Laon, cardinal en 1671, et chevalier de l’ordre, etc. ; mort le 18 de décembre 1714, âgé de près de quatre-vingt-sept ans. (A. E.)
  8. Le maréchal d’Estrées : François-Annibal, frère de Gabrielle d’Estrées, mort en 1670, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans. Ses Mémoires font partie de cette série.
  9. Senneterre : Henri, mort en 1662, âge de quatre-vingt-neuf ans.
  10. Charles de L’Aubespine, marquis de Châteauneuf, né en 1580. On lui ôta les sceaux en 1633, après les avoir tenus un peu plus de deux ans. On les lui rendit le 2 mars 1650. Il mourut le 17 septembre 1653. (A. E.)
  11. Armand Nompar de Caumont, duc de La Force, créé maréchal de France en ]652 et mort en 1675. (A. E.)
  12. Claude duc Saint-Simon, gouverneur de la ville, château et comte de Blaye, etc. Il avoit été favori de Louis XII, et il mourut en de quatre-vingt-cinq ans. (A. E.)
  13. Louis Foucaut comte Du Dognon gouverneur de Brouage, et créé maréchal de France en 1653. Il mourut en 1659. (A. E.)
  14. Le chevalier de La Valette : Jean-Louis, frère naturel du duc d’Epernon.
  15. Hugues de Lyonne, marquis de Berni, secrétaire ministre d’État, et ambassadeur ; mort en âge de soixante ans. (A. E.)
  16. François-René Du Bec, marquis de Vardes, mort en 1688. (A. E.)
  17. Joseph-Charles d’Ornano, fils d’Alphonse Corse d’Ornano, maréchal de France. Joseph-Charles, maître de la garde-robe de Gaston, duc d’Orléans, mourut en 1670 âgé de soixante-dix-huit. (A. E.)
  18. Claude de Mesmes, comte d’Avaux, plénipotentiaire à Munster, ensuite surintendant des finances, et ministre d’Etat ; mort le 19 décembre 1650. (A. E.)